L’Ardente Flibustière/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 9-13).

iii

Amours marines




— Vrai, tu es belle comme jamais je n’en vois (page 8).

Le capitaine du Saint-Elme était un rude gaillard. Il semblait incontestablement laid comme un ours et éduqué comme dans une étable. Ces vertus ne lui enlevaient pourtant point cette autre, d’être un amant solide et propre à faire frémir les femmes, à les transporter de délices et à les passionner autant et plus par le sexe que les coquebins, sigisbées et marquis peuvent le faire par l’esprit…

Il avait encore cet agrément qu’il se trouvait saoûl, deux jours sur trois. L’alcool étant, à doses abusives, un anaphrodisiaque efficace, sa maîtresse pouvait donc encore disposer de quelques moments pour se donner çà et là aux autres matelots et même au second, qui, vieux, gardait une virilité solide.

Il avait été impossible de dissimuler à l’équipage, la féminité du nouveau matelot. On avait vu, sur le pont même, le Rouquin embrasser Adussias et lui mettre les seins à nu.

On avait, d’ailleurs, remarqué auparavant, que le nouveau venu était nanti de mains fines, blanches et douces. Ses pieds nus ne ressemblaient point non plus à ceux, accoutumés partout, de l’équipage. Enfin le Rouquin ne voulait avec lui, que des marins fieffés et celui-ci ne connaissait ni la manœuvre, ni la mer même.

Avant le jour, où, par un beau soleil au large de Chypre, le Rouquin dénuda la poitrine belliqueuse de sa belle, on était donc assuré, comme disait le loustic de la bande, La Coquille, gaillard qui avait été condamné à mort dans sept pays différents, qu’Adussias c’était surtout pour naviguer « à fesses »…

Du jour où tout le monde connut le sexe de la belle, tout le monde, bien entendu, entendit y goûter. Adussias trouva cela très juste. Elle avait été la maîtresse, à la fois, des douze membres de la bande Adussias premier. Or c’étaient des personnages ardents et que le crime commis par eux en grande série rendait sans cesse flambants comme le bûcher où ils devaient finir.

La fille s’était pourtant astreinte à les réjouir tous. Elle y avait acquis une grande maîtrise des hommes, et un art savant de les tenir en laisse. Aussi lui était-ce un jeu que de mener les vingt-trois matelots du Saint-Elme. Le dur labeur de mer ne les rendait, heureusement, pas si aptes à l’amour que les pirateries de terre font aux tire-laine et détrousseurs de voyageurs…

Ainsi allait donc le bateau, magistralement mené au demeurant par le Rouquin, qui était un prodigieux marin, devinant, même ivre-mort les coups de vent deux heures avant qu’ils se produisissent. Le second qui avait cinquante-cinq ans de navigation, ayant commencé à dix ans dans la piraterie de haut bord, ne la lui cédait en rien.

Il fallait se méfier, dans les parages où croisait le bateau, car presque tous les grands pays d’Europe y avaient envoyé des galères puissantes que leur chiourme rendait invincibles à la marche. Elles portaient, en sus, des soixante pièces de huit et même des cent vingt pièces de six, devant quoi le courage du bandit est impuissant à se défendre…

Cependant, on ne pouvait rester à naviguer longtemps sur une mer aussi dangereuse. Le Rouquin, qui avait espéré attaquer quelque navire vénitien chargé de richesses orientales et de pierres fines, conclut à l’inutilité de persister dans cette entreprise et l’on revint vers l’Océan.

La vie à bord était vraiment heureuse et paisible. Tous les historiens de la flibuste et des pirates : Œxmelin, Johnson et Daniel de Foe, sans compter une douzaine de révérends et de gouverneurs coloniaux qui ont écrit leurs souvenirs, veulent présenter la vie boucanière sous la forme d’une misère atroce et sans cesse apaisée en combats singuliers. Il n’y avait rien de tel à bord du Saint-Elme. Adussias était la femme du capitaine lorsqu’il était à jeun et celle de tout l’équipage, quand le capitaine était saoul. L’alcool abondait dans les cales, en attendant les richesses à conquérir sur les bateaux conquis. On buvait donc, on pratiquait posément les manœuvres utiles, on se battait de temps à autre pour une partie douteuse de dés, mais sans que le sang coulât et on aimait…

Adussias passait des mains exigeantes du capitaine dans celles ingénieuses du second. De là, elle venait au coq dont les goûts étaient uniquement féminins. Il caressait la belle fille, qui, excitée, portait cela au chirurgien, un médecin illustre de Paris, condamné à être pendu pour un pamphlet contre Sa Majesté et que le Lieutenant de Police d’Argenson dont il avait accouché heureusement la femme, condamnée par tous, s’était entremis pour faire évader. Il se nommait Guillebert. C’était un homme froid et ardent qui coupait lui-même la tête de tous les malheureux passagers dont le métier se rapportait à la Justice, quelle que fût leur nationalité.

Des étreintes un peu vicieuses, et lassantes par leur complication, de M. Guillebert, Adussias passait à celles du premier maître de manœuvre qui se nommait de Salistrate de Baverne d’Arnet. Celui-là s’attestait marquis. Il était né dans un château à trois cents fenêtres, entouré de cent lieues de terres matrimoniales. Hélas !… À vingt ans ne s’était-il pas avisé d’écrire un sonnet sur Mme la marquise de Maintenon, veuve Scarron et épouse morganatique de Sa Majesté. Le sonnet était amusant. Il contenait ces vers, sans doute fâcheux, mais défendables :

Le Roy dit : « Ouvre ta mortaise à mon tenon,
Tes fesses sont le vrai Grand Palais de Versailles !
Et ta bouche dira : « Jusqu’à demain, tenons… »

Hélas ! les rois sont peu sensibles à la poésie qui oublie de les louer. Adalbert de Salistrate de Baverne d’Arnet, déféré en justice, s’était vu condamné à mort. Gracié pour les galères, il s’était ensuite évadé de concert avec le Rouquin qui l’avait ainsi promu.