L’Ardente Flibustière/04

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 89p. 13-17).

iv

La Gaillarde


Après les protagonistes du bateau pirate, Adussias se donnait non sans plaisir à La Gale, Bourse-en-pie, Le Sauvage, La Pipe, Doudou-le-Poilu, La Manchette (ainsi nommé, parce que de préférence il aimait les garçonnets), Pâture, Coupe-veste, Soubrequoy, Cul d’Escale, La Bouline et Passevolant.

Tous ces drôles portaient leurs surnoms à la suite de divers exploits redoutables ou risibles qui faisaient l’objet des contes d’avant. Quand il faisait beau, en effet, la troupe s’asseyait sur des câbles roulés, ou sur le pont au hasard et selon des amitiés. Ensuite, chacun disait ses exploits. Les hommes ne se rassasiaient jamais d’entendre ces historiettes sanglantes ou burlesques. Le soleil se couchait ainsi dans la douceur des soirs, tandis que le capitaine allait visiter la réserve de rhum et que le Marquis faisait des vers…

On passa dans la mer Atlantique. Il y eut pourtant un petit accroc lors des Colonnes d’Hercule, qui sont, on le sait, entre Cadix et Tanger. On avait louvoyé tout le jour assez loin des côtes espagnoles, et on attendait la nuit pour passer, car six vaisseaux du Roi surveillaient le détroit. Or, il était six heures du soir, quand la vigie signala une frégate en haute mer. Que faire ?

Se rapprocher d’Espagne ne laissait pas d’être scabreux, car le Rouquin était connu pour avoir dépouillé et coulé bas trois bateaux de sa Majesté Catholique, l’année précédente.

Et tout le monde devait savoir, en sus, qu’il montait, à cette heure, le Saint-Elme. D’autre part, la frégate était anglaise. Il ne fallait pas oublier que huit des meilleurs amis du capitaine, avaient fini sur le quai des exécutions de Glasgow, et qu’il avait lui-même détroussé naguère le Cownbray, appartenant à Lord Churchill. Les pierres précieuses vendues à Toulon et acquises par l’amiral de Galmier venaient d’ailleurs du Cownbray. Il était, par conséquent, fort dangereux de se laisser accoster par la frégate.

Le second eut l’idée d’une manœuvre heureuse. On se dirigerait familièrement vers le navire de guerre, très nettement, mais avec une extrême lenteur, de façon à en être assez loin encore lorsque la nuit viendrait. Alors on virerait et adieu…

Ce plan réussit. La frégate, voyant ce vaisseau de commerce, de nationalité incertaine, mais visiblement peu armé, venir à couper sa route ne se hâta pas au-devant. La nuit naquit à temps et on se jeta vers Gibraltar à pleines voiles…

De délices, après ce danger, l’équipage voulut posséder Adussias toute la nuit.

Son délégué, Soubrequoy, ancien comite à bord de la galère la Royale alla en demander la permission au capitaine.

Celui-ci n’était malheureusement pas assez saoul pour trouver la proposition à son goût. Il brûla la tête de Soubrequoy, se rendit sur le gaillard d’avant avec Adussias et déclara que sa maîtresse était bien une femme, quoique en vérité c’eût pu être le contraire. Mais, en tout cas, elle lui appartenait et rien qu’à lui. Son contact restait donc défendu à tout l’équipage, sauf au second qui y avait droit une fois par mois.

Pour confirmer et prouver son droit de propriété, il fit même déshabiller Adussias et la posséda sur un lit de cordages.

Comme elle se plaignait que cela lui fit mal au dos, le Rouquin lui donna une claque violente et un coup de pied au derrière, dont elle fut trois nuits sans pouvoir se divertir, malgré la totale ivresse du capitaine.

De ce jour, la colère régna chez les matelots et on songea à se débarrasser du capitaine. Le marquis, surtout se montrait furieux.

On était alors dans les parages des îles Canaries. Pendant huit jours, on y croisa sans succès et il fallut se résigner, si on ne voulait pas que la campagne fût totalement vide, à partir pour les Antilles et la côte américaine.

Au vrai c’était la grande flibuste qui commençait. Loin de s’en réjouir, tout le monde évoquait, sans gaieté, ces combats où le sang coule à flots, et qui deviennent l’accompagnement inévitable des arraisonnages aux mers lointaines. C’est que les pirates y sont si nombreux, que le moindre vaisseau marchand y est armé en guerre. Il ne suffit pas de le visiter, il faut le conquérir.

Cependant, l’équipage du Saint-Elme devenait ombrageux.

Adussias, se sentant un peu responsable de cette rage sourde contre le Rouquin, se prodiguait pourtant de son mieux. Elle tenta, pour satisfaire le plus possible de ses compagnons, des jeux amoureux multiples et difficiles qui pouvaient réduire plusieurs jouteurs ensemble. Elle fit boire le Rouquin, et tenta aussi sur lui des expériences érotiques propres à l’endormir tout à fait. Elle fit enfin tout son possible afin que la paix continuât, tant bien que mal, de régner.

Mais il y eut encore un incident. Certain jour de mai où le temps était doux et lyrique, le marquis commença un poème à Adussias, la belle du Saint-Elme. La chose allait seule et se serait terminée brillamment, si, heureux de sa muse, M. de Salistrate de Baverne d’Arnet n’avait eu l’idée de vouloir récompenser ensuite Adussias, en faisant avec elle la bête à deux dos. Il répétait ses deux derniers vers :

Car ta quille ô Vénus, baille malgré l’étoupe,
De ce plaisir encor qu’en toi j’éperonnai.

Ce lui parut si somptueux de musique et de grâce verbale qu’il courut donc vers la maîtresse du Rouquin pour lui faire sentir son talent.

Par malencontre, elle était, à ce moment précis, en conversation amoureuse avec Bourse-en-Pie. Le marquis ne le put supporter et prenant son pistolet, il brûla froidement la tête du matelot, pour prendre sa place sans la laisser refroidir. Adussias fit l’amour avec un morceau de cervelle humaine sur le sein droit et une petite flaque de sang dans le nombril. Elle jugea, plus tard, que c’était moins agréable qu’il ne semble…


… son adversaire lui avait mis un pistolet sous le nez (page 20).

Comme on voit, la nervosité générale, à bord du bateau, menaçait de mal tourner.