L’Arme du fou/05

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La Revue populaire (p. 41-47).

V


Marie avait dix ans.

C’était par un bel après-midi d’octobre : les deux petites filles, dans un champ s’amusaient à voir faire la récolte du maïs.

Les ouvriers coupaient au pied les grandes tiges, les réunissaient par paquets que l’on devait emporter à la ferme et remiser sous un hangar. Là, durant les veillées de l’hiver, tout le personnel de la ferme, souvent augmenté de voisins qui venaient aider et que l’on aidait ensuite, devait s’occuper à dégager les épis dorés du milieu de leurs nids de feuilles. Tiges et feuilles séchées constituent une nourriture substantielle pour les animaux.

Ces veillées sont l’occasion de grandes réjouissances, pendant les longues soirées : on s’y réunit, à la clarté des lanternes ; on y chante les chansons patoises du vieux temps ; les vieillards y racontent les antiques légendes, et les jeunes, nouant entre eux, les liens de rustiques fiançailles, y redisent l’éternelle histoire toujours antique et toujours nouvelle.

Mais pour l’instant, sous le soleil encore chaud, au milieu du guéret où chatoyait la soie jaune des feuilles, filles et garçons coupaient les tiges d’une main preste, tandis que le métayer, sur sa charrette traînée par les petites bœufs bruns aux cornes fines, venait avec sa fourche, charger le tout pour l’engranger avant la nuit.


Marie et Fanchette s’amusaient à recueillir, au milieu du maïs, la longue chevelure qui, souvent, s’échappe de l’épi comme un écheveau de soie jaune ou mordorée, avec une odeur d’herbe un peu âcre.

Madeleine arriva, elle cherchait les enfants.

— Marie, il faut rentrer, ton papa te demande.

— Papa ? il n’est donc pas allé à la chasse, aujourd’hui ?

— Non, il est au château, il a besoin de toi.

Une gravité inaccoutumée se lisait sur le visage jovial de la nourrice.

— Allons, petite, ne fais pas attendre monsieur.

— J’y vais, j’y vais, Fanchette, papa nous demande, dépêche-toi.

— C’est toi que demande ton papa, Fanchette peut rester ici.

Marie leva son petit visage étonné.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on n’a pas besoin d’elle ; de toi seulement.

— Ah ! Eh bien, j’y vais.

Quelque chose comme un pressentiment agitait l’enfant.

— Fanchette, viens tout de même, tu m’attendras dans notre chambre et j’irai te retrouver aussitôt que papa m’aura parlé. Qu’est-ce qu’il me veut ?

Tout en monologuant cette question, à petits pas, Marie remontait vers le château, le cœur battant, et la tête toujours tournée en arrière pour voir si Fanchette la suivait.

Mais Fanchette, tête baissée, serrant contre elle le petit tablier d’où s’échappaient çà et là, quelques chevelures jaunes de maïs, écoutait sa mère qui semblait lui dire des choses très sérieuses, des choses qui, sans doute, ne lui agréaient pas, car ses lèvres se serraient en une moue boudeuse et gardèrent ensuite cette crispation des larmes réprimées.

Toujours lente, toujours regardant derrière elle si Fanchette ne venait pas, Marie pénétra dans la maison, traversa le vestibule et, par un passage contournant le grand salon, toujours fermé, s’approcha du cabinet de travail où se tenait habituellement son père.

Un murmure de voix résonnait à travers la porte. Timide, un peu sauvage, Marie hésitait à entrer, mais son pas léger l’avait trahie :

— C’est toi, Marie ?

— Oui, papa.

Elle poussa la porte.

Maurice de Lissac était assis devant sa table de travail ; en face de lui, une dame que Marie ne connaissait pas.

— Approche, mon enfant.

Après un petit salut adressé à l’étrangère, Marie se serra contre son père craintivement.

— Mademoiselle, je vous présente votre élève. Marie, Mademoiselle veut bien se charger de ton éducation. Il faudra, n’est-ce pas, lui obéir et l’aimer.

Il avait passé un bras autour de la taille de sa fille et, de l’autre main, doucement, caressait ses cheveux. C’était un père tendre que Maurice de Lissac, et, bien que gardant de sa douleur jamais apaisée, un aspect parfois sévère et un goût pour la solitude, soigneux du bien-être de son enfant et désireux de son affection.

Les grands yeux de Marie, un peu effarés, dévisagèrent l’inconnue.

C’était une jeune femme d’aspect délicat, petite, sans fraîcheur ni beauté. Elle avait dans sa physionomie, cette douceur profonde de ceux qui ont souffert, mais que la souffrance n’a point aigris.

Avec l’instinct sûr des enfants, Marie comprit qu’elle était bonne.

— Je crois que Marie sera vite accoutumée à vous, Mademoiselle, et je vous demande d’aimer, à votre tour, ma petite orpheline.

Les yeux gris, un peu ternes de « Mademoiselle », tout à coup s’éclairèrent du brillant des larmes.

Marie se détacha de son père pour aller vers l’institutrice ; celle-ci l’attira et la baisa au front :

— Chère enfant, je vous aime déjà, nous nous entendrons, j’en suis certaine.

L’organe musical, un peu voilé, acheva de conquérir le cœur de Marie. Elles sortirent ensemble.

Pendant que la nouvelle venue s’installait dans l’appartement qu’on lui avait préparé, Marie courait à la recherche de Fanchette pour lui faire part de la grande nouvelle.

Marie était sans inquiétude ; son institutrice paraissait bonne, elle sentait qu’elle pourrait l’aimer et ne prévoyait rien des modifications que la présence de « Mademoiselle » allait apporter dans sa vie.

Rien n’était changé depuis sa petite enfance, sauf la dimension des deux couchettes qui voisinaient avec le lit de Madeleine dans la grande chambre claire. M. de Lissac avait indiqué vaguement le désir que Marie eût son appartement particulier et cessât de partager celui de la nourrice et de sa fille.

Madeleine comprenait qu’il faudrait en venir là, mais l’exécution se retardait encore. Marie était si enfant !

La bonne nourrice la gardait avec un soin plus tendre, plus attentif que celui qu’elle prodiguait à sa propre fille. Fanchette, du soir au matin, dormait d’un sommeil robuste comme sa santé et son esprit ; mais Marie, plus frêle et très nerveuse, était sujette à des insomnies, à des frayeurs soudaines, sortes de spasmes qui, brusquement, l’éveillaient en pleine nuit.

Attentive au moindre mouvement, au moindre soupir de l’enfant, Madeleine savait les moyens à prendre pour la calmer. Quelques gouttes d’éther, une infusion de tilleul, surtout sa présence, la petite main de Marie tenue dans les siennes, des paroles familières, murmurées tout bas, sous la lueur rassurante de la veilleuse ; et les battements du pouls devenaient plus espacés, plus larges ; l’oppression nerveuse se desserrait, le sommeil venait enfin.

Comment Madeleine se fût-elle décidée à s’éloigner de ce pauvre petit être faible auquel elle se sentait si nécessaire !

Marie se précipita dans la chambre avec une vivacité assez rare chez elle :

— Fanchette, Fanchette, où es-tu ? Ah ! te voilà, tant mieux, écoute…

Fanchette était assise sur une chaise basse, près de son lit, aussi étrangement tranquille que Marie paraissait étrangement excitée. Madeleine, très absorbée en des rangements, le nez dans un grand placard, écouta la conversation des deux enfants sans y prendre part.

— Tu ne sais pas, Fanchette, demanda Marie en se plantant debout devant sa sœur de lait, tu ne sais pas ? J’ai une institutrice.

— Si répondit Fanchette, la voix composée, je sais.

— Tu sais ! Comment sais-tu ? Papa vient seulement de me le dire en me présentant à Mademoiselle.


Elle fit une pause, comme prévoyant une question. Fanchette ne dit rien.

— Tu verras comme Mademoiselle paraît bonne ! Elle a dit qu’elle m’aimerait, et elle m’a embrassée. Je crois qu’elle ne va pas être sévère.

Fanchette ne parlait toujours pas, lentement, sa bouche se contractait de plus en plus, et des larmes, de ces larmes d’enfant toujours prêtes à s’épancher, comme les pluies printanières, des larmes coulèrent sur ses joues.

— Qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ? demanda Marie, atterrée de surprise.

Que Marie pleurât elle-même, Marie, souvent triste, toujours plus ou moins inquiète ou énervée, c’était bien. Mais Fanchette ! Fanchette, la joyeuse fille, jamais à bout d’expédients, Fanchette, à qui Marie venait pour être consolée ! Que Fanchette pleurât ainsi ! Non cela ne devait pas être ! Il fallait que quelque chose allât très mal pour faire pleurer Fanchette.

Et Marie continuait à la regarder avec une frayeur toujours accrue.

— Mais qu’as-tu, Fanchette, enfin, qu’as-tu ?

La bouche se tordit tout à fait, les sanglots éclatèrent, la réponse vint, étranglée, hachée, presque inintelligible.

— Ah ! elle paraît bonne ! ah ! elle va t’aimer et tu l’aimeras aussi ! Eh bien, je la déteste, moi, ta dame, je la déteste !

Marie regardait Fanchette en s’effarant de plus en plus.

Bondissant de sur sa chaise, Fanchette se dressa :

— Oui, je la déteste, cria-t-elle, parce qu’elle va te prendre à moi, ta dame ; elle ne vient que pour ça, maman me l’a dit ; parce que toi, tu es une demoiselle et que moi je suis une paysanne, et qu’il faut que tu apprennes une foule de choses, l’histoire, les jolis ouvrages, le piano et tout, et comment on se tient dans un salon et comment on parle quand on est une demoiselle. Moi, c’est bien assez que je sache lire, écrire et coudre, et rapiécer les sacs et garder les bêtes aux champs. Et tu resteras, toi, avec ta dame, et je ne te verrai plus et tu l’aimeras, ta dame, et tu ne voudras plus m’aimer.

Marie se sentait émue aussi, prête à pleurer, mais elle essaya de se raidir. Quel les idées étranges se faisait Fanchette ! Il fallait être plus raisonnable ; il semblait à Marie qu’elle venait de conquérir une dignité nouvelle, une supériorité sur sa petite compagne, il fallait la consoler sans se laisser attendrir :

— Moi, ne plus t’aimer, et pourquoi ? Quelle sottise ! Tu es folle, comment veux-tu que je cesse de t’aimer ?

— Non, tu ne m’aimeras plus ! Non, bien sûr, tu ne m’aimeras plus ! Ta dame ne te permettra pas, d’abord ; je ne suis qu’une paysanne, et toi, tu dois « faire société » avec les demoiselles. Et je ne pourrai plus rester toujours avec toi, maman me l’a dit ; la preuve, c’est qu’on va te faire une chambre pour toi seule, à côté de ton institutrice, et qu’on va ôter ton lit d’ici où je resterai seule avec maman, si on veut encore nous y laisser, ainsi tu vois…

Tout à fait impuissante à en dire plus long, et sa colère un peu noyée dans les larmes, Fanchette se jeta sur son petit lit et pleura abondamment.

Pour Marie, c’était trop. Aucun des petits avantages d’amour-propre que lui conférait l’acquisition d’une institutrice ne put tenir devant le chagrin de Fanchette, devant la perspective de la séparation, de l’exil, loin de cette chambre, loin de ce premier nid de toute son enfance. Elle entrevit des modifications terrifiantes qui devaient se faire dans sa vie et qui ne lui étaient pas apparues d’abord.

Tout son nouveau et fragile courage s’effondrait brusquement, elle courut au lit de Fanchette, et se précipita sur elle avec des sanglots éperdus.

— Mon Dieu, mon Dieu, ne pleure pas, toujours. Je veux rester avec toi, je ne m’en irai pas de la chambre, je n’aimerai pas la dame, je ne veux plus la voir, je ne pleure pas, va ; je t’aime, je t’aimerai veux que toi, je n’y tiens pas, va, à la société des demoiselles, non, je n’y tiens pas du tout ; mais je ne veux pas que tu pleures ! Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que je vais devenir si tu pleures comme ça !

C’était elle, maintenant, la plus désolée, car ses baisers et ses promesses avaient déjà réconforté Fanchette qui se calmait Un peu. Elles s’étreignirent en sanglotant.

Tout à coup, Fanchette, animée, toujours prête à la lutte, se détacha de Marie, et, relevée sur ses coudes, avec ses cheveux tombants jusqu’à ses yeux qui étincelaient :

— C’est vrai, tu ne veux pas qu’on emporte ton lit dans une autre chambre, dit, Marie, c’est bien vrai ?

— Oui, c’est vrai, je veux rester ici.

— Et c’est vrai que tu ne veux pas la dame, et qu’elle s’en ira ?

Marie voulait consoler Fanchette et lui eût fait volontiers le sacrifice de son institutrice. Cependant elle n’osa pas promettre qu’elle s’en irait. Néanmoins, soucieuse de ne pas démentir les serments qu’elle venait de faire au milieu de ses larmes :

— Non, je ne la veux pas, mais comment pourrai-je la faire partir ?

L’ardeur combative se réveillait en Fanchette consolée.

— Oh ! on ne peut te la faire accepter par force ; par exemple, si tu fais la muette avec elle, si tu refuses de lui parler, toujours, toujours, sans qu’elle puisse te faire dire un mot, on sera bien obligé de te l’ôter.

Marie hochait la tête, l’entreprise lui paraissait au-dessus de ses forces.

Elles étaient assises, maintenant, côte à côte, sur le lit, Fanchette leva les épaules, l’air méprisant :

— Tu ne feras jamais ça, toi, ma pauvre petite, tu n’as pas de volonté ; si c’était moi, tu verrais ! On pourrait me punir, me priver de dessert, me battre, me hacher, oui, je me laisserais hacher plutôt, mais je ne céderais pas. Je ne dirais pas une parole.

Dans l’ardeur de leur émotion, les deux enfants avaient oublié Madeleine, toujours farfouillant dans son armoire. Elle en tira une pile de linge qu’elle déposa sur la table prochaine, et vint aux deux enfants. On voyait à ses yeux qu’elle avait pleuré, son visage sévère :

— Tais-toi, Fanchette, dit-elle à sa fille ; tais-toi, ne donne pas de mauvais conseils à Marie. Oublies-tu ce que tu m’as promis ?

— Mais, puisque Marie ne la veut pas, son institutrice, cria Fanchette comme en triomphe, et puisqu’elle ne veut pas aller dans une chambre seule, non plus ; alors ?

— Alors, Marie comprendra qu’elle doit obéir, qu’elle doit prendre des leçons avec cette demoiselle, et l’aimer ; elle comprendra qu’elle doit avoir sa chambre, rien que pour elle, et vous serez deux bonnes petites filles bien raisonnables, toutes les deux. Tout ça n’empêchera pas Marie de nous aimer, n’est-ce pas, mon amour ?

Marie vint se jeter, pleurant encore, au cou de sa nourrice :

— Bien sûr, maman Madeleine, bien sûr, mais je voudrais rester ici, dans ta chambre, avec vous deux, et je ne veux pas que Fanchette ait du chagrin, et tu en as, toi aussi, je le vois bien, je ne veux pas que tu pleures.

— C’est un premier moment à passer pour s’accoutumer, Fanchette se consolera.

— Non, cria Fanchette, non je ne me consolerai pas, je ne veux pas m’accoutumer, et je détesterai toujours la dame. Ah ! si Marie avait du courage ! Mais elle est comme une feuille de blette, Marie !

— Tais-toi, soyez raisonnables, plus tard, vous comprendrez. Voyons, vous savez bien que vous devez vous séparer. Tu vois, Marie, que, Fanchette et moi, nous ne nous mettons pas à table à la salle à manger avec toi et ton papa.

— C’est vrai, dit Marie.

— Tu sais bien que, s’il vient une visite, nous n’allons pas nous asseoir au salon.

Il n’en vient jamais ici, dit Fanchette, l’air farouche.

Mais il faut qu’il en vienne. Chacun doit avoir sa place dans ce monde, vous pouvez le comprendre toutes les deux. Et toi, Fanchette, si tu aimes Marie, dois-tu vouloir qu’elle soit une ignorante, qu’elle n’ait pas l’éducation que doit avoir une demoiselle ? Ça te ferait-il plaisir qu’on se moquât d’elle, plus tard, qu’on la trouvât grossière et mal élevée ? Est-ce que ça s’appelle l’aimer cela ?

L’argument fit son chemin dans l’intelligence des deux enfants, mais Fanchette demeurait révoltée et Marie, méditative, s’écria tout à coup :

— J’ai trouvé, c’est bien simple ! Je demanderai à Mademoiselle de donner des leçons à Fanchette, comme à moi, et nous n’aurons pas besoin de nous séparer, veux-tu, Fanchette, que je le lui demande ?

— Tu peux le lui demander, dit froidement Fanchette, rebutée, mais c’est égal, je ne serai jamais une demoiselle, moi.


Madeleine n’intervint pas de nouveau. Elle voyait Marie décidée à accepter son institutrice et laissait au temps le soin de calmer Fanchette, peu à peu. Elle avait assez à faire de se résigner elle-même, la pauvre nourrice, et continuait, les yeux mouillés et le cœur malade, le déménagement commencé des effets de Marie dans la chambre qu’elle devait habiter désormais.

— Ma petite, dit-elle à Marie, tu dois aller retrouver ton institutrice ; ce n’est pas poli de la laisser seule si longtemps.

— Viens, Fanchette, dit Marie, je te présenterai à Mademoiselle.

— Je ne veux pas. Je ne l’aime pas.

— Viens, je t’en prie.

— Non.

— Je n’ose pas aller seule.

— Eh bien, reste ici.

— Mais, Fanchette, si tu ne veux jamais voir Mademoiselle, puisque je dois passer avec elle presque tout mon temps, je ne te verrai plus.

— Je te verrai pendant les récréations.

— Ce n’est pas assez, il faut que tu travailles avec moi, que ce soit comme avant, que nous ne nous quittions jamais. Tu ne veux pas ?

Fanchette était tentée, mais la rancune et l’amour-propre luttaient en elle contre son désir.

— Non, dit-elle rudement.

— C’est donc toi qui ne veux pas m’aimer à présent ! que je suis malheureuse !…

Et Marie recommençant à pleurer, soudain Fanchette se décida :

— Console-toi, Marie, je ne veux pas te voir pleurer, j’irai, si cela te fait plaisir, je vais aller tout de suite avec toi…

Tout en prenant la main de Marie pour l’accompagner, Fanchette, pour bien affirmer sa conviction et maintenir sa dignité, marmottait à demi voix :

— Mais, je ne l’aimerai pas, j’y vais, mais je suis sûre que je ne l’aimerai jamais.

Il en est des serments de haine comme des serments d’amour.

Fanchette oublia le sien et bientôt, aima l’institutrice autant que l’aimait Marie elle-même.

C’était une femme de tact et de cœur que Mlle le Estevenard. Sous cet aspect de douceur qu’ont les gens très maîtres d’eux-mêmes, elle cachait une grande fermeté de caractère.

Loin de heurter en face cette tendresse qu’avaient l’une pour l’autre les deux fillettes, et ce désir assez naturel de n’être jamais séparées dans la vie, elle y fut d’abord indulgente. Pour conquérir Marie, elle voulut plaire à Fanchette, et réussit à apprivoiser l’ombrageuse enfant.

Ainsi que Marie l’avait désiré, le travail fut d’abord partagé, les récréations prises en commun, Fanchette était de toutes les promenades, et la séparation qui s’imposait, ne se fit que très lentement, avec la connivence de Madeleine, gagnée à son tour par l’adroite circonspection de l’institutrice et surtout par sa réelle bonté !

Mlle Estevenard acquit bientôt sur l’esprit de son élève l’empire qui appartient toujours aux volontés fortes sur les caractères timides, mais cette influence s’exerça d’une manière si discrète, et d’abord si peu sensible, que Marie n’en fut pas consciente, et que Fanchette elle-même, n’en conçut point de jalousie. Fanchette était ardente et généreuse, dès que les bons procédés de Mlle Estevenard lui eurent ouvert son cœur, ce fut pour toujours.

M. de Lissac, né avec ce tempérament un peu passif dont sa fille avait hérité, depuis son veuvage était devenu indifférent et misanthrope. De même qu’il avait pendant dix ans abandonné à Madeleine tous les soins réclamés par la petite Marie, de même, à présent se reposait-il sur Mlle Estevenard de tout ce qui regardait ses études et son éducation, content de voir régner la paix dans son intérieur, affectueux pour sa fille et n’intervenant jamais en ce qui la concernait.