L’Art de diriger l’orchestre/04

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Librairie Fischbacher (p. 35-61).
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iv


L’orchestre du Théâtre et des Concerts populaires de Bruxelles est par sa composition l’un des meilleurs que je connaisse. Les violons formés à la brillante école des Léonard et des Vieuxtemps ont une facilité d’archet et une chaleur de son qui leur est toute spéciale. Ses violoncelles, sortis tous de la grande école des Servais, sont absolument uniques par l’ampleur et la noblesse du son. M. Richter me disait après une répétition que, nulle part, il n’en avait rencontré de pareils, qu’un seul des violoncelles bruxellois lui donnait la sonorité de trois violoncelles allemands ou anglais. Enfin toutes les parties d’instruments à vent, le hautbois, la flûte, la clarinette, la trompette, le cor, le basson, etc., sont tenues par de véritables virtuoses, par des artistes qui ont fait leurs preuves comme solistes devant les publics les plus variés et les aristarques les plus difficiles.

En un mot, les éléments dont il se compose sont de premier ordre ; et cependant je lui ai souvent entendu faire le reproche de manquer de finesse, d’avoir la sonorité grosse, de n’être pas toujours souple, de ne pas marquer assez nettement les rythmes. Pour ma part sous quelque chef qu’il jouât, – maîtres français, allemands ou russes de passage à Bruxelles – jamais je n’ai trouvé en lui ce fondu, cet ensemble harmonieux, cette cohésion de sonorité si remarquable dans les bons orchestres de Paris et même dans les plus secondaires orchestres d’Allemagne. Seul Hans Richter a pu obtenir de lui cette qualité qui lui faisait défaut. C’est que, seul, je crois, il s’est rendu compte tout de suite de l’origine du mal.

« Messieurs, jouez piano », criait-il sans cesse aux exécutants, pendant les répétitions de son concert.

Et aussitôt après il ajoutait : « Quand il y a un piano de marqué, jouez pianissimo ; quand il y a un double pp, jouez de façon qu’on ne vous entende plus. »

J’attribue à cette recommandation incessamment répétée le surprenant résultat atteint, comme en se jouant, par M. Richter.

Les excellents musiciens de l’orchestre bruxellois sont, je crois, trop virtuoses ; et ils jouent comme tels, avec l’archet à la corde, en faisant vibrer constamment le son. Voilà le vice.

Quand plusieurs instrumentistes jouent ensemble, leur premier devoir est de ne plus songer à leur personnalité, de s’abstraire dans l’œuvre commune : et le premier principe à observer, c’est que chacun atténue la sonorité de son instrument. Là est le secret. Il est connu de tous les bons quartettistes. Quand on fait partie d’un ensemble, jouer fort est une hérésie : il faut jouer doux. Il y a là une loi physique facile à saisir. Les deux nuances extrêmes, le pianissimo et le fortissimo, sont absolues au regard de notre sensation. Le pianissimo est l’atténuation du son au dernier degré perceptible ; le fortissimo est l’amplification du son jusqu’à l’extrême limite de ce que peut supporter l’oreille. Représentons-nous mentalement le pianissimo exécuté par un seul violon ; or, voici cette nuance exigée d’un orchestre comprenant dix, quinze, vingt violonistes. Il est clair que pour se rapprocher le plus du pianissimo idéal, attendu et désiré par l’oreille, chacun des violonistes de l’orchestre devra atténuer dans une proportion très sensible ce qui représente déjà pour lui le maximum du pianissimo quand il joue en soliste.

Pour le forte la même proportionnalité doit se développer parallèlement. Si vous jouez avec une sonorité pleine tout le long du morceau, vous n’obtiendrez plus pour le fortissimo la véhémence et la plénitude de sonorité correspondantes à l’idée que nous nous formons de cette nuance. Il arrive alors, que dans l’effort suprême vers la plus grande sonorité possible les archets écrasent le son ; au lieu d’un grand son, ils n’arrivent à produire qu’un son forcé et l’ensemble devient rauque.

Pour que la gradation dans les deux sens, vers le forte comme vers le piano, conserve toute sa valeur, il faut donc que la nuance intermédiaire, le mezzo forte, la sonorité normale, si l’on veut, soit un peu en dessous de celle que donnerait chaque instrumentiste jouant un solo.

La grande difficulté, – et c’est un point sur lequel on ne saurait assez sérieusement appeler l’attention des chefs d’orchestre, – est de conserver une sonorité pleine et soutenue malgré cette atténuation de la sonorité de chaque instrument isolé.

Pour les cordes, le meilleur moyen pratique est l’unité du coup d’archet dans chaque groupe. Il devrait être absolument interdit aux seconds pupitres de violons d’employer par exemple le poussé quand le premier pupitre emploie le tiré. On n’imagine pas combien le son gagne en pureté, lorsqu’il n’y a qu’un coup d’archet identique dans tous les instruments à cordes ayant à exécuter le même trait ou la même mélodie. Or, plus un son est pur, plus il est intense.

Pour les instruments à vent, la difficulté de soutenir les sons doux est beaucoup plus grande. Seulement ici, l’exécution dépend de la virtuosité de l’instrumentiste qui est presque toujours seul à jouer une partie déterminée. C’est aux chefs d’orchestre à insister pour obtenir l’effet voulu, c’est-à-dire la plénitude et la durée du son dans la nuance donnée, piano, mezzo forte ou forte.

Richard Wagner touche fort à propos à cette importante question en parlant du thème initial de la symphonie en ut mineur.

Il appuie avec une insistance particulière sur la tenue du point d’orgue :


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\autoBeamOff
\time 2/4 
\key ees \major
  r8 g_\ff g g | ees2\fermata |
}

Nos chefs d’orchestre, dit-il, passent outre à ce point d’orgue, après un court arrêt ; le mi bémol est soutenu d’ordinaire comme un forte quelconque, juste le temps que dure un coup d’archet des instruments à cordes. Mais j’entends la voix de Beethoven leur crier du fond de la tombe : « Tenez mon point d’orgue, longuement et terriblement ! Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit. Ce que le son plein et entier fait, dans mon adagio, pour l’expression d’un sentiment exubérant, je l’introduis de même, quand j’en ai besoin, dans l’allegro à figuration violente et rapide, comme un spasme joyeux et terrible. Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à l’extinction ; alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes ; ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais apparaître au regard le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer jusque dans l’œil rayonnant du soleil. Voilà pourquoi je mets des points d’orgue, dans mon allegro, c’est-à-dire des notes qui apparaissent subitement et qu’il faut faire durer longtemps. Aussi respectez l’intention thématique très déterminée que j’ai mise dans ce mi bémol soutenu après trois croches orageuses et tenez compte de ce que je viens de dire pour tous les points d’orgue qui paraîtront dans la suite. »

Après avoir imaginé cette mordante apostrophe de Beethoven, Wagner continue ainsi :

Lorsque la première force du coup d’archet est épuisée, le son, si l’on exige une longue tenue, devient de plus en plus mince et finit par un timide piano car, et ici je touche à une néfaste habitude de nos orchestres, – rien ne leur est devenu plus étranger que la tenue également forte d’un son. Demandez à n’importe quel instrument de l’orchestre un forte soutenu, qui ait jusqu’au bout la même plénitude de son : vous verrez alors quelle surprise causera cette exigence inusitée et combien d’exercices opiniâtres seront nécessaires pour obtenir un résultat satisfaisant.

Et cependant le son soutenu avec une force égale est le fondement de toute nuance dans la chant comme à l’orchestre ; c’est uniquement en partant de là qu’on peut arriver aux modifications multiples dont la diversité détermine le caractère de l’interprétation. En l’absence de cette base, un orchestre fait beaucoup de bruit mais n’a pas de force.

Combien cette observation est vraie et que d’orchestres auxquels elle pourrait s’appliquer ! Elle conduit du reste Wagner à quelques remarques très judicieuses sur la façon généralement admise d’exécuter les deux nuances essentielles, le piano et le forte. Pas plus que le forte soutenu, dit-il, on n’obtient aisément d’un orchestre le piano soutenu.

Les flûtistes notamment ont changé la nature de leurs instruments autrefois si doux ; ils ne cherchent plus que des effets violents. On ne peut guère leur demander de soutenir délicatement un piano, si ce n’est peut-être aux hautboïstes français, parce qu’ils ne sortent jamais du caractère pastoral de leur instrument, ou aux clarinettistes qui peuvent réaliser l’effet d’écho… Mais le vice est surtout dans la nature du piano des instruments à archet : de même que nous n’avons pas de véritable forte, de même le véritable piano nous fait défaut, les deux nuances manquent d’ampleur dans la sonorité… Le son doux dont je parle ici et le son fort et soutenu sont les deux pôles de toute la dynamique orchestrale ; c’est entre eux que doit se mouvoir toute interprétation. Qu’advient-il si l’on ne cultive ni l’une ni l’autre de ces nuances ? Quelles peuvent être les modifications de l’interprétation si les termes extrêmes de l’exécution nuancée sont confondus ?

C’est en observant strictement ces précieuses recommandations de Wagner, qu’il a été possible à M. Richter de renouveler à Bruxelles pour la symphonie en ut mineur, l’impression constatée par Wagner après sa direction de l’ouverture de Freyschütz.

Ainsi, dès le début de la symphonie, bien connue cependant de tous les artistes de l’orchestre, il interrompit l’exécution, non seulement pour obtenir la tenue prolongée du point d’orgue, mais encore pour rectifier l’accentuation rythmique du dessin initial :


\relative c''{
\autoBeamOff
\time 2/4 
\key ees \major
  r8 g g g | ees2\fermata |
}

Sans s’en douter, par l’effet d’une habitude invétérée, l’orchestre précipitait les trois croches de manière à en faire presque des triolets, à peu près ainsi :


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\autoBeamOff
\time 2/4 
\key ees \major
  r4 \tupletDown \tuplet 3/2 {\override TupletBracket.tuplet-slur = ##t  g8 g g} | ees2\fermata |
}

M. Richter n’eut qu’à insister pour obtenir le rythme exact, c’est-à-dire les trois croches accentuées d’une façon égale dans le rythme binaire indiqué, tout en faisant légèrement sentir le temps levé de la première croche.

Ce détail paraît insignifiant et bien peu de chefs d’orchestre y portent leur attention. C’est cependant de la stricte accentuation de ce rythme que dépend la clarté de tout le développement du thème. Lorsqu’après les deux longues tenues, le quatuor commence l’exposé de la première mélodie principale sur le même dessin rythmique, cette mélodie demeure inintelligible si les croches ne sont pas marquées avec une correction absolue.

L’orchestre bruxellois avait d’abord joué ce début selon la tradition généralement répandue et qui consiste à scinder, en un groupe, les trois brèves du dessin rythmique initial, ce qui donne à peu près l’effet suivant :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \override Staff.Rest.style = #'classical
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 2/4
    << 
      \relative do'' { 
        \voiceOne   
          si8.\rest^\markup "2d Viol." sol16 sol8 sol | r8.^\markup "Altos." lab16 lab8 lab | r8.^\markup "1er Viol." mib'16 mib8 mib | do2~ | do4
      }
     \new Voice 
     \relative do' { 
       \voiceTwo 
           s2 | mib2~ | <sol mib>2~ | <sol mib>2~ | <sol mib>4
      }
    >>
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Les violonistes abrégeaient légèrement la valeur de la croche initiale de chaque groupe, comme par une sorte de respiration, au point d’en faire presqu’une double croche. C’est ainsi que cela s’entend partout.

M. Richter arrêta net l’orchestre : « Pas de trous, pas de discontinuité entre les différents groupes d’instruments dit-il. Reprenons, Messieurs ».

On reprit, et, cette fois sans trous, les violons et les altos qui se repassent en quelque sorte les fragments de la mélodie, jouant la phrase tout d’une haleine, de manière à obtenir l’effet suivant :


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\autoBeamOff
\time 2/4 
\key ees \major
  r8 g g g | ees aes aes aes | g ees' ees ees | c2~| c4
}


tout en maintenant, bien entendu, les tenues marquées dans chaque partie séparée.

Dès lors le dessin mélodique, le melos, se dégagea nettement du dessin thématique proprement dit ; et clairement l’on put percevoir ce chant :


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\autoBeamOff
\time 2/4 
\key ees \major
  r4 g4 | ees aes | g ees' | c2~| c4
}

C’est la première phrase d’une période dont le second membre, dépouillé de son rythme, se résume ainsi :


melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \override Staff.Rest.style = #'classical
  \clef treble
  \key ees \major
  \time 2/4
  \relative c''
    { r4 g4 | d aes' | g f' | d2~| d4 g-. | ees2~_\markup \halign #8 { \char ##x2514 \char ##x2014 "bis." \char ##x2014 \char ##x2518 } |ees4 g-. | ees-. r4 | c r4 | g' r4\fermata | }
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Ce qui prouve que l’intention de Beethoven était bien que l’on entendit ce chant, c’est qu’il le donne, aux instruments à vent, textuellement ainsi que je viens de le noter, lorsqu’à la fin de l’allegro il ramène en guise de conclusion les premières mesures de la symphonie. Le basson, la clarinette et le hautbois se partagent alors la phrase (20e mesure avant la fin de l’allegro) :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 2/4
    << 
      \relative do'' { 
        \voiceOne   
          la4\rest s4 | r4^\markup "Clarin." lab | sol mib' | r^\markup "Hautb." lab( | sol2) |
      }
     \new Voice 
     \relative do'' { 
       \voiceTwo 
           s4 sol4( | mib2)~ | mib | <do' mib,>2~ <do mib,>4 la4\rest |
      }
    >>
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.

J’ai entendu cette symphonie bien souvent, à Bruxelles, à Paris, en Allemagne. J’avoue ne jamais avoir vu aussi nettement que sous la direction de M. Richter, ce chant qui est l’idée mère de tout le morceau.

Pendant toute la première partie de l’allegro, en effet, Beethoven maintient systématiquement le dessin rythmique en croches de son thème initial (60 mesures) ; puis tout à coup ces pulsations véhémentes s’interrompent et les violons avec les instruments à vent les plus doux exposent une seconde mélodie :


\relative c''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\autoBeamOff
\time 2/4 
\key ees \major
  bes4\(_\markup \italic \halign #0 "dolce." ees | d ees | f c\) | c( bes) |
}
  etc.

Par son caractère reposé et tendrement attristé, elle est l’antithèse du premier chant auquel ses intervalles mineurs superposés donnent un accent d’âpreté douloureuse très caractérisé.

Cette antithèse est tout l’allegro de la symphonie. Ces deux chants en sont les éléments essentiels ; Beethoven sans cesse les fait alterner et les oppose l’un à l’autre, en les variant ou en les combinant, il est vrai, avec d’autres idées accessoires, mais en les laissant toujours clairement reconnaissables à travers leurs diverses transformations. Il est donc nécessaire qu’on les perçoive nettement et, particulièrement, le premier dont Beethoven accentue l’énergie farouche par l’emploi systématique et persistant du rythme de son thème initial. Le deuxième chant si caressant ne peut avoir toute sa valeur d’opposition que si le premier est partout clairement exposé.

On comprendra maintenant l’insistance que M. Richter avait mise tout d’abord à obtenir l’accentuation égale des brèves du thème initial et ensuite l’exécution absolument correcte et précise des différentes entrées d’instruments. Il lui suffit de l’indication qu’il avait donnée au début : pas de trous, pour que d’un bout à l’autre de l’allegro, l’opposition des deux mélodies principales se dessinât avec un relief surprenant.

Il n’eut pas d’autres observations à formuler pour que l’exécution le satisfît complètement. Il recommanda seulement de bien observer la nuance dolce qui accompagne le deuxième chant, et demanda aux cordes de marquer nettement la rentrée du rythme initial chaque fois qu’il se représente ; par exemple à la mesure 42 après la première reprise. Le quatuor exécute un trait noté de la sorte dans les partitions :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \override Staff.Rest.style = #'classical
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 2/4
    << 
      \relative do''' { 
        \voiceOne   
           si,8\rest^\markup \halign #1 \fontsize #2 \italic "Violons" \stemDown <sol' sol,>[ <sib sib,> <do do,>] | <re re,>[ <sib sib,> <do do,> <re re,>] |
           la,[\f <fad' la,> <fad la,> <fad la,>] | la,[ <fad' la,> <fad la,> <fad la,>] | <fad la,>4 si,\rest |
       }
     \new Voice 
     \relative do'' { 
       \voiceTwo 
           s2 s2 \stemUp <mib' mib,>2:8 | <mib mib,>2:8 | <mib mib,>4 s4 |
      }
    >>
   }

\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

En réalité, pour rendre plus sensible la rentrée du thème, il faudrait écrire ainsi :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \override Staff.Rest.style = #'classical
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 2/4
    << 
      \relative do''' { 
        \voiceOne   
           si,8\rest \stemDown <sol' sol,>[ <sib sib,> <do do,>] | <re re,>[ <sib sib,> <do do,> <re re,>] |
           <la, mib'>8 <fad' la,>[ <fad la,> <fad la,>] | <la, fad'>8 <fad' la,>[ <fad la,> <fad la,>] | <fad la,>4 si,\rest |
       }
     \new Voice 
     \relative do'' { 
       \voiceTwo 
           s2 s2 \stemUp mib'8\f <mib mib,>[ <mib mib,> <mib mib,>]
           <mib mib,>8 <mib mib,>[ <mib mib,> <mib mib,>] | <mib mib,>4 s4 |
      }
    >>
   }

\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Le forte indiqué ne doit se produire que sur le fa dièze des seconds violons, de telle manière qu’on perçoive nettement les trois brèves du thème. C’est évidemment par suite d’une erreur du copiste ou du graveur qu’elles ne sont pas distinctement marquées. Au moment où ce rythme si caractéristique reparaît dans les cordes, les instruments à vent ont des tenues ; il y a encore une fois ici une opposition voulue qui doit être rendue sensible. Les cordes devront donc bien marquer la rentrée, car c’est de ce rythme que résulte tout le développement qui suit, dans lequel il va dominer jusqu’au moment où l’orchestre des instruments à vent et l’ensemble des cordes, alternant de deux en deux mesures, arrivent à la merveilleuse progression qui aboutit à la rentrée du thème primitif dans tout l’orchestre.

La même observation doit être faite à propos de la vingt-cinquième mesure avant la fin. Les partitions portent partout, sauf dans la trompette et les timballes, cette notation fautive des deux mesures de transition :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 2/4
  \relative do'' { 
    \repeat unfold 2 {<sol sol'>2:8 |} \stemDown <mib mib'>2\fermata\ff |
  }
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

C’est une nouvelle rentrée du thème. Il faut donc jouer comme si les parties portaient :


\language "italiano"
melody = {
  \override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
  \clef treble
  \key mib \major
  \time 2/4
  \relative do'' { 
    \repeat unfold 2 {<sol sol'>8 <sol sol'>[ <sol sol'> <sol sol'>] |} <mib mib'>2\fermata\ff |
  }
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

C’est-à-dire marquer par un léger accent les trois brèves caractéristiques du thème.

Je note encore l’accentuation forte du premier temps ainsi que de l’alternance des liés et des détachés demandées aux cordes à ce trait du violon :


\relative c'''{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\time 2/4 
\key ees \major
  g2~\ff | g8[ a-. g-. f]-. | f[( e) d-. c]-. | c[( b) a b] |
}
  etc.

Si les cordes n’exécutent pas vigoureusement les notes pointées, en les jouant non pas du bout de l’archet mais de l’archet tout entier, l’énergie de cette phrase de transition disparaît complètement. L’observation de l’accent rythmique est particulièrement importante lorsque ce trait reparaît pour la seconde fois scandé par les battements des timballes et des instruments à vent.

L’exécution de l’andante de la symphonie en ut mineur sous la direction de M. Richter, montra d’ailleurs combien il était facile d’obtenir des nuances délicates d’un orchestre composé de bons éléments. L’illustre chef n’eut guère qu’à donner çà et là quelques indications pour que les sons prolongés fussent soutenus jusqu’au bout et, d’autre part, pour que les pianos, tout en ayant une douceur extrême, ne cessassent pas de donner une sonorité pleine.

À ce propos, je dois noter une observation qui s’adressait plus particulièrement à l’orchestre de Bruxelles, mais qui s’applique aussi à beaucoup d’orchestres français, je n’en excepte pas ceux de M. Lamoureux et de la Société des Concerts. Cette observation vise l’absence de naturel et de simplicité dans l’exécution. On multiplie les nuances sous prétexte de varier la diction. La moindre marche ascendante devient l’occasion d’un petit crescendo ; aucune blanche, aucune ronde ne passe sans que l’on enfle et que l’on diminue tour à tour le son ; les traits les plus insignifiants sont ornés d’accents pathétiques hors de proportion avec leur importances ; bref, c’est d’un bout à l’autre une préciosité inutile, une recherche lassante de petits effets dont certainement jamais l’auteur ne s’était avisé.

Que de fois, en France et en Belgique, n’ai-je pas entendu l’andante de la symphonie en ut mineur interprêté de la sorte avec toutes sortes d’intentions délicieuses qui n’y sont pas.

À la répétition, sous M. Richter, violoncelles et altos se conformant consciencieusement aux traditions reçues avaient bravement commencé ainsi :


\language "italiano"
melody = \relative do {
  \clef bass
  \key lab \major
  \time 3/8
    \partial 8 mib16.(\< lab32)\!\> | do8-. do16.\(\! sib32\< lab16. do32\)\!\> | 
    \autoBeamOff fa,8( \autoBeamOn fa16.)\(\! la32\< sib16. do32\) | 
    reb16.\( do32 sib16.\!\> reb32 sol,16. sib32\)\! |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.


avec des alanguissements et des vibrations sur chaque note détachée, des sforzatos et je ne sais quelles nuances infinitésimales rappelant la détestable manière de chanter de certains artistes d’opéra qu’on voit se pâmer à chaque note, la bouche souriante, les yeux au ciel, la main gauche sur le cœur, la droite scandant la mélodie et l’offrant en quelque sorte au public comme on ferait de petits pâtés sur un plateau.

Certaines mélodies sucrées dont la banalité ne peut se racheter qu’au moyen de pareilles habiletés de diction, se trouvent fort bien de cet intentionnisme laborieux. Mais la belle mélodie des classiques, de Bach, de Mozart, de Haydn, de Beethoven surtout, n’en a pas besoin et dès lors ces ornements deviennent des superfétations du plus mauvais goût.

Après avoir laissé les altos et les violoncelles bruxellois développer toute la phrase comme ils étaient accoutumés de la dire, M. Richter les pria de supprimer toutes ces nuances et de jouer simplement dolce, très doux et très lié, comme il est indiqué. Remarquez que l’expression dolce se pose sur la nuance piano, et que toute la phrase est surmontée du signe de liaison jusqu’au moment où se produit le premier forte à ce passage :


\language "italiano"
melody = \relative do' {
  \clef bass
  \key do \major
  \time 3/8
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    \partial 8 lab16.( do32) | mib4.\f | do8\p 
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}


Encore ce forte retombe-t-il immédiatement au piano. Les intentions de Beethoven quant à l’absence d’accents pendant toute la première période de son chant, sont si évidentes qu’aussitôt après, il prodigue les signes expressifs, à l’entrée des violons :


\language "italiano"
melody = \relative do'' {
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 3/8
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    r8 r16\p lab16( do mib) | mib[( reb]) do8. do16 | \stemUp do16[(\cresc sib])\! lab8. lab16 | sol4\f \tupletDown \tuplet 3/2 { sol16( lab sib) } | lab8\p r8 r |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}


Piano, Crescendo, Forte, en quatre mesures toute la série y est. Il y a là encore une fois une opposition nettement indiquée : le début absolument simple, la suite plus expressive, pour aboutir au thème varié.

Quant à ces variations d’un charme si ingénieux, il va sans dire qu’elles demandent une exécution extrêmement attentive et soignée. Le chant passe constamment du groupe des instruments à vent à celui des cordes. Il est indispensable que ce chant domine toujours et partout. Que de fois n’entend-on pas le contraire ! Quand les instruments à vent en bois disent la mélodie, il arrive presque toujours qu’ils sont étouffés par les cordes qui ne jouent pas assez légèrement les arabesques que Beethoven leur a confiées.

Beaucoup de chefs d’orchestre s’imaginent que c’est la figuration qu’on doit entendre de préférence puisqu’il s’agit, pensent-ils, de variations. C’est là une erreur. Le thème chantant reste toujours l’essentiel ; la variation est l’accessoire, elle est l’ornement. Et de même que dans l’architecture sous l’ornement on doit pouvoir deviner la ligne de structure, de même ici l’idée mélodique doit demeurer perceptible.

M. Richter avait porté tout particulièrement son attention sur ce point, notamment aux passages où les premiers violons exécutent leurs broderies en triples croches piquées. Même quand la partition porte forte dans les parties de violons, il n’hésitait pas à demander aux cordes un simple mezzo-forte, afin de maintenir toujours la pondération entre les deux genres de sonorités qui se répondent et se combinent.

Au passage des altos et des violoncelles


\relative c{
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\time 3/8
\key aes \major
\clef bass
\override Staff.Rest.style = #'classical
  \partial 8 ees16_\markup { \bold \italic "p" \italic " dolce" }\( aes | c[ bes aes g aes c]\) 
  f,[\( a bes a bes c]\) || des[\( c bes des g, bes]\) |
}
  etc.


repris ensuite par les violons, il insista tout particulièrement sur l’abandon de tout espèce de nuance intermédiaire : Beethoven, indique encore une fois dolce et piano. Tout ce passage, ainsi que plus tard la même variation en triple croches, doit donc être joué très doux, très lié et avec la plus grande égalité possible. C’est surtout dans les traits de ce genre qu’il importe d’obtenir de tous les exécutants qu’ils observent le même coup d’archet. Il n’y a pas d’autre moyen d’arriver à la clarté et à l’unité. Et le fait est que jamais, à Bruxelles tout au moins, on n’avait entendu cet admirable andante exécuté aussi parfaitement dans ses moindres détails, calme, transparent, vaporeux et puissant tour à tour, incomparablement animé d’un bout à l’autre d’un souffle poétique intense, grâce à la variété des nuances et des sonorités.

Dans ses éloquents commentaires sur les neuf symphonies de Beethoven, Berlioz parlant de celle en ut mineur[1] signale dans l’Andante, à la dernière rentrée du premier thème un canon à l’unisson à une mesure de distance, entre les violons et les flûtes, les clarinettes et les bassons, qui donnerait, dit-il, à la mélodie ainsi traitée un nouvel intérêt, s’il était possible d’entendre l’imitation des instruments à vent. « Malheureusement, ajoute-t-il, l’orchestre entier joue fort dans le même moment et la rend presque insaisissable. »

Il est vrai que très rarement on entend ce canon. Mais je crois que c’est plutôt parce que les chefs d’orchestre en ignorent l’existence qu’en raison du bruit de l’ensemble orchestral[2]. Il est très simple de le rendre saisissable, c’est d’indiquer aux instrumentistes le sens véritable de ce qu’ils ont à jouer. C’est ce qu’avait fait M. Richter et sans même qu’il eût eu besoin de demander aux parties d’accompagnement d’atténuer le son ; il lui avait suffi pour que l’imitation fût clairement perceptible et dominât tout l’orchestre, de faire remarquer aux flûtes, clarinettes et bassons qu’ils avaient là un canon à exécuter en réponse aux violons et qu’ils devaient donner beaucoup de son.

Pour la troisième partie de la symphonie, l’Allegro, M. Richter produisit encore une fois au début un effet saisissant, indiqué d’ailleurs dans la partition, mais qui n’est le plus souvent réalisé que d’une façon approximative. Je veux parler du trait des violoncelles :


\relative c{
\time 3/4
\key aes \major
\clef bass
  \partial 4 g4\pp\( | \stemDown c ees  g | c2 ees4 | des2 fis,4\) | g2.~ | g |
}
  etc.


où presque toujours nos chefs d’orchestre trouvent matière à des enjolivements que Beethoven n’a pas voulus. Cela doit demeurer d’un bout à l’autre sourd et mystérieux jusqu’aux deux ritardandos des huitième et dix-huitième mesure :


\relative c''{
\time 3/4
\key ees \major
\clef treble
  c2\< d4\! | f2-.\>( ees4-.\!) | d2\fermata\p r4
}

Ici se produit un arrêt. Faut-il le marquer d’un accent pathétique, comme on le fait généralement avec un crescendo vers le fa des violons, ainsi que je l’indique ci-dessus ? Ou bien doit-on s’abstenir de porter le son davantage ?

M. Richter est de ce dernier avis, car il interdit le crescendo et maintint strictement jusqu’au bout de la phrase l’unique nuance indiquée. Il est, en effet, à remarquer que Beethoven n’a marqué ici aucun signe expressif.

Seulement M. Richter insista beaucoup pour obtenir des violons l’exécution correcte et délicate des deux notes piquées avant le point d’orgue. Le signe du staccato sur ces deux notes a une réelle importance, quoiqu’on n’y prenne pas garde généralement. Cette indication est d’autant plus digne d’attention que ces notes piquées sont en même temps liées. Les deux signes semblent contradictoires ; mais en réalité, ils ont un but très clair. Beethoven voulait là un effet de suspension en quelque sorte ; et ce lié-détaché ne peut avoir qu’un sens, c’est d’accentuer le ritardando de cette cadence.

Je me rappelle à ce propos une très intéressante conversation avec le maestro anversois Peter Benoit. Selon lui, Beethoven a voulu que cette cadence fût jouée avec une sorte d’hésitation, et c’est dans ce sens aussi qu’il interprète le mot ritardando qu’il ne faut pas confondre avec rallentando.

L’observation est très juste. Ritardare, retarder, c’est arrêter, suspendre, rompre le rythme ; rallentare, ralentir, c’est au contraire l’étendre, le prolonger, sans le briser. La différence est très sensible. Et cependant il n’est pas un seul traité, à ma connaissance, qui appelle l’attention sur cette nuance ; rallentando, ritardando, ritenuto, – encore une façon différente de graduer le ralentissement, – pour les dictionnaires de musique, les solfèges, les méthodes d’instruments, c’est à peu près la même nuance rythmique, et l’on ne prend pas la peine d’expliquer le sens intime de ces termes qui sont loin cependant d’être identiques. Il en est de même des termes italiens relatifs à la modification opposée du rythme, dans le sens de la rapidité : accelerando, più vivo, stringendo, etc. Stringere, resserrer le rythme, est une toute autre nuance qu’accélérer. Donner une allure plus vive, plus dégagée, plus enjouée, plus légère, est autre chose que précipiter le mouvement.

Autrefois ces multiples nuances importaient peu dans la musique instrumentale. Celle-ci ne connaissait guère que le forte et le piano, les mouvements vifs alternant avec les mouvements lents. Elle était limitée dans ses formules et nécessairement peu variée au point de vue expressif. Il n’en est plus de même depuis que l’art musical possède les symphonies de Haydn, Mozart et Beethoven, et que l’expression dans l’orchestre s’est développée d’une façon si surprenante. Il est grand temps qu’un esthéticien minutieux et attentif détermine une fois pour toutes le sens précis et exact de ces termes italiens dénués de sens pour la plupart des lecteurs, et qui se rapportant à une musique que nous n’entendons plus, ne servent le plus souvent qu’à troubler l’exécutant, ne pouvant lui donner la notion juste de ce qu’a voulu le compositeur. Chose étrange, M. Mathis Lussy qui dans son Traité de l’expression, a semé tant d’observations judicieuses et fines sur l’exécution instrumentale, n’a pas porté son attention sur ce point et il confond lui aussi, comme des termes analogues, les expressions italiennes auxquelles nous venons de faire allusion.

Pour en revenir à Beethoven, lorsque le début de l’allegro est exécuté comme il est indiqué, pianissimo, sourdement, avec cette sorte d’hésitation à la cadence ritardando, on n’imagine pas l’effet foudroyant que produit ensuite l’entrée subite et fortissimo des cors. On dirait une impérieuse affirmation venant brusquement repousser l’aspiration émue, mystérieuse comme une interrogation, qu’exprimait la première phrase, deux fois répétée ; les trois brèves du dessin des cors, rappelant par leur rythme le thème initial de la symphonie, font véritablement songer au mot de Beethoven : Ainsi le sort frappe à notre porte. Dans la véhémente opposition entre la mélodie éplorée pour ainsi dire des cordes, et le rythme impérieux qui des cors passe bientôt dans tout l’orchestre, il y a comme une poétique évocation du tourment de la vie, où incessamment le Désir passionné du repos se heurte au Devoir de l’œuvre, c’est-à-dire à la souffrance.

Remarquons d’ailleurs avec quelle netteté Beethoven indique sa volonté d’un contraste brutal. Non seulement les deux thèmes qui forment tout le développement de la première partie de l’Allegro sont de caractère très différent : l’un doux, vague, sans force rythmique ; l’autre extrêmement énergique au contraire et d’une forme mélodique très déterminée ; mais encore chacun d’eux est accompagné d’indications de nuances absolument tranchées : la première mélodie est toujours accompagné d’un pianissimo partout où elle paraît ; l’autre porte constamment le fortissimo, avec seulement çà et là, la flexion atténuée du simple forte. Tout cela est d’une précision absolue ; il semble qu’il suffise de savoir lire pour comprendre ? Mais voilà : les chefs d’orchestre, la plupart du temps ne lisent pas attentivement ; ils se contentent d’un à peu près et ainsi on arrive à ces exécutions sans relief et sans accent où toutes les nuances sont confondues, où tous les rythmes s’effacent.

À propos de cette troisième partie, je remarque, chose curieuse, que Berlioz emploie constamment la désignation : scherzo. C’est là une grosse erreur, car il est impossible de considérer ce morceau comme un scherzo, c’est-à-dire comme un allegro plutôt léger, plaisant, d’allure gaie (de l’italien scherzare, railler, jouer). Beethoven n’a pas employé le terme scherzo ; il écrit en tête du morceau allegro, ce qui est d’autant plus remarquable que dans toutes ses précédentes symphonies le mouvement rapide qui succède au grand mouvement lent, morceau central de la symphonie, il place soit un menuet (première et quatrième symphonie), soit un scherzo (deuxième et troisième symphonie). Ici, il ne le fait pas ; est-il admissible que ce soit sans intention ? Il est vrai que tout scherzo est nécessairement un allegro ; mais tout allegro n’est pas un scherzo. Ce dernier est le terme le plus étroit et celui, par conséquent, dont le sens est le plus précis. Beethoven ne l’a pas employé cette fois parce qu’évidemment il n’entendait pas qu’on donnât au morceau le caractère facile, aimable, inhérent à l’idée de scherzo.

Faut-il croire à une simple inadvertance de la part de Berlioz lorsqu’il fait un scherzo de l’allegro de l’ut mineur ? Ou bien n’est-ce pas plutôt que Berlioz entendait cet allegro tout autrement qu’on ne le conçoit généralement aujourd’hui ? La seconde hypothèse me paraît la plus vraisemblable. Berlioz s’explique en effet ainsi :

« C’est une étrange composition dont les premières mesures, qui n’ont rien de terrible cependant, causent cette émotion inexpliquable qu’on éprouve sous le regard magnétique de certains individus. Tout y est mystérieux et sombre ; les jeux d’instrumentation d’un aspect plus ou moins sinistre semblent se rattacher à l’ordre d’idées qui créa la fameuse scène du Blocksberg, dans le Faust, de Gœthe. Les nuances du piano et du mezzo forte y dominent. Le milieu (le trio) est occupé par un trait de basses exécuté de toute la force des archets, dont la lourde rudesse fait trembler sur leurs pieds les pupitres de l’orchestre et ressemble assez aux ébats d’un éléphant en gaieté… Mais le monstre s’éloigne et le bruit de sa folle course se perd graduellement. Le motif du scherzo reparaît en pizzicato, le silence s’établit peu à peu, on n’entend plus que quelques notes légèrement pincées… »

On le voit, pour Berlioz, le morceau a plutôt le caractère fantastique, d’où devait résulter nécessairement une interprétation sensiblement différente de celle que je viens d’exposer. L’entrée des cors n’a plus la même importance et on la pouvait exécuter plus légèrement, ainsi que tout le développement qui suit. Aussi Berlioz indique-t-il erronément les accents par lesquels passe la première partie du morceau. Il dit que les nuances du mezzo forte et du piano y dominent. La vérité est que suivant les indications de Beethoven il y a alternance presque symétrique entre les deux nuances extrêmes du passionissimo et du fortissimo.

La fertile imagination de Berlioz lui faisait voir les ébats d’un éléphant dans le trio. Le fameux trait des basses devait donc, pour lui, être joué très pesamment : il parle d’ailleurs de sa « lourde rudesse. »

Tout cela est fort intéressant et très ingénieux, mais ne concorde pas évidemment avec la véritable pensée de Beethoven autant qu’on en peut juger par les indications qui émanent de lui-même. Pour ce trait fameux des basses il ne marque spécialement aucune nuance : au début du trait se trouve indiqué un simple forte : un seul fortissimo se produit après la reprise du trio, au dessin isolé des altos et des seconds violons.


\relative c'{
\time 3/8
\override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
\override Staff.Clef #'transparent = ##t
\key c \major
\clef treble
  d8 e fis | g4
}

S’il avait voulu là quelqu’accent extraordinaire, particulièrement pittoresque ou expressif, lui si précis d’ordinaire, n’aurait-il trouvé aucun moyen de faire connaître nettement sa pensée ? Cela me paraît bien invraisemblable. M. Richter se bornait simplement à faire jouer tout ce trait des basses avec une grande fermeté de rythme et le plus d’égalité possible, mais sans la moindre apparence de lourdeur ou de rudesse. Et je crois que cette interprétation, peut-être moins pittoresque que celle de Berlioz, est néanmoins la seule vraie et, certes, la plus musicale. Tout ce passage d’ordinaire très tourmenté et médiocrement expressif dans les laborieuses exécutions qu’on nous en donne généralement, était ainsi devenu très clair, et d’autant plus caractéristique. S’il fallait absolument lui découvrir un sens poétique ou philosophique, on pourrait dire qu’il exprimait très bien, ainsi rendu, l’état de trouble, l’incertitude d’une âme ballottée entre les désirs aimés et les décisions nécessaires, hésitant entre le parti à prendre, revenant sans cesse à son aspiration vers le repos ou le bien-être (retour de la mystérieuse et interrogative mélodie du début), triomphant enfin de sa longue irrésolution en arrivant à la délivrance dont l’éclatante fanfare du finale évoque fatalement l’idée.

Il n’y a pas lieu, du reste, de s’étonner que Berlioz sur ce point ait pu faire erreur. Tous les musiciens de son époque considéraient l’allegro de la symphonie en ut comme un scherzo et l’exécutaient comme tel. Schumann[3] par exemple trouvait que le pizzicato de l’allegro avait un caractère humoristique « bien qu’il annonce quelque chose de terrible » ; la phrase interrogative des basses lui


\relative c'{
\time 3/4
\override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
\key c \major
\clef bass
  \partial 4 g4 | f8 g a d,e f | r4 r
}


semblait devoir produire un effet comique. Lui aussi appelle scherzo cet allegro qu’on ne peut plus évidemment désigner de cette appellation comme l’a fait judicieusement remarquer Marx[4], tant il diffère par le caractère du genre de morceau plus ou moins léger qu’avant Beethoven on faisait succéder à l’andante. Les traditions orchestrales semblent en ceci avoir influé sur la conception même des chefs d’orchestre et d’illustres musiciens. En portant dans l’interprétation de Beethoven les procédés d’exécution applicables à Mozart et à Haydn, on n’a pas pris garde qu’on dénaturait le caractère absolument nouveau de cet allegro. La tradition, une fois établie, s’est conservée jusqu’ici. C’était dans l’ordre. Il a fallu les clairvoyantes observations de Wagner et ses critiques fondées sur la manière superficielle d’interpréter Beethoven pour la détruire et ramener l’attention sur un détail complètement négligé jusqu’ici, malgré l’importance capitale qu’il a non seulement pour l’interprétation esthétique, mais encore pour l’exécution matérielle de l’œuvre.

Après ce trio, nous arrivons à un merveilleux passage, qui n’est en quelque sorte qu’une longue préparation à l’allegro final, et dans lequel il semble que toutes les mélodies précédemment entendues se désagrègent, se dissolvent. Deux fois encore reparaissent les deux thèmes de l’allegro, mais comme brisés, haletants, atténués dans leur sonorité et leur intensité expressive par l’emploi du pizzicato. Il semble qu’une lassitude énorme se soit emparée de toutes les voix de l’orchestre ; et mystérieusement, dans la nuance pianississimo, – ppp. – commence une incomparable progression pendant laquelle les timballes marquent seules le rythme jusqu’au moment où les violons reprennent sourdement le thème initial, montant par degrés chromatiques du mi bémol au fa majeur sur la pédale de sol tenue par les basses.

Jusqu’au moment où se produit cette progression, M. Richter maintenait strictement un pianissimo absolu et l’on ne peut assez appeler l’attention sur l’insistance que met Beethoven à le demander. Trois ou quatre fois il marque un sempre pp., qui est extraordinairement significatif. Le chef d’orchestre ne saurait donc assez recommander à ses artistes cette nuance si importante. M. Richter y avait porté toute son attention. Il voulait l’impression complète d’une stagnation, d’une concentration devant aboutir à un effort, d’une colère sourde qui se ramasse et se fait violence pour éclater tout à coup plus puissante et plus irrésistible.

Aussi quelle explosion, quel rayonnement de joie, quelle sensation radieuse de délivrance quand tout l’orchestre, aidé maintenant des trombones, du contrebasson et de la petite flûte (piccolo) qui n’avaient pas encore paru, entonne la fanfare triomphale ! Il y eut dans tout le public comme un remous, tant avait été grande la tension obtenue dans la préparation de cette entrée. Là, en effet, est la péripétie du drame psychologique dont cette incomparable symphonie est le développement sonore. Jamais je n’ai vu auditoire saisi d’une émotion aussi intense à l’audition d’un morceau purement symphonique que le fut le public bruxellois par cette exécution raisonnée et logique, intelligemment et savamment graduée.

Je dois ajouter toutefois que dans la suite du finale M. Richter parut avoir maintenu avec trop de rigueur l’uniformité du rythme. Il prenait la fanfare du début dans un mouvement très large, un peu plus lent qu’on ne le prend généralement de ce côté-ci du Rhin. Elle y gagnait en noblesse ; seulement par la suite on eût aimé qu’il animât un peu cette solennité. Le fameux chant des cors (mesures 25 à 35) manquait évidemment de souffle, d’éclat et d’accent. Je me rappelle l’avoir entendu bien mieux exécuté, vibrant et d’une étonnante splendeur au Conservatoire de Bruxelles sous la direction de M. Gevaert ; mais M. Gevaert prenait le mouvement un peu plus vite, et avec raison, je crois, car les notes longues des cors, dans la nuance du fortissimo, ne peuvent évidemment pas être soutenues, même par des artistes exceptionnels, au delà d’un certain temps. Le morceau a d’ailleurs acquis ici une allure passionnée et entraînante qui exige dans l’exécution une vigueur incompatible avec le sentiment de noblesse que M. Richter faisait très justement dominer au début.

Le mouvement plus retenu lui permettait d’ailleurs d’obtenir des nuances plus accentuées dans le chant qui suit :


\language "italiano"
melody = \relative do'' {
  \clef treble
  \key do \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
     r2 r4\ff \tupletUp \tuplet 3/2 { la8( si do) }
     re4-. \tuplet 3/2 { si8( do re) } mi4-. \tuplet 3/2 { mi8( fad sol) }|
     re2. \tuplet 3/2 {re8(\p do si } | \phrasingSlurDown la4)\( \tupletDown \tuplet 3/2 { do8 si la } sol4 \tuplet 3/2 { si8 la sol } |
     fad4\) 
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}


où Beethoven veut encore une fois un contraste très marqué puisqu’on passe du fortissimo au piano et que toute la première partie de la période, avec ses noires piquées après chaque groupe de triolets, demande une exécution énergique de l’archet aussitôt changée en une grande douceur à l’entrée de la nuance piano et de la liaison qui enveloppe tout le second membre de la phrase.

Pour le presto final, M. Richter le faisait jouer très vite en demandant aux violons d’observer scrupuleusement le forte-piano que Beethoven indique avec insistance sur la première note du thème :


\language "italiano"
melody = \relative do' {
  \clef treble
  \key do \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    \repeat unfold 2 { do2.\fp si4 | la( sol) sol-. sol-. } | mi'2\fp  
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

La force rythmique du presto était ainsi décuplée. Il semblait que l’on fût entraîné dans un tourbillon de joie et d’ivresse, pareil à celui qui termine la ive symphonie. Et c’était à la fin l’oubli complet des douloureux conflits, de l’âpre lutte dont cet incomparable poème symphonique déroule l’émouvant tableau.

  1. À travers Chants ; les Symphonies de Beethoven.
  2. Je ne me rappelle l’avoir entendu qu’une seule fois, sous la direction de M. Peter Benoit, à Bruxelles. M. Benoit faisait jouer plus piano les autres instruments.
  3. Schumann : Das Komische in der Music, dans Gesammelte Schriften, tom. i.
  4. Ludwig van Beethoven, Leben und Schaffen