L’Art de diriger l’orchestre/05
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Le souci extrême des nuances expressives et des accents déjà si important dans l’interprétation de Beethoven, devient, on le comprendra, plus nécessaire encore dans l’exécution des œuvres de Wagner. Par rapport à Beethoven, Wagner occupe la situation de Beethoven vis-à-vis de Mozart et de Haydn ; et il l’a définie lui-même avec une sagacité remarquable, en analysant les dissemblances qui éclatent chez Mozart et Beethoven dans la façon de concevoir l’allegro. Wagner constate que chez Beethoven l’allegro est presque toujours une décomposition de l’adagio pur en une figuration plus animée ; tandis que chez Mozart – à part quelques rares exceptions dans ses dernières œuvres (symphonies, trios, quatuors), – l’allegro est généralement un morceau tout à fait indépendant où sur un thème donné, des rythmes vifs se succèdent et alternent sans autre but que de donner à l’adagio une contrepartie éclatante et mouvementée. Tous les allegros de Beethoven, au contraire, sont régis par un melos fondamental qui tient du caractère de l’adagio, qui l’annonce ou qui lui fait suite. De là dans ses mouvements rapides un caractère sentimental et même dramatique qui n’est pas généralement dans ceux de Mozart, ni surtout dans ceux de Haydn. Et c’est ce qui rend si frappant le contraste entre la symphonie de Beethoven et la symphonie de Mozart et de Haydn. M. Gevaert en a fait un jour la très intéressante expérience dans un des concerts du Conservatoire de Bruxelles (10 février 1889) ; il fit exécuter successivement la symphonie en sol majeur de Haydn, la symphonie en sol mineur de Mozart, l’une de ses plus importantes, et la septième symphonie (en la) de Beethoven. La juxtaposition de ces trois œuvres caractéristiques mit clairement en évidence la justesse absolue du mot de Wagner sur le développement donné par les deux premiers maîtres à la mélodie de danse. Les formes rythmiques dont ils revêtent leurs mouvements plus ou moins rapides sont incontestablement tributaires des rythmes dansants ; c’est une exception quand leurs thèmes s’élargissent et tendent à une expression plus libre et plus profonde. Avec Beethoven au contraire c’est le caractère expressif des thèmes et des développements qui est la règle. Toute la symphonie est issue d’un haut sentiment poétique qui la domine tout entière. Ses formes harmoniques, rythmiques et mélodiques sont directement motivées par ce sentiment d’où elles sont sorties librement en ne revêtant plus qu’extérieurement tel ou tel type caractéristique de forme musicale.
Chez Wagner, le système de développement psychologique commencé par Beethoven est poussé jusqu’à son extrême limite. Avec lui, même quand il écrit des morceaux purement symphoniques, l’intention poétique est dominante et c’est d’elle que résultent toutes les formes et leurs transformations. L’idée dramatique, non musicale, est la source même de ses développements. Il suffit d’énoncer ce principe, pour comprendre que les fragments tirés de ses œuvres, ouvertures, entr’actes, scènes détachées, demandent une interprétation toute nouvelle aussi différente de l’interprétation qui convient à Beethoven que celle-ci l’était déjà de l’interprétation exigée pour Mozart et Haydn.
Le style symphonique de Wagner n’est plus le style lié de ses prédécesseurs ; les idées ne sont pas la conséquence l’une de l’autre, pas plus que les formes du développement. Les contrastes ne résultent plus exclusivement des nuances qu’apportaient jadis à l’expression d’une même idée mélodique toutes les transformations dont elle est susceptible : augmentations, diminutions, renversements, division, variations, harmonisations différentes, etc. ; ils résultent de l’opposition même des thèmes à chacun desquels Wagner attache, on le sait, une signification particulière. Wagner a ainsi introduit dans la musique un mode nouveau d’expression qui se trouve déjà en germe dans les derniers quatuors de Beethoven, que Weber et Berlioz avaient reconnu et pratiqué, mais qu’avant lui aucun maître n’avait employé d’une façon aussi rigoureuse et systématiquement significative.
Avant toutes choses, le chef d’orchestre qui aura des fragments symphoniques de Wagner à diriger, devra donc se préoccuper de reconnaître cet élément nouveau de la composition et de le faire valoir, comme il convient, dans l’exécution.
L’ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg est à cet égard une des pages les mieux caractérisées qui soient. Elle rentre d’ailleurs dans le cadre de cette étude, M. Richter l’ayant dirigée à son concert de Bruxelles.
Ce large et brillant prologue de l’œuvre musicalement la plus riche de Wagner, est bâti tout entier sur des thèmes empruntés aux épisodes essentiels de la comédie. Ces thèmes se divisent en deux catégories bien distinctes : les uns se rapportent à la corporation des Maîtres chanteurs, les autres à l’aventure amoureuse autour de laquelle évolue le drame.
C’est par le thème des Maîtres, sans autre préparation, que commence l’ouverture
Ce thème large, pesant et carré qui caractérise admirablement la solennité satisfaite et la fierté tranquille des bons bourgeois de Nuremberg épris d’art et de poésie, Wagner le voulait dans un mouvement « très modérément animé », correspondant à peu près à l’ancien allegro maestoso, c’est-à-dire au rythme d’une marche noble, fortement accentuée comme l’indique d’ailleurs l’ample structure de la mesure en quatre temps réguliers. Pour bien en saisir le caractère il faut se rappeler le très joli mot de Wagner à propos de ses compatriotes : « L’Allemand est anguleux et gauche quand il veut affecter les bonnes manières ; mais il est grand et supérieur à tous quand il est enflammé. »
Il y a quelque chose de cette grandeur et de cette gaucherie dans le thème proprement dit des Maîtres chanteurs et dans la longue période, toute en figuration, que Wagner tire des dessins de son thème principal. Pendant les 26 premières mesures du prélude, cet élément domine seul. Brusquement un trille sur la dominante du ton d’ut nous introduit dans un tout autre ordre d’idées.
Avec le second thème, nous pénétrons dans un autre milieu ; les Maîtres chanteurs sont loin. Nous voici dans l’élément lyrique ; ce sont des amoureux qui parlent :
Cette phrase est sans aucun lien avec ce qui précède. L’opposition est absolue, non seulement dans les nuances, – Wagner multiplie les indications : molto tranquillo, espressivo, meno forte e legatissimo, – mais encore dans le caractère même des idées. Elles sont entièrement étrangères les unes aux autres. Les premières sont d’ordre pittoresque en quelque sorte, les autres, d’ordre passionnel. Elles demandent donc une interprétation essentiellement différente, sans que le mouvement subisse d’altération ; la première phrase dans tout son développement devra être jouée posément, avec ampleur et solennité ; la deuxième avec une délicatesse extrême, d’une façon expressive et très liée, jusqu’au rallentando de la mesure 35 où le dessin caractéristique du thème des Maîtres, donne naissance à un trait brillant des violons, lequel amène un troisième thème :
Ce nouveau thème encore une fois est sans rapport d’origine avec celui qui le précède immédiatement. Il est d’ordre pittoresque comme le premier : c’est la Marche des Maîtres chanteurs. Celle-ci se développe dans toute son ampleur, joyeuse, bruyante, exubérante jusqu’au poco piu animato de la mesure 90 :
Ce quatrième thème nous ramène de nouveau à l’élément lyrique, passionnel, mais exprimé cette fois d’une façon plus pressante. Si l’on se reporte au sens qui s’attache à ce thème dans le développement dramatique de l’œuvre, il sert à caractériser l’inquiétude amoureuse du chevalier Walther, épris de la belle Eva qui n’appartiendra qu’au vainqueur du concours de poésie et de chant organisé par les Maîtres chanteurs. Les syncopes haletantes du début et l’accent passionné qui doit se marquer sur le mi aigu, fortissimo, expriment parfaitement le sentiment que l’auteur avait en vue.
Ainsi apparaît clairement le plan suivi par le compositeur. Sa préface instrumentale est en raccourci l’exposé de la pièce : d’un côté les Maîtres chanteurs et la scolastique, de l’autre les amoureux dont la passion est à la merci des règles étroites de la corporation et de ce concours de chant d’où dépend leur union et leur bonheur. Les thèmes qui dans la suite de la partition se rapportent à ce conflit sont ceux précisément que Wagner emploie dans son prélude, et il les expose d’abord séparément, en quelque sorte comme le sujet et le contre-sujet d’une fugue, pour les grouper ensuite et les combiner selon la fonction qu’ils ont plus tard dans le drame.
Au moyen d’une série de délicates modulations sur le thème que nous venons de citer, il nous conduit du ton d’ut à celui plus chaud de mi majeur dans lequel se présente un cinquième thème plus doux, plus expressif encore :
À la fin de son Art de diriger, où il donne d’intéressantes indications sur l’interprétation du prélude des Maîtres chanteurs, Wagner a dit lui-même de cette phrase : « Si l’on y met beaucoup de tendresse elle aura une expression passionnée mêlée d’agitation, comme une déclaration d’amour murmurée mystérieusement. » Afin de sauvegarder ce caractère, il recommande formellement de retenir un peu le mouvement. On le ranimera ensuite insensiblement avec le motif suivant :
etc. |
revenir peu à peu au mouvement primitif. Cette progression sert en même temps à préparer l’apparition d’un élément nouveau qui n’avait pas encore été indiqué jusqu’ici : l’élément comique de l’œuvre.
Le thème qui l’annonce :
est tout uniquement celui des Maîtres traité en diminution,
ce qui en fait une sorte de caricature. L’intention ironique
s’accentue encore lorsqu’à ce thème vient se joindre
le thème diminué de la passion de Walther que nous
venons de citer (exemple précédent) ; et que finalement le
compositeur dans un court passage fugué lui donne pour
contresujet (dans les violoncelles) le motif suivant :
C’est le thème ironique sur lequel, au début de la scène du concours, au quatrième tableau de la pièce, le chœur exprime sa surprise en voyant paraître le grotesque Beckmesser parmi les concurrents au prix de poésie et à la main de la belle Eva. Sur ce thème, dans le texte allemand, on chante ces paroles :
Ce qui veut dire : « Ce concurrent-là ne nous paraît pas être le vrai ! » Dans la version française de M. Wilder les gens du peuple s’écrient, en voyant Beckmesser : « Lui ! vraiment ? Est-ce bien possible ? »
Le sens de tous ces thèmes est ainsi très précis. Et l’on conçoit que, pour les bien rendre avec le caractère et l’accent que l’auteur a entendu leur assigner, il ne suffise pas de les exécuter selon leur rôle purement musical dans la composition. Ils sont à mettre en valeur au double point de vue de leur sens musical et de leur sens dramatique.
Il importe donc que dans l’interprétation de toute cette partie de l’ouverture, partie que Wagner lui-même a désignée comme un scherzando, l’intention comique soit nettement marquée. On arrivera aisément à l’exprimer en maintenant strictement le rythme et en détachant avec un soin méticuleux toutes les notes piquées de la figuration dans les différentes nuances dynamiques qu’indique la partition. Le motif ironique dont nous venons de parler surtout devra être exécuté très staccato, qu’il soit à la basse ou qu’il paraisse dans les dessus ayant à son tour pour contresujet le thème diminué des Maîtres.
Cet amusant caquetage des instruments à vent et des cordes aboutit à une explosion fulgurante où le véritable motif des Maîtres, lancé par la puissante voix des cuivres, reparaît en sa pleine majesté, isolé d’abord, combiné ensuite simultanément avec le thème diminué de la marche des Maîtres et avec le thème augmenté de la passion de Walther, devenu ainsi un chant noblement passionné :
Il importe que cette mélodie soit accentuée doucement, mais chantée avec âme et chaleur par les violons, dans la nuance piano. C’est un chant d’extase amoureuse, – la mélodie en est empruntée au chant de concours de Walther (3me acte – et non un thème de marche. Il suit de là, aussi, que les thèmes secondaires qui se combinent avec lui doivent demeurer au second plan, tout en étant perceptibles. Le sentiment qui domine ici est celui d’une effusion lyrique. Celle-ci est interrompue pendant quelques mesures par un retour du thème ironique de Beckmesser, mais reprend bientôt son élan au con fuoco, où s’exprime avec feu l’enthousiasme du poète, chantant l’hymne triomphant à la beauté et à l’amour. En un mot, ce long développement n’est tout entier qu’un seul et même crescendo continu préparant la rentrée fortissimo dans tout l’orchestre des cuivres, de la fanfare éclatante de la Marche des Maîtres.
Wagner dans ses explications sur l’exécution de ce prélude, déclare très nettement que dans toutes les parties essentiellement lyriques, il laisse libre cours au sentiment des exécutants, c’est-à-dire qu’il n’arrêtait pas la tendance naturelle qu’ils ont de presser un peu le mouvement dans les passages chantés et passionnés. La rentrée de la fanfare et du thème de marche lui permettait ensuite de revenir insensiblement au mouvement modéré du 4/4 initial. Ainsi faisait aussi M. Richter. Tout le développement sur le thème de Walther et le crescendo s’animait peu à peu, et la fanfare même, très franchement attaquée, avec les curieux traits de violons qui l’enguirlandent, avait sous sa direction une allure très gaie, très joyeuse. C’est seulement à la seconde reprise de la fanfare, au molto pesante, que M. Richter retenait le mouvement, donnant une grande largeur au cantabile qui s’y rattache ; enfin la chaîne des trilles lui servait à ramener définitivement le mouvement initial du thème des Maîtres qui éclate finalement dans tout l’orchestre, superbe, puissant, comme une sorte d’apothéose formant poétiquement et musicalement la conclusion naturelle de cette préface instrumentale.
Le plan de cet important morceau est, on le voit, très simple. On y distingue d’abord l’opposition symétrique de quatre thèmes différents qui se rapportent aux deux éléments en présence dans l’œuvre dramatique : d’un côté la scolastique, de l’autre le lyrisme ; ce second élément se développe ensuite librement, pour être refoulé bientôt de nouveau par la raideur académique, qui toutefois est vaincue à son tour, laissant s’accomplir l’union des deux éléments d’abord opposés. En quelques pages de musique nous assistons ainsi au développement complet de la lutte, du conflit qui fait le sujet de la comédie.
Mais si ce plan est très clair, très rationnel, en revanche, la contexture musicale de cette admirable page symphonique est d’une délicatesse et d’une subtilité peu communes. Le travail thématique en est particulièrement intéressant et d’une exécution d’autant plus difficile que Wagner multiplie les indications expressives et suspend ou retient, à tout propos, le mouvement général de l’orchestre malgré la continuité de la figuration. Cependant dès lors que le sens des différents thèmes sera bien connu, l’accent qui leur est propre bien saisi, l’ouverture marchera toute seule. Il est arrivé même que cette page, naguère sifflée à outrance, proclamée incompréhensible et qui devait l’être en effet dans sa nouveauté, les chefs d’orchestre n’ayant aucune idée du sens de ce qu’ils jouaient, paraît aujourd’hui d’une limpidité absolue à des auditeurs qui l’entendent pour la première fois. J’ai moi-même constaté le fait à plusieurs reprises.
Dans son Art de diriger Wagner raconte qu’à quelques jours d’intervalle son ouverture fut exécutée à Leipzig, au Gewandhaus, sous sa direction d’abord ; elle fut bissée ; puis sous la direction de M. Reinecke, encore actuellement directeur du Conservatoire de cette ville ; elle fut sifflée. C’est que M. Reinecke s’était contenté de maintenir inflexiblement, tout le long du prélude, le large mouvement régulier (4/4) du premier thème, sans aucun égard pour les délicates flexions rythmiques que Wagner indique dans la suite.
Je me rappelle avoir entendu des exécutions analogues à Bruxelles et ailleurs ; et j’avoue que jusqu’en ces derniers temps, cette belle page a été jouée presque partout de manière à demeurer un véritable logogriphe pour les auditeurs non prévenus. Tout à coup, il y a quelque cinq ou six ans, la clarté se fit dans ce chaos de sonorités étranges. C’est que dans l’intervalle M. Joseph Dupont avait fait exécuter dans ses concerts divers autres fragments de l’opéra. Finalement l’ouvrage fut mis à la scène au théâtre de la Monnaie. Dès ce jour le prélude des Maîtres Chanteurs devint un morceau favori du public bruxellois et aussi l’un de ceux que l’orchestre des Concerts populaires exécute avec le plus de verve, de délicatesse et de limpidité. Je l’ai entendu bien souvent depuis, à Paris, à Londres, en Allemagne. Sans craindre d’être accusé de flatter indûment mes compatriotes, je puis dire qu’il y a peu d’orchestres actuellement qui jouent cette ouverture mieux que les artistes bruxellois. Les observations que M. Richter leur fit aux répétitions furent peu importantes. Il demande seulement aux cuivres de bien soutenir le son dans le thème de la marche, en évitant toute brutalité dans l’attaque de la fanfare ; aux cordes et aux instruments à vent de bien adoucir leur chant, chaque fois que reparaît l’élément lyrique : « Vous jouez les amoureux », leur disait-il ; enfin dans le scherzando, à insister sur l’exécution ferme et très précise du staccato. Rien de plus. Au Concert le morceau alla d’une façon splendide et fut longuement acclamé, comme il l’est du reste chaque fois que M. Joseph Dupont le dirige.
Tout ceci prouve que pour obtenir une belle exécution, il ne suffit pas que le chef seul connaisse les intentions de l’auteur ; il est utile que tous les artistes de l’orchestre aient des clartés sur la donnée poétique de l’œuvre et qu’ils sachent à quoi se rapporte ce qu’ils ont à exécuter. Cela est si vrai que du jour où ils avaient pu voir et entendre les Maîtres Chanteurs à la scène, et se rendre compte du sens des principaux thèmes, les exécutants de l’orchestre bruxellois rencontrèrent sans hésitation l’accent juste et M. Joseph Dupont, pas plus que M. Richter après lui, n’eurent de grande difficulté, l’interprétation expressive des thèmes étant bien fixée maintenant, pour fondre l’ensemble en un tout harmonieux et intelligible. La clarté s’était faite toute seule, là où régnait il y a dix ans le chaos.