L’Art de diriger l’orchestre/06

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Librairie Fischbacher (p. 75-81).
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Le prélude de Tristan et Iseult est d’un composition moins touffue et il n’a pas d’ailleurs le même développement que le prélude des Maîtres Chanteurs. Il n’en est pas moins d’une exécution extrêmement difficile au point de vue de l’expression.

C’est un morceau très lent, très large, mais très intense qui, commencé au pianissimo, s’élève et s’anime peu à peu jusqu’au fortissimo le plus passionné pour retomber finalement à la nuance de son point de départ.

Il est bâti tout entier sur quatre thèmes dont les développements et les combinaisons sont inintelligibles si l’exécution n’est pas extrêmement nuancée. Il faut croire que Wagner lui-même, en 1861, à Paris, n’était point parvenu à obtenir de son orchestre cette exécution très nuancée puisque le prélude ne fut pas compris même par Berlioz.

Dans son compte rendu des Concerts de Wagner à l’ancien Théâtre-Lyrique[1], Berlioz affirme n’avoir entendu qu’un seul thème « sorte de gémissement chromatique », et tout le morceau n’est pour lui qu’une suite « d’accords dissonants dont de longues appogiatures augmentent encore la cruauté ».

Que Berlioz n’ait pas voulu entendre ou qu’il n’ait pas vu clair, l’interprétation ne lui ayant pas donné une idée du plan de l’œuvre et du développement des thèmes, son appréciation n’en demeure pas moins bien superficielle, ce dont pourra se convaincre quiconque voudra analyser un peu attentivement cette merveilleuse page symphonique.

En réalité ce morceau est aussi clairement, aussi régulièrement développé que le plus naïf andante de Mozart.

Le premier thème est le suivant :


\language "italiano"
melody = {
  \clef treble
  \key do \major
  \time 6/8
    << 
      \relative do' { 
        \voiceOne   
          \partial 8 s8^\markup { \hspace #-3 { "Lent et languissant." } } | 
          fa4.~^\< fa4 mi8\! | sold4.~^\>^\markup { \char ##x250c \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \italic \huge { b } \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2510 } sold4 la8\! | 
          lad si4~si8 si8\rest si8\rest |
      }
     \new Voice  
     \relative do' { 
       \voiceTwo 
           \partial 8 \stemUp la8_\markup { \halign #2 { \dynamic pp } \lower #3 \fontsize #2 "  violons" }\( |
           s2. | \stemDown 
           red2.\)~_\markup \halign #28 { { \char ##x2514 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014  \char ##x2014 \italic \huge { a } \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2014 \char ##x2518 } }
           red!4.\p ~red8 s8 s8 |
      }
    >>
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \autoBeamOff \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

C’est le gémissement chromatique dont parle Berlioz. On remarquera l’indication placée en tête du morceau : Langsam und schmachtend, lent et languissant, C’est la première fois probablement que l’adjectif schmachtend apparaît comme désignation expressive en tête d’une composition symphonique.

Le premier thème comprend deux motifs que Wagner dans la suite disjoint, mais qu’il emploie généralement dans la disposition où nous les voyons ici.

La phrase chromatique descendante (a) est d’abord confiée aux violoncelles ; la phrase ascendante (b) appartient aux instruments à vent : hautbois, clarinettes, cor anglais, bassons.

Or, il importe que dès le début l’auditeur soit bien fixé sur leur caractère et leur sens. Le mot de Berlioz est frappant de justesse : le premier motif est un véritable gémissement et c’est comme tel qu’il doit être exécuté, très pianissimo au début, avec un léger crescendo sur le ré dièze, pour s’éteindre de nouveau sur le ré bécarre que le violoncelle ne donne pas, mais qui se trouve dans l’accord des instruments à vent.

M. Richter aux répétitions insista surtout sur deux points : d’abord l’exécution très piano du la initial, qui doit être soutenu et non détaché comme on le fait souvent en poussant de l’archet. Sur le fa la sonorité s’enfle doucement pour amener le rinforzando du ré dièze. Toute la phrase doit d’ailleurs être dite très lentement et d’une façon absolument liée.

Ensuite M. Richter insista pour obtenir un accent très marqué, – sans brutalité toutefois, – sur le sol dièze du hautbois, à l’entrée des instruments à vent. Ce sol dièze note initiale du deuxième motif est en même temps appogiature de l’accord de septième de sensible (fa-si-ré dièze, la) sur lequel évolue la phrase, et qui lui imprime le caractère si incisif, si cruel qui la distingue. Ce motif qui semble un sanglot doit, lui aussi, s’enfler doucement et se perdre de nouveau dans un piano extrême.

Quand ces deux nuances, le crescendo et le decrescendo, sont bien rendues, l’extraordinaire langueur qui s’exprime en ces premières mesures du prélude ne peut manquer de saisir l’auditeur, et il n’a plus de peine alors à comprendre la progression de cette plainte amoureuse qui monte inquiète et toujours plus vive, jusqu’à l’explosion de la phrase ardent qui forme le second thème et qui est comme la réponse aux interrogations éplorées du début :


\language "italiano"
melody = \relative do' {
  \clef bass
  \key do \major
  \time 3/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    \partial 8*3 la8[(\p si8. do16]) | do4->( \autoBeamOff re,8) \autoBeamOn do'[( re8. mi16]) | mi8( re4)
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.

C’est encore aux violoncelles que ce chant large et passionné est confié d’abord, il passe ensuite aux violons avec un accent de plus en plus enflammé, pour aboutir à une conclusion qui devient elle-même un nouveau thème sous cette forme :


\language "italiano"
melody = \relative do' {
  \clef treble
  \key do \major
  \time 2/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    la16_\<([ sol')\!] sol8[\(_\> fad mi16 fad]\!\) | mi8( red4)
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Ces thèmes n’offrent aucune difficulté d’interprétation. Seulement il faut qu’ils soient bien chantés par l’instrument à qui ils sont confiés et qu’ils restent toujours clairement perceptibles.

Plus loin, on retrouve aussi la première partie de cette très belle phrase sous une forme plus figurée :


\language "italiano"
melody = \relative do'' {
  \clef treble
  \key do \major
  \time 3/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    \stemDown sib8[\(\f la16 sib si16. do32]\) do4-> mib,8 | sib'8[\( la16 sib si16. do32]\) do8[\( si16 do re16. mib32]\) | mib8->
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #110
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.

Elle a ainsi un caractère très passionné, vibrant, véhément même. Les nuances à observer sont un crescendo très marqué sur le dessin ascendant, et un diminuendo sensible sur la chute. Celle-ci doit demeurer toujours perceptible, surtout quand Wagner combine les deux formes du thème dans une sorte d’imitation très serrée qui deviendrait inintelligible si l’on n’entendait pas la finale.

Le quatrième thème est d’un caractère moins tourmenté, moins douloureux :


\language "italiano"
melody = \relative do''{
  \clef treble
  \key la \major
  \time 9/16
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
  la32[\(_\markup \italic {  meno forte. } si] \tupletUp \tuplet 5/4 { \stemDown dod32[ re mi fad sold]\) } <la fad>8[(_\markup \italic { express. } <fad re>8. <re si>16]) |
  \stemUp <lad fadd>8( <si sold>16) 
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

C’est avec lui que le prélude atteint son point culminant. Les tierces apportent comme un éclat lumineux et presque joyeux dans cette page symphonique d’un sentiment si sombre et si attristé. Mais ces lueurs cèdent bientôt à un retour des deux thèmes passionnés dont nous venons de parler et qui s’enlacent étroitement, tandis qu’à la basse on entend la phrase chromatique descendante du premier thème.

La conclusion du morceau est formée par la reprise toujours diminuendo des deux phrases initiales.

Le simple examen de la constitution mélodique de ces thèmes indique leur caractère. Ils sont essentiellement pathétiques et l’emphase dans la diction, qui serait ailleurs déplacée, n’est pas contradictoire ici aux sentiments qu’il s’agit d’exprimer. Tous les accents indiqués dans la partition doivent donc être très saillants, presque exagérés.

N’oublions pas que ce prélude sert de préface instrumentale à la plus tragique aventure d’amour, au drame passionnel le plus intense qui soit à côté de Roméo et Juliette (de Shakespeare !).

Wagner d’ailleurs emprunte tous les thèmes de son prélude au premier acte de son drame, notamment à la scène première où Iseult pleure l’abandon où elle se trouve, et à la grande scène où les deux héros, qui se croyaient condamnés à se haïr éternellement, absorbent le philtre d’amour au lieu du poison mortel qu’Iseult avait fait préparer et se jettent éperdument dans les bras l’un de l’autre en proie à une ineffable extase. C’est à cette situation que se rapporte particulièrement le quatrième thème.

À ce propos j’appellerai l’attention des chefs d’orchestre sur le trait rapide (une octave entière) qui conduit au sommet mélodique de ce motif. Ce trait, qu’on le remarque bien, fait partie intégrante du thème. Ce n’est pas un simple ornement ; il doit être exécuté strictement, posément, sans précipitation, avec un léger appui sur la note initiale afin de bien marquer le point de départ. C’est un petit détail auquel M. Richter, avec raison, attachait beaucoup d’importance. Tout le développement qui suit et où ce trait revient constamment acquiert ainsi un élan extraordinaire et prend une expression radieuse qui forme un contraste évidemment voulu par l’auteur.

Alors aussi devient plus poignante l’arrivée du decrescendo sur la rentrée des accords désolés, de l’incisive et gémissante appogiature du premier thème. À la fin, quand les dernières notes de ce thème retombent inarticulées, à peine murmurées, haletantes, brisées, s’exhalant ainsi que le dernier souffle et le dernier sanglot d’un agonissant, je défie bien l’auditeur le plus insensible aux émotions musicales de ne pas éprouver une forte secousse.

L’effet sera nul, en revanche, si les constantes alternatives entre le crescendo et le diminuendo ne sont pas rendues avec un relief suffisant. C’est alors, comme le disait Berlioz, une succession d’accords dissonants sans signification apparente et d’autant plus cruels que toute l’architecture harmonique du morceau est calquée sur les harmonies du premier motif.

On remarquera que dans le prélude de Tristan, Wagner ne suit point pas à pas l’action dramatique ainsi qu’il le fait dans l’ouverture des Maîtres Chanteurs. Tous les thèmes, quoique distincts, sont issus d’un même sentiment et développent une même idée musicale ou, tout au moins, des idées musicales étroitement liées l’une à l’autre à la fois par leur forme mélodique et leur base harmonique.

  1. À travers chants : Concerts de Richard Wagner.