L’Art de diriger l’orchestre/07

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Librairie Fischbacher (p. 82-88).
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vii


Dans le prélude de Parsifal, Wagner revient au contraire au système de développement suivi dans le prélude des Maîtres Chanteurs, système qui est d’ailleurs aussi celui de l’ouverture du Tannhæuser. Le prélude traduit exactement la donnée psychologique du drame. L’idée de la Rédemption par la souffrance, par le renoncement et par la pitié domine toute l’œuvre ; c’est sur les thèmes relatifs à cet ordre de sentiments que se développe la préface instrumentale. Wagner nous en a du reste laissé une analyse, ou si l’on veut, un commentaire, auquel il faut nécessairement se reporter.

En tête de ce commentaire il a lui-même écrit : Amour, foi, espérance. Et voici comment il expose l’idée poétique développée dans le prélude :

Premier thème : Amour. – Prenez mon corps, prenez mon sang pour la grâce de notre amour. (Répété en diminuant par des voix d’anges.)
xxxx Prenez mon corps, prenez mon sang en souvenir de notre amour. (De nouveau répété en diminuant.)

Ce premier thème, dont voici la notation musicale :


\language "italiano"
melody = \relative do'{
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 4/4
  \phrasingSlurUp
    r4 lab4~\( lab8 do4\p mib8~ | mib8. fa16 fa4~ fa8 sol4 lab8 | sol4\f do,8. re16_\markup \italic { dim. } mib2~ | mib8 lab, sib do reb2~ | reb8 do4\p sib8~ sib4._\markup \italic { più } do8\) | do1\p | 
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-2
  }
}
\header { tagline = ##f}
est la mélodie que les chevaliers du Graal chantent pendant

le festin mystique de la Pâque à la fin du premier acte, dans la grande scène du temple.

C’est donc un thème essentiellement religieux qui doit être dit avec beaucoup de noblesse et d’onction.

Le mouvement indiqué par Wagner est très lent, sehr langsam. Si mes souvenirs sont exacts, M. Richter battait le 4/4, comme un 8/8, c’est-à-dire qu’il indiquait deux temps très modérés de la valeur d’une croche par chaque noire du 4/4. Ceci donne une idée de la largeur de son mouvement. Partout, sauf à Bayreuth, j’ai toujours entendu ce thème beaucoup plus vite. Je n’hésite pas à préférer l’extrême lenteur du mouvement de M. Richter, non seulement parce qu’elle est bien dans les traditions et les idées de Wagner, mais encore parce que la phrase, ainsi exposée, se développe avec une ampleur magnifique et qu’il est possible alors d’obtenir une gradation très pathétique du pianissimo initial au forte qui marque le point culminant de la mélodie, ainsi que le diminuendo de plus en plus douloureux et alangui qui se produit sur la chute.

L’important est que cette gradation et la diminution qui suit, surtout l’accent (forte) marqué sur le sol, soient bien rendues par les instruments à vent quand ils reprennent le thème sur l’accompagnement arpégié des cordes.

Quant à cet accompagnement, il doit être très velouté, très lié, avec un léger accent d’appui à la note fondamentale de chaque arpège. À la conclusion des deux premières périodes le pianissimo des instrument à vent, sur les accords brisés de la et d’ut, surtout dans les flûtes ne peut être assez doux.

Après quoi, long silence, pour préparer l’entrée du deuxième thème.

Reprenons ici le commentaire de l’auteur :

Deuxième thème : Foi. — Promesse de la Rédemption par la Foi. Ferme et pleine de sève, se manifeste la Foi, grandie, voulante, même dans la souffrance.
xxxx À la promesse renouvelée, la Foi répond des plus douces hauteurs, — comme portée par les ailes de la blanche colombe, descendant d’en haut, — saisissant les cœurs humains toujours plus largement et plus totalement, emplissant le monde de l’entière nature, ensuite regardant de nouveau vers l’éther céleste, comme doucement apaisée.

Ce deuxième thème, selon le système d’oppositions déjà signalé dans le prélude des Maîtres Chanteurs, s’affirme sans aucune transition. Il est d’abord exposé par les cuivres :


\language "italiano"
upper = \relative do' {
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 4/4
      mib2\(\p\< <fa do>4. <lab reb,>8 | <lab reb,>2 <sib reb,>8[\! \crescTextCresc <do mib,>\< <reb fa,> <mib sol,>]\! | <mib lab,>2\)
}
lower = \relative do' {
  \clef bass
  \key lab \major
  \time 4/4
      <do lab>2\( <lab fa>4. <fa sib,>8 | <fa reb>2 <reb sib> | <do lab>\)
}
\score {
  <<
    \new PianoStaff <<
      \new Staff = "upper" \upper
      \new Staff = "lower" \lower
    >>
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Il est de la plus haute importance que le chef d’orchestre obtienne des exécutants l’attaque très douce du premier accord. C’est ici ou jamais l’occasion d’appliquer le piano soutenu dont nous avons précédemment parlé. Avec les excellents instrumentistes que possèdent la plupart des orchestres français et belges la difficulté de cette attaque dans la nuance piano est très réalisable. Il suffit de la demander pour l’obtenir. Rien ne peut donner une idée de la majesté et de la grandeur qu’acquiert la marche ascendante en sixtes, lorsque le crescendo marqué est bien rendu et qu’ensuite la phrase va se perdant de nouveau, en montant avec les flûtes vers les régions extrêmes de l’échelle sonore.

Ce thème, on le sait, sert dans tout l’ouvrage à caractériser le culte du Graal, symbole de la promesse de Rédemption.

Wagner lui oppose le thème suivant :


\language "italiano"
upper = \relative do' {
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 6/4
      r2. r4 r4 mib4^\marcato_\f |lab^\marcato sol^\marcato fa^\marcato mib2^\marcato fa4^\marcato | <sol mib sib>1.^\marcato~_\dim | << <sol mib sib>4\! { s8\> s8\! } >>
}
lower = \relative do' {
  \clef bass
  \key lab \major
  \time 6/4
      R1*3/2 | r2. <do lab>2. | <mib, mib,>1.:32 | <mib mib,>4
}
\score {
  <<
    \new PianoStaff <<
      \new Staff = "upper" \upper
      \new Staff = "lower" \lower
    >>
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}


d’abord répété deux fois par les cuivres, présenté ensuite dans tout son développement sous cette forme :


\language "italiano"
upper = \relative do'' {
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 6/4
      r2. r4 r4 la4^\marcato_\ff |
          << 
      \relative do' { 
        \voiceOne   
            re'4^\marcato dod^\marcato si^\marcato la2^\marcato si4^\marcato | dod^\marcato si^\marcato la^\marcato sold2^\marcato lad4^\marcato | \break
            dob^\marcato sib^\marcato lab!^\marcato sib~^\marcato sib8[ solb]~ solb4 | lab~ lab8 solb4 fa8~ fa mib4 re mib8 | <mib sib solb>1\p s2 |
      }
     \new Voice  
     \relative do' { 
       \voiceTwo 
           fad2. dod2 red4 | mi2. mi4 red dod |
           dob2.\> sib!4~\! sib8[ dob]~ dob4 | dob2._\markup \italic "dim." sib4 <sib( lab(>4. <sib) solb)>8 | s1. |
      }
    >>
}
lower = \relative do' {
  \clef bass
  \key lab \major
  \time 6/4
      r2. r4 r4 lab-^ |
          << 
      \relative do' { 
        \voiceOne   
            \stemDown <la re,>2.^\marcato <la fad>^\marcato | <sold dod,>^\marcato \stemUp si2^\marcato lad8[^\marcato sold]^\marcato | \break
            mib2 fad4 <solb mib solb,>~ \stemDown <solb mib solb,>8[ <solb mib do>8]~ <solb mib do>4 | \stemUp mib2 mib8[ fa] solb4\( fa4. mib8\) | <mib mib,>1:32 s2 |
      }
     \new Voice  
     \relative do { 
       \voiceTwo 
           s1. | s2. mi2. |
           <mib lab,>2. s2. | fa,2 lab4 sib2. | s1. |
      }
    >>
}
\score {
  <<
    \new PianoStaff <<
      \new Staff = "upper" \upper
      \new Staff = "lower" \lower
    >>
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f    
    indent = 0.0\cm
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Scandé énergiquement au début, il aboutit par une série chromatique descendante à un point d’orgue longuement soutenu pianissimo. C’est la Foi, « ferme et pleine de sève, voulante même dans la souffrance » dont parle le commentaire.

On remarquera les signes placés au-dessus de presque toutes le notes du thème. On les confond quelquefois dans l’exécution avec le signe du staccato ; c’est un tout autre accent que demande ici Wagner[1]. Il veut un marcato, un accent d’appui, très marqué, sur chaque note, mais sans sécheresse ; le son doit être très soutenu au contraire après avoir été vigoureusement attaqué. Le mouvement a d’ailleurs passé du 4/4 à un 6/4 un peu plus animé, chaque groupe de trois notes ayant la valeur de deux noire de la large mesure précédente. À la fin de la période nous revenons insensiblement à l’ampleur du 4/4 initial par un léger ritenuto (zurückhalten) à la dernière mesure qui ramène une rentrée très adoucie (dans les cordes) du thème du Graal.

« À la promesse de Rédemption renouvelée, la Foi répond des plus douces hauteurs » nous dit le commentaire. Et en effet voici le thème de la Foi, chanté, murmuré presque par les flûtes et les cors, puis par les instruments à cordes. Il se répète ainsi quatre fois de suite dans différentes tonalités, en passant par toutes les familles d’instruments, d’abord très doux, très soutenu, très lié, puis de nouveau fortissimo dans les cuivres, (cette fois, dans la mesure de 9/4), avec prolongation de certaines notes, sur l’accompagnement du tremolo des cordes ; enfin, pour la quatrième fois, de nouveau très doucement, dans les instruments en bois.

Grâce à ces nuances (quand elles sont bien observées), et à la diversité de l’instrumentation, cette belle phrase change d’expression à chaque répétition, tantôt énergique et farouche, tantôt enveloppante et pleine de caresses, ou mystérieuse et mystique, selon qu’elle est lancée par les cuivres, dite par les cordes ou chantée par les bois.

Revenons au commentaire de Wagner :

Alors, encore une fois, du tressaillement de la solitude s’élève la plainte de l’aimante compassion : l’angoisse, la sueur sacrée du mont des Oliviers, la divine souffrance du Golgotha ; – le corps pâlit, le sang coule, s’échappe et brille avec une céleste lueur de bénédiction, répandant, sur tout ce qui vit et souffre, la joie de la Rédemption par l’Amour. À lui qui, – terrible repentir du cœur ! – doit se plonger dans la vue divinement expiatoire de la tombe, à lui, Amfortas, le gardien souillé du sanctuaire, nous sommes préparés : y aura-t-il à sa cruelle souffrance d’âme une rédemption ? Une fois encore, nous entendons la promesse et – nous espérons.

L’aimante compassion, c’est le premier thème, le motif de la Pâque qui, sur le tremolo extrêmement sourd des cordes, est répété trois fois de suite en montant du ton de la à celui d’ut bémol puis de ré dièze, d’abord par les instruments en bois, puis par les violoncelles, enfin par les clarinettes ; seulement cette fois, Wagner forme avec la conclusion un thème nouveau :


\language "italiano"
melody = \relative do'' {
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    \partial 8*3 sol4 lab8 | sol4 do,8. re16 mib2 |
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    {  \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.5\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}

Ce dessin est répété plusieurs fois, avec un accent de plus en plus pathétique, surtout quand il passe aux altos et clarinettes qui mènent la phrase jusqu’à sa conclusion. On ne saurait ici demander aux solistes assez d’expression, aux parties d’accompagnement assez de réserve dans le tremolando pianissimo. Il faudra veiller surtout que les roulements de timbales soient délicatement exécutés : ce doit être un imperceptible murmure dans les mystérieuses profondeurs de l’orchestre.

Le prélude atteint ainsi son point culminant, avec la reprise par tout l’orchestre des deux dernières mesures du premier thème répétées deux fois de suite, puis une troisième fois encore avec une appogiature :


\language "italiano"
melody = \relative do'' {
  \clef treble
  \key lab \major
  \time 4/4
  \override Staff.TimeSignature.transparent = ##t
    r8 lab-^ sib-^ do-^ reb4.-^ do8-> | 
    do->\( si~ si16 si do32 si lad si\) re8[ do sib8. la16] |
    la8[ sib]
}
\score {
  <<
    \new Voice = "mel"
    { \melody }
  >>
  \layout {
    \context { \Staff \RemoveEmptyStaves }
    indent = 0.0\cm
    \override Score.BarNumber #'stencil = ##f
    line-width = #120
    \set fontSize = #-1
  }
}
\header { tagline = ##f}
  etc.

Sur ce dessin le mouvement doit s’élargir de nouveau (Etwas gedehnt), pour ramener dans le mouvement primitif le thème du début qui va se perdre, en diminuant, jusqu’à la fin du prélude.

Sur les premières notes de cette phrase on ne peut assez forcer l’expression. C’est le cri d’angoisse du vieux roi Amfortas blessé par la lance de Klingsor ; les trois notes marquées doivent être extrêmement incisives, la fin de la phrase, après l’appogiature, au contraire toute languissante et éplorée. C’est l’accent le plus pathétique de tout le prélude. Il va ensuite en s’atténuant sur des dessins du même thème qui s’exhalent brisé et plus lents comme les soupirs du roi agonisant épuisé par la souffrance.

Quand le thème de la Pâque, le thème de l’aimante compassion reparaît alors, répété d’octave en octave, il a vraiment le caractère que lui assigne Wagner dans son commentaire. C’est une supplication, une prière, une interrogation inquiète et confiante aussi : « Pouvons-nous espérer ? ».

  1. Je dirais volontiers de ces notes si fortement scandées qu’elles doivent être affirmées chacune comme un dogme.