L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Amour et les poisons/01

La bibliothèque libre.
Une femme curieuse (alias )

L’AMOUR & LES POISONS


RÉHABILITATION DES POISONS

L’amour est un poison. Il est quelquefois aussi doux que le sommeil sous les manceniliers qui cause la mort, il peut être amer comme la ciguë. Nous aspirons ce poison de toutes nos forces. Nous ne craignons pas de lui une accoutumance plus terrible que celle de la morphine, des vertiges plus dangereux que celui que nous donne la première pipe d’opium.

Nous buvons sans remords la salive des baisers et nous gardons d’elle, pourtant, une ivresse que nous ne pourrons plus chasser, qui sera obsédante et douloureuse, qui nous pâlira et nous fera pleurer.

Nous ne redoutons pas le poison essentiel de la vie et nous tremblons comme des petites filles à l’idée de prendre soit de l’opium, soit de l’éther qui pourtant nous délivrera de la douleur quand nous souffrirons.

Les poisons sont très calomniés dans notre société. Ils le sont injustement et il convient de les réhabiliter. Le seul danger est d’en prendre avec excès, et ce danger existe pour toutes les choses de la terre.

Il faut les mesurer à son âme, comme le pharmacien les mesure et les dose quand il les prépare comme remède de notre corps. Pris avec modération, et dans ce cas seulement, ils seront un merveilleux dérivatif de nos chagrins, ils nous guériront de la tristesse de ne pas être aimées, quand cela nous arrivera, ils ajouteront à notre joie de l’être, quand nous aurons le bonheur d’être enveloppées d’amour.

Ils feront davantage : ils nous transporteront dans un monde subtil et merveilleux où les sens sont plus délicats, ou les affinités entre les êtres sont plus étroites, où s’établissent de mystérieuses correspondances, où le sentiment de la beauté s’agrandit. Une fois que nous aurons pénétré dans ce domaine, nous serons d’autres êtres, supérieurs et meilleurs, capables de pensées plus vastes avec un cerveau élargi, un corps susceptible de voluptés plus grandes et plus variées.

Pour toutes les richesses qu’ils apportent on peut consentir à braver leur danger, à se rire du discrédit de l’opinion qui jette la pierre à la femme dont la robe en passant dégage un léger souffle d’éther.

Il faut, avec sagesse, se servir des poisons. L’amour est un poison et c’est la meilleure chose de la vie. Criminel serait celui qui voudrait le supprimer du monde ! Marié à d’autres poisons, il nous donne des joies inattendues, il a des baisers plus longs et plus doux, ses caresses sont plus savoureuses, nous descendons avec lui dans un royaume nouveau. Celui qui n’a pas goûté à cet élan vers l’inconnu, à cette vibration qui rapproche du divin, ignore tout de l’amour.

Il faut négliger les paroles que les gens sensés échangent entre eux avec gravité sur ce sujet, ne pas tenir compte du mépris dans lequel ils tiennent celui qui marche avec l’auréole louche du fumeur d’opium. Car ce sont des gens sans idéal supérieur. Ils comprendront aisément que l’on vive dans le seul but de gagner de l’argent, que pour cela on passe des jours misérables dans une boutique étroite ou dans un bureau nauséabond, ils louangeront le commerçant qui ne songe qu’à vendre davantage, le spéculateur qui n’a d’autre but que de grossir sa fortune, mais ils n’auront pas assez d’indignation pour le rêveur qui voudra, à certaines heures, sortir de la vie banale, échapper à la médiocrité sur les ailes miraculeuses des parfums.

Et quand même, une fois sur cent, il y aurait un de ces rêveurs qui se laisserait entraîner par le vertige de l’esprit, l’émerveillement léger des sens et qui abuserait du poison, au point, à la longue, de se fatiguer et de s’anémier, au point même d’abréger d’une année ou deux le chiffre des années que lui a marquées la destinée, n’aurait-il pas eu, ce rêveur, comme compensation, d’inestimables heures de joie qui lui auraient rendu en intensité ce qu’il avait perdu en quantité ?

La vie est trop médiocre et n’est riche que de plaisirs vulgaires. Servons-nous, quand l’occasion s’en présente, des moyens subtils que la nature nous a donnés pour monter les degrés du paradis artificiel qui est aussi le paradis de l’amour.