L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Amour et les poisons/02

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DE L’OPIUM COMME MOYEN DE SÉDUCTION

L’opium exerce un grand prestige sur toute une catégorie de gens à Paris, sur les artistes, sur ceux qui voudraient passer pour artistes, sur ceux qui disent : Oh ! Paris ! que de choses curieuses on y voit !

Une fumeuse d’opium !

Ces trois mots évoquent pour eux une femme singulière, avec de grands yeux vagues indéfinis, un air nostalgique, des mouvements lents, une femme qui vit dans un monde de rêve, qui peut, à son gré, créer et faire paraître des visions.

Il est bien entendu qu’il faut renoncer, vis-à-vis de cette catégorie d’hommes, à tout attrait convenable de correction et de vertu bourgeoise. Par le seul fait qu’on laisse savoir que l’opium ne vous est pas étranger, on est sur la pente irrégulière, on descend l’autre versant et il faut tâcher d’en tirer profit pour son plus grand honneur.

Quel est l’homme qui pourrait ne pas s’éprendre d’une femme tant soit peu intelligente après une soirée de fumerie ?

Mon amie Odette, qui reçoit dans son salon oriental une société choisie et qui a dépassé la quarantième année, fait l’étonnement de ses amies par la qualité de ses liaisons. Elle n’a jamais été très jolie et maintenant elle n’a plus l’éclat de la jeunesse. Son amant est pourtant jeune et beau et de cette sorte d’hommes que toutes les femmes se disputeraient volontiers.

Je peux dire que tous les succès d’Odette sont dus à l’agréable disposition de sa fumerie, à l’organisation savante des éclairages, au choix des étoffes, à la profondeur des coussins et à la magie de l’opium.

Mais, plus encore que la vertu de la fumée noire, l’ambiance, l’atmosphère créée par mon habile amie agissent sur les esprits.

Comment, en effet, résister à ce décor un peu théâtral, intime et particulier, où il y a le charme des longues conversations amicales, la poésie de l’Orient ?

À la clarté d’une petite lampe qui tremblote, une femme retrouve sa jeunesse perdue. On fume, en effet, dans un peignoir japonais ou chinois et on a pu apporter à cette sorte de déguisement tout l’effort de son art du costume.

Les rides, les petites rides qu’à la grande lumière on aperçoit près des yeux, disparaissent dans le clair-obscur, sous l’ombre favorable des cheveux défaits. Le peignoir est ouvert, il laisse des bras nus émerger et, près de l’ivoire de la pipe, l’ivoire de la chair n’est pas moins beau, sa teinte rosée ressort mieux.

On est face à face, étendus sur des matelas, séparés seulement par un étroit plateau. On a toute la vaste nuit devant soi. La fabrication des pipes, le travail minutieux que cela impose permet d’interrompre à son gré et de reprendre la conversation, de lui donner le sens qu’il vous plaît.

L’opium enfin, l’opium miraculeux et doux verse lentement l’oubli des choses mélancoliques de la vie, il enseigne l’indulgence et la douceur, il éveille discrètement les sens, il donne une signification de volupté au moindre mouvement des lèvres, au moindre geste d’une main blanche. Il crée entre deux êtres une mystérieuse harmonie, faite d’une compréhension commune de l’amour.

Quand on a fumé ensemble durant une heure, on a une parenté subtile, une parenté imaginative avec celui qui est en face de vous. Les choses qui vous entourent sont bienveillantes et semblent vous protéger. Les dragons des grandes soies suspendues au mur sont des dieux cléments et propices à l’amour. Le bouddha sourit sur la cheminée derrière deux minuscules portes de bronze entr’ouvertes. Une heure qui sonne au loin annonce l’instant du baiser. On sait que ce baiser va venir et on l’attend, car il vient lentement toujours, sans hâte, sans brutalité, comme la conclusion logique du silence et de la fumée, et cette attente est délicieuse.

Un étroit plateau sur lequel il y a une lampe et de petits objets fragiles sépare les deux fumeurs. Et c’est vraiment un miracle que ce plateau s’évanouisse, disparaisse, et que les fumeurs soient dans les bras l’un de l’autre, sans avoir déplacé le plateau, sans savoir où la lampe, comme un mystérieux papillon, a pu aller se poser.