L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Amour et les poisons/03

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DE L’OPIUM COMME ÉCOLE D’ÉTRANGETÉ

Marcelle D…, une petite jeune fille de dix-huit ans et qui se destinait au théâtre, me répétait souvent, quand je lui parlais de ce qu’elle voudrait être, de son avenir :

— Je voudrais être une femme étrange.

Elle était jolie, certes, avec ses longs cheveux blonds, sa taille élancée, ses traits réguliers. Mais un je ne sais quoi de bourgeois, une absence totale d’étrangeté, diminuait beaucoup son charme, la rendait inexplicablement insignifiante.

Cela venait-il de la présence continuelle de sa mère à ses côtés, ou de son visage trop rond, ou de son regard toujours empreint d’une bonté affectueuse pour tout le monde ? Je ne sais, mais je me disais à part moi :

« Marcelle deviendra peut-être une actrice célèbre, elle aura beaucoup d’amants ou sera, au contraire, une épouse modèle, mais elle ne sera jamais une femme étrange, comme elle le rêve. »

Je la perdis de vue et la retrouvai après trois ou quatre ans. Je la reconnus à peine. Un immense changement s’était opéré en elle. C’était une troublante créature aux yeux profonds, au teint mat qui de jolie était devenue belle. La rondeur bon enfant de ses joues avait disparu, l’expression de bonté de son regard avait fait place à cette lumière des yeux qui a l’air de contenir un secret jamais deviné. Ses cheveux semblaient plus épais sur ses tempes et il n’était pas jusqu’à ses mains qui avaient plus de longueur et de finesse.

Je m’étonnai d’un tel changement. J’appris par la suite que, devenue la maîtresse d’un officier de marine, elle était l’hôtesse assidue des fumeries parisiennes. J’eus même l’occasion de l’y rencontrer. J’y remarquai qu’elle goûtait beaucoup ces réunions, mais qu’elle-même ne fumait pas.

Il est certain que mille causes avaient dû agir sur elle pour la transformer : ses fréquentations, le théâtre, son goût propre. Mais il est certain aussi que c’était la seule atmosphère des fumeries d’opium, les longues nuits de causerie où l’on évoque les voyages, les colonies aux climats étouffants, les arts orientaux, qui avaient pu lui donner cette nuance du regard, ce mystère des gestes, cette qualité d’étrangeté si précieuse.

Et l’étrangeté est, en somme, ce qui exerce la plus grande somme de séduction sur les hommes.