L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Amour et les poisons/05

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LE HASCHISCH ET LA NOTION DE L’ESPACE

Le haschisch est, à mon avis, le plus dangereux des poisons. Et puis, ce n’est pas un poison d’amour.

À petite dose, il fait rire. Or le rire est ennuyeux s’il n’est pas l’expression d’une joie intime. À dose plus forte, il donne des sensations qui sont voisines de la folie.

Il faut craindre le haschish.

Le poète T., qui avait jadis une taille svelte et élancée et qui est maintenant affreusement claudicant à la suite d’un accident que je vais dire, est un mangeur de haschish.

Il en parle avec une admiration qu’il n’a jamais pu me faire partager.

— Le haschish est sublime, dit-il. Je n’ai commencé vraiment à vivre que du jour où j’y ai goûté. Il supprime presque entièrement la notion de l’espace et ainsi il vous rapproche singulièrement de la divinité. Les objets ne sont plus distants, ils sont très proches et très lointains à la fois, ils sont vous-même. D’un geste de la main on peut éteindre les étoiles, on est soi-même tout l’infini.

Une quinzaine d’heures après que j’ai absorbé le haschish, je suis saisi de vomissements, j’ai des vertiges tels que je suis obligé de m’enfermer dans une pièce obscure pour échapper à la sensation de tournoiement, mon cœur bat dans ma poitrine à coups si précipités que je pourrais croire qu’il va éclater, et toutes les dix secondes environ j’ai ce sentiment que l’on éprouve parfois dans les cauchemars d’une chute dans un abîme sans fin, mais mille fois plus net et plus douloureux. Et pourtant, malgré cette sorte de punition infligée à mon corps et à mon esprit, je recommence toujours à prendre du haschish.

Le haschish est sublime, ai-je dit, mais il est incomplet. Il supprime la sensation de l’espace, il ne supprime pas celle du temps, de sorte qu’on est une moitié de dieu, misérablement rattaché à la terre, que le vaste ciel ne peut limiter, mais qui entend pourtant, le bruit des heures et qui demeure leur prisonnier. Il existe à coup sûr une substance qui doit délivrer du temps comme le haschisch délivre de l’espace. J’ai tout essayé en vain, ni le kif des Arabes, ni l’opium des Chinois pris en même temps que le haschisch ne m’ont donné de résultat. J’ai lu quelque part que cet effet peut être produit par un extrait de bois de Kinam fabriqué dans l’Inde. J’ai écrit pour en avoir à un ami de collège que j’ai à Pondichéry, mais il m’a répondu qu’il ne connaissait pas ce dont je voulais parler et il a ajouté de sottes railleries.

Le poète T… n’écrit plus guère que des poésies très courtes et dont le sens échappe à un esprit normal.

Un de ses amis m’a raconté qu’un soir il était chez lui, avec d’autres amis. T… avait pris plus de haschisch que d’habitude. Il était tard et on parla de souper. T… habitait à un second étage à Montmartre et de sa fenêtre ouverte on apercevait un restaurant de nuit.

— Je vais chercher ce qu’il faut pour souper, dit-il.

Avant qu’on ait pu le retenir il avait franchi la fenêtre, doucement, sans hâte, pour rejoindre le restaurant à travers cet espace dont il n’avait plus la notion.

Il tomba et se cassa les deux jambes. Et pourtant cela ne l’a pas guéri.