L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/11

La bibliothèque libre.

VOLUPTÉ QUE LE SPECTACLE DE LA NATURE
AJOUTE À L’AMOUR

Miette Y… se trouvait à Bagnères-de-Luchon, et un grand chagrin d’amour l’avait conduite à mener la vie la plus déréglée. Durant quelques mois, au grand scandale de ses amies, elle vécut dans la société la plus libre, réalisant les fantaisies les plus inattendues et quelquefois les plus contraires à la morale.

Miette Y… était encore, à cette époque, la plus adorable petite brune qu’on puisse voir. Elle éblouissait le Casino de ses toilettes les plus voyantes. Une cour d’adorateurs la suivait sans cesse. Dans la salle de jeu, la partie de baccara s’arrêtait quand elle paraissait. Tous ses amis la suivaient à deux heures du matin jusqu’à la villa qu’elle avait louée près d’un torrent, à quelque distance de Luchon, et là on soupait, on chantait, et le piano jouait jusqu’au matin.

Je n’ai jamais été dans cette villa et n’ai jamais fréquenté cette société à cause de sa trop mauvaise réputation. L’envie ne m’en manquait pas. Des amis plus favorisés m’en rapportaient maintes histoires curieuses, et je citerai deux d’entre elles qui se rattachent directement au sujet de ce livre.

Miette Y… aimait un Russe, qui l’avait quittée. Elle voulait s’étourdir.

Aussi ses caprices étaient-ils purement sensuels et avait-elle, à cause de cela, un grand pouvoir sur les hommes qui la désiraient.

Elle déclara un jour, au retour d’une promenade à cheval au port de Vénasque, qu’elle était amoureuse du guide qui l’avait conduite.

Ce guide était un jeune homme ni beau ni laid, avec cette apparence un peu lente, un peu lourde, un peu songeuse qu’ont les hommes qui vivent dans les montagnes.

On fit plusieurs promenades avec ce guide, et ce fut une suite ininterrompue de plaisanteries. Le guide comprit sans doute, car il devint bougon et taciturne et jeta des regards terribles à tous les membres de la caravane et à Miette elle-même. Comme l’on avait organisé un déjeuner sur la montagne, il refusa la bouteille de champagne qu’on lui offrit. Cependant Miette s’était piquée au jeu. Deux jours après, elle faisait prévenir le guide de venir la prendre au matin, et elle partait seule avec lui.

Voici — à peu près dans les mêmes termes — comment Miette Y… conta à une de ses amies, qui me l’a rapporté, sa promenade.

« Il y avait sur la route un parfum de fougère et de terre mouillée. Il était huit heures du matin. Nos chevaux trottaient côte à côte et je me sentais une lucidité d’esprit délicieuse.

« Je ne savais pas pourquoi j’avais tenu à faire cette promenade seule avec Pierre — c’était le nom de mon guide. J’éprouvais peut-être du dépit de sa mauvaise humeur obstinée à mon égard, j’avais le désir de le dompter, de le rendre aimable, troublé. Peut-être était-ce aussi la crainte de la solitude avec lui, l’appréhension d’un vague danger.

« Il y avait déjà quelque temps que nous avions quitté Luchon et nous montions à petits pas sous d’épais marronniers, parmi des pierres, et il n’avait pas encore ouvert la bouche, si ce n’est pour répondre par monosyllabes à mes questions.

« Les torrents faisaient du bruit autour de nous, de temps en temps une feuille se détachait et tombait à nos pieds, on apercevait à un tournant du chemin une étroite vallée où flottaient encore des vapeurs du matin, et j’étais tout de même ravie.

« Nous passâmes près d’une église en ruine, sur laquelle il y avait une légende — celle d’un saint tombant d’une montagne — universellement connue dans le pays. Pour faire parler mon compagnon, je lui demandai de me raconter cette légende, que je connaissais parfaitement.

« Sur un ton monotone, il récita quelques phrases qu’il devait savoir par cœur et, sans faire de commentaire personnel, sans parole polie, il retomba dans un profond mutisme.

« Je commençais à être un peu vexée. Je lui fis des avances, je prodiguai des sourires. Rien ne le décida. Nous traversâmes un village, et comme je le questionnais sur les habitants, il répondit avec le même laconisme.

« À un moment, mon cheval se rapprocha du sien et mon genou le frôla. Je sentis qu’il se dérobait et poussait sa monture un peu en avant.

« J’étais surprise et un peu irritée. Mon amour-propre était blessé de l’indifférence de ce rustre. Nous nous arrêtâmes dans une petite hôtellerie du village d’Oo et je lui dis de déjeuner à ma table, en face de moi. Il accepta avec déplaisir. On nous servit. Il mangea énormément et parla le moins possible.

« Je lui offris successivement plusieurs petits verres qu’il but. Cela ne le changea pas.

« Je m’étais levée pour repartir. Je pris dans mon sac un billet de cent francs et je lui dis :

« — Voulez-vous payer ?

« Il le fit et revint, et, comme il me tendait un billet de cinquante francs et de l’or, je le priai de garder le tout pour lui.

« Il hésita, puis enleva son béret, le balança dans sa main et me dit :

« — Je remercie beaucoup madame.

« Et ce fut tout.

« Au lieu de la traditionnelle course du lac, je voulus revenir à Luchon par un sentier détourné où nous ne rencontrerions pas de promeneurs, où nous serions dans la vraie montagne sauvage.

« Nous prîmes donc un petit chemin qui bordait un torrent et nous montâmes très longtemps sous des arbres bas, le long d’une épaisse forêt. Des souffles frais venaient jusqu’à nous, il y avait un grand silence que troublait seul le bruit du pas des chevaux. Les arbres firent ensuite place à des rochers et nous traversâmes un chaos de pierres qui évoqua à mon imagination des choses fantastiques et romanesques. Il me sembla tour à tour que je commandais une troupe de brigands, que j’étais une héroïne des Mille et une Nuits, qu’un palais enchanté allait m’apparaître.

« Il devait être deux heures de l’après-midi. Le soleil était brûlant. Je n’en pouvais plus. Je dis à Pierre que je voulais me reposer. Nous nous arrêtâmes, il attacha les chevaux et je me couchai sur le sol dur où ne poussait qu’une herbe rare.

« Nous dominions à ce moment la vallée et le coup d’œil que nous avions alors était presque vertigineux.

« Pierre s’étendit aussi, mais à une distance respectueuse.

« Je désespérais de le troubler. Mon dépit faisait place à un sentiment bizarre, celui du joueur qui veut gagner une partie, celui du chasseur qui veut prendre l’animal qu’il poursuit.

« Il était en face de moi et je voyais ses yeux clignoter.

« Malgré moi, les mouvements que j’avais faits pour me mieux placer avaient relevé ma jupe à une certaine hauteur. Le soleil m’engourdissait et m’enivrait un peu. Je ne bougeai plus. Il me sembla vaguement percevoir que je fixais son attention. Je me laissai aller doucement au sommeil.

« Je rêvai. Combien de temps, je l’ignore. Je rêvais que j’étais balancée dans l’espace, puis que je roulais sur une pente indéfinie, serrée dans les bras du guide et que ses bras me brisaient. Une sensation étrange m’envahit. Je rouvris les yeux.

« Au-dessus de ma tête les nuages se déroulaient avec une majesté et une splendeur incroyables. À ma droite et à ma gauche les montagnes s’entassaient et j’eus pour la première fois la notion de la variété de leurs couleurs, de la vie étrange des forêts et des rochers, de la beauté incomparable de leur forme. Très loin sur un sentier, j’aperçus, avec une curieuse netteté, deux femmes qui marchaient avec des jattes de lait sur leur tête ; un enfant les suivait en faisant des gambades successives que je comptais. Je m’intéressais à la vie de ces gens avec passion, ils me semblaient, dans ce cadre, sous le soleil, infiniment beaux. Puis tout s’effaça brusquement et je poussai un cri…

« Le guide Pierre était vaincu. »