L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/14

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SÉDUCTION DES TOUT JEUNES GENS

Les premières amours des adolescents sont doubles.

Ils ont, d’une part, un flirt très platonique, très romanesque, avec une jeune fille. Ils sont initiés, de l’autre, aux plaisirs physiques par une professionnelle d’ordre très misérable. De cette contradiction résulte pour eux des incertitudes, des déboires, des souffrances parfois, une idée fausse de l’amour. Ils s’imaginent volontiers qu’il y a deux ordres de femmes très différents : celles dont on n’obtient qu’une fleur à la dérobée, celles qui relèvent leur robe au premier signe.

Quelle femme n’a pas été tentée un instant d’être pour ces enfants timides et ignorants la femme véritable, la maîtresse qui leur révélera l’amour ?

Il y a dans toute femme une mère qui sommeille. Il y a dans toute femme un désir de câliner, de bercer, d’être protectrice, initiatrice même.

Est-ce chez nous une tendresse pareille à celle que l’on donne aux enfants, mélangée à un goût obscur de l’amour, ou bien est-ce une perversion naturelle de notre imagination qui nous fait profaner un sentiment sacré ? Est-ce le goût du viol qui prend chez la femme une forme plus en rapport avec sa nature ? Je ne sais. Mais ce qui est sûr, c’est qu’après la toute première jeunesse, la femme éprouve vite auprès d’un jeune homme de quinze ans une pensée d’éducation pour une science perverse qu’il n’apprend pas au lycée.

Une immense curiosité est dans les yeux des jeunes gens. On devine qu’ils n’ont pas encore pénétré le mystère de la femme, qu’ils en ignorent peut-être même jusqu’à la forme exacte. Leurs gestes sont maladroits, leurs yeux sont brillants et cernés par une insomnie dont on évoque la poésie sensuelle, dont on se représente les détails. Ils rougissent facilement et il y a un grand charme à les faire rougir. Le moindre regard un peu prolongé, la moindre pression de main à la dérobée les remplit d’émotion, et quelle volupté de faire naître un grand trouble par un petit geste !

Mon amie Y… eut — elle avait alors trente ans et elle était dans tout l’éclat de sa beauté — une véritable passion sentimentale pour un collégien de seize ans, fils d’une de ses amies. Elle m’a raconté qu’elle avait pleuré et souffert comme pour un véritable amant, davantage peut-être. Elle ne le voyait guère qu’en visites et il opposait toujours la plus désespérante froideur à toutes ses avances.

« Il avait de moi une terreur folle, me disait-elle. Il détournait les yeux quand mon regard se posait sur lui, et si je lui parlais, il ne me répondait qu’en balbutiant. Ses parents et moi dînions les uns chez les autres. Je mettais alors les plus troublants décolletés et m’arrangeais par de savantes dispositions pour être auprès de lui pendant le repas. Mais il mangeait gloutonnement, il ne coulait pas sur mes épaules la moindre œillade, et si mon genou s’égarait légèrement du côté du sien, il se dérobait aussitôt,

« J’étais humiliée et subissais les effets ordinaires du refus. Mon désir et mon amour étaient décuplés. Il alla, en uniforme de collégien, avec des gants blancs trop larges et une cravate d’une longueur ridicule, à un bal où j’étais moi-même. Contre toute attente, malgré les rapports étroits que j’avais avec sa famille, il ne m’invita pas à danser. Je l’appelai, je lui en fis amicalement l’observation et, comme une valse commençait, je l’entraînai. Il dansa en silence ; je le sentais terrifié. Profitant d’un instant où nous étions bousculés, d’un brusque mouvement je le pressai étroitement contre moi et il sentit la chaleur de ma joue contre la sienne. Je crus qu’il allait se débattre. Il s’écarta de toutes ses forces, il perdit le pas, il marcha sur ma robe, il m’écrasa le pied, je dus me faire reconduire.

« Tout cela m’exaspéra bien davantage. Je doutai de moi-même. J’eus peur de vieillir. Je voulais vaincre. Je commis la folle imprudence de lui écrire. Oui, je lui glissai un jour, chez lui, un billet dans la main, un billet où je lui parlais de mon amour en termes déplorablement rococo, comme si j’avais été une toute petite fille.

« Il ne me répondit même pas. Je passai des jours de morne abattement, de détresse morale infinie. J’essayai de ne plus le voir. Je ne pus l’oublier. Je m’exagérai encore ma passion et j’étais toute proche du désespoir.

« Or, un jour, on sonne à ma porte. Il était cinq heures. Ma femme de chambre fait entrer directement dans le petit salon, où je lisais. C’était lui. Je n’étais pas coiffée, je n’avais pas de corset et mon peignoir était ouvert. Je faillis tomber d’émotion. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je l’entendis balbutier qu’il avait pensé trouver sa mère chez moi ! Je savais que sa mère passait toute l’après-midi ailleurs, c’était donc un prétexte. Il était tout rouge ; pour la première fois il me regardait fixement, il se tenait debout au milieu de la pièce.

« Que s’était-il passé en lui ? D’où venait ce changement ? Ses sens venaient-ils de s’éveiller et avait-il de moi une assez mauvaise opinion pour croire que, malgré ses dédains, je l’attendais, j’étais à sa disposition, tout comme une fille ? Cette pensée me révolta et je fis un geste pour le mettre à la porte. Mais en une seconde, ce qui faisait mon indignation causa mon désir, un désir violent, insurmontable. La porte était entr’ouverte, j’allai la fermer. Sans dire un mot, je le poussai sur une chaise…

« On pouvait venir d’un instant à l’autre. Il n’eut ni remerciement ni parole d’amour. Il s’en alla comme il était venu. Mais ma passion était terminée avec ma curiosité et je n’eus plus jamais avec lui que des rapports mondains et d’une extrême froideur. »