L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/16

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LES ENTREMETTEURS INDIRECTS :
MAÎTRES D’HÔTEL, BIJOUTIERS, COUTURIERS,
PHOTOGRAPHES, EMPLOYÉS DES POSTES

Il n’y a pas que les prostituées et les hommes de mauvaise vie qui vivent de l’amour. Ceux-là en vivent directement. Mais autour de l’amour, engendré par lui, dans son atmosphère âcrement parfumée où l’odeur des draps se mêle à celle de l’éther, où la lanterne de l’hôtel borgne clignote à côté des lustres des grands restaurants, vit, s’agite, intrigue et spécule tout un monde hétéroclite, bariolé, bizarre, louche, ou de bon aloi, mais toujours intéressant.

Ce monde, une femme doit le connaître, savoir ce qu’il vaut pour n’en être pas dupe, l’utiliser et le dominer.

Une jolie femme va dans un grand restaurant de Paris. Elle est avec son mari, des personnes âgées, des messieurs décorés et connus comme des gens riches et considérables.

Elle a été naturellement correcte comme il convient. Elle n’a pas eu un coup d’œil de trop. Elle s’est imposée par son respect et même sa sévérité comme une femme du monde. Et pourtant, au moment où l’on se lève et où l’on apporte les manteaux, un maître d’hôtel très vénérable et qui a certainement dans la maison une situation importante lui chuchote avec une voix blanche, presque imperceptible en guidant son bras dans la manche de sa fourrure :

« À quelle adresse le monsieur brun qui est dans le coin à droite peut-il écrire à madame ? C’est un banquier très riche et très généreux. »

Non, la jolie femme ne doit pas répondre :

« Pour qui me prenez-vous ? » Non, elle ne doit pas non plus prévenir son mari.

Elle n’a qu’à regarder le visage du maître d’hôtel sur lequel est peinte une immense honorabilité pour estimer qu’il accomplit là un acte qui ressort essentiellement de son emploi autant que celui de présenter le soufflet vanillé ou l’ananas glacé.

Ce maître d’hôtel n’est peut-être pas entremetteur par nature, mais il sait d’instinct que les gens n’entrent et ne sortent, ne viennent s’asseoir à une table fleurie, que les femmes n’ont des toilettes claires et les hommes des airs jaloux que parce qu’ils sont tourmentés par une pensée d’amour. Il sait que le véritable intérêt de l’heure n’est pas dans le plat et dans les vins qu’il sert, mais dans le feu des regards qui font communiquer les êtres les uns avec les autres.

De même que le maître d’hôtel, le bijoutier apprendra avec faveur les unions illégitimes, les amours, les adultères, tout ce qui sera pour lui une cause d’achat. Le bijou est la convoitise suprême de toutes les femmes, le cadeau par excellence, et c’est pour l’avoir aperçu à une devanture de la rue de la Paix qu’elles consentent souvent à reposer sur des poitrines inconnues, s’efforçant d’échanger la petite pierre taillée ou la perle veloutée contre des simulacres d’amour.

Le bijoutier est discret, il comprend tout à demi-mot, il grave à l’intérieur des bagues des initiales qui ne sont pas celles de l’épouse et il ne manifeste sa connaissance du caractère irrégulier de l’achat que par une augmentation de prix, en trompant le plus possible sur la qualité du bijou. Ses scrupules sont d’autant plus atténués qu’il sait que ce bijou parera les mains ou le cou d’une demi-mondaine, qui peut être soupçonnée de porter du faux, que ce sera un bijou à destinée incertaine, susceptible d’être mis en gage, porté au mont-de-piété, et non un de ces bijoux de famille qui se transmettent honorablement dans les corbeilles de fiançailles.

Plus directement que le bijoutier, le couturier, s’il fait des robes, se plaît à savoir que des messieurs bons payeurs les enlèvent.

Le baron de T… m’a affirmé souvent que, grâce à quelques amitiés dans le personnel, les maisons de couture étaient pour lui plus fructueuses que les maisons de rendez-vous. Il avait toujours à payer, il est vrai, une note arriérée que le couturier avisé remettait au bon moment. Il ajoutait que cela valait bien les renseignements d’une précision presque médicale que seuls peuvent donner ceux qui sont appelés à remédier à l’imperfection des lignes, qui rembourrent le sein, qui équilibrent les hanches.

De quelle immense indulgence ne doit pas être rempli le cœur du photographe et quel secret contentement il est obligé de déguiser ! Il lui arrive de recevoir une jeune femme rougissante, une jeune femme bien faite, qui lui demande d’éloigner un instant son employé pour lui parler en tête à tête.

Ce qu’elle a à dire est bien difficile ? Elle se trouble, elle a des réticences, et le photographe est obligé de la mettre sur la voie en disant que le photographe est le confesseur de la beauté.

Plus encouragée, elle s’explique :

— Les hommes sont très exigeants dans leur amour… j’ai un amant qui m’adore… Il est quelquefois loin de moi et ne m’a promis d’être fidèle qu’à la condition d’avoir toujours sous les yeux l’image entière de ce qu’il aime ; enfin, il veut ma photographie toute nue…

Le photographe ne sourcille pas. Il demande simplement quelle est la pose choisie.

Et la jeune femme ajoute aussitôt qu’il y a en effet une pose préférée.

On passe dans l’atelier. Admirablement nue, elle apparaît aussitôt, Les conseils techniques habituels ne sont plus de mise et le photographe n’a qu’à apprêter son appareil en silence. Car, si timide et si rougissante qu’ait été la jeune femme, quel que soit le monde correct auquel elle semble appartenir, la pose choisie est toujours la plus voluptueuse, et ce caractère d’impudeur s’accentue d’une façon encore plus significative à l’instant où la voix de l’opérateur dit :

— Ne bougez plus.

Tant la force de l’amour triomphe aisément des barrières de la retenue la plus élémentaire.

— A. B. C. no 436, dit une voix un peu angoissée, devant le guichet de la poste restante.

Et parmi une foule de lettres de formats divers un employé en choisit une et la remet avec indifférence à celle qui attend d’elle tout l’infini de la tendresse.

— Ô employé des postes, avec tes manches de lustrine, tes yeux pleins d’ennui, tes cheveux humides d’une pommade à bon marché, avec ta mauvaise humeur non déguisée, tu es peut-être le plus charmant de tous les messagers de l’amour. Tu es Mercure moderne, sous sa forme singulièrement transformée. Tu n’as pas le beau visage et les ailes de ce dieu, mais tes doigts tachés d’encre sont revêtus d’un charme non pareil quand ils saisissent le papier où brille une écriture aimée. Mercure à douze cents francs par an, comme le fils de Jupiter tu es rapide et quelques secondes te suffisent pour parcourir de l’œil une centaine de lettres, Tu es même trop rapide, car tu fais croire parfois que tu as mal vu et que tu as laissé passer par distraction dans le tas la précieuse lettre. Comme l’inventeur de la lyre, tu es vigilant. Tu exiges deux enveloppes pour bien t’assurer qu’il n’y a pas de tromperie et que celle qui vient réclamer la lettre est bien celle à qui elle est adressée. Tu es même trop vigilant, car si l’on a oublie de prendre ce jour-là les deux enveloppes, tu deviens terrible et tu refuses même de dire si la lettre est là. Employé des postes, transmetteur des rendez-vous clandestins, des propositions inattendues, aide des gens sans adresses avouables, des personnages dont les noms sont des chiffres ou des numéros de billets de banque, secours des jeunes gens dont les parents sont trop sévères, des épouses trop surveillées par leur mari, sois loué par tous les amants pour tout le bonheur qui s’échappe à travers la petite grille de ton guichet.