L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/18

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Une femme curieuse (alias )

LES ORGUEILLEUSES

La femme triomphe souvent par son orgueil, mais elle périt aussi par lui. L’orgueil, qui est le plus souvent une haute vertu, l’armure qui nous protège contre les grossièretés et ce sentiment des hommes que toute conquête féminine est très facile, l’orgueil qui fait valoir nos qualités augmente le prix de nos paroles bienveillantes, l’orgueil qui rend notre corps plus beau nous incite aussi par son excès à d’étranges faiblesses.

Georgette B… m’a dit qu’elle n’avait jamais pu éprouver dans les bras d’un homme la sensation, pourtant délicieuse, de la faiblesse et de l’abandon. Même, toute supériorité lui était insupportable, et, pour ne pas rencontrer cette supériorité, elle en était arrivée à ne choisir ses amants que parmi des hommes inférieurs, soit moralement, soit socialement.

Elle ignorait que dans l’amour le vrai bonheur est fait de l’égalité des amants, et cela l’avait menée à d’étranges aventures.

Un petit employé de commerce, auquel elle avait acheté, dans un magasin, des articles de lingerie, s’était épris d’un amour insensé pour elle. Elle le comprit, elle revint souvent dans ce magasin et le récompensa de quelques regards. Il lui écrivit de longues lettres éperdues dans un style comique de lyrisme suranné. Mais ces lettres, où elle était comparée à une divinité, au lieu de la faire rire, lui procurèrent une douce émotion.

Elle s’arrangea pour que le petit employé vînt chez elle porter une commande, et elle fut sa maîtresse, à cause de l’immense volupté que lui procurait le sentiment de la domination absolue.

Jules V…, qui aimait une actrice du Vaudeville au caractère particulièrement susceptible et irascible, m’a raconté que lorsque celle-ci s’emportait contre lui, soit sans motif, soit à cause d’une trahison supposée, il ne répondait nullement à ses reproches, n’écoutait même pas ce qu’elle disait.

D’une façon mécanique, comme une leçon, il récitait des éloges démesurés, où il était dit qu’elle était la plus belle des femmes et l’artiste du monde qui avait le plus de talent.

Malgré l’absence évidente de rapport entre ces éloges et le sujet de la discussion, l’amie de Jules V… s’apaisait aussitôt, flattée, heureuse, vaincue par son orgueil.

Me trouvant un été avec Juliette D… au château de X…, je reçus pour la première fois ses confidences. Elle était mon amie depuis très longtemps, mais jamais elle ne m’avait dit un mot de sa vie privée.

Vivant avec un mari odieux et qui la délaissait, on ne lui connaissait cependant aucune intrigue. Elle m’avoua qu’elle n’en avait, en effet, jamais eue, non par scrupule moral, car elle détestait son mari, non par manque de désirs, elle me dit qu’elle en était, au contraire, toute brûlée — mais par orgueil.

La peur de déchoir à ses propres yeux et aux yeux de l’homme auquel elle se serait donnée l’avait jusqu’à ce jour retenue et défendue contre les sollicitations que provoquaient sa beauté et la liberté dont elle jouissait. Elle avait été souvent au bord de l’amour et elle avait toujours reculé à la dernière heure, dans la crainte d’être, après, un peu moins elle-même, diminuée dans sa dignité.

Juliette D… me confia qu’elle sentait maintenant un véritable amour pour Lucien de F… et qu’elle était décidée à ne pas laisser s’envoler cette unique possibilité de bonheur. Elle avait réfléchi, et elle trouvait que, de tous les hommes qu’elle avait connus, Lucien était le seul capable de la comprendre. Enfin elle l’aimait.

Lucien était au château avec nous. Il entourait Juliette D… d’une cour de tous les instants. Il ne la quittait pas, et il était visible, pour un esprit attentif, qu’il l’aimait très profondément.

Pourtant, à ma grande surprise, l’attitude de Juliette D… ne varia pas. Elle resta hautaine, glacée, feignant de ne pas voir et de ne pas comprendre les avances de Lucien. Celui-ci écrivit, elle ne lui répondit pas.

Comme elle ne me parlait plus de rien, je la crus, pareille à beaucoup de femmes, variable dans ses désirs, et je crus qu’elle avait oublié sa grande passion d’un moment.

Ce n’est que lorsque Julien de F… eut quitté le château qu’elle vint me trouver en pleurant et qu’elle me peignit le désespoir qu’elle éprouvait. Elle avait vu celui qu’elle aimait la désirer, elle l’avait vu souffrir auprès d’elle, sans pouvoir lui tendre les bras, sans pouvoir lui dire autre chose que de froides paroles indifférentes.

Le vêtement d’orgueil dont elle s’était revêtue s’était collé à son âme. Elle n’avait pu arracher cette tunique de Nessus, qui glaçait au lieu de brûler.