L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/20

La bibliothèque libre.

CONSEILS À UNE JEUNE FILLE QUI DÉBUTE
DANS LE MONDE

Jeune fille de seize ans dont les robes touchent à terre depuis quelques jours à peine, tu viens d’entendre ces paroles merveilleuses prononcées par ta mère :

— Les X… donnent un grand bal… Ton père et moi avons décidé que tu ferais ton entrée dans le monde chez eux.

Ce bonheur tombe sur toi à l’improviste, sans aucune préparation. Tu es secouée d’une joie indicible, tes idées tourbillonnent dans ton cerveau comme un vol de robes au bruit d’un orchestre et tu t’écries spontanément :

— Irai-je décolletée ?…

Puis tu vas embrasser ton père et annoncer cette bonne nouvelle à tes sœurs. Elles ne l’ignoraient point. Elles ont été consultées et elles ont donné à cette mesure une approbation dédaigneuse.

Ainsi donc sont terminées les soirées de Cendrillon. Tu n’aideras plus la femme de chambre à parfumer un mouchoir, à épingler une fleur, à faire chauffer le fer pour les frisures de la dernière heure. Tu n’accompagneras plus sur le palier de l’appartement un cortège de famille étrangement transformé par l’allure enfiévrée des visages et la magnificence des costumes ; tu n’auras plus, la porte refermée, une sensation d’abandon et de solitude, aggravée de la vision du désordre des autres ; tu ne craindras plus d’être éveillée au matin par les petits souliers qui tombent, les confidences chuchotées de tes sœurs ou quelque baiser morne ayant un relent de fatigue, de champagne, de poudre flétrie. Tu vas tâcher d’être belle et d’être heureuse pour ton propre compte.

Un bal ! Tu vois confusément dans ton esprit des salons immenses, une lumière éblouissante, des femmes d’une rare beauté, des jeunes gens d’une élégance inouïe. Tu vas enfin connaître les fameux fils X…, avec lesquels tes sœurs se glorifient d’avoir dansé une fois, qu’on se dispute dans toutes les réunions, qui conduisent les cotillons et dont les décisions ont force de loi dans tout ce qui est petits jeux, charades, danses nouvelles. Tu vas enfin être un acteur de cette cérémonie fructueuse qu’est le cotillon et dont tu ignores encore les rites ; tu en rapporteras aussi une moisson d’objets divers, inutiles et dorés, des aigrettes de métal, des fleurs de papier d’argent, des tambourins et des éventails, dont tu orneras ta chambre et qui feront ta gloire pour longtemps.

Tu comptes les jours, car la vie est longue quand on est très jeune. Mais pour te faire prendre patience, tu as les essayages chez la couturière pour la confection de ta première robe de bal. Elle sera rose. Ta mère n’aura permis qu’un décolleté insignifiant. Mais tu t’en moques. À ton âge, on ne pense pas encore à la séduction de son corps : on s’imagine que le visage seul est essentiel. À cause de cette erreur, tu donneras au jupon une importance et un luxe déplacés et tes hanches sveltes et le contour de tes genoux disparaîtront dans le fouillis des garnitures.

Jeune fille, ce qui cause ta joie c’est le sentiment que ton être se développe, que tu joues pour la première fois un rôle considérable, que ta personnalité s’affirme par une action éclatante.

Tu penses volontiers, parce qu’une ou deux vieilles dames ont donné, dans le salon de ta mère, leur opinion sur la couleur de ta robe, qu’une foule de gens s’occupent de ces débuts, que tu seras, lorsque tu pénétreras dans le salon rêvé, l’objet de l’attention universelle, la cause des murmures et des chuchotements, le but de toutes les curiosités.

Et voilà, après la minutieuse toilette, un peu de rouge mis en secret sur les lèvres, après l’entassement de toute la famille en voiture, après les dernières recommandations de ta mère t’interdisant de danser plusieurs fois avec le même jeune homme, après le froid du vestiaire, voilà quelle sera ta première déception.

Comme tu arriveras la dernière de ta famille, étant la plus jeune, la maîtresse de maison ayant épuisé la somme d’amabilité dont elle dispose ne laissera tomber pour toi, de son visage figé, qu’une réduction de sourire et tu sentiras que ton passage la laisse distraite et indifférente.

Quand tu pénétreras dans le fameux salon, dont les dimensions ne correspondront pas à ce que tu avais pensé, les curiosités que tu avais escomptées ne se produiront pas ; des jeunes gens viendront saluer tes sœurs et celles-ci négligeront de te les présenter ; ils n’auront pas, du reste, l’air de solliciter cet honneur ; des couples, tourbillonnant aux premières mesures d’une valse, te bousculeront en passant.

Tu te sentiras soudain toute petite, une quelconque robe rose parmi des robes bleues, blanches et mauves…

Tu t’assiéras à côté de ta mère. Les danses se succéderont et, sans doute, comme tu l’as entendu dire à de vieilles dames, parce qu’il n’y a plus de jeunesse et que les jeunes gens méprisent la danse, personne ne viendra t’inviter. Cependant tu constates que tes sœurs sont de toutes parts sollicitées. Ton petit carnet de bal est vierge encore. Tu te composes un visage empreint de détachement, mais où perce ta déception.

Cette déception va s’aggraver encore lorsqu’un vieux monsieur décoré, que tu as vu causer avec ton père, s’avancera vers toi avec un sourire mi-paternel, mi-railleur et te dira sans autres égards :

— Allons, mademoiselle, voulez-vous essayer cette valse ?

Essayer ! il suppose donc que tu ne sais pas danser ? Son air protecteur t’indigne. Tu vas bien lui montrer comment tu danses.

Tu bostonnes à ravir. Tu t’apprêtes à t’élancer, mais, sur un ton de commandement, il t’arrête et déclare qu’il veut t’apprendre la vraie valse. À ta grande confusion, il se détache de toi et esquisse un tournoiement ridicule. Il te marchera ensuite sur les pieds, il te mettra au supplice de toute façon, et quand la musique s’arrêtera enfin, il te promettra de reprendre la leçon la prochaine fois.

Cependant, ta grâce rayonnant peu à peu, le petit carnet de bal cessera d’être un vain ornement. Tu y écriras gravement des noms de jeunes gens de plus en plus nombreux et même, ô joie ! celui d’un de ces fameux fils X…

La soirée ne s’écoulera pas sans que, d’une voix tendre, quelqu’un t’ait dit une phrase dans ce genre :

— Je vous ai remarquée souvent à la messe, le dimanche, avec vos sœurs. L’autre jour, notamment, vous portiez une toque de fourrure délicieuse. Je suis ravi de faire votre connaissance.

Tu ne pourras t’empêcher de suivre d’un regard très bienveillant le jeune homme qui aura parlé ainsi. Il a désormais conquis la sympathie ; un lien assez fort vous unit, lien qu’il a créé merveilleusement par la reconstitution de cette toque de fourrure sur ton front.

Il te mènera au buffet et il t’imposera une torture inattendue, que tu supporteras héroïquement parce que tu veux briller à ses yeux et que c’est lui qui te l’impose.

— Aimez-vous le caviar, mademoiselle ? dira-t-il.

— Je l’adore, répondras-tu, bien que tu n’en aies jamais entendu parler.

À ta grande surprise, il te fera passer un sandwich garni d’une confiture noirâtre. Tu y goûteras d’un air détaché et auras peine à ne pas le rejeter aussitôt. Mais, outre que tu as affirmé adorer le caviar, un sourd instinct t’avertira qu’il est distingué de persister dans cette adoration et tu mangeras jusqu’au bout le sandwich.

Cette surprise te rendra plus réservée quand il faudra te prononcer sur le choix du dry ou de l’extra-dry, et tu répondras modestement, sans oser répéter ces noms inconnus, que tu n’as pas de préférence. Tu seras d’ailleurs vite rassurée quand tu verras une simple coupe de champagne tendue par le maître d’hôtel.

Le champagne au bal ajoute grandement à la beauté de la vie. À la seconde coupe que tu boiras, tu penseras avec mépris à ton appartement, à tes petites joies journalières, à tes robes modestes, et seule la toque de fourrure apparaîtra comme un point lumineux dans le passé.

Mais au moment où, dans la solitude du buffet, tu participes le plus doucement à cette délicieuse vie de rêve, au moment où ton danseur te demande une fleur de ton corsage pour la conserver toujours et s’apprête à la cueillir, tu aperçois dans l’embrasure de la porte le visage de ton père tourné vers toi avec des yeux courroucés.

Hélas ! tu as oublié les recommandations maternelles. Tu t’es trop attardée au charme de ton premier flirt. Il te faut regagner précipitamment ta place avec l’anxiété que ce jeune homme, déjà élu de ton cœur, ne soit pris en grippe par les parents.

Aussi tu crois devoir te racheter en subissant une seconde leçon de valse à trois temps avec le vieux monsieur décoré, ami de ton père.

Jeune fille, je te connais trop pour douter un instant que le jeune homme n’ait eu la fleur qu’il sollicitait et que, malgré l’angoisse de la scène qui est suspendue sur ta tête, tu ne t’endormes, en rentrant, le soir, pleine d’une allégresse nouvelle.

Ta part aura été la meilleure dans cette soirée. Tu auras pu glisser, légère et enchantée, parmi des merveilles inconnues faites de toilettes, de lumières, de champagne, de paroles élogieuses. Tu as attribué aux couples que tu frôlais un bonheur semblable au tien et qu’ils n’avaient vraisemblablement pas.

Ô jeune fille, tu as vu ce soir-là la vie à travers un nuage rose comme ta robe, tu as ignoré que ce nuage pouvait devenir jaune comme la tromperie, noir comme le chagrin.

Il vaut mieux que tu aies ignoré ce qu’a dit le sénile peintre X… en te désignant, à la jeune comtesse X… dont il a fait le portrait et avec laquelle il est lié d’une étroite amitié qui ressemble à de la complicité :

— Tiens, voilà une nouvelle recrue ! Est-ce la demi-vierge de nos rêves ou va-t-elle le devenir ? Tâchez donc de savoir, ma belle amie, jusqu’où ou peut aller avec elle.

Il vaut mieux que tu ne saches jamais que ce charmant jeune homme qui a le mérite certain de t’avoir révélé le caviar d’abord, les premiers rêves d’amour ensuite, ne t’a fait la cour que parce qu’il s’était avancé aux yeux de ses camarades en disant :

— Cette petite me fait de l’œil, le dimanche, à la messe.

Il vaut mieux que tu n’aies pas compris le sens du regard que la colonelle X… jetait, à travers son face-à-main, sur tes fraîches épaules et ta poitrine ferme, regard où il y avait à la fois la flamme de l’amoureuse et l’estimation de l’entremetteuse, et quand elle t’a dit :

— Mettez-vous de la poudre de riz sur les seins ?

Il vaut mieux que tu aies cru simplement à un renseignement de toilette, au lieu d’y voir une curiosité perverse.

Oui, il vaut mieux que tu aies ignoré que dans les sympathies dont tu t’es sentie environnée et dont tu as tiré gloire, il n’y avait pas un seul élan du cœur en harmonie avec ta jeune pensée. Tu es demeurée plus isolée dans ce salon étincelant que dans ta petite chambre de jeune fille où les objets familiers sont empreints de toi-même et te parlent dans leur langage.