L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/23

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PLAISIRS DES JEUNES FILLES :
REGARDS PASSIONNÉS,
PARTIES DE CACHE-CACHE

Puisque je viens de parler des demi-vierges, de ces fraudeuses d’amour, je reproduirai ici une lettre de mon amie Juliette, lettre significative, car cette fille adopta dans la vie, et pour toujours, l’attitude de demi-vierge. Elle était riche et à vingt ans elle fut complètement libre. Elle refusa ce qu’il est convenu d’appeler de brillants partis. Je l’ai assez suivie dans la vie, j’ai reçu d’elle assez de confidences pour savoir que maintenant encore, malgré la légèreté apparente de ses actes, elle n’a eu que des demi-aventures, des amours incomplètes.

Je donne cette lettre comme un document qui éclairera peut-être un peu son cas :

« Ma chère X…,

« Tu es bonne de ne pas me faire trop de morale pour mes peccadilles. Tu es une amie véritable, et, puisque tu es si large d’idées, je continuerai à être franche avec toi.

« Laisse-moi pourtant te dire, en passant, que ton indulgence, que tu taxes de faiblesse, n’est que le fait d’une grande intelligence et que tu as raison de placer bien au-dessus de toutes les considérations de morale mondaine un goût profond de l’amour, dépouillé de toute hypocrisie.

« C’est si bon, ma grande amie, d’être si bien comprise ! Tu sais, toi, que je suis une nature spéciale, sincère, un peu bizarre, et tu comprends avec ta petite Juliette qu’il est doux de suivre quelquefois ce sentier d’à côté où l’on respire les fleurs enivrantes du désir. J’aime l’amour à ma façon, un peu capricieuse, mais je l’aime avec un cœur qui bat si fort, avec des lèvres qui sont si chaudes, avec des mots qui sont si vrais, que je n’ai ni remords, ni conscience de mal faire.

« Je vais donc te raconter encore tout ce qui m’est arrivé depuis que je ne t’ai vue.

« J’allai passer quelque temps chez les X… Naturellement, mère n’avait pas voulu m’accompagner. Elle m’avait confiée à la vigilance de miss. Nous prîmes, vers trois heures, le chemin de fer d’intérêt local qui réunit Saint-Pourçain à Moulins.

« J’avais un livre et un bouquet de roses à la main.

« Nous trouvâmes installé dans le compartiment un homme, jeune encore, vingt-huit ans tout au plus, l’aspect d’un homme du monde, avec un physique médiocre, caractérisé seulement par deux grands yeux noirs très brillants, un peu fixes.

« Ses yeux me semblèrent s’allumer davantage à ma vue. Le train se mit en marche ; miss ouvrit un roman anglais, et le jeune homme en face de moi m’observait avec une grande attention.

« J’essayai de lui faire baisser les yeux ; mais alors son regard se dérobait vers le paysage ou vers sa chaîne de montre. Je pris mon livre et je simulai une complète indifférence.

« Au bout d’un instant le bruit d’une respiration régulière m’annonça que miss, selon sa coutume, s’était endormie d’un profond sommeil. Mon premier mouvement fut de la réveiller.

« Mais à quoi bon ? Le jeune homme en face de moi ne faisait pas mine d’entrer en conversation, il n’avançait pas même vers mon pied un pied provocateur. Il ne bougeait pas.

« La chaleur redoublait. Le train, aux tournants brusques de cette mauvaise voie ferrée, faisait retentir un bruit de ferraille. J’entendis des cris d’hirondelles qui passaient en troupe au travers des fils télégraphiques. De temps en temps, des groupes de saules tordus défilaient à la portière. J’étais balancée, bousculée par les cahots du train. Je fermai les paupières à demi pour regarder mon compagnon.

« Ses yeux étaient toujours obstinément fixés sur moi. Cela m’agaça, m’irrita. Je tournai brusquement la tête avec une impatience visible. J’avais envie d’élever la voix et de le traiter d’insolent en lui intimant l’ordre de regarder ailleurs.

« Pourtant, par un étrange mystère, cette pensée s’effaça en moi. Guidé par une sorte de magnétisme que je ne pus m’expliquer, mon regard revint régulièrement vers le sien et s’y mêla, une seconde d’abord, puis plus longtemps, puis plus longtemps encore.

« Nous restâmes enfin face à face, mes yeux dans les siens, tout comme si nous avions été des amants.

« J’étais engourdie et je sentais en moi une grande douceur. J’avais perdu le sens de ma dignité et sans que je puisse m’expliquer tant d’audace, une impardonnable tentation me saisit.

« Je fus prise de l’envie irrésistible de me lever brusquement, profitant du sommeil de miss, et d’aller poser mes lèvres sur les yeux brillants pour les fermer, sur la bouche plissée par un peu d’ironie de l’inconnu. Aurais-je accompli cette folie ? Je ne sais. Heureusement, nous arrivions. J’appelai miss. Elle descendit la première et, comme j’étais debout, l’inconnu saisit brusquement ma main et, en guise d’adieu, baisa les doigts que je lui abandonnai, en les mordant un peu.

« Sur le quai seulement je recommençai à être confuse.

« Heureusement, me dis-je, que je ne le verrai plus.

« Le break des X… nous attendait avec Clara. Quelle ne fut pas ma stupeur et mon effroi en apercevant mon inconnu qui causait familièrement avec le cocher, puis qui s’installait dans le break. Pendant que le valet de pied me suivait avec mes bagages, la honte et la peur se disputaient mon esprit. J’étais dans une situation des plus délicates et je ne pouvais compter que sur la discrétion de cet homme.

« Je me rassurai lorsque je le vis descendre hâtivement et m’aider à monter avec un respect qui signifiait clairement que je n’avais rien à redouter. Il se présenta. Je lui dis aussi mon nom en insistant sur le mot « mademoiselle ».

« Du salut qu’il me rendit je conclus à un pacte tacite.

« Il y avait désormais entre nous un lien de complicité qui nous liait plus que des serments.

« Et durant les trois quarts d’heure de voiture qui nous séparaient du château, nous échangeâmes les paroles les plus banales sur la gentillesse des X…, le temps qu’il faisait, nos relations communes.

« J’étais, dès ce moment, profondément troublée par Raymond — c’était le nom de mon inconnu du chemin de fer. — Je ne pensais déjà plus à mon imprudence, à la mauvaise opinion qu’elle pouvait donner de moi à tous les jeunes gens du château, car je n’ignore pas avec quelle liberté les hommes se racontent leurs aventures en les exagérant.

« Je sentis combien j’étais prise, le soir, à table, à la déception que j’éprouvai de n’être pas à côté de lui et je maudis Blanche de ne pas avoir disposé les places selon mon secret désir. Mais son œil, qui brillait au-dessus d’un plateau de mandarines accumulées, me consola un peu.

« Nous ne pûmes échanger aucune parole après le dîner, parce qu’on chanta et qu’on joua du piano. Mais en me retrouvant seule dans ma chambre ensuite, je fis mille projets de coquetterie. Ce qui dominait dans mes pensées, c’était un goût ardent de baisers, de frôlements ; cette aventure me grandissait à mes propres yeux ; j’étais exaltée et amoureuse. Je m’imaginais que lui-même, à cette heure de la nuit, pensait à moi, était aussi troublé que moi. Mon imagination aidant, je crus entendre à plusieurs reprises qu’on grattait à ma porte. Je me dressais sur mon lit, le cœur battant, prête à aller ouvrir, malgré la folie de cette action. Mais ces bruits étaient enfantés par mon cerveau et je m’endormis tard, le corps moite.

« Je te passe la matinée, interminable : la matinée où il n’arrive jamais rien, la matinée où le parfum du chocolat et de l’eau de Botot enlève à la bouche la saveur des baisers.

« Je te passe le tennis où je m’efforçai de bondir avec art pour que la ligne pure de mes jambes lui apparût et où je cambrai mes reins et bombai ma poitrine en lançant les balles pour donner à ma silhouette tous ses avantages.

« J’arrive à la soirée.

« Il y avait un clair de lune admirable. Les demoiselles de L… et leurs frères venaient d’arriver dans leur auto. Blanche, qui recevait avec plaisir les hommages d’un certain Marcel X…, déclara qu’elle ne digérait pas son dîner et qu’elle avait besoin de faire de l’exercice. Marcel X… proposa une partie de cache-cache. Cette proposition rencontra une approbation unanime. Les yeux de tous s’animèrent. Les jeunes gens jetèrent leur cigarette : les jeunes filles prirent des châles ; des groupes de deux se formèrent dans l’obscurité.

« Un jeune homme et une jeune fille restèrent au salon pendant que les autres disparaissaient dans le parc. On se cachait à deux, naturellement ; mais on ne se dispersait que la ligne de lumière du perron une fois franchie, pour que les parents, qui formaient un grand cercle sur la terrasse, ne vissent pas le manège.

« J’attendais quelque chose de délicieux de cette ombre et de cette solitude avec Raymond.

« Mais j’avais compté sans ma mauvaise chance ; elle prit la forme d’une jeune fille à la peau jaune, aux cheveux rares et tirés, qui n’avait pas de seins, nommée Céline.

« Rebut de tous les groupes, soit par malignité pour nous contrarier, soit par l’espérance insensée de se faire faire la cour par Raymond, soit par néant de pensées, elle s’attacha à nous avec obstination, persévérance, ténacité.

« Notre froideur, notre attitude étrangère à sa présence, puis ensuite notre course à travers les massifs, rien ne la découragea.

« Elle nous suivit, se cacha avec nous, nous ravissant ainsi la joie que nous nous étions promise.

« À la seconde partie, nous ne pûmes nous débarrasser d’elle davantage. Il y avait un grand fossé à l’extrémité du parc, nous y allâmes, résolus à le franchir et à perdre notre désagréable compagne. Raymond sauta le premier, me tendit la main, mais oublia sciemment de l’aider.

« Quelle ne fut pas notre stupeur quand nous l’entendîmes déclarer avec allégresse que rien ne l’amusait comme ces passages difficiles et quand nous la vîmes hardiment écarter les feuillages et gravir légèrement derrière nous, la robe relevée et nous montrant une jambe odieusement maigre.

« Nous étions très tristes.

« Nous avions devant nous un champ de blé, fraîchement coupé, et la lune en faisait étinceler les paillettes sèches.

« On entendait au loin chanter les crapauds d’une mare ; tout près de nous un grillon que nous avions effrayé se tut, puis reprit son bruit sec et régulier ; nous songions au bonheur que nous aurions éprouvé à être seuls, à la douceur du baiser sous la lune.

« Raymond avisa une toute petite cabane pleine d’outils, il y alla, en poussant la porte, et déclara que c’était une cachette excellente, où deux personnes seulement pourraient tenir.

« — Nous nous serrerons un peu, dit Céline.

« Raymond entra le premier. Céline vint la dernière et referma la porte.

« Notre séjour ne dura que trois minutes, mais ces trois minutes furent rares et délicieuses.

« Un mince rayon de lune filtrait entre deux planches. Toute la douceur de la nuit descendait avec lui jusqu’à nous. Céline discourait à perte de vue sur les possibilités qu’il y avait pour que nous soyons découverts.

« Je sentis les lèvres de Raymond sur mon cou. Debout derrière moi, il avait mis ses deux mains sur mes épaules et il m’embrassait doucement.

« — Ne bougez pas, on vient, chuchota Céline.

« J’avais perdu la notion des choses, dans la demi-inconscience où m’avaient plongée la nuit et la volupté.

« Quand nous rentrâmes au château, quand nous nous dîmes « Au revoir », le soir, je n’osai pas regarder Raymond en face.

« Nous avons passé ensemble plusieurs jours de bonheur fou, de bonheur qu’entrecoupait seulement la présence de l’éternelle Céline, lorsque nos ruses ne parvenaient pas à nous débarrasser d’elle. Nous avons eu d’exquises fuites en tête à tête dans le parc et il serait trop long de te redire les conversations osées, les mots ardents, les frôlements audacieux qui me brûlaient et me donnaient le vertige.

« Il m’a appris à aimer l’amour, non l’amour satisfait, repu, mais au contraire tout ce qui précède la chute, juste assez pour me rendre folle, pas trop pour me lasser de ce feu épuisant et pousser au paroxysme une curiosité qui me cerne les yeux et trouble mes nuits.

« Il a eu l’art de me faire entrevoir plus loin que ce qu’il m’a révélé ; et, le soir, en revivant par la pensée les heures passées, tous les gestes de la journée me semblent empreints d’une ridicule pudeur à côté de ce que me peint mon imagination.

« Ce que j’aime en lui, c’est le prestige de l’amant, c’est ce qui le fait créateur de plaisirs, de sensations toujours renouvelées et qui n’ont jamais un assouvissement absolu.

« Est-ce moi qui ai raison contre toi, et le bonheur dans l’amour est-il d’autant plus grand que le don de soi-même est moins complet, toujours imminent, toujours reculé ?

« Je le crois, et, devant ce parc, ce château, ces chemins déclinant sous les arbres, ces futaies que j’identifie à la pensée de Raymond, il me semble que le sentiment de l’amour doit être de même essence que le sentiment de la nature, c’est-à-dire qu’il ne doit jamais être entièrement satisfait. »

Je n’ai pas changé un mot à cette lettre, dont les dernières lignes me paraissent la seule explication de la conduite de Marinette dans la vie. Mais il me semble que la seule réponse qu’on puisse lui faire est de dire qu’il est difficile de juger du goût d’un vin si l’on se contente de la légère ivresse de son parfum, sans jamais oser le boire.