L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/29

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DES DANGERS
QUE PRÉSENTE UNE JEUNE INSTITUTRICE
POUR UNE FEMME DE QUARANTE ANS

Une femme qui aime ne peut employer trop de précautions vis-à-vis de son amant ou de son mari, quelle que soit l’apparente fidélité de ce dernier.

La jeunesse est toute-puissante. Ni le charme, ni la beauté, ni l’éducation, ni des années de tendresse ne peuvent lutter contre elle. Pour une femme qui a dépassé la trentaine, même si elle est dans tout son éclat, même si elle réunit la plus grande somme de ses qualités d’amoureuse, la jeunesse est une ennemie impitoyable, incessante, aux mille formes, toujours renouvelée.

Lumineuse, armée de l’éclat du teint, de l’abondance vivace des cheveux, d’un gracieux élan qui anime le buste, elle apparaît, évoquant les comparaisons, créant un désir qu’elle ignore avec son sourire inconscient.

L’erreur de la femme, même jalouse, est de ne redouter, dans cet ordre d’idées, que celles qui sont socialement ses égales.

Je signale aux lectrices une cause fréquente de trahisons, qui est la présence d’une jeune institutrice dans une maison.

L’institutrice, en effet, à cause de l’instruction qu’elle croit avoir, s’estime supérieure au milieu où elle vil. Elle se révolte secrètement de l’injustice de la fortune, qui l’oblige à n’occuper que cette situation de second plan. Elle éprouve le désir d’une revanche. Elle est naturellement rendue, par ses lectures, révoltée et sentimentale, ce qui est un état d’âme merveilleux pour faire débuter une intrigue. Ensuite, elle a beaucoup plus de loisirs pour penser à ce qu’elle veut faire et nouer la trame qui la rehaussera à ses propres yeux.

J’ai entre les mains le journal d’une de mes amies, journal tour à tour pitoyable et touchant, et j’en extrais, sans y changer un mot, un passage qui démontrera assez bien ce que j’avance.

« Dimanche, 4 juillet. Les X… sont décidément de charmants amis. Ils me comblent de prévenances. Ils m’ont donné la plus belle chambre du château et la place d’honneur à table, bien que cette place eût dû revenir à Mme V…, qui est certainement plus âgée que moi. J’ai eu pour voisin le général X…, qui m’a beaucoup amusée avec sa cour à la manière d’autrefois. Je crois que la manière d’envisager l’amour se transforme avec chaque génération. J’aurais mieux aimé un voisin plus jeune et plus moderne, même moins honorifique.

« Lundi, 5 juillet. Il y a ici une institutrice, celle de Marcelle, qui paraît avoir un caractère très désagréable. Elle est agressive avec tout le monde, elle cherche ce qu’elle pourra dire de blessant. J’ai cru deviner dans son attitude la peur d’être humiliée. J’ai entendu, au fumoir, les hommes parler d’elle. Ils disaient qu’elle était excitante. Moi, je ne suis pas de leur avis. Elle est horriblement vulgaire.

« Henri B… est arrivé. J’en suis très contente. C’est mon flirt d’Évian, il y a deux ans. Je crois que nous serons plus à l’aise ici et que nous aurons plus de temps.

« Lundi soir. Je riens de recevoir une lettre de ma fille. Je lui avais écrit pour son anniversaire. Déjà dix-huit ans ! Si j’osais, je n’avouerais pas son âge à ceux qui la connaissent. J’ai la faiblesse de ne pas parler d’elle à ceux qui ne la connaissent pas. Que dirait Henri B… s’il savait que Paulette a dix-huit ans ? Il ne le croirait certainement pas.

« Henri B… m’a dit tout à l’heure :

« — Vous rappelez-vous notre conversation le jour de votre départ d’Évian ?

« Je ne me la rappelais pas du tout. J’ai répondu : « Oui, je me la rappelle », en prenant un air rêveur. Sans doute cette conversation avait dû être tendre, car il m’a pressé la main.

Puis il a semblé me détailler.

« — Vous avez changé, m’a-t-il dit. Vous avez engraissé, et puis vous êtes moins gaie.

« — Est-ce un mal ?

« — Mais non, a-t-il répondu avec moins d’enthousiasme qu’il ne fallait.

« Sur ces entrefaites arriva Mlle Élisabeth, l’odieuse institutrice, moulée d’une façon déplacée pour sa situation dans une robe claire, les cheveux trop bouffants, un bouquet à son corsage, avec un air moins grincheux que d’habitude.

« — Comment la trouvez-vous ? lui dis-je rapidement.

« — Quelconque, dit-il avec indifférence.

« Et j’ai été rassurée.

« Mardi. J’ai passé presque toute la matinée à ma toilette. Je suis plus longue qu’autrefois. La campagne ne m’embellit pas. La lumière y est trop crue ; le maquillage est plus apparent, le grain de la peau est trop visible. Il faut avoir un physique de provinciale comme l’institutrice pour bénéficier de ce soleil et de cet air vif.

« Je crois que j’ai complètement tourné la tête à Henri B… Il ne m’a pas quittée d’aujourd’hui. Il m’a fait toutes les déclarations possibles. Il a été pressant et même audacieux comme nous étions restés seuls sous la tonnelle où l’on prend le thé.

« Je crois que c’est une nature sensuelle et passionnée. Je crois aussi qu’il m’aime.

« Mardi soir. Henri a une étrange opinion de moi. Pendant que Mlle L… chantait, il m’a dit à voix basse qu’il avait à me parler et il m’a suppliée de laisser ma porte ouverte ce soir. Il voulait venir me retrouver quand tout le monde serait couché. J’ai répondu par un coup d’éventail sur les doigts.

« Pendant que j’écris ces notes, on gratte à ma porte. Quel audacieux ! Ce serait fou d’ouvrir… du moins le premier soir. J’éteins ma lampe et je me couche heureuse.

« Mercredi soir. Ce qui est arrivé est inouï. Je suis déchirée dans mon amour-propre. J’ai perdu toute ma confiance en moi.

« Nous sommes tous partis aujourd’hui, dans les deux breaks du château, pour aller déjeuner au pied d’une hauteur où il y a des ruines que visitent les gens curieux.

« Dans la voiture, Henri B… m’a regardée comme il convenait, tendrement et avec reproche. Il m’a pressé le pied avec le sien. Mais le malheur a voulu que Mlle Élisabeth soit assise à côté de lui, en face de moi.

« Elle lui a demandé ce qu’il pensait du mouvement philosophique en Allemagne. Je l’aurais giflée ! Henri B… a voulu montrer qu’il connaissait parfaitement ce mouvement et il s’est mis à parler longuement. J’ai été ainsi exclue de la conversation, car j’ai pensé qu’il valait mieux affecter un silence dédaigneux pour le mouvement philosophique allemand qu’émettre sur lui des opinions erronées où mon ignorance se serait trahie.

« À partir de cet instant, toutes les fois qu’il a été parlé d’une chose ayant un caractère intellectuel, Henri B… s’est tourné vers l’institutrice, comme vers la seule personne capable de le comprendre.

« Mais cela n’était rien encore. On a déjeuné, et comme il arrive toujours, lorsqu’il a fallu monter aux ruines, on s’est formé par groupe de deux. Le sentier est tellement escarpé qu’une femme ne peut le gravir sans qu’on lui donne la main.

« Quels n’ont pas été mon dépit et ma colère de voir qu’Henri B… aidait Mlle Élisabeth et me laissait complètement de côté ! Cette personne est, du Teste, une sorte de chèvre, car en quelques bonds, toujours avec Henri, elle a dépassé tout le monde et s’est perdue dans les buissons.

« J’ai dit alors que j’étais fatiguée et je me suis assise en bas avec la vieille Mme X…, son mari et le général.

« — Que les jeunes gens sont heureux de pouvoir courir ainsi ! a dit ce dernier,

« Et mon cœur s’est mis à battre violemment à cette phrase.

« Le retour a été un supplice. Nous avons repris les mêmes places en voiture et l’institutrice était encore à côté d’Henri. Même il m’a semblé qu’elle se serrait contre lui.

« Il faisait un air très chaud. Tout à coup elle a dit :

« — Comme il fait froid ! Ne trouvez-vous pas, monsieur Henri ?

« Et elle a étendu son plaid sur ses genoux avec assez d’habileté pour qu’il cache aussi Henri. Je suis sûre que cette effrontée lui a pris la main et la lui a pressée tendrement. J’avais envie d’arracher brusquement le plaid et de les confondre. J’ai préféré m’enfermer dans un mutisme dédaigneux.

« Mercredi soir, 11 heures. Plus je pense à ce qui vient d’arriver, plus je souffre. Je viens de m’approcher de la glace, tout près, et j’ai regardé ma peau avec une attention cruelle.

« Il n’y a pas de changement notable depuis un an, deux ans. Mais il y a dix ans, ma peau était certainement différente. Ma femme de chambre, ma masseuse, mon mari, tout le monde s’exclamait chaque jour sur sa finesse et son éclat. À présent, personne ne m’en parle.

« Au coin de l’œil, il y a de toutes petites rides que je n’avais jamais remarquées comme ce soir. Sur une dent, à droite, au fond, il y a un léger noircissement. Ce noircissement est absolument invisible pour les autres. Mais je l’ai découvert, moi je le sens, il me brûle, il me diminue.

« Est-ce là ce qu’on appelle vieillir ?

« On gratte à ma porte. J’ai un mouvement de joie. Il me désire donc ! Mes craintes sont vaines ! C’est lui certainement. Mais comment, après sa conduite de cette après-midi, ose-t-il faire cette tentative ? Je prends ma revanche. Je vais le punir. Il voit que je suis là, puisque l’électricité est allumée et doit filtrer à travers la porte. Je fais du bruit pour qu’il sache que je suis bien éveillée. Je ne lui ouvrirai à aucun prix et il réfléchira à ce qu’il aura perdu.

« Quelques minutes viennent de s’écouler. On gratte encore. Il ne perd pas patience. J’entends sa voix, comme un souffle, qui murmure :

« — Je vous en supplie. Ouvrez-moi. J’ai à vous parler.

« Il y a de la tristesse dans cette voix. Si vraiment il avait quelque chose à me dire ? si ses intentions n’étaient pas celles que je suppose ?

« De toute façon, je ne risque rien. Et quel plaisir j’aurais à lui dire quelques mots bien sentis sur son institutrice.

« J’hésite. S’il allait repartir et, de désespoir, quitter le château ? Sa conduite avec l’institutrice a été peut-être une comédie pour exciter ma jalousie et alors je dois pardonner.

« Il appelle encore. Ma foi, tant pis, je vais ouvrir. Il convient qu’il entende toutes les choses désagréables que j’ai préparées à son intention.

« Jeudi matin. Je suis triste, je suis rassurée, je suis lasse. Henri B… n’avait rien à me dire, et j’ai vraiment été bien faible de ne pas exiger plus d’explications de lui. De son côté, il a eu beaucoup d’audace d’agir ainsi. Il avait raison, puisque cela lui a réussi. Mais comment, moi, n’ai-je prononcé aucune des paroles que je voulais dire, comment ai-je ainsi oublié en une seconde toute rancune ?

« Ai-je eu tort ? ai-je eu raison ?

« Il était venu avec l’intention bien arrêtée de ne pas causer avec moi, puisque son premier geste, après avoir refermé la porte, a été de tourner le bouton de l’électricité. On parle bien mal dans les ténèbres.

« Son second geste m’a bien montré ce qu’il voulait, mais il est inconcevable qu’il l’ait osé si vite.

« J’ai de vrais remords. Il me tarde de le revoir pour lui dire enfin tout ce que j’ai sur le cœur.

« Jeudi soir. Henri B… est un être étrange, ou cette demoiselle Élisabeth est la plus terrible petite chipie qu’on puisse voir. Ils ne se sont pas quittés de la journée. Il lui a fait presque ouvertement la cour. Il ne m’a adressé que des paroles banales et polies. Est-ce un jeu ? En tout cas, j’en suis irritée.

« Cette institutrice me regarde comme une rivale et elle me jette des regards pleins de supériorité.

« Vendredi matin. Henri B… est revenu à minuit. Il a répondu par monosyllabes à tout ce que je lui ai dit et il m’a vite embrassée sur les lèvres pour me faire taire. J’ai cédé encore.

« Henri B… est une nature bien curieuse. Il a de la passion, mais pas de tendresse. C’est un mélange d’audace et de crainte enfantine. Il a tout de suite peur qu’on l’ait vu dans le couloir, qu’on nous surprenne ensemble, et il est à peine arrivé qu’il songe à repartir.

« Vendredi soir. L’institutrice est en guerre ouverte avec moi. Elle a, aujourd’hui, amené habilement la conversation sur les enfants et elle a dit :

« — Qui pourrait croire que Mme M… a une grande fille de dix-huit ans ?

« J’ai rougi et j’ai balbutié. Mais cela n’a pas paru frapper autrement Henri. Il a répété distraitement :

« — Dix-huit ans ! dix-huit ans !

« Samedi matin. Je souffre cruellement de la façon dont Henri B… m’aime. Je ne comprends pas. Il m’est impossible d’avoir une conversation avec lui. Il vient la nuit, il éteint tout de suite l’électricité, il repart aussitôt. C’est un supplice. Il n’écoute pas ce que je lui dis. Et pourtant, je suis bien forcée de croire qu’il m’aime.

« Samedi soir. Mme X… a dit, aujourd’hui, à table :

« — Les femmes ont de vingt ans à quarante ans pour être aimées. Les hommes ont jusqu’à cinquante ans.

« Presque tout le monde a approuvé.

« L’institutrice me fixait pendant ce temps avec un demi-sourire plein de triomphe.

« Dimanche. J’ai entendu des paroles épouvantables. Je veux fuir ce château, où je souffre trop, où j’ai pour la première fois la révélation de la jeunesse perdue.

« Le baron V…, un ami d’Henri, m’a dit :

« — Ce pauvre Henri est en train de devenir amoureux fou de la petite institutrice.

« Il a ajouté :

« — Il a tort. Je lui ai dit de se méfier. Elle est de l’espèce des femmes qui n’accordent rien et qui veulent se faire épouser.

« Je les ai aperçus de loin, causant ensemble dans une allée. Ils discutaient sur un livre qu’elle tenait à la main. Je les voyais de dos. Mais cela suffisait, je ne pouvais me tromper. Ils avaient ce penchement d’épaules, ce plaisir à s’envoyer réciproquement des phrases en se regardant, cet intérêt à être ensemble qui est la caractéristique de l’amour.

« Ce n’est pas avec moi qu’il aurait causé à propos d’un livre, qu’il aurait passé toute une heure dans une allée du parc.

« Je comprends maintenant. C’est cette institutrice qu’il aime, c’est elle qui le trouble intellectuellement et sensuellement, et moi je ne suis qu’un instrument de plaisir, qu’il prend comme une fille, rapidement, pour la satisfaction de ses instincts.

« J’ai prétexté des nouvelles de ma fille. Mon départ est arrangé. Le seul bon train est demain matin à huit heures. Il faut encore passer une nuit ici.

« Lundi. J’écris ces notes dans le train. Je me méprise. J’ai horreur de moi plus encore que d’Henri B… et que de l’institutrice. J’ai eu la lâcheté d’ouvrir encore ma porte cette nuit, j’ai eu la lâcheté d’oublier encore toutes les plaintes que je m’étais promis de lui faire, d’oublier les humiliations subies. Pour la dernière fois je me suis donnée, comme il me demandait de me donner, sans tendresse de sa part, avec une ardeur rendue peut-être plus grande par la connaissance que j’avais de ma déchéance. »