L’Art de séduire les hommes, suivi de L’Amour et les poisons/L’Art de séduire les hommes/34

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LES DON JUAN PAUVRES :
L’OFFICIER DE CAVALERIE, L’INTELLECTUEL,
LE CHAUFFEUR D’AUTOMOBILE

Étant un jour en visite chez une de mes amies, mariée à un officier de cavalerie, j’entendis ces messieurs dire en parlant de Mme X…, dont on discutait la beauté :

— C’est une belle alezane !

— Quel pur sang ! Elle galope ! Elle galope !

Les officiers de cavalerie, en effet, font le même cas des femmes que des chevaux ; ils en font souvent moins de cas. La femme et le cheval représentent également pour eux un plaisir d’ordre physique qui flatte leur orgueil.

Je n’ai jamais pu m’expliquer le prestige légendaire dont jouissent les officiers de cavalerie auprès des femmes. Il s’exerce pourtant — et avec une grande puissance — dans les villes de garnison, sur les gérantes de cafés et de bureaux de tabac, les modistes et les demi-mondaines. Il s’exerce aussi sur les jeunes filles du monde, et il est universellement entendu en province qu’une jeune fille riche qui épouse un officier de cavalerie pauvre fait un mariage brillant et honorifique.

Je ne comprends pas pourquoi le fait de commander à des soldats et de monter à cheval semble prédisposer cette catégorie d’hommes à l’amour.

Je crois que c’est une grande illusion qui conduit beaucoup de femmes à des déceptions.

Charlotte V… avait raison. Elle me disait :

— J’ai passionnément aimé Hubert de L…, officier de hussards. Mariée comme Bovary à un médecin de petite ville, il représentait pour moi l’idéal romanesque. Mais je l’ai aimé seulement jusqu’au jour où j’ai été sa maîtresse. Quelle surprise de voir qu’un officier de hussards ne me donnait presque que de l’idéal ! J’ai réfléchi ensuite et je me suis dit que celui qui se lève à quatre heures du matin pour des manœuvres, qui passe sa journée à cheval, ne peut être qu’un médiocre amant, le soir venu, plus disposé, si l’on reste dans ses bras toute une nuit, au sommeil qu’à l’amour.

Le poète d’aujourd’hui n’a plus ses longs cheveux et sa redingote serrée à la taille. Il a rejeté cet attirail suranné de la séduction romantique. Il est vêtu d’une façon très moderne, il suit la mode et il la suit dans ce qu’elle a d’un peu inquiétant. Il a des cravates d’un violet tendre, des mouchoirs de soie. Il est précieux et efféminé.

C’est un chercheur de sensations rares et il exerce une action sur toute cette nombreuse catégorie de femmes qui dit préférer chez un homme l’intelligence à la beauté physique.

Il a une manière d’intelligence à l’usage des cœurs féminins, une petite vision d’art aisément comprise. Quelques vers de Baudelaire, du Schumann, la connaissance et l’explication de toutes les perversités modernes dans l’ordre amoureux, l’amitié des actrices célèbres, un peu de sciences occultes, un peu d’éther à la rigueur, une certaine nostalgie amère, et voilà de quoi troubler des âmes même difficiles.

Il n’a pas le loup de velours noir de don Juan, mais il a un masque de toile ou de cuir. Don Juan, noble déchu, aventurier, ingénieur manqué ou laquais, il y a un peu de tout cela dans le chauffeur d’automobile.

Il est le compagnon et l’ami du maître, car c’est une étroite intimité que donnent la poussière et la vitesse. Il connaît tous les secrets de la famille. La course des arbres, le frémissement du métal, les visages immobiles et stupéfaits qu’on entrevoit, communiquent une sorte de fièvre propice aux élans spontanés et aux confidences.

C’est un amant violent et passionné. Maniant l’acier, il sait manier la femme.

Naguère, dans le Midi, il a tué, à coups de revolver, la belle jeune fille qu’il avait serrée éperdue et brisée contre sa fourrure. Il ne pouvait supporter l’idée qu’elle serait mariée à un autre, à un de ces hommes médiocres, avocat ou médecin, qui n’ont pas connu les exaltations sublimes de l’espace et du danger. Criminel moins vulgaire qu’on ne pourrait croire ! N’avait-il pas reçu, ce Ruy Blas aux gants tachés de cambouis, le don rare et précieux d’une âme échappée à elle-même, qui sortit de sa vie quotidienne, pour se donner dans le vertige du vent à un inconnu audacieux ?

Adolphe était un homme maigre et pensif. Il était uniformément vêtu d’une redingote noire trop étroite qu’il gardait toujours boutonnée et d’un chapeau de feutre gris. Il avait autour du cou un grand foulard qui ne laissait pas apercevoir la plus petite parcelle de col, soit à cause d’un mal de gorge chronique, soit à cause d’une conception personnelle de l’élégance. Ses cheveux étaient légèrement roux et il discutait volontiers sur la psychologie des femmes.

De même que certains hommes montent chaque jour un degré sur la grande échelle de la vie, d’autres descendent insensiblement, non par manque d’intelligence, de volonté ou d’ambition, mais à cause d’une erreur première, parce qu’ils ont mal placé à l’origine le but de leurs efforts.

Vers sa dix-neuvième année, quand il fut nommé maître répétiteur au lycée de Vesoul, Adolphe atteignit un sommet qu’il ne devait plus retrouver. Son histoire fut depuis lors une longue décadence. C’est qu’à dix-neuf ans il crut découvrir un secret admirable et cette découverte devait être la cause de sa perte.

Sous les arbres des promenades, Adolphe réfléchissait au but véritable de l’existence. Plusieurs motifs d’agir se présentaient à ses yeux. L’idéal était-il de présider des cérémonies, de remettre des décorations, de marcher dans la rue en affectant de ne pas voir les petits fonctionnaires qui vous saluent, d’être important et honoré, comme l’inspecteur d’académie, le préfet ou le député ? Valait-il mieux, au contraire, avoir des cheveux longs sur les épaules et la sagesse dans le cœur comme le professeur de philosophie qui ne se fâchait jamais et ne demandait pas d’avancement ?

Un soir d’été, Adolphe, accoudé à la fenêtre du dortoir, aperçut en face de lui, dans le cadre des pierres grises d’un vieil hôtel, une jeune fille de quatorze ans. Son œil bleu, la tresse de ses cheveux et une petite moue qui ressemblait à un sourire, lui apprirent merveilleusement, comme par une révélation, que les femmes, leur grâce, leur coquetterie, leur amour, étaient ce qu’il y avait de plus désirable sur la terre, le vrai but de la vie.

Il connut un bonheur nouveau. Un jour, la jeune fille éclatait de rire, un autre jour elle faisait semblant de ne pas l’apercevoir, un autre jour, encore, elle le regardait bien en face, un autre jour, elle disparut.

Toutes les fenêtres de l’hôtel étaient fermées et Adolphe apprit la noblesse des grandes douleurs. À des signes indiscutables il avait reconnu que la jeune fille l’aimait. Être aimé, être séparé de celle qu’on aime par une fatalité plus forte que vous, cela avait une saveur délicieuse. Il devait en garder toujours l’inguérissable désir.

Un jour, il rencontra à la gare un certain William, ami de collège, qui lui dit :

— Il n’y a pas de femmes en province, mon vieux. Viens à Paris. Avec un peu de physique — et tu en as — il te suffit de te promener sur les Champs-Élysées pour faire connaissance de femmes de la haute société, des nobles quelquefois. C’est bien simple. Elles ont peur de se compromettre en prenant des amants dans leur milieu, d’avoir des histoires, des scandales. Alors, elles les choisissent dans la rue. Mais il faut s’en occuper.

Et cela parut, en effet, très simple à Adolphe.

William avait ajouté :

— Viens me trouver. Je te procurerai une situation dans la Bourse, la publicité ou l’automobile.

Adolphe donna sa démission et vint à Paris.

Il s’étonna bien de voir que William avait pour maîtresse une femme qui avait passé la quarantaine et dont le langage était grossier. Mais il pensa qu’il la préférait aux femmes du monde à cause de ses qualités de cœur.

Adolphe fut ballotté par le destin.

Lentement, mais avec régularité et certitude, il passa d’une situation médiocre à une situation moins brillante, il déchut chaque jour un peu plus. L’axe de sa vie était, non le désir d’arriver, mais un besoin de victoire sentimentale.

Il eut des amours. Il séduisit des ouvrières qu’il avait guettées à la sortie de l’atelier, des filles qui arrivaient de province et qui croyaient, comme lui, à la possibilité d’aventures extraordinaires, des bonnes de restaurant qu’il ne pouvait voir qu’à dix heures, après le dîner. Il leur achetait de petits bouquets, causait avec elles des pauvretés de leur vie.

Il fut aimé. Il dormit dans des hôtels garnis où le bois mouillé, le vieux linge, les meubles vermoulus dégagent une odeur écœurante. Il connut la poésie de la nature et de l’amour parmi les nourrices, les hommes sans domicile, les vieillards, au parc Montsouris et aux Buttes-Chaumont.

Ses amours périrent par manque de linge élégant, d’un minimum de luxe.

Pourtant il ne désespéra jamais de trouver dans la rue cette femme du monde dont William lui avait parlé, qui aurait craint de se compromettre en prenant un amant dans son milieu.

Il y pensait perpétuellement, il s’en faisait une image exacte, il la connaissait, il la regardait passer, très blonde, accompagnée de gens en habit, le soir, à la sortie de l’Opéra ou devant les grands restaurants. Il la chercha à Bullier, à la foire de Neuilly, où sa fantaisie et sa curiosité devaient l’amener. Il avait analysé les ressorts de sa pensée. Elle avait lu les mêmes livres que lui, elle était curieuse, un peu romanesque. Elle souffrait de la médiocrité des gens du monde, elle aspirait à connaître des artistes, des êtres libres comme lui. Il se représentait son appartement, la richesse des étoffes, la lumière électrique. Il voyait son mouchoir de dentelle dans sa main énervée, respirait son parfum, entendait crier la soie sous son pas. Son mari était au cercle, ses domestiques étaient couchés et la poésie de la nuit et de la nouveauté l’appelait au dehors.

Il ne savait pas en quel point de Paris elle était, mais, chaque soir, il se disait qu’elle était quelque part.

Elle avait descendu son escalier d’un pas furtif, elle marchait vite, enveloppée dans sa fourrure et sans avoir l’air de rien. Une femme du monde reste toujours une femme du monde. Elle pouvait passer à côté de lui sans qu’il s’en doutât. Il fallait deviner. Elle ne lui jetterait pas un regard brûlant : l’éducation est plus forte que tout. La peur de manquer son bonheur était pour Adolphe une terrible anxiété.

Il consulta plusieurs fois William.

— Mon vieux, répondait celui-ci, des aventures pareilles me sont arrivées plus de cent fois. Tu ne sais pas t’y prendre.

Adolphe pourtant faisait tout le possible.

Il vieillit dans ses recherches. Il manqua des occasions de gagner de l’argent, il rata plusieurs fois sa vie pour le regard d’une bonne, à cause du baiser promis par une fille de la rue. Dans son milieu de déclassés, d’incomplets et de chimériques, il passait pour quelqu’un de peu sérieux, de trop faible, à la merci des femmes. Il se flattait de cette faiblesse, il tirait une vanité incompréhensible du pouvoir qu’une œillade avait sur son cœur.

Il déchut encore. Don Juan mal rasé, aux souliers éculés, aux habits râpés, il n’eut plus que des conquêtes moins brillantes, des filles moins jolies, qu’il ne devait qu’à sa foi en lui-même, à la conviction qui le soutenait. Serré dans sa redingote, très droit, il supportait la mauvaise nourriture, un logis misérable, les injures de la vie, à cause de la possibilité d’un beau hasard qui le ferait aimer pour lui-même, pour son mérite propre d’amoureux, par une femme telle qu’il l’imaginait.

Il crut enfin, un jour, que son rêve allait se réaliser.

Il croisa, par un crépuscule de juin, sur l’avenue du Bois, une femme dont le regard le bouleversa. Ce regard bleu et fier de femme distinguée s’était posé un instant sur lui et l’avait considéré avec sympathie.

Il revint le lendemain, à la même heure, et les jours suivants, et il croisa encore une fois la même femme, et il vit le même regard s’arrêter sur lui mais le même regard plus bleu, plus doux et plus grand.

Or ce regard ressemblait d’une manière merveilleuse — il le pensait, du moins — à celui de la petite jeune fille qu’il voyait à la fenêtre d’un vieil hôtel et qu’il avait aimée, jadis, dans une ville de province.

Un torrent d’amour rajeunit son cœur sali par des affections vulgaires. Il acheta un col, peignit avec de l’encre les endroits blanchis de sa redingote, rompit avec une fille appelée Germaine, qui n’était pas très laide, qui buvait, mais qui l’aimait bien.

Il n’y avait pas de doute ! Les yeux bleus avaient chaque fois plus de douceur et de promesses.

Adolphe raconta sa bonne fortune à son ami William, mais ne put comprendre pourquoi celui-ci éclata de rire en le regardant avec stupéfaction.

— Mon vieux, il faut agir ! dit William quand il eut cessé de rire.

Il fallait agir ! Adolphe avait peur.

La dame aux yeux bleus habitait un hôtel fermé d’une grille. Adolphe résolut de lui parler tandis qu’elle descendrait l’avenue.

Un soir que l’air était plus transparent que de coutume, qu’il y avait plus de robes claires et de rumeurs, Adolphe vit, à un signe certain dans le regard de celle qu’il aimait, qu’elle était favorable à son projet.

Elle marchait maintenant devant lui et descendait doucement l’avenue, le long des jardins. Il s’élança. Une voiture le retarda. Il n’était plus qu’à deux pas. Il avait peur comme s’il allait tomber à l’eau. Il ouvrit la bouche pour dire : « Madame… » Quelqu’un arrivait devant eux, un petit télégraphiste qui aurait pu rire ou faire une réflexion, et il prit un air indifférent.

Le petit télégraphiste était passé, et Adolphe eut la sensation qu’il était arrêté derrière lui et l’observait.

Mais alors il se passa une chose extraordinaire. La dame se retourna et s’avança vers Adolphe. Ses yeux charmants étaient fixés sur lui avec une bonté infinie. Adolphe, en une seconde, vit tous les détails de sa toilette, compta les fleurs de son chapeau, remarqua la boucle de sa ceinture, les volants de sa robe. Et sur ses lèvres se pressèrent des confidences, l’histoire de son cœur et de sa vie misérable.

Adolphe entendit la dame murmurer : « Le pauvre homme ! » D’un geste spontané, elle ouvrit sa bourse et mit quelque chose dans sa main, quelque chose dont Adolphe ne reconnut pas de suite la forme. Il regarda et vit une pièce d’or.

Sa seule pensée fut qu’il fallait s’en aller. Sa seule douleur, sur le moment, fut la difficulté qu’il eut à vaincre l’immobilité générale, La dame, le télégraphiste, les passants étaient figés autour de lui ; le monde entier était subitement privé de mouvement. Lui-même ne pouvait bouger.

Il fit un effort suprême et douloureux et se mit à courir. Il courut longtemps au hasard jusqu’à ce qu’il fût brisé de fatigue. La nuit vint. Il chancela contre une boutique : c’était celle d’un marchand de vins. Il y entra et commanda à boire. Ayant levé les yeux, il aperçut son visage dans une glace. Il vit ses cheveux plats et sales, une dent gâtée, sa barbe hirsute. Son col, naguère objet d’orgueil, était ridicule et trop grand ; il n’avait pas de manchettes ; sa redingote lui inspira du dégoût. Il fut saisi d’une détresse affreuse. Une fille en face de lui le regardait.

Alors Adolphe se souvint d’Alfred de Musset. Il se redressa, passa la main sur son front, fit semblant d’essuyer une larme, et comme il avait gardé le louis dans sa main crispée, il appela la fille et d’un grand geste romantique le lui donna.