L’Astrée/deuxième partie/Le Cinquiesme Livre

La bibliothèque libre.
(Seconde partiep. 311-367).


LE
CINQUIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Astrée eust bien plaisir au discours de Hylas, si c’eust esté en un autre saison ; mais le desir extreme qu’elle avoit d’estre au lieu de Silvandre avoit trouvé la lettre de Celadon luy faisoit souffrir avec impatience tout ce qui l’en destournoit. Cela fut cause qu’à la premiere occasion qui se presenta, elle fit signe à Phillis qu’il estoit temps de s’en aller, et que le sejour luy estoit ennuyeux ; et voyant que sa compagne ne l’entendoit pas, lors qu’elle vit que Hylas s’arrestoit pour songer un peu à ce qu’il avoit à dire de Criseide, et monstroit d’en vouloir continuer le discours, elle le prevint, avec telles parolles : Je n’eusse jamais pensé que la beauté de Phillis eust eu tant de puissance sur le plus libre esprit qui fut jamais, que de le retenir en un discours plus d’une heure. Et puis que la rigueur de ceste bergere n’a point de consideration de la contrainte en quoy elle le retient, faisons-nous paroistre plus discrettes, et leur rompant compagnie, donnons-luy occasion de cesser. Aussi bien la grande chaleur qui nous a retenues en ce lieu est desja abatue, et le promenoir d’or en là sera plus agreable que le discours.

Et à ce mot elle se leva, et le reste de la compagnie la suivit, et mesme Hylas prenant Phillis sous les bras : Je suis bien aise, dut-il, ma maistresse, que les plus insensibles ressentent une partie de la peine que vous me donnez, et reconnoissent l’amour que je vous porte. Il disoit ces parolles pour Astrée qu’il tenoit pour personne qui n’eust jamais rien aymé. Et voilà comme nostre jugement est deceu bien souvent par l’apparence ! Et Phillis le voulant laisser en ceste opinion : Ceux qui ayment bien, dit-elle, n’essayent pas de rendre preuve de leur affection par le rap- port des personnes qui ne sçavent pas aymer, mais par leurs propres services. Et quant à la patience que vous avez eue de parler si longuement, n’en estes-vous pas surpayé par celle que j’ay eue de vous escouter ? – C’est, dit Hylas, une chose insupportable que l’arrogance et l’ingratitude de bergeres de ceste contrée  !

Et parce que Phillis voulut suivre ses compagnes, il la prit sous les bras, et continuant : Afin de ne m’estre point obligée, vous ne voulez pas seulement nier ma patience, mais voulez encore que je vous sois redevable de ce que vous m’avez escouté. Quelle loi est celle-là ? C’est celle que le seigneur, dit-elle, impose à son esclave… - Mais plustost, dit-il, le tyran à son peuple. – Et comment, repliqua Phillis, me tenez-vous pour un tyran ? Il y a pour le moins ceste difference, que je n’use point de force ny de violence sur vous. – Pouvez –vous, respondit Hylas, dire ces paroles sans rougir ? Et pouvez-vous penser que si ce n’estoit par force, Hylas demeurast si long temps en vostre puissance ? – Et où sont mes liens, dit-elle ; où sont mes fers et mes prisons ? – Ah ! ignorante ou trop dissimulée bergere, vos chaisnes sont tellement indissolubles, que moy qui suis, s’il faut dire ainsi, le mesme franchise et liberté, n’ay pas seulement le vouloir de m’en delivrer. Or jugez si vos nœuds estreignent bien fort, puis que Hylas en est si fort attaché, Hylas, dis-je, que cent beautez et unies separées, n’ont jamais peu arrester.

Cependant Paris ayant repris Diane sous les bras, Silvandre pour sa discretion, demeura sans party quelque temps ; car il voulut bien forcer son affection, et ceder sa place à Paris, pour rendre ce devoir à sa bergere, qui, le remarquant, luy en sceut gré, d’autant que toutes ces honnestes bergeres estoient bien ayses de rendre tout sorte de devoir au gentil Paris, qui à leur consideration quittoit la grandeur où sa condition l’avoit eslevé. Et de fortune, Madonte estant seule, parce que Tersandre s’estoit amusé avec Laonice, Silvandre la prit sous les bras, et s’avaçant devant la troupe, resolut de continuer le voyage avec elle. Et quoy que ce berger s’y fust au commencement addressé pour ne sçavoir où trouver mieux, si est-ce qu’apres il en fut fort satisfait ; car ceste bergere estoit belle et discrette, et avoit des traicts de visage, et des façons qui ressembloient fort à celles de Diane, non pas qu’elle fust si belle, n’y qu’estant ensemble, cette conformité se peust bien remarquer, mais estant separées, elles avoient quelque chose l’une de l’autre.

Or Silvandre marchoit de ceste sorte, et ne pouvant estre aupres de Diane, estoit bien aise de voir en Madonte quelque chose qui en eust de marques, mais plus encores, lors qu’entrant en discours, il remarqua quelques accents et quelques responces qui la luy representoient encor plus vivement. Cela fut cause que depuis ce jour il se pleut d’avantage en sa compagnie, mais il paya peu de temps apres bien cherement ce plaisir. Tircis entretenoit Astrée ; Paris, Diane ; Hylas, Phillis : de sorte que Tersandre fut contraint, voyant sa place prise par Silvandre, de s’arrester avec Laonice. Elle qui avoit tousjours l’œil sur Phillis et sur Silvandre, remarqua assez aisément que le berger ne se desplaisoit point avec Madonte ; et afin d’en sçavoir d’avantage, elle pria Tersandre de s’approcher d’eux, ce que la jalousie qu’il en concevoit desjà luy fit faire aysément, mais ils ne peurent ouyr que des propos assez communs.

Ils ne marcherent pas un demy quart d’heure le long de quelques prez, que Silvandre leur monstra du doigt le bois où il les vouloit conduire, et peu apres ayant passé quelques hayes, ils entrerent dans un taillis espais et parce que le sentier estoit fort estroit, ils furent contraints de se mettre à la file, et continuerent de ceste sorte plus d’un trait d’arc. En fin Silvandre, qui comme conducteur marchoit le premier, fut tout estonné qu’il rencontroit des arbre pliez les uns sur les autres en façon de tonne, qui luy coupoyent le chemin. Toute la troupe passant à travers les petits arbres, s’approcha pour sçavoir ce qui l’arrestoit, et voyant qu’il n’y avoit plus de chemin : Et quoy, Silvandre (dit Phillis) est-ce ainsi que vous conduisez celles qui vous prennent pour guide ? – J’avoue, dit le berger, que j’ay laissé le chemin par où j’ay passé ce matin, mais c’est qu’il m’a semblé que cestuy-cy estoit le plus court et le plus beau. – Il n’est point mauvais, adjousta Hylas, si vous nous voulez conduire à la chasse, car je croy bien que voicy le plus fort du bois.

Silvandre qui estoit fasché d’avoir perdu le chemin, fit tout le tour de cette tonne avec quelque peu de difficulté ; et estant parvenu à l’autre costé, fut plus estonné qu’auparavant, parce que ces arbres qui estoient ainsi pliez les uns sur les autres, faisoyent une forme ronde qui sembloient un temple, et qui toutesfois n’estoit que l’entrée d’un autre plus spacieux, dans lequel on entroit par celuy-cy. A l’entrée il y avoit quelques vers que Silvandre s’amusa à lire, dont toute la trouppe qui l’attendoit, se sentant essuyée, l’appella plusieurs fois. Luy tout estonné, apres leur avoir respondu, s’en retourna vers eux, sans entrer dans le temple, afin de les y conduire, et tendant le main à Diane : Ma maistresse, luy dit-il, ne plaignez point la peine que vous avez prise de venir jusques icy ; car encor que vous verrez une merveille de ces bois. Et lors, la prenant d’une main et de l’autre pliant les branches des arbres le plus qu’il pouvoit pour luy faire passage, il la conduisit au devant de l’entrée. Les autres bergers et bergeres suivirent à la file, desireux de voir ceste rareté dont Silvandre avoit parlé.

Au devant de l’entrée, il y avoit un petit pré de la largeur de trente pas ou environ, qui estoit tout environné de bois de trois costez, de sorte qu’il ne pouvoit estre apperceu que l’on n’y fust. Une belle fontaine qui prenoit sa source tout contre la porte du temple ou plustost cabinet, serpentoit par l’un de costez, et l’abbreuvoit si bien, que l’herbe fraische, et espaisse, rendoit ce lieu tres-agreable. De tout temps ce boccage avoit esté sacré au grand Hesus, Teutates et Tharamis. Aussi n’y avoit-il berger qui eust la hardiesse de conduire son troupeau, ny dans le boccage, ny dans le preau ; et cela estoit cause que personne n’y frequentoit guiere, de peur d’interrompre la solitude et le sacré silence des nymphes, Pans et Egipans. L’herbe qui n’estoit point foulée, le bois qui n’avoit jamais senty le fer, et qui n’estoit froissé ny rompu par nulle sorte de bestail, et la fontaine que le pied ny la langue alterée de nul troupeau n’eust osé toucher, et ce petit taillis agencé en façon de tonne, ou plustost de temple, faisoyent bien paroistre que ce lieu estoit dedié à quelque divinité. Cela fut cause que tous ces bergers s’approchans avec respect de l’entrée, avant que de passer outre, y leurent des vers qui escris sur une table de bois, estoyent attachez au milieu d’un feston, qui faisoit le tour de la voute de la porte. Les vers estoient tels :


Loin, bien loin, profanes esprits :
Qui n’est d’un sainct amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entré
Voicy le bois où chasque jour,
Un cœur qui ne vit que d’amour,
Adore la déesse Astrée.

Ces bergers et bergeres demeurerent estonnez de voir ceste inscription, et se regardoient les uns les autres, comme se voulant demander si quelqu’un de la trouppe ne sçavoit point ce que c’estoit, et s’il n’avoit point veu cecy autrefois. Diane en fin s’adressant à Silvandre : Est-ce icy, berger, luy dit-elle, où vous nous voulez conduire ? – Nullement, respondit le berger, et je ne vis de ma vie ce que je vois. – Il est aysé à cognoistre, adjousta Paris, que ces arbres ont esté pliez comme nous le voyons depuis peu de temps, car les lièvres en sont ensor toutes fresches. Si faut-il que nous sçachions ce que c’est ; mais de peur d’offencer la deité à qui ce boccage est consacré, n’y entrons point qu’avec respect, et apres nous estre rendus plus nets que nous ne sommes.

Chacun s’y accorda, sinon Hylas, qui respondit que, quant à luy, il n’y avoit que faire, et encor qu’il pensast de bien aymer, que toutesfois Silvandre luy avoit tant dit le contraire, qu’il ne sçavoit qu’en croire. Et puis, disoit-il, qu’il est deffendu d’y entrer à ceux qui ne sont point espris d’un sainct amour, je sçay bien que je suis espris d’amour, mais qu’il soit sainct ou non, certes je n’en sçay rien. – Comment, dit Phillis en sousriant, faute d’amour, ô mon serviteur, fera-t’il que vous nous faussiez compagnie ? – Quant à moy, respondit-il, j’en ay bien tres-grande quantité à ma façon, mais que sçay-je si elle est comme l’entend celuy qui a escrit ces vers ? J’ay tousjours ouy dire qu’il ne se faut point jouer avec les dieux. – Or regarde, Hylas, adjousta Silvandre, quelle honte tu reçois de ton imparfaite amitié en ceste bonne compagnie. – Vrayement, respondit Hylas, tu as raison ; tant s’en faut, si tu prenois mon action comme elle doit estre prise, tu m’en louerois. Car ne voulant point contrevenir au commandement de la divinité qui s’adore en ce boccage, je fais paroistre que je luy porte un grand respect, et que je la revere comme je dois, au lieu que toy, mesprisant son ordonnance, t’en vas plein d’outrecuidance profaner ce sainct lieu, sçachant bien en ton ame, quoy que tu vueilles feindre, que tu n’as pas ce sainct amour qui est requis.

Silvandre alors le laissant : je te respondray, luy dit-il, bien tost. Et lors avec toute la troupe, apres avoir puisé de l’eau en sa main, et s’estre lavé, ils laissent tous leurs souliers, et les pieds nuds, entrent sous la tonne. Et lors Silvandre se tournant vers Hylas : Escoute, Hylas, luy dit-il, escoute mes paroles, et en sois tesmoin. Et puis relisant les vers qui estoient à l’entrée, il dit, ayant les yeux contre le ciel, et les genoux en terre : O grande deité ! qui es adorée en ce lieu, voicy j’entre en ton sainct boccage, tres asseuré que je ne contreviens point à ta volonté, sçachant que mon amour est si sainct et si pur que tu auras agreable de recevoir les vœux et supplications d’une ame qui ayme si bien que la mienne. Et si la protestation que je fais n’est veritable, punis, ô grande deité, mon parjure et mon outrecuidance. A ce mot, les mains jointes et la teste nue, il entra dans la tonne, et tous les autres apres, horsmis Hylas. Le lieu estoit spacieux, de quinze ou seize pas en rond, et au milieu y avoit un grand chesne, sur lequel s’appuyoit la voute que faisoient les petis arbres, et mesmes ses branches tirées contre bas en couvroient une partie. Au pied de cest arbre estoient relevez quelques gazons en forme d’autel sur lequel y avoit un tableau où deux amours estoient peints, qui essayoient de s’oster l’un à l’autre une branche de mirte, et une de palme, entortillées ensemble. Soudain que ceste devote troupe fut entrée, chacun se jetta à genoux ; et apres avoir adoré en particulier la deité de ce lieu, Paris s’approchant de l’autel, et faisant l’office de druide, ayant cueilly quelques fueilles de chesne : Reçoy, dit-il, ô grande deité, qui que tu sois adorée en ce lieu, l’humble recognoissance de ceste devote troupe, avec une aussi bonne volonté, qu’avec humilité et devotion je t’offre au nom de tous, ces fueilles de l’arbre le plus aymé du ciel, et sous le tronc duquel il te plaist que l’on t’honore. Il dit, et offrant ces fueilles, les mit avec un genouil en terre sur l’autel. Alors chascun se releva, et s’approchant de ces gazons pour voir le tableau qui estoit dessus, ils apperceurent deux amours, comme j’ay dit, qui tenant à deux mains les branches de palme et de mirte entortillées, s’efforçoient de se les oster l’un à l’autre.

La peinture estoit fort bien faite ; car encor que ces petis enfans fussent gras et potelez, si ne laissoit-on de voir les muscles et les nerfs, qui à cause de l’effort paroissoient eslevez, non toutesfois en sorte que l’on ne recognut bien que l’enbompoint esmpechoit qu’ils ne parussent davantage. Ils avoient tous deux la jambe droite avancée et les pieds qui se touchoient presque l’un l’autre. Les bras estoient fort en avant, et, au contraire. les corps en arriere, comme s’ils avoient appris que plus un poids est esloigné, et plus il a de pesanteur, car chacun d’eux pour donner plus de peine à son compagnon, se tient de cette sorte, afin que le poids mesme de leurs petits corps favorisast d’autant la force de leurs bras. Ils avoient les visages beaux, mais presque comme bouffis, à cause du sang qui leur montoit au front, pour l’effort qu’ils faisoient, ce que les veines grossies aupres des tempes, et au milieu du front tesmoignoient assez. Et le peintre avoit esté si soigneux, et y avoit travaillé avec tant d’industrie qu’encores qu’il les representast en une action qui faisoit paroistre que chacun vouloit vaincre, si est-ce qu’à leur visage on connoissoit bien qu’il n’y avoit point d’inimitié entre eux, ayant meslé parmy leur combat je ne sçay quoy de doux et de riant aux yeux et en la bouche de tous les deux. Leurs flambeaux estoient un peu à costé où ils les avoient laissé choir ; et de fortune estant tumbez l’un près de l’autre, les endroits qui estoient allumez s’estoyent rencontrez ensemble, de sorte qu’encores que le reste des flambeaux fust separé, les flames toutesfois des deux s’unissant ensemble n’en faisant qu’une, et par ce moyen ils esclairoient ensemble et avec d’autant plus d’ardeur et de clarté que l’une adjoustoit à l’autre tout ce qu’elle en avoit, avec ce mot, NOS VOLONTEZ DE MESME NE SONT QU’UNE.

Leurs arcs estoient je ne sçay comment si bien entrelassez l’un dans l’autre qu’ils ne pouvoient tirer que tous deux ensemble ; et les carquois qu’ils avoyent sur les espaules estoyent bien plains de fleches, mais à la couleur des plumes on connoissoit bien que celles qui estoient en l’un appartenoient à l’autre, parce que dans le carquois doré, les flèches estoient à plumes argentées et dans l’argenté les dorées.

Cette troupe eust demeuré long temps sans entendre cette peinture, si le berger Silvandre, par la priere de Paris, ne la leur eust declarée. Ces deux amours (dit-il) gentile troupe, signifient l’Amant et l’Aymé. Cette palme et ce mirte entortillez signifient la victoire d’amour, d’autant que la palme est la marque de la victoire et la mirte de l’amour. Doncques l’Amant et l’Aimé s’efforcent à qui sera victorieux, c’est à dire à qui sera plus amant. Ces flambeaux dont les flames sont assemblées et qui pour ce subjet sont plus grandes, montrent que l’amour reciproque augmente l’affection. Ces arcs entrelassez et liez de sorte ensemble que l’on ne peut tirer l’un sans l’autre, nous enseignent que toutes choses sont tellement communes entre les amis que la puissance de l’un est celle de l’autre, voire que l’on ne peut rien faire sans que son compagnon y contribue autant du sein : ce que le chan- gement des fleches nous apprend encores mieux. On peut encore cognoistre par cette assemblée d’arcs et de flammes, et par cet eschange de fleches, l’union de deux volontez en une et, comme disent les plus sçavants, que l’Amant et l’Aymé ne sont qu’un. De sorte, à ce que je puis voir, ce tableau ne vous veut representer que les efforts de deux amants pour emporter la victoire l’un sur l’autre, non pas d’estre le mieux aymé, mais le plus remply d’amour, nous faisant entendre que la perfection de l’amour n’est pas d’estre aimé, mais d’estre amant. Que si cela est, ma belle maistresse, dit-il, se tournant vers Diane, voyez combien vous m’en devez de reste. – J’advoue librement, dit-elle, que de cette sorte j’ayme mieux estre en vos dettes que si vous estiez aux miennes.

Hylas estoit à l’entrée et n’osoit passer outre, quoy qu’il en eust beaucoup d’envie, et plus encore, lors que, penchant dedans la moitié du corps, il vid l’autel de gazons et le tableau qui estoit dessus, Et parce qu’il ne le pouvoit bien voir, il prestoit l’aureille fort attentive aux discours de Silvandre, et en mesme temps il ouyt que le berger respondit à Diane : Je voy bien, ma belle maistresse, que vous ny moy ne sommes point representez en ce tableau, puis qu’ils sont chacun amant et aymé, et que vous estes bien aymée, mais non pas amante, et moy amant et non pas aymé, et cela plus par malheur que par raison. – Il n’y a, dit Diane, difference entre nous que des parolles, car j’appelle raison ce que vous venez de nommer malheur ; et toutesfois c’est la mesme chose. – Si toute la difference, dit-il, estoit au mot, je ne n’en soucierois guiere, mais le mal est qu’en effect ce que vous appelez raison et moy malheur me remplit de toute sorte de desplaisirs, et que son contraire me rendroit le plus heureux berger de l’univers. A ce mot il se tourna vers le tableau ; et parce que Diane vouloit respondre : Je vous supplie, dit-il, ma belle maistresse, de ne me donner davantage de connoissance de vostre peu de bonne volonté, et me permettre de voir ce qui est encor rare en ce tableau. Et lors, le prenant en la main, il leut ces parolles qui estoient escrites au bas. 


Voicy les douze


Tables des Loix d’Amour
Que sur

peine d’encourir sa disgrace,
il commande à tout amant d’observer.

Premiere Table.

Qui veut estre parfaict amant,
Il faut qu’il ayme infiniment :
L’extreme amour seule en est digne,
Aussi la mediocrité,
De trahision est plustost signe,
Que non pas de fidelité.

Deuxiesme Table.

Qu’il ayme jamais qu’en un lieu,
Et que cest amour soit un dieu,
Qu’il adore pour toute chose :
Et n’ayant jamais qu’un objet,
Tous les bon-heurs qu’il se propose,
Soyent pour cet unique subjet.

Troisiesme Table.

Bornant en luy tous ses plaisirs,
Qu’il arreste tous ses desirs
Au service

de cette belle,
Voire qu’il cesse de s’aymer,
Sinon que d’autant qu’aymé d’elle,
Il se doit pour elle estimer.

Quatriesme Table.

Que s’il a le soin d’estre mieux,
Ce ne soit que pour les beaux yeux
Dont son amour a pris naissance.
S’il souhaitte plus de bon-heurs,
Ce ne soit que pour l’esperance
Qu’elle en recevra plus d’honneur.

Cinquiesme Table.

Telle soit son affection,
Que mesme la possession
De ce qu’il desire en son ame,
S’il doit l’achetter au mespris
De son honneur ou de sa dame,
Luy soit moins chere que ce pris.

Sixiesme Table.

Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu’il ne puisse jamais souffrir
La honte de la chose aimée :
Et si devant luy par desdain
D’un mesdisant elle est basmée,
Qu’il meure ou la venge soudain.

Septiesme Table.

Que son amour fasse en effect
Qu’il juge en elle tout parfaict,

Et quoy que sans doute il l’estime
Au pris de ce qu’il aymera,
Qu’il condamne comme d’un crime
Celuy qui moins l’estimera.

Huictiesme Table.

Qu’esprit d’un amour violant,
Il aille sans cesse bruslant,
Et qu’il languisse et qu’il souspire
Entre le vie et le trespas,
Sans toutesfois qu’il puisse dire
Ce qu’il veut, ou qu’il ne veut pas.

Neufiesme Table.

Mesprisant son propre sejour,
Son ame aille vivre d’amour
Au sein de celle qu’il adore,
Et qu’en elle ainsi transformé
Tout ce qu’elle aime et qu’elle honore,
Soit aussi de luy bien aymé.

Dixiesme Table.

Qu’il tienne les jours pour perdus
Qui loin d’elle sont despendus.
Toute peine soit embrassée
Pour estre en ce lieu desiré.
Et qu’il y soit de la pensée,
Si le corps en est separé.


Unziesme Table.

Que la perte de la raison,
Que les liens et la prison,
Pour elle en son ame il cherisse.
Et se plaise à s’y renfermer
Sans attendre de son service
Que le seul honneur de l’aimer.

Douziesme Table.

Qu’il ne puisse jamais penser
Que son amour doive passer :
Que d’autre sorte le conseille
Soit pour ennemy reputé,
Car c’est de luy prester l’aureille,
Crime de leze Majesté.

Hylas qui escoutoit ce que Silvandre lisoit : Je ne croy point ; dit-il, Silvandre, qu’une seule des parolles que tu as proferées soit escritte au tableau que tu tiens. Mais les ayant composées il y a long temps selon ton humeur melancholique, tu feins à cette heure de les lire pour leur donner plus d’authorité et tromper plus aysément toute cette troupe. – Cela seroit peut-estre faisable, respondit Silvandre, s’il n’y avoit icy que moy qui sceut lire et si ses loix estoient contraires à la raison ou aux anciens status d’amour. – Si ce que je te reproche n’estoit veritable,adjousta Hylas, tu m’apporterois icy ce que tu tiens en la main pour me le faire voir. – Si tu juges, repliqua Silvandre, que ce saint lieu seroit profane par ton corps, à plus forte raison dois-je penser que ces saintes loix le seroient beaucoup plus si par la lecture que tu en ferois, ton ame en avoit communication. Car ce n’est que pour l’imperfection qui est en elle, que tu avourois que ton corps est profane et indigne d’entrer icy.

Toute la troupe se mit à rire, et quoy que l’inconstant voulust repliquer, si ne fut-il point escouté, parce que Silvandre ayant remis le tableau sur les gazons, et blaisé les deux coings de cet autel rustique, chacun suivit Paris qui, trouvant une porte faite d’ozier, passa de ce lieu en un autre cabinet beaucoup plus ample. Il y avoit au dessus de la voûte de la porte un feston où pendoit un tableau dans lequel ces vers estoient escrits.


Madrigal


Le Temple d’amitié
Ouvre sans plus d’entrée
Du sainct temple d’Astrée,
Où l’amour qui m’ordonne
De la servir tousjours,
Comme jadis je luy donnay mes jours,
Veut qu’ores je luy donne
Les tristes nuits

De mes ennuis.

Astrée fut celle qui s’y arresta le plus : fust qu’à cause de son nom, il luy semblast qu’elle y eust le plus d’interest, ou qu’oyant parler de la vie des ennuis, elle pensast que cela se deust entendre de la fortune du pauvre et infortuné Celadon. Tant y a qu’elle considera longuement ceste escriture ; et cependant, le reste de la trouppe estant passé plus outre et trouvant une voûte faite comme la premiere, mais beaucoup plus ample, d’abord tous se jetterent à genouil et ayant avec silence adoré la deité à qui ce lieu estoit consacré, Paris comme il avoit des-jà fait, offrit pour toute la trouppe un rameau de chesne sur l’autel. Il estoit de gazons comme l’autre, sinon qu’il estoit fait en triangle, et au milieu sortoit un gros chesne qui, se poussant un pied par dessus les gazons avec un tronc seulement, se separoit en trois branches d’une esgale grosseur, et se haussant de ceste sorte plus de quatre pieds, ces branches venoient d’elles-mesmes à se remettre ensemble, et n’en faisoient plus qu’une qui s’eslevoit plus haut qu’aucun arbre de tout ce boccage sacré. Il semble que la nature eust pris plaisir de se jouer en cet arbre, ayant d’un type tiré ces trois branches, et puis si bien reunies (sans ayde de l’artifice) qu’une mesme escorce les lioit, et les tenoit ensemble. En la branche qui estoit à côté on voyoit dans l’escorce, HESUS ; et en celle qui estoit à costé gauche, BELENUS, et en celle du milieu, THARAMIS, Au tyge d’où ces trois branches sortoient, il y avoit THAUTATES, et en haut où elles se reunissoient, il y avoit de mesme, THAUTATES.

Ces choses qui estoient selon la coustume de leur religion (car ils adoroient Dieu sous les types des chesnes) ne les estonnerent point, mais si fit bien ce qu’ils aperceurent à main gauche. C’estoit un autre autel qui estoit aussi de gazons, avec deux grands vazes de terre dans lesquels estoient deux types de mirte. Au milieu l’on voyoit un tableau, par-dessus lequel les deux mirtes, pliant les branches, sembloient luy faire une couronne ; et cela estoit bien recogneu pour n’estre pas naturel, mais entortillé de ceste sorte par artifice. Le tableau representoit une bergere de sa hauteur, et au plus haut du tableau il y avoit : C’est la déesse Astrée, et au bas on voyoit ce vers :

Plus digne de nos vœux, que nos vœux ne sont d’elle.

Si tost que Diane jetta les yeux dessus, elle se tourna vers Phillis : N’avez-vous jamais veu (luy dit-elle), mon serviteur, personne à qui ce pourtrait ressemble ? Phillis le considerant d’avantage : Voilà, luy respondit-elle, le pourtrait d’Astrée. Je n’en vis jamais un mieux fait, ny qui luy ressemblast d’avantage ; mais, continua-t’elle, vous semble-t’il qu’on ne l’ait pas voulu rendre recognoissable ? N’a-t’elle pas en la main la mesme houlette qu’elle porte. Et lors prenant celle qu’Astrée tenoit : Voyez, ma maistresse, ces doubles C, et ces doubles A, entrelassez de mesme sorte tout à l’entour, et comme l’endroit où elle le prend, quand elle la porte, est garny de mesme façon, et les fers d’en bas de cuivre, avec les mesmes chiffres ; et le sifflet qui est en haut, representant la moitié d’un serpent, comme il se tourne de mesmes. –Vous avez raison, dit Diane, mesme que je vois icy Melampe couché à ses pieds. Il est bien recognoissable aux marques qu’il porte. Voyez la moitié de la teste, comme il l’a blanche et l’autre noire, et sur l’aureille noire la marque blanche. Si l’autre oreille n’estoit cachée, il y a apparence que nous y verrions la marque noire, car le peu qui s’en voit au haut de la teste et au dessus paroist estre blanc. Voyez aussi cette marque blanche autour du col en façon de colier, er l’eschancrure du poil noir qui se tournant en demy lune dessus les espaules, finit de mesme sur la crouppe où le blanc recommence. On n’y a pas mesme oublié ceste bande noire et blanche tout le long des jambes.

Silvandre s’approchant d’elle : Et moy, dit-il, j’y recognois entre ce troupeau la brebis qu’Astrée ayme le plus. La voylà, toute blanche sinon les aureilles qu’elle a noires, le nez, le tour des yeux, le bout de la queue et l’extremité des quatre jambes ; et afin qu’elle ne fust pas mescogneue, regardez les nœuds que je luy ay veu porter plusieurs fois à l’entour des cornes en façon de guirlande. Astrée oyant tous ces discours, demeuroit estonnée et muette, sans faire autre chose que regarder avec admiration ce qu’elle voyoit. Toutesfois s’avançant pres de l’autel, et voyant plusieurs petits roulleaux de papiers espars dessus, elle en prit un, et le desliant toute tremblante, y trouva ces vers.


Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.
Passant, si tu t’enquiers qui, dedans ce boccage,
M’a donné ce pourtraict,
Sçache qu’Amour l’a faict,
Qui privé du vray bien, d’un bien faux me soulage.
 
Pressé de la douleur je luy tiens ce langage,
Banny de la moitié
Permettez par pitié,
Que privé

du vray bien, ce bien faux me soulage.
Confiné dans ce lieu que pour vous rendre hommage
Je vous ay consacré,
Ayez au moins à gré
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.
S’il ne m’est pas permis de voir vostre visage,
Ces beaux traits pour le moins
Serviront de tesmoings,
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.
Je leur dis, ô beaux traits que je retiens pour gage
Que nul autre amoureux
Ne fut onc plus heureux,
Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.
Je les adore donc, non pas comme une image,
Mais comme dieux tres grands,
Car par effet j’apprends
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.

Astrée estant retirée à part, lisoit et consideroit ces vers, et plus elle regardoit l’escriture, et plus il luy sembloit que c’estoit de celle de Celadon ; de sorte, qu’apres un long combat en elle-mesme, il luy fut impossible de retenir ses larmes, et pour les cacher elle fut contrainte de tourner le visage vers l’autre autel. Mais Phillis qui estoit aussi estonnée qu’aucune de la compagnie, ayant pris un autre de ces rouleaux, l’alla trouver, se doutant bien que ce qui faisoit separer Astrée de ceste sorte n’estoit que ces peintures et ces escrits qu’elle-mesme recognoissoit fort bien pour estre de ceux de Celadon. Et parce que Diane s’en alloit aussi la trouver, Phillis luy fit signe de ne le faire, de peur que Silvandre et Paris ne la suivissent, ce qu’aysément elle entendit ; et pource s’en retournant vers l’image d’Astrée, elle ouvrit quelques roulleaux de ceux qui estoient sur l’autel. Le premier qui luy tomba entre les mains, fut celuy-cy.

Dialogue sur les yeux d’un pourtrait stances


Sont-ce, peintre sçavant, des ames ou des flames,
Qui naissant de ces yeux leur volent à l’entour ?
– Ce sont flames d’amour qui consument les ames,
Ce sont ames plustost qui font vivre l’amour ?
 Eh ! qui n’admirera ces flames nom-pareilles
Si la vie et la mort procedent de ses yeux ?
– Les effets

des grands dieux, sont-ce pas des merveilles,
Et ces beaux yeux aussi, ne sont-ce pas des dieux ?
 Les aimer comme humains, c’est donc erreur extréme,
Puis qu’il faut des grands dieux reverer le pouvoir ?
– Ne commandent-ils pas à ton cœur qu’il les ayme,
Ayant desja permis à tes yeux de les voir ?
 Il est vray, mais mon cœur touché de reverence
Doit de devotion, non d’amour s’allumer.
– Les dieux ne veulent rien outre nostre puissance,
Espreuve, si tu peux, les voir sans les aymer.

Cependant que Diane, pour amuser toute la compagnie, alloit lisant tout haut ces vers, et ceux-cy estans finis, en prenoit d’autres, dont l’autel estoit presque couvert, Phillis s’adressant à la bergere Astrée : Mon Dieu, ma sœur, luy dit-elle, que je demeure estonnée des choses que je voy en ce lieu ! – Et moy, dit-elle, j’en suis tant hors de moy que je ne sçay si je dors ou si je veille, et voyez ceste lettre, et puis me dites, je vous supplie, si vous n’en avez jamais veu de semblables. – C’est, respondit Phillis, de l’escriture de Celadon, ou je ne suis pas Phillis. – Il n’y a point de doute, repliqua Astrée, et mesmes je me ressouviens qu’il avoit escrit ce dernier vers.

Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.

autour d’un petit pourtrait qu’il avoit de moy, et qu’il portoit au col dans une petite boite de cuir parfumé. – Voyons, dit Phillis, ce qu’il y a dans ce papier que je tiens en la main, et que j’ay pris au pieds de vostre image.

Sonnet


Qui ne l’admireroit ! et qui n’aymeroit mieux
Errer en l’adorant plein d’amour et de crainte,
Et rendre courroucez contre soy tous les dieux,
Que n’idolatrer point une si belle Saincte ?

Mais qu’est-ce que je dis ? en effet elle est peinte.
La belle que voicy, ce ne sont pas des yeux,
Comme nous les croyons, ce n’en est qu’une fainte,
Dont nous deçoit la main du peintre ingenieux.

Ce ne sont pas des yeux ? si ressens-je la playe,
Quoy que le trait soit faint, toutesfois estre vraye,
Fuyons donc, puis qu’ainsi les coups nous en sentons.

Mais pourquoy fuyrons-nous ? La fuite en est bien vaine,

Si desja bien avant dans le cœur nous portons,
De ces yeux vrays ou faux, la blessure certaine.

Ah ! ma sœur, dit alors Astrée, n’en doutons plus, c’est bien Celadon qui a escrit ces vers, c’est bien luy sans doute, car il y a plus de trois ans qu’il les fit sur un pourtraict que mon pere avoit fait faire de moy, pour le donner à mon oncle Focion.

A ce mot, les larmes luy revindrent aux yeux ; mais Phillis qui craignoit que ces autres bergers et bergeres ne s’en aperceussent : Ma sœur, luy dit-elle, voicy un subjet de resjouyssance, et non pas de tristesse. Car si Celadon a escrit cecy, comme je le crois, il est certain qu’il n’est point mort, quand vous avez pensé qu’il se soit noyé. Que si cela est, quel plus grand subjet de joye pourrions-nous recevoir ? – Ah ! ma sœur, luy dist-elle, tournant la teste de l’autre costé, et la poussant un peu de la main, ah ! ma sœur, je vous supplie ne me tenez point ce langage, Celadon est veritablement mort par mon imprudence et je suis trop malheureuse pour ne l’avoir pas perdu. Et je voy bien maintenant que les dieux ne sont pas encor contens des larmes que j’ay versées pour luy, puis qu’ils m’ont conduitte icy pour m’en donner un nouveau subjet. Mais puis qu’ils le veulent, je verseray tant de pleurs, que si je ne puis en laver entierement mon offence, je m’efforceray pour le moins de le faire, et ne cesseray que je ne perde ou la vie, ou les yeux. – Je ne vous diray pas, repliqua Phillis, que Celadon vive ; mais si feray bien que s’il a escrit ce que nous lisons, il faut que de necessité il ne soit pas, mort. – Et quoy, dit-elle, ma sœur, n’avez-vous jamais ouy dire à nos druides que nous avons une ame qui ne meurt pas, encor que nostre corps meure ? – Je l’ay bien ouy dire, respondit Phillis. – Et n’avez-vous pas bonne memoire de ce qu’ils nous ont si souvent enseigné, qu’il faut donner des sepultures aux morts, voire mesme leur mettre quelque piece d’argent dans la bouche, afin qu’ils puissent payer celuy qui les passe dans le royaume de Dis ? qu’autrement ceux qui sont privez de sepulture demeurent cent ans errants le long des lieux où ils ont perdu leurs corps ? Et ne sçavez-vous pas que celuy de Celadon n’ayant peu estre trouvé, est demeuré sans ce dernier office de pitié ? Que si cela est, pourquoy seroit-il impossible qu’il allast errant le long de ce malheureux rivage de Lignon et que conservant l’amitié qu’il m’a tousjours portée, il eust encore pour son intention les mesmes pensées qu’autrefois il a eues ? Ah ! ma sœur, Celadon est trop veritablement mort pour mon contentement, et ce que nous en voyons, n’est que le tesmoignage de son amitié et de mon imprudence. – Ce que j’en dis, respondit Phillis, n’est que pour l’apparence que j’ y vois, et le desir que j’en ay pour vostre repos. – Je le cognois bien, repliqua Astrée, mais ma sœur, ressouvenez-vous que si j’avois creu que Celadon fust en vie, et qu’en fin je trouvasse qu’il fust mort, il n’y auroit rien qui me peust conserver la vie ; car ce seroit le perdre une seconde fois, et les dieux et mon cœur sçavent combien la premiere m’a conduitte pres du tombeau. – Encor vous doit-ce estre du contentement, respondit Phillis, de recognoistre que la mort n’a peu effacer l’affection qu’il vous portoit. – C’est, dit-elle, pour sa gloire et pour ma punition. – Mais plustost, dit Phillis, qu’estant mort il a veu clairement et sans nuage la pure et sincere amitié que vous luy portez, et que mesme cette jalouse qui estoit cause de vostre courroux, ne procedoit que d’une amour tresgrande. Car j’ay ouy dire que comme nos yeux voyent nos corps, de mesmes nos ames separées se voyent et recognoissent. Astrée respondit : Ce seroit bien la plus grande satisfaction que je puisse recevoir ; car je ne doute nullement, qu’autant que mon imprudence luy a donné de sujet d’ennuy, d’autant le veue qu’il auroit de ma bonne volonté, luy donneroit du contentement. Car si je ne l’ay plus aymé que toutes les choses du monde, et si je ne continue encores en cette mesme affection, que jamais les dieux ne m’ayment.

Ces bergeres parloient de ceste sorte, cependant que Diane entretenoit le reste de la trouppe, lisant quelquefois les petits rouleaux qu’elles trouvoient sur l’autel, d’autresfois demandant à Paris, Tircis et Silvandre ce qu’ils jugeoient de ces choses. – Il n’y a personne icy, dit Paris, qui ne cognoisse bien que ce pourtrait a esté fait pour Astrée, et qui de mesme ne juge qu’il a esté mis en ce lieu par quelqu’un qui ne l’aime pas seulement, mais qui l’adore. – Quant à moy, dit Silvandre, ces chiffres me feroient croire que ce seroit Celadon, si Celadon n’estoit point mort. – Comment, dit Tircis, Celadon, ce berger qui ne noya il y a quatre ou cinq lunes dans Lignon ? – Celuy-là mesme, respondit Silvandre. – Et servoit-il Astrée, adjousta Tircis ? Au contraire, j’ay ouy dire qu’il y avoit tant d’inimitié entre leurs familles. – La beauté de la bergere fut plus grande que la haine, respondit Silvandre, et me semble que puis qu’il est mort, il n’y a point de danger de le dire. – Je croy, interrompit Diane, qu’aussi n’y en auroit-il pas, encor qu’il vesquit, ayant esté si discret, et Astrée si sage, que cette affection ne sçauroit avoir offencé personne.

Astrée qui s’estoit teue quelque temps, oyant ce que les bergers disoient d’elle, encore que ses yeux ne fussent pas encor bien remis ne peut s’empescher de leur respondre : ces larmes que je ne puis cacher, rendent tesmoignage que Celadon m’a aymée, puis que sa memoire me les arrache par force ; mais ces escrits, qui sont sur ces gazons, tesmoignent aussi qu’Astrée a plustost fait faute contre l’amour que contre le devoir. Cela est cause que je ne fais point de difficulté de l’advouer pour luy rendre au moins ceste satisfaction apres sa mort, que mon honnesteté n’a jamais permis qu’il eust receue durant sa vie.

A ces parolles, toute la trouppe s’approcha d’elle, et Diane luy montrant les billets qu’elle avoit : Est-ce là de l’escriture de Celadon ? – C’en est sans doute, respondit Astrée. – C’est donc signe, adjousta Diane, qu’il n’est pas mort. A quoy Phillis respondit : C’est dequoy nous parlions à ceste heure mesme ; mais elle dit que l’ame de Celadon qui va errant le long du rivage de Lignon les a escrits. – Et quoy ? Dit Tircis, n’a-t’il point esté enterré ? – C’est la cause, dit Astrée, qu’il va errant de ceste sorte ; car on ne luy a pas mesme faict un vain tombeau. – C’est veritablement, adjousta Phillis, trop de nonchalance, d’avoir laissé si longuement en peine pour un devoir de si peu de moment, une si belle ame que celle de ce gentil berger. – Voilà, dit Tircis, comme le soucy des morts touche le plus souvent fort peu ceux qui survivent : de sorte que j’estime ceux-là sages, qui durant leur vie y pourvoient. – Et sans mentir, adjousta Diane, c’est chose estrange que ce berger, tant aymé, non seulement de tous ses parens, mais de tout nostre hameau, n’ait receu ce pitoyable office que reçoivent les moins aymez. – C’est peut-estre, dit Tesandre, que les dieux l’ont ordonné de ceste sorte, afin qu’il n’abandonnast pas si tost ces lieux qu’il avoit tant aymez, et que recompensé de son affection il eust ce contentement de demeurer quelque temps prés de celle qu’il ayme.

-Toutesfois, dit Tircis, j’ay apris que, tout ainsi que nostre corps ne peust demeurer en l’air, en l’eau, ny dans le feu, sans une continuelle peine, parce qu’estant pensant, il faut qu’incessamment il se travaille, tant qu’il est en ces elements qui n’ont rien de solide, de mesme l’ame despouillée du corps, n’estant point en son propre element, tant qu’elle demeure entre nous, est en une continuelle peine, jusques à ce qu’elle soit entrée aux champs Elisiens, où elle trouve un autre air, une autre terre, une autre eau, et un autre feu, d’autant plus parfaits et convenables à sa nature, que ceux où nous sommes le sont d’avantage à nos corps lourds et grossiers. Ce que je sçay : parce que quand ma chere et tant aymée Cleon fut morte, je fus presque en resolution de ne luy donner point de sepulture, afin de retenir cette belle ame quelque temps aupres de moy ; mais nos druides me sortirent de cette erreur, me faisant entendre ce que je viens de vous dire.

– Quant à moy, dit Silvandre, puisqu’à faute de sepulture on demeure quelque temps au tour du lieu où l’on meurt, je veux prier tous mes amis, que si je meurs en ceste contrée, ils ne m’enterrent point, afin que j’aye plus de loisir de voir ma belle maistresse. Car il n’y a contentement des champs Elisiens qui vaille celuy-là, ny peine qu’une ame puisse souffrir pour n’estre en son element, qui ne soit beaucoup moindre que le bien de la voir. – Cela seroit fort bon, respondit Tircis, si apres la mort, vous despouillant du corps, vous ne laissiez point aussi tous ces amours ; mais j’ay ouy dire à nos sages, que nos passions n’estoient que des tributs de l’humanité, et que les dieux nous avoient naturellement donné cet instinct, afin que la race de hommes ne vinst à deffaillir, mais qu’apres la mort, d’autant que les ames sont immortelles et que rien d’immortel ne peut engendrer, cest amour se perd en elles, tout ainsi que la volonté de manger, de boire et de dormir. – Et toutesfois, dit Silvandre, si Celadon a escrit ce que nous lisons, il n’y a pas apparence qu’il ait perdu l’affection qu’il portoit à ceste bergere. – Et qui sçait, respondit Tircis, si les dieux qui sont justes ne luy ont point voulu donner ceste particuliere satisfaction pour recompense de la vertueuse et sainte amitié qu’il a portée à ceste bergere ? – Si cela est, repliqua Silvandre, pourquoy ne dois-je esperer de trouver les dieux aussi justes et favorables que luy, puis que mon amitié ne cede ny à la sienne ny à nulle autre, soit en ardeur, soit en vertu. – Mais, dit Astrée, si les dieux luy ont fait cette grace que vous dittes, ne seroit-ce point impieté en luy rendant le devoir de la sepulture de le faire partir de cette contrée, et luy ravir le contentement ? – Nullement, respondit Tircis, car la grace que les dieux luy ont faite en cela n’a esté que pour soulager la peine que continuellement il reçoit, estant contraint de demeurer sous un ciel si contraire à son naturel.

Ces bergers discouroient de ceste sorte, quand Phillis, considerant tout ce qui estoit en ce lieu, jetta sa veue sur un endroit où il y avoit apparence que quelqu’un se fust mis bien souvent à genoux, car la terre en avoit les marques bien imprimées. Et parce que cela estoit vis à vis de l’autel, et qu’elle y vit un rouleau de parchemin attaché à une hart ou tortis de saule, elle s’y en alla pour voir ce que c’estoit, et le desployant trouva ces parolles.

==Oraison à la déesse Astrée==

Grande et toute-puissante déesse, encore que vos perfections ne puissent estre esgalées, il ne faut que nos sacrifices, ne pouvant estre tels que vous meritez, laissent de vous estre agreables, puis que si les dieux ne recevoient que ceux qui sont dignes d’eux, il faudroit qu’eux-mesmes fissent la victime. Or ce que je viens offrir à vostre deité, c’est un cœur et une volonté, qui n’ont jamais esté dediez qu’à vous seule. Si ceste offrande vous est agreable, tournez vos yeux pleins de pitié sur ceste ame qui les a toujours trouvez si pleins d’amour, et par un acte digne de vous, sortez-la de la peine où elle demeure continuellement, et la mettez au repos duquel son malheur et non son demerite l’a jusques icy esloignée. Je vous requiers cette grace par le nom de Celadon, de qui le memoire vous doit plaire, si celle du plus fidelle et affectionné de vos serviteurs, peut jamais avoir obtenu de vostre divinité ceste glorieuse satisfaction.

Phillis faisant signe de la main, et appellant Astrée : Venez lire, luy dit-elle, ma sœur, ce que Celadon vous demande, et vous connoistrez que Tircis vous a dit vray. Et lors s’estant tous approchez, elle releut tout haut cette oraison, qui ne fut pas sans qu’Astrée accompagnast ses parolles de larmes, encores qu’elle se contraignit le plus qu’il fut possible ; mais elle ne pouvoit ressentir ces desplaisirs avec une moindre demonstration. Et lors que Phillis eust parachevé. Vrayement, dit Astrée, je satisferay à sa juste demande. Et puis que ses parents ne luy rendent pas le devoir, à quoy la proximité les oblige, il recevra de moy celuy d’une bonne amie.

A ce mot, sortant de ce lieu, apres avoir honoré l’autel des dieux, toute cette trouppe retourna vers Hylas qui, en les attendant, n’avoit point esté oisif ; car les voyans tous attentifs dans l’autre cabinet, il entra dans celuy où estoient les douze tables des loix d’amour. Et quoy qu’il en redoutast l’entrée, si est-ce que, mesprisant la force d’amour, luy semblast qu’il na luy pouvoit faire pis, que luy faire perdre sa maistresse, à quoy il sçavoit de tres-bons remedes, il entra à la desrobée dedans : et prenant le tableau qui estoit sur les gazons, voulut ressortir incontinent dehors ; croyant que s’il offençoit en y entrant, que moins il y demeureroit, moindre aussi seroit son offence. Et de fortune le prenant à la haste, et s’en retournant de mesme, il hurta contre un des costez de l’entrée, de telle sorte que l’esbranlant, il fit tumber à ses pieds une escritoire que celuy qui avoit fait cet ouvrage tenoit là expressément pour escrire ces conceptions, quand il y venoit faire ses prieres. Il le ramasse comme envoyé de quelque dieu, et se resolut de corriger en ces loix, ce qu’il y trouveroit de contraire à son humeur. En ceste deliberation il les lit : et incontinent, comme il avoit l’esprit prompt, les change de ceste sorte.

Tables d’amour falsifiées par l’inconstant Hylas[modifier]

Premiere Table.


Qui veut estre parfaict amant,
Qu’il n’ayme point infiniment :
Telle amitié n’en est pas digne.
Puis qu’au rebours l’extremité
De l’imprudence est plustost signe,
Que non pas de fidelité.

Deuxiesme Table.

Qu’il ayme et serve en divers lieux,
Et qu’il tourne tousjours les yeux,

dessus quelque nouvelle chose,
Aymant ainsi divers objets,
Que les bon-heurs qu’il se propose,
Soient aussi pour divers sujets.

Troisiesme Table.

Ne bornant jamais ses desirs,
Qu’il cherche par tout des plaisirs,
Faisant tousjours amour nouvelle,
Voire qu’il cesse de l’aymer
Sinon que d’autant qu’aymé d’elle,
Pour luy seul il doit l’estimer.

Quatriesme Table.

Que s’il a du soin d’estre mieux,
Ce soit pour plaire à tous les yeux
Des belles de sa cognoissance :
S’il souhaitte quelque bon-heur,
Ce ne soit que pour l’esperance
D’estre plus absolu seigneur.

Cinquiesme Table.

Telle soit son affection,
Que mesme la possession
De ce qu’il desire en son ame,
S’il doit l’acheter au mespris
De son honneur ou de sa dame,
Il la vueille bien à ce prix.

Sixiesme Table.


Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu’il ne puisse jamais souffrir
Querelle pour la chose aymée :
Que si devant luy par desdain,
D’un mesdisant elle est blasmée,
Qu’il y consente tout soudain.

Septiesme Table.

Que l’amour permette en effait
Que son jugement soit parfait,
Et que dans son ame il l’estime,
Toute telle qu’elle sera,
Condamnant comme d’un grand crime
Celuy qui plus l’estimera.

Huictiesme Table.

Qu’espris d’un amour assez lent,
Il n’aille sans cesse bruslant,
Ny qu’il languisse ou qu’il souspire
Entre la vie et le trespas :
Mais que tousjours il puisse dire
Ce qu’il veut, ou qu’il ne veut pas.

Neufiesme Table.

Estimant son propre sejour,
Son ame en soy vive d’amour,
Et non en celle qu’il adore,
Sans qu’en elle estant transformé,

Tout ce qu’elle ayme et qu’elle honore.
Soit aussi de luy bien aymé.

Dixiesme Table.

Qu’il ne tienne pas pour perdus,
Les jours loin d’elle despendus,
Si la peine n’est surpassé
Par le bien qu’il s’est figuré,
Mais se contente en sa pensée,
Si le corps en est separé.

Unziesme Table.

Qu’il se remette à la raison,
Que ses liens et sa prison
Pour elle bien-tost il finisse :
Mesprisant de s’y renfermer,
S’il n’attend rien de son service
Que le vain honneur de l’aymer.

Douziesme Table.

Qu’il ne puisse jamais penser
Que telle amour n’ait à passer :
Qui d’autre sorte le conseille,
Soit pour ennemy reputé,
Car c’est de luy prester l’oreille
Crime de leze Majesté.

Hylas se hasta le plus qu’il luy fut possible de changer de ceste sorte ces douze tables, et afin que ses rayeures fussent moins cognues, il les effaçoit avec la pointe d’un cousteau ; et y ayant raclé un peu de son ongle les en couvroit, et puis le polis- soit, fust avec l’ongle mesme, fust avec le dos du cousteau, et en fin escrivoit dessus ce qu’il y avoit changé ; ce qu’il fit si proprement qu’il estoit mal aisé de le recognoistre. Et incontinent r’entrant dans le cabinet, mit le tableau en sa place, et ressortit avec la mesme diligence, sans estre apperceu de personne : ce qu’il fit un peu auparavant qu’Astrée et le reste de la trouppe revint, de sorte qu’il fut trouvé assis à l’entrée, feignant de s’y estre endormy. Et parce qu’Astrée qui sortoit la premiere toute triste, ne pris pas garde à luy, il ne fit point aussi semblant de se lever ; mais quand Phillis qui venoit apres l’apperceut en ceste posture : Et qu’est-ce ? Luy dit-elle, Hylas, que vous faites icy, cependant que nous venons de voir les plus grandes merveilles qui soient en toute la rive de Lignon ? – J’ay une pensée, respondit Hylas se levant froidement, et se frottant les yeux, qui me tourmente plus que je ne me fuße jamais peu persuader. – Et qui est-elle ? adjousta Phillis. – Je la vous diray, respondit l’inconstant, si vous me promettez de faire une chose dont je vous supplieray. – Je n’ay garde, dit-elle, de m’obliger de parole sans sçavoir ce que vous voulez. – Vous le pouvez faire, dict Silvandre en sousriant, en y adjoustant les conditions, contre lesquelles il n’y a pas apparence qu’un si gentil et parfaict amant vous voulust requerir de quelque chose, à sçavoir qu’il ne vous demandera rien qui contrevienne à l’honneur d’une sage bergere ? – Je le veux bien, dit Phillis, à ceste condition. – Et moy, respondit Hylas, je ne le veux qu’à ceste condition.

Sçachez donc, ma belle maistresse, continua-t’il froidement, que je crois ce lieu estre à la verité un boccage sacré à quelque grande divinité ; car depuis que vous estes entrée dedans, et que Silvandre a leu les loix que j’ay ouyes, je me sens tellement touché d’une puissance interieure que je n’ay point de repos en moy-mesme, me semblant que jusques icy vescu en erreur, me conduisant contre les ordonnances que le dieu qui est adoré en ce sainct lieu a faites à ceux qui veulent aymer. De sorte que je suis tout prest d’abjurer mon erreur, et me remettre au sentier qu’il m’ordonnera ; et n’y a rien eu qui m’ait empesché de le faire cependant que vous estiez dans ce boccage, qu’une chose que je vous declareray. Vous sçavez, ma belle maistresse, que depuis l’heure que vous et mon cœur avez eu agreable que Hylas se dist votre serviteur, je n’ay point trouvé en toute ceste contrée un plus contrariant esprit, ny une humeur plus ennemie de la mienne que Silvandre. Car il ne s’est jamais presenté occasion de prendre le party contraire au mien, que ce berger ne l’ait fait, voire bien souvent il en a recherché les moyens avec artifice, comme en l’injuste sentence qu’il donna contre Laonice, parce que j’avois parlé pour elle, y ayant peu d’apparence qu’une morte fust preferée à ceste belle et honneste bergere. De sorte que repassant ces choses en ma memoire, je suis entré en doute, que continuant ceste volonté de me contrarier, il ait peut-estre leu les ordonnances de ce dieu d’autre façon qu’elles ne sont pas escrittes dans le tableau qu’il tenoit. C’est pourquoy je vous veux conjurer non seulement par la promesse que vous venez de me faire, mais par l’honneur que vous devez, soit à l’amour, soit à la deité qui est adorée en ce boccage, que vous preniez la peine d’y rentrer et de m’apporter le tableau où ces loix sont escrites, afin que les lisant moy-mesme, je puisse sortir du doute où je suis, et apres suivre les ordonnances que j’y trouveray tout le reste de ma vie. Ceste requeste, Silvandre, (continua-t’il s’addressant à luy) est-elle inciville, et contre l’honnesteté d’une sage bergere ? – Nullement, respondit Silvandre, mais je crains qu’elle soit plus-tost inutile. – Or sus (dit Hylas), faisons une autre promesse entre nous : promettez-moy devant ceste trouppe, que tout le reste de vostre vie vous suivrez les commandemens que vous y trouverez escrits, et je vous feray un mesme serment. – Je ne feray, dit-il, jamais difficulté de vous promettre, ny à tout autre, d’observer ce à quoy le devoir m’oblige, y ayant long temps que je l’ay promis aux dieux. – Vous me le promettez donc ? repliqua Hylas. – Je vous le promets, dit Silvandre, et sans vous obliger à nulle promesse reciproque, vous aymant trop pour vous vouloir rendre parjure. – Et moy, respondit Hylas, je le vous veux jurer, et aux dieux mesmes de ces lieux, les appellant tous à tesmoins, afin qu’ils punissent celuy de nous deux qui y contreviendra. – Je vous asseure, respondit Phillis, que pour voir un si grand changement en Hylas, je veux bien faire voir ces douze tables. Et lors, rentrant dans le cabinet, apres avoir fait une profonde reverence, elle prit le tableau et l’apporta à l’inconstant qui, la teste nue, et mettant un genouil en terre : Je reçois, dit-il, ces sacrées ordonnances comme venant d’un dieu et aportées par ma déesse, protestant de nouveau, et jurant aux grands dieux devant ce boccage sacré, et prenant ceste trouppe pour tesmoin, que toute ma vie je les observeray aussi religieusement que si Heus, Teutates, Tharamis dieu me les avoyent données visiblement. Et lors se relevant, sans remettre son chapeau, il baisa le bas de tableau, et estant environné de toute la troupe, il commença de les lire à haute voix.

Mais quand Silvandre ouyt qu’il disoit qu’on ne devoit pas aymer infiniment. Ah ! berger, lisez bien, luy dit-il, vous trouverez autre chose. – A la peine du livre, dit froidement Hylas. Et lors il montra l’escriture à Phillis, qui leut comme luy. – Cela ne peut estre, dit Silvandre. Et lors s’approchant, il le voulut lire sans se fier à personne, et Hylas serrant le tableau contre son estomac : C’est un grand cas, dit-il, que celuy qui a accoustumé de tromper, a tousjours opinion qu’on l’abuse. Je me doutois bien que vous lisiez autrement qu’il n’estoit pas escrit, et si vous le voyez vous-mesme, l’advouerez-vous devant ceste trouppe ? – J’advoueray sans doute, dit Silvandre, la verité, mais permettez que je la lise. – Il suffit, dit Hylas, ce me semble, que Phillis l’ait veue, et vous devez bien vous en fier à elle. – Je le ferois, respondit Silvandre, si elle vouloit dire la verité, mais c’est par jeu ce qu’elle dit. – Je vous jure, dit Phillis, qu’il a leu comme il est escrit, et non au contraire. – Je ne sçaurois, dit-il, le croire si je le vois. – Or si vous n’avez assez de le voir, dit Hylas, touchez-le, et lisez-le vous mesme, pourveu que ce soit fidellement.

Et lors Silvandre, recevant le tableau, et jurant qu’il liroit sans rien changer, il en recommença la lecture. Mais quand il y trouva ce que Hylas avoit dit, il ne sçavoit qu’en penser, et plus encores lors que continuant il trouva les couplets tous changez. – Et bien, dit Hylas, que vous en semble, ma maistresse ? Avois-je raison de douter de la preud’hommie de Silvandre, puis qu’il lisoit tout le contraire de ce qui estoit escrit ? Que dites-vous à cela, berger ? disoit-il, s’adressant à Silvandre ; serez-vous homme de parolle ? ou si vous vous desdirez ?

Le berger ne respondit mot, mais plus estonné de ceste avanture que de chose qui luy fust jamais advenue, il alloit considerant ce tableau. Et lors Diane, s’approchant de luy, et jettant le veue dessus, demeura au commencement estonnée, et luy dit : En bonne foy, Silvandre, advouez la verité, la premiere fois que vous nous avez leu ces vers, estoient-ils escrits comme ils sont ? – Ma belle maistresse, dit-il, quand je les ay leus, ils estoient autres qu’ils ne sont, et ne puis penser, s’il estoit autrement, pourquoy je ne les eusse pas aussi bien veus qu’à cette heure. Alors Diane prenant le tableau en la main, regarda l’escriture de plus pres, ce que Hylas appercevant et craignant que sa finesse ne fust recogneue. Or sus, Silvandre, dit-il, il ne faut pas tant de discours ; me voicy prest à tenir parole, et vous, serez-vous parjure ? – Vous me prenez de bien court, dit Silvandre, je ne suis pas sans un grand soupçon de tromperie ; car je sçay fort bien que les loix que j’ay veues estoient telles que je les ay dites, et maintenant je vois tout le contraire ; de sorte que je suis fort en doute que cecy ne soit supposé. – Voilà une tres mauvaise excuse, dit l’inconstant, et comment pourroit-on avoir fait si promptement un autre tableau ?

Cependant qu’ils parloient ainsi, Diane qui consideroit l’escriture, recogneut qu’encores que l’ancre fut semblable, toutesfois les traits des lettres ne l’estoient pas entierement ; et les regardant encores de plus pres et passant le doigt dessus et secouant le parchemin, une partie des racleures de l’ongle s’en alla. Et lors, opposant l’escriture au soleil, toutes les rayeures s’apareurent aysément ; dont s’estant asseurée : Or sus, dit Diane, vous voicy tous deux hors de dispute, car en un mesme lieu vous trouvez ce que vous cherchez tous deux. Vous, Silvandre, le lisant comme il estoit escrit, et vous, Hylas, comme vous l’avez corrigé. Et lors s’approchant d’eux, elle leur en monstra la preuve, parce que l’opposant au soleil, on voyoit aysément les endroits où le parchemin avoit esté gratté ; et puis le considerant de plus prés, on remarquoit quelques-uns des premiers traits qui n’avoient peu estre assez bien effacez.

Il n’y eut alors personne de la trouppe qui ne recogneut ce qu’elle disoit, et se mettans tout au tour de Hylas : Dites-nous, berger, luy disoient-ils, comment vous avez peu faire ? Hylas se voyant convaincu par la prudence de Diane, fut en fin contraint d’avouer la verité, non pas toutesfois sans jurer plusieurs fois, que ce n’avoit esté que l’injustice de ces loix qui l’y avoient poussé : Car, disoit-il, elles sont bien tellement iniques, qu’il m’a esté impossible de les souffrir sans les corriger ainsi qu’elles doivent estre. Nul ne peut s’empescher de rire, oyant comme il y parloit ; mais plus encores, considerant l’estonnement que Silvandre avoit eu au commencement.

Et parce qu’il se faisoit tard, et que le sejour en ce lieu avoit esté assez long, Phillis voulut rapporter le tableau où elle l’avoit pris. Mais tous les bergers furent d’avis que les vers fussent corrigez comme ils estoient auparavant, et que Hylas, pour effacer en partie l’offence qu’il avoit faite d’entrer en ce lieu qui luy avoit esté deffendu, et d’avoir osé falsifier des ordonnances d’amour, seroit condamné de rayer luy-mesme ce qu’il y avoit escrit, et de mettre à la marge ce qu’il avoit rayé ; ce qu’il fit à l’heure mesme, plus, disoit-il, pour obeir à sa maistresse que pour apaiser Amour, le courroux duquel il ne redoutoit point sans elle. – Ny aussi, adjousta Silvandre, guiere avec elle. – Je ne vous contrediray jamais, respondit l’inconstant, tant que vous me blasmerez de trop de courage. – Prenez garde, respondit Silvandre, que ce ne soit de presomption et d’infidelité. Si ces dernieres parolles eussent esté ouyes de Hylas, il n’y a point de doute qu’il eut respondu ; mais étant entré dans le cabinet, elles demeurent sans repartie.

Et cependant toute la troupe s’achemina par un petit sentier que Silvandre avoit choisi ; et parce qu’Astrée n’esperoit plus trouver des nouvelles de Celadon qui luy peussent plaire, elle estoit presque en volonté de s’en retourner, et pour ce sujet laissant Tircis, elle s’approcha de luy : Il me semble, luy dit-elle, berger, qu’il est bien tard pour aller plus outre, et que nous ne sçaurions presque retourner en nos cabanes que la nuict ne nous surprenne. – Il est certain, dit le berger, mais cela ne vous doit pas empescher de continuer vostre voyage puis que vous en estes si pres ; car aussi bien, encor que vous voulussiez retourner, le jour ne vous accompagnera pas jusques à my chemin. Quant à ce qui est de nos troupeaux, ceux à qui nous les avons laissez en garde, les reconduiront bien, pour ce soir en leurs loges. – Mais bien, dit Astrée, comment coucherons-nous ? – Le lieu où je vous veux conduire, respondit Silvandre, n’est pas loing du temple de la bonne Déesse, et je m’asseure que la venerable Chrisante sera bien aise de vous avoir ce soir pour hostesse. – Il faut sçavoir, respondit la bergere, si mes compagnes l’auront agreable. Et lors, les ayant attendues en in lieu où le chemin s’eslargissoit, elle leur proposa ce que Silvandre avoit pensé. Il n’y eut celle qui ne le trouvast fort à propos, puis qu’aussi bien il estoit impossible de regaigner de jour leurs hameaux. En cette resolution doncques ils se remettent en chemin ; et Silvandre, sans quitter Astrée, estant tousjours le premier ; et ayant marché quelque peu, luy montra le bois où il avoit trouvé la lettre qui estoit cause de ce voyage. Voilà, dit Astrée, un lieu bien retiré pour y recevoir des lettres. – Vous le jugerez bien mieux tel, luy dit-il, quand vous y serez ; car c’est bien le lieu le plus sauvage, et le moins frequenté, qui soit le long des rives de Lignon. – De sorte, dit Astrée, qu’aucun ne l’a sceu escrire que vous, ou l’amour. – Pour ce qui est de moy, dit-il, je sçay bien ce qui en est. Et quant à l’Amour, je m’en tais, car j’ay ouy dire que quelquefois nous voulant jetter ses flames dans le cœur il se brusle luy-mesme sans y penser. Et qui sçait si cela ne luy est point avenu par la beauté de ma maistresse ? Que si quelque chose l’a garanty, c’est sans doute le bandeau qu’il a devant les yeux. – Ah Silvandre, dit la bergere, ce bandeau ne l’empesche guere de bien voir ce qui luy plaist ; et ses coups sont si justes, et faillent si peu souvent le but où il les addresse, qu’il n’y a pas apparence qu’un aveugle les ait tirez. – Discrete bergere, respondit Silvandre, j’ay veu un aveugle en la maison de vostre pere, qui sçavoit aussi bien tous les chemins et destours de vostre hameau, et se conduisoit aussi bien par tout le logis que j’eusse sçeu faire, ayant acquis cela par une longue accoustumance. Et pourquoy ne dirions-nous que Amour, qui est le premier et le plus vieil de tous les dieux, n’ait par une longue coustume, apris d’attaindre les hommes au cœur ? Et pour monstrer que c’est plus par coustume que par justesse, prenez garde qu’il ne nous vise qu’aux yeux, et qu’il ne nous attaint qu’au cœur. Que s’il n’estoit point aveugle, quelle apparence y a-t’il qu’il blessast d’un reciproque amour des personnes tant inegales, ou qu’aux uns il donnast de l’amour pour des personnes qui les surpassent de tant, et aux autres, pour d’autres qui leur sont tant inferieures ? J’en parle comme interessé, car, à moy qui ne sçay seulement qui je suis, il a fait aimer Diane, de qui le merite surpasse tous ceux des bergers, et à Paris, qui est fils du prince de nos druides, il faut aimer une bergere. – Par vos merites, respondit Astrée, vous esgalez les perfections de Diane, et Diane par ses vertus surpasse la grandeur de Paris, et par ainsi l’inegalité n’est point telle qu’il faille par là accuser Amour d’aveuglement.

Silvandre demeura muet à cette replique, non pas qu’il n’eust aisément respondu, mais parce qu’il fut marry d’avoir pas ses paroles donné cognoissance de sa veritable affection, et s’en repentoit, craignant d’offencer Diane si autre qu’elle le sçavoit. Mais il s’estoit de fortune bien adressé, car Astrée luy eust volontiers donné toute sorte d’aide, recognoissant la pure et sincere amitié qu’il portoit à Diane. Aussi, le naturel d’une personne qui ayme bien est de ne nuire jamais aux amours d’autruy, si elles ne sont prejudiciables aux siennes.

Et lors qu’il levoit la teste pour luy respondre, il arriva dans le bois, qui fut cause que sans faire semblant de ce qu’ils avoient dit : Voicy, luy dit-il, sage bergere, le bois que vous avez tant desiré ; mais il est si tard que le soleil est desja couché, de sorte que nous n’aurions pas beaucoup de loisir de la visiter. – Si nous y trouvons, dit-elle, des choses aussi rares que nous en avons trouvé en celuy d’où nous venons, c’est sans doute que le temps sera court, puis qu’à peine pourrions-nous de-ja lire, tant il est tard. Il est vray que ne devons pas plaindre nostre journée, l’ayant trop bien employée, ce me semble.

Avec semblables discours, ils entrerent dans le bois, et ne se donnerent garde que la nuict peu à peu leur osta de sorte la clarté, qu’ils ne se voyoient plus et ne se suivoient qu’à la parolle. Et lors s’enfonçant davantage dans le bois, il perdit tellement toute cognoissance du chemin, qu’il fut contraint d’avouer qu’il ne sçavoit où il estoit. Cela procedoit d’une herbe sur laquelle il avoit marché, que ceux de la contrée nomment l’herbe du fourvoyement, parce qu’elle fait égarer et perdre le chemin depuis qu’on a mis le pied dessus, et selon le bruit commun, il y en a quantité dans ce bois. Que cela soit ou ne soit pas vray, je m’en remets à ce qui en est ; tant y a que Silvandre, suivy de cette honneste trouppe, ne pût de toute la nuit retrouver le chemin, quoy qu’avec mille tours et détours, il allast presque par tout le bois. Et en fin il s’enfonça tellement, que pour se suivre ils estoient contraints de se tenir par les habillement, la nuit étant si obscure qu’elle sembloit expressément estre telle pour empescher qu’ils ne sortissent de ce bois.

Hylas, qui de fortune s’estoit rencontré entre Astrée et Phillis : Je commence, dit-il, ma maistresse, à bien esperer du service que je vous rends. – Et pourquoy ? Dit Phillis. – Parce, respondit-il, que vous n’eustes jamais tant peur de me perdre que vous avez, et qu’au lieu que je vous soulois suivre, vous me suivez. – Vous avez raison, dit-elle, et de tout ce bon changement, vous en devez remercier Silvandre, que toutes-fois vous dites estre vostre plus grand ennemy. – Je ne sçay, adjousta Hylas, s’il me fait souvent de semblables offices, si j’auray plus d’occasion de le remercier de la faveur qu’il est cause que je reçois de vous, que de luy reprocher la peine que je prend. – Quant à cela, dit Phillis, il faut que vous en jugiez apres avoir mis le plaisir et la peine que vous en recevez dans une juste balance. – Je voudrois bien, ma maistresse, dict Hylas, que seule vous tinssiez cette balance, et que seule vous fissiez jugement de la pesanteur de l’un et de l’autre ; car encor que je n’y fusse point, je ne laisserois pas de m’en raporter à ce que vous en auriez jugé.

Chacun se mit à rire de la bonne volonté de Hylas, et Silvandre qui l’oyoit, ne pût luy respondre autre chose sinon : J’avoue, Hylas, que je suis un aveugle qui en conduis plusieurs autres. – Mais le mal est, dit Hylas, qu’ils ne sont aveugles que pour s’estre trop fiez en vos yeux. – Si vous n’eussiez point esté en la trouppe, adjousta Silvandre, cet aveuglement ne nous fût point advenu. – Et pourquoy, dit-il, vous ay-je peut-estre osté les yeux ? – Les yeux, non, respondit Silvandre, mais ouy bien le moyen de voir, nous ayant trop longuement entretenus par les longs discours de vos inconstances, et puis par les loix, que comme profane vous avez falsifiées, qui est en effet ce qui nous a mis à la nuit. – Vrayement, Silvandre, respondit Hylas, tu me fais ressouvenir de ceux qui apres avoir trouvé le vin trop bon, le blasment de ce qu’ils s’en sont enyvrez : Et mes amis ! leur faut-il dire, pourquoy en beuviez-vous tant ? At amy Silvandre, pourquoy m’escoutois-tu si longuement ? T’avois-je attaché par les aureilles ? – J’avois bien en ce lieu, dit Silvandre, des chaisnes plus fortes que les tiennes. Mais, quoy que c’en soit, nous voicy tellement esgarez, soit pour la nuict, soit pour avoir marché sur l’herbe du fourvoyement, qu’il ne faut pas esperer de pouvoir demesler les plus petits sentiers qu’il ne soit jour, ou que pour le moins la lune n’esclaire. Et qu’est-il donc de faire ? dit Paris. – Il faut, continua Silvandre, se reposer sous quelques uns de ces arbres, attendant que la lune se fasse voir.

Chacun trouva ceste resolution bonne ; aussi bien une partie de la nuit estoit des-jà passée. Lors rencontrant une arbre un peu retiré des autres, ils choisirent le mieux qu’ils peurent un lieu bien sec, et là, les bergeres estendant leurs sayes, et les bergeres s’estant couchées dessus, ils se retirerent un peuà costé, où tous ensemble ils se coucherent, attendant que la lune parust.