L’Astrée/deuxième partie/Le Sixiesme Livre

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(Seconde partiep. 369-489).


LE
SIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE
Partie d’Astrée.


Encores que la nuict fut des-ja bien fort avancée lors que ces bergeres se coucherent sur les juppes et sayes de leurs bergers, si est-ce qu’estant mal accoustumées de dormir sous le ciel seulement, et sur l’herbe, et principalement la nuict, elles demeurerent long temps à s’entretenir avant que le sommeil les saisist. Et parce que l’horreur de la nuict leur faisoit peur, elles se mirent et resserrerent presque toutes en un monceau. Et lors estant plus esveillées qu’elles n’eussent voulu, Diane qui de fortune se trouva plus pres de Madonte, apres quelques propos communs luy demanda quelle estoit la fortune qui l’avoit conduitte en cette contrée. – Sage Diane, respondit-elle, l’histoire en seroit et trop longue et trop ennuyeuse ; mais contentez-vous, je vous supplie, que ce mesme amour qui n’est point incogneu parmy vos hameaux, ne l’est plus non plus parmy les dames et les chevaliers, et que c’est luy qui m’a revestue comme vous me pouvez voir, encor que ma naissance me releve beaucoup par dessus cest estat. – S’il n’y a rien, dit Phillis, qui vous en empesche que la crainte de nous estre ennuyeuse, je responds pour toutes, que cela ne vous doit pas arrester ; car je sçay qu’il y a long temps que nous desirons toutes d’entendre ce discours de vous, et il me semble que nous ne sçaurions trouver un temps plus à propos, puis que voicy une heure que nous ne pouvons mieux employer et que nous sommes seules, je veux dire sans berger. – Quant à moy, adjousta Diane, ce qui me le fait desirer plus particulierement, c’est que ceux qui nous voyent separées l’une de l’autre, me disent que nous nous ressemblons beaucoup ; de sorte que vos fortunes me touchent comme si elles estoient les miennes, et semble que je sois presque obligée de m’en enquerir. – Ce me sera tousjours, dit Madonte, beaucoup de contentement de ressembler à une telle beauté que la vostre ; mais je ne voudrois pas, pour vostre repos, que vos fortunes fussent semblables aux miennes. – Je vous suis obligée, dit Diane, de cette bonne volonté. Mais ne croyez pas que chacun n’ait son fardeau à porter, et qui nous est d’autant plus pesant que celuy des autres, que celuy-cy est tout à fait sur nos espaules, et que l’autre ne nous touche que par le moyen de la compassion. Que cela donc ne vous empesche de satisfaire à la requeste que nous vous faisons. – Vous me permettrez donc, respondit Madonte, de parler un peu plus bas, afin de n’estre point ouye des bergers qui sont pres de nous ; car j’aurois trop de honte qu’ils fussent tesmoins de mes erreurs, outre que je ne voudrois pas que Tesandre ne pust ouyr, pour les raisons que vous pourrez juger par la suitte de mon discours. Et lors elle commença de ceste sorte.

Histoire de Damon et de Madonte[modifier]

Il est à propos, sage et discrette trouppe, que de nuict je vous raconte ma vie, afin que couverte des tenebres, j’aye moins de honte à vous dire mes folies, telles faut-il que je nomme les occasions qui me faisant changer l’estat où la fortune m’avoit fait naistre, m’ont contrainte de prendre celuy où vous me voyez. Car encor que je sois avec les habits que je porte et la houlette en la main, je ne suis pas toutesfois bergere, mais née de parents beaucoup plus relevez. Mon pere, suivant la fortune de Thierry, acquit un si grand credit parmy les gens de guerre, qu’il commandoit en son absence à toutes ses armées, non pas qu’il fut Visigot comme luy, mais s’estant trouvé avec beaucoup d’authorité parmy les Aquitaniens, il fut tant aimé, et tant favorisé de ce roy, qu’il l’obligea de se donner entierement à luy, au service duquel, outre les biens qu’il avoit de ses predecesseurs, il en acquit tant d’autres, qu’il n’y avoit personne en Aquitaine qui se peust dire plus riche qu’il estoit.

Ayant vescu de ceste sorte longues années, tout le malheur qu’il ressentit jamais, fut seulement de n’avoir d’autres enfans que moy. Car encor que sa mort fust violente, si luy fut-elle tant honorable que je la tiens pour l’une de ses meilleures fortunes, puis qu’apres avoir fait lever le siege d’Orleans au cruel Attile, en fin le poursuivant jusques aux champs Cathalauniques, Thierry, Merovée et Ætius, luy donnerent la bataille et le deffirent. Et de fortune mon pere combatit ce jour là à la main droitte de son roy qui avoit eu l’ayle gauche de la bataille, et Merovée la droitte. Et d’autant que tout l’effort d’Attile fut presque sur le costé de Thierry, apres un long combat, le roi Visigot y fut tué et mon pere aussi, qui persé de plus de cent coups, fut trouvé sur le corps de son roy où il s’estoit mis pour le deffendre, et pour recevoir les coups en son lieu. Ce que Torrismonde son successeur, et son fils, eut tant agreable que la bataille estant gagnée, il fit emporter son pere et le mien, et les fit enterrer en un mesme tombeau, mettant toutesfois la chasse de plomb de mon pere aux pieds du sein, y faisant graver des inscriptions tant honorables, que la memoire ne s’en esteindra jamais.

Lors que mon pere mourut, je pouvois avoir l’aage de sept ou huict ans, et commençay dés ce temps là de ressentir les rigueurs de la fortune. Car Leontidas, qui avoit succedé à la charge de mon pere, et que Torrismonde aymoit par dessus tous les chevaliers d’Aquitaine, usa de tant d’artifices que je luy fut remise entre les mains et presque ravie de celles de ma mere, sous un pretexte qu’ils nommoient raison d’estat, disant qu’ayant tant de grands biens, et de places fortes, il faloit prendre garde que je ne me mariasse à personne qui ne fust bien affectionnée au service de Torrismonde. Me voilà donc sans pere, et sans mere, privée de l’un par la rigueur de mort, et de l’autre par celle de ceste raison d’estat ; toutesfois la fortune me fut favorable de ce que je rencontray tant de douceur, et tant d’honnesteté en Leontidas, que je ne pouvois desirer de meilleurs offices que ceux que je recevois de luy, ne luy deffaillant rien que le nom de pere. Sa femme n’estoit pas de ceste humeur, qui au contraire me traittoit si cruellement, que je puis dire n’avoir jamais tant hay la mort, que je luy voulois de mal.

Or le dessein de Leontidas estoit de m’élever jusques en l’aage de me marier, et puis de me donner à l’un de ses neveux qu’il avoit esleu pour son héritier, n’ayant jamais peu avoir des enfans. Mais d’autant que la contrainte est la plus puissante occasion qui empesche un esprit genereux de se plier à quelque chose, il avint que son nepveu n’eut jamais de l’amour pour moy, ny moy pour luy, nous semblant que nos fortunes estant limitées en nous-mesmes, nous estions cause l’un à l’autre de ce que nous ne pouvions esperer rien de plus grand, outre que nous n’estimions pas ce qui nous estoit acquis sans peine. Ce furent donc ces considerations ou d’autres plus cachées, qui nous empescherent d’avoir de l’amitié l’un pour l’autre ; mais lors que j’eus un peu d’âge, il y en eust bien de plus grandes. Car la recherche de plusieurs jeunes chevaliers, si pleine d’honneur et de respect, me faisoit paroistre plus fascheux le mespris dont usoit le nepveu de Leontidas envers moy. Luy d’autre costé picqué de ce que je le desdaignois, comme il luy sembloit, se retira, de sorte que je ne le voyois plus que comme estranger, dont je ne recevois peu de contentement.

Et quoy que le respect que chacun portoit à Leontidas pour l’extraordinaire faveur que Torrismonde luy faisoit, fust cause que plusieurs n’avoyent pas la hardiesse de se declarer entierement, si est-ce qu’il se rencontra un parent assez proche de Leontidas qui, fermant les yeux à toutes considerations, entreprit de me servir, quoy qu’il luy en peust advenir. Dés le commencement, ce n’estoit pas avec dessein de s’y embarquer à bon escient, mais seulement pour n’estre pas oyseux, et pour faire paroistre qu’il avoit assez de merite, et de courage pour se faire aymer, et pour aymer ce que l’on estimoit de plus relevé dans la Cour, pouvant dire sans vanité que de ma condition il n’y avoit rien qui le fust plus que moy.

Et voyez comme ceux qui blasment l’amour ont peu de raison de le faire. Lors que ce jeune chevalier commença de me servir, il estoit homme sans respect, outrageux, violent et le plus incompatible de tous ceux de son aage ; au reste, vif, ardant, et si courageux, que le nom de temeraire luy estoit mieux deu que celuy de vaillant. Mais depuis que l’amour l’eust vivement touché, il changea toutes ces imperfections en vertu, et s’estudia de sorte de se rendre aymable, qu’il fut depuis le miroir des chevaliers de Torrismonde. Il s’appelloit Damon, parent assez proche de Leontidas, comme vous avez ouy dire, et de qui le roy ne faisoit point bon jugement pour les raisons que je vous ay dites ; toutesfois, lors qu’il commença de se changer, le roy aussi changea d’opinion. Mais parce que Leontidas estoit homme tres-avisé, et qui toute sa vie avoit fait profession de remarquer les actions d’autruy, et d’en faire jugement, il se prist bien tost garde de son dessein, qui luy estoit insupportable, à cause de la volonté qu’il avoit de me donner à son nepveu. Et pour couper chemin à cette nouvelle recherche, il me deffendit si absolument de le voir, et luy en parla de sorte que nous demeurâmes tous deux plus offencez de luy que je ne vous sçaurions dire. Et suivant le coustume des choses deffendues, nous commençâmes dés lors d’avoir plus de desir de nous voir, et fûmes presque plus attirez à l’amitié l’un de l’autre que nous n’estions auparavant.

Il n’y a rien, discrettes bergeres, qui me contraigne de vous advouer, ou de nier ce que je vay vous dire, si bien que vous devez croire que c’est la seule verité qui m’y oblige. Lors que Damon commença de me rechercher, son humeur m’estoit si desagreable que je ne le pouvois souffrir ; mais depuis que Leontidas, avec de fascheuses paroles, m’eut si expressément defendu de le voir, le doute qu’il fit paroistre d’avoir de moy, me despita si fort, que je resolus de n’en aymer jamais d’autre. Et cela fut cause qu’avec un soin extréme je l’allois destournant des vices, à quoy son naturel le rendoit enclin, quelquesfois les luy blasmant en autruy et d’autresfois luy disant que mon humeur n’estoit point d’aimer ceux qui en estoient atteints. Le formant de cette sorte sur un nouveau modelle, lors que je cognus les conditions de ce chevalier changées, je l’aymay beaucoup plus que s’il fust venu me servir avec ces mesmes perfections, d’autant que chacun se plaist beaucoup plus en son ouvrage qu’en celuy d’autruy. Je vivois toutesfois si discrettement avec luy qu’il ne pust pour lors recognoistre au vray si je l’aymois, et me tenois tellement sur mes gardes qu’il n’avoit seulement la hardiesse de me declarer sa volonté par ses parolles : effect bien different de ceux que son outrecuidance avoit accoustumé de produire auparavant. Ce qu’on pourroit trouver estrange, si amour n’avoit fait autresfois des changements beaucoup plus contraires en maintes personnes. Et fin luy semblant que tout le service qu’il me rendoit estoit perdu, si je ne sçavais son intention, il resolut de prendre un peu plus de courage, et de hazarder cette fortune. Et parce qu’il creut de le pouvoir mieux faire par l’escriture que par les paroles, apres une longue dispute en son esprit, il fit une telle lettre.

Lettre de Damon à Madonte[modifier]

C’est bien temerité d’aymer tant de perfections, mais aussi c’est bien mon devoir de servir tant de merites. Et si vous voulez esteindre l’affection de ceux qui vous ayment, il faut que de mesme vous laissiez les perfections qui vous font aymer. Et si vous ne voulez point estre aymée, vueillez aussi n’estre point aymable, autrement ne trouvez estrange que vous soyez desobeye ; car la force excusera toujours ceux qui feront cette offence contre vostre volonté, puis que la necessité ne recognoist pas mesme la loy que les dieux nous imposent.

Mais quand il me voulut faire voir cette lettre, il ne fut pas sans peine, parce qu’il sçavoit bien que je ne la recevrois pas sans artifice. En fin voyez quelles sont les inventions d’amour. Il me vint trouver, fit semblant de m’entretenir des nouvelles de la Cour, me raconta deux ou trois accidents sur ce subjet, avenus depuis peu, et en fin me dit qu’il avoit recogneu une nouvelle affection qui n’estoit petite, mais qu’il craignoit de me la dire, parce que la dame estoit de mes amies, et le chevalier de ses amis. – Et quoy, luy dis-je, me tenez-vous pour si peu discrete que je ne sçache taire ce qui ne doit pas estre sceu ? – Ce n’est point cette doute, me dit-il, qui m’en empéche mais que vous n’en vueillez mal à mon amy. – Et pour quoy cela, luy respondis-je, puis que l’amour qui est honneste et plein de respect, ne peut offencer personne ?

Je voyois bien, gentilles bergeres, qu’il estoit en peine de ce qu’il avoit à faire ; mais je ne pensois point que ce fust pour son particulier, m’imaginant que s’il eust eu la volonté de m’en parler, il l’eust fait dés long temps, en ayant eu diverses commoditez. Et cela fut cause que je l’en pressay, plus peut-estre que je ne devois. En fin il me dit que de me dire les noms, c’estoit chose qu’il n’oseroit faire, pour plusieurs considerations, mais qu’il m’en feroit voir une lettre qu’il avoit trouvée ce matin mesme. Et à ce mot il mit la main dans sa poche, et me montra la lettre qu’il venoit de m’escrire, que sans difficulté je leus sans en recognoistre l’escriture parce que je n’en vois jamais veu encores. Mais si auparavant j’avois un peu de volonté d’en sçavoir les noms, apres cette lecture j’en eus extréme desir, et lors que je l’en pressois le plus, je le vis sousrire, et ne me dire que de fort mauvaises excuses. – Et quoy, Damon, luy dis-je, depuis quand estes-vous devenu si peu soucieux de me plaire que vous ne me vueillez dire ce que je vous demande ? – Je crains, me respondit-il, de vous offencer si je vous obeys, car celle à qui cette lettre s’addresse est fort de vos amies, comme je vous ay dit. – Vous me ferez sans doute, luy repliquay-je, une offence beaucoup plus grande en me desobeyssant. – Je suis donc, me dit-il, entre deux grandes extremitez, mais puis que la faute que je feray par vostre commandement sera beaucoup moindre, je vais vous obeyr. Et me prenant la lettre, me la releut tout haut, mais estant parvenu à la fin, il s’arresta tout court sans nommer personne.

Voyez, belles bergeres, que c’est que l’amour ! Quelquefois il porte les esprits les plus abaissez à des temeritez incroyables, et d’autresfois fait trembler les courages plus relevez en des occasions, que les moindres personnes ne redouteraient point. Damon en sert d’exemple, puis que luy qui, entre les plus effroyables dangers des armes, pouvait estre appellé temeraire, comme je vous ay dit, n’avoit la hardiesse de dire son nom à une fille, fille encores qu’il sçavoit bien ne luy vouloir point de mal. Mais s’il avoit peu de courage, j’avois ce me semble encor moins d’entendement ; car je devois bien connoistre à la crainte qu’il avoit, que cela luy touchoit, et je veux croire qu’Amour estoit celuy qui me bouchoit les yeux, ayant fait dessein de rendre par nous sa puissance mieux cogneue à chacun. Autrement j’y eusse bien pris garde puis que je l’aymois, et qu’on dit que les yeux des amants persent les murailles. Quoy que ce fust, j’advoue que je n’y pensois point, et voyant qu’il se taisoit : Et quoy ? luy dis-je, Damon, n’en scauray-je autre chose ? Vrayement je pensois avoir plus de pouvoir sur vous. – Tant s’en faut, me respondit-il, que mon silence procede de là, que ce qui m’empesche de vous en dire davantage, c’est que vous pouvez trop sur moy. Et toutesfois ce que je vous en ay dit vous devroit suffire ; car que puis-je vous en declarer, apres vous en avoir fait lire la lettre, et ouyr la voix ? – Comment, luy dis-je, toute estonnée, est-ce vous, Damon, qui l’avez escrite ? – C’est moy sans doute, dit-il, baissant les yeux contre terre. – Et je vous supplie, continuay-je, dites-moy à qui elle s’addresse. – C’est, adjousta-t’il froidement, puis qu’il vous plaist de le sçavoir, à la belle Madonte. Et à ce mot, il se teut pour voir, comme je croy, de quelle sorte je recevrois cette declaration.

J’advoue que je fus surprise, parce que j’attendois toute autre responce que celle là ; et quoy que je l’aymasse comme je vous ay dit, et que ce fust d’une volonté resolue, si est-ce que l’honneur qui doit tousjours tenir le premier lieu dans nos ames, me fit croire que ces parolles m’offençoient. Et quoy que je reconnusse bien que j’avois esté cause de sa hardiesse, si ne voulus-je point l’excuser, me semblant que comme que ce fust, il se devoit taire. Il est vray qu’amour qui n’estoit pas foible en moy tenoit fort son party, et quoy qu’il ne peust estoufer entierement les ressentimens que l’honneur me donnoit, si les adoucissoit-il infiniment.

En fin je luy respondis ainsi : Malaisément, Damon, eussé-je attendu cette trahison de vous en qui je m’asseurois comme en moy-mesme ; mais par cette action vous m’avez apris qu’il ne se faut jamais fier en un jeune homme, ny en une personne temeraire. Toutesfois je ne vous accuse pas entierement de cette faute, j’en suis coulpable en partie, ayant vescu par le passé avec vous de la sorte que j’ay fait. Vostre outrecuidance sera cause que je seray plus avisée à l’advenir et pour vous et pour tous les autres qui vous ressembleront. – Si vous appellez trahison, me respondit-il, vous avoir plus aymée que vous n’avez pensé, je confesse que vous estes trahie de moy, et que vous le serez de cette sorte tant que je vivray, sçachant bien que ny vous ne personne du monde ne sçauroit se figurer la grandeur de mon affection. Et si vous croyez que ma jeunesse m’en ait donné la volonté et ma temerité la hardiesse, je maintiendray contre tous les hommes que jamais vieillesse ne fut plus prudente que cette jeunesse, ny prudence plus sage que cette temerité que vous blasmez en moy. Que si j’ay failly comme vous dites et que vous en soyez coulpable, ce n’est pas pour la façon dont, vous avez vescu avec moy, mais parce qu’estant si belle, vous vous estes rendue si pleine de perfection, qu’il est impossible que tous ceux qui vous verront ne commettent de mesmes fautes que vous me reprochez. Et toutes fois je ne sçay quel demon ennemy de mon contentement, vous met à cette heure des opinions en l’ame si contraires à celles que vous venez de me dire. Et il faut bien que ce soit pour mon malheur que vous les ayez si promptement oubliées : ne m’avez-vous pas dit que l’amour n’offençoit personne ? Si cela est, pourquoy le jugez vous à cette heure autrement contre moy. Mais si ces parolles ne vous contentent, voicy Damon devant vous qui vous offre l’estomac, voire ce mesme cœur qui vous adore, afin que pour vous satisfaire, vous luy donniez tel chastiment qu’il vous plaira, et s’il en refuse un seul (sinon la deffence que vous luy pourriez faire de vous servir) il veut que vous le teniez pour le plus traistre qui fut jamais et le plus indigne de tous les hommes d’estre honoré de vos bonnes graces. – Si je vous ay dit, luy respondis-je, que l’on ne s’offençoit point d’estre aymée, j’y ay adjousté le respect et l’honnesteté à quoy l’on est obligé. Et quand vous vous fussiez contenté de me rendre preuve de vostre bonne volonté par ce respect seulement, et non point par l’outrecuidance de vos parolles, j’eusse eu autant d’occasion de vous aymer que j’en ay de vous hayr. Car pourray-je bien douter à l’advenir que Damon ne recherche ma honte, puis qu’il a eu la hardiesse de me le dire luy-mesme ? Quelle me pensez-vous, Damon, pour croire que sans vengeance je souffre ces injures ? N’avez-vous point de memoire du pere que j’ay eu ? N’avez-vous point reconnu quelle vie à esté la mienne ? et combien j’ay eu de soin de me conserver non seulement telle que je dois estre mais en sorte que la medisance n’eust occasion de mordre sur mes actions ? Ressouvenez-vous que si vous n’avez ny memoire ny jugement pour ce que je vous dis, j’en ay assez pour tous deux, et que, si vous continuez, vous me donnerez subjet de vous rendre du desplaisir par toutes les voyes que je sçauray inventer. – Madame, me respondit-il incontinent, ne laissez de mettre en avant contre moy toutes les sortes de peine que vous en pourrez imaginer. Celuy qui a peu supporter l’effort de vos yeux ne sçauroit craindre celuy de tout le reste de l’univers. Ce ne sont que des tesmoignages de mon affection qui me seront d’autant plus chers qu’ils rendront plus de preuve que vous estes aymée de Damon. Et ne pensez plus que je vous mescognoisse, ny ceux dont vous estes descendue. Vos vertus sont trop gravées en mon ame, et j’ay trop d’obligation à ceux qui vous ont mise au monde pour en perdre la memoire, mais si je ne vous ay offencée que par la parole et non par le dessein que j’ay eu de vous rendre service, laissons là, madame, ceste fascheuse parole, oublions-la. Commandez-moy que je sois muet, pourveu qu’il soit permis à mon ame de vous adorer, je veux bien ne parler jamais. Mais si vous redoutez si fort que je vous die que je vous ayme, et si vous croyez que cela importe tant à cette reputation dont justement vous estes si soigneuse, ne croyez vous pas que vous vous allez procurer un extréme desplaisir, puisque vivant avec moy comme vous me menassez, il sera impossible que mon affection ne se manifeste à chacun ? Et par ainsi, ce que je vous dis en particulier sera public par tous ceux de ceste Cour, et ne serez-vous pas plus offencée de l’ouyr de la bouche de chacun et en public que de la mienne en particulier ? Avant que d’ordonner ce qu’il vous plaist faire de moy, je vous supplie, madame, considerez ce que je vous dis, et de plus, que si je ne faux point, vous n’avez point de raison de me punir. Et si vous estes offencée, et que ma faute vous desplaise, pourquoy voulez-vous faire plus de tort en la publiant à tout le monde ?

Il seroit bien mal aisé, sages bergeres, de vous redire toutes les raisons que Damon m’allegua, car je n’ouys jamais mieux parler. J’advoue toutesfois que j’espreuvay bien en ceste occasion que le conseil est tres-bon de ceux qui disent qu’on ne doit jamais declarer son affection à une dame qu’auparavant on ne l’ait obligée à quelque sorte de bonne volonté. Car lors que l’offence qu’elle pense recevoir par telle declaration la veut eslongner, cette bonne volonté qui la tient attachée, l’empesche de le pouvoir faire, et luy fait escouter par force telles paroles, voire en fait faire un jugement plus favorable. Je l’esprouvay, dis-je, à ceste fois, puis qu’il me fut impossible de m’en separer, encor que je ressentisse l’injure que j’en recevois ; au contraire, avant ; que de mettre fin à nos discours, je consentis d’estre aymée et servie de luy, pourveu que ce fut avec honneur et discretion. Et parce que Leontidas avoit continuellement les yeux sur nous, je luy commanday de ne me voir plus si souvent, et de dissimuler mieux qu’il n’avoit fait par le passé, afin de tromper cet homme. Je me souviens qu’en ce temps-là, d’autant que Leontidas, encor que grand et sage capitaine, ne laissoit toutesfois de se laisser posseder à l’amour de quelques femmes, qui feignant de l’aymer, tiroient de son bien tout ce qu’elles pouvoient, et en cachette en favorisoient d’autres, il fit des vers qu’il m’envoya. Et parce que nous craignions que les lettres venant à se perdre, nos noms ne fissent recognoistre ce que nous desirions qui fust tenu caché, je l’appellois mon frere, et il me nommoit sa sœur. Je pense que je me souviendray encores des vers dont je vous parle. Il me semble qu’ils estoient tels.

Sonnet


Qu’envieux de mon bien il parle, ou qu’il blaspheme,
Qu’il remarque à nos yeux, ce qu’il pense estre en nous,
Qu’il cognoisse en effect que je ne suis moy-mesme,
Sinon, ma sœur, en tant que je ne suis qu’à vous.

Que d’un oeil importun il nous veille jaloux,
Que sur nos actions la medisance il seme  :
Il peut bien m’esloigner de mon bien le plus doux,
Mais non pas empescher qu’enfin je ne vous ayme.


Malgré tous ces discours contre nous inventez,
Malgré tous ces soupçons qui nous ont tourmentez,
Mesme dans le cercueil, je fay voeu d’estre vostre.

Mais ce fascheux Argus ne feroit-il pas mieux,
Nous laissant en repos, d’employer tous ses yeux
A garder la beauté qu’il paye pour un autre  ?

Mais pour revenir à ce que je vous disois, depuis ce jour Damon se reigla de sorte à ma volonté que je ne puis nier que je n’eusse de l’amour pour luy. Aussi estoit-il tel qu’il estoit bien mal-aisé de ne l’aimer point, et mesme cognoissant combien l’affection qu’il me portoit luy avoit fait changer de vices en vertus. Et parce que pour tromper les yeux de Leontidas, nous ne nous parlions plus que par rencontre, et fort peu souvent en presence de quelqu’un, plusieurs eurent opinion que le courage genereux de Damon n’avoit peu souffrir plus longuement les desdains dont j’avois usé envers luy et qu’il s’estoit retiré de mon amitié, et Leontidas mesme y fut trompé, encor que sa femme qui estoit infiniment soupçonneuse, l’asseurast tousjours du contraire. Et parce qu’il desiroit passionnément, comme je vous ay dit, de me donner à son nepveu, pour contenter son esprit, il pensa de mettre pres de moy une femme qui prist garde à mes actions sans en faire semblant. Elle se nommoit Leriane, et desjà estoit bien fort avancée en son aage, toutesfois d’une humeur assez complaisante, mais au reste la plus fine et rusée qui fut jamais.

Pour ce coup je n’eus pas la veue si bonne que Damon, car d’abord qu’elle me fut donnée, il descouvrit le dessein de Leontidas ; et parce que je la trouvois de bonne compagnie et qu’elle faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour me plaire, je ne pouvois croire qu’elle eust ceste mauvaise intention. Et d’autant que continuellement il me disoit qu’elle me tromperoit, et que je m’en prisse garde, nous fismes resolution de jouer au plus fin. Et puis qu’il ne despendoit pas de nostre volonté de l’eslonguer de nous, nous pensames qu’il estoit à propos de faire semblant que sa compagnie nous estoit tres-agreable. Par cet artifice nous avions opinion de l’obliger à ne nous rendre point tous les mauvais offices qu’elle pourroit, et de faire paroistre à Leontidas que nous n’avions point de dessein, que nous ne voulussions bien qu’il sceust. O que nous eussions esté avisez, si nous eussions mis en effet ceste deliberation !

Mais oyez, gentilles bergeres, ce qui en avint : Leriane, voyant la bonne chere que je luy faisois, se monstroit si desireuse de me plaire qu’en fin je vins à l’aimer insensiblement ; et elle, d’autre costé, prenant garde aux recherches que Damon luy faisoit, creut aysément qu’il l’aymoit. Et ceste creance, jointe à la beauté et aux perfections de ce jeune chevalier, convierent bien tost Leriane de l’aymer, de sorte qu’il n’y eust que le pauvre Damon qui ne se trompa point, et toutesfois ce fut luy qui paya plus cherement nos erreurs. Et quoy qu’il recogneust bien dés le commencement ce que je vous dis, si ne m’en peut-il empescher. Il me souviendra le reste de ma vie des parolles dont il usa, lors qu’il me le dit : Ma sœur, me dit-il, vous aymez Leriane, mais souvenez-vous qu’elle ne le merite pas, et que je crains que vous n’y preniez garde trop tard. Elle a un tres-mauvais dessein, et envers vous, et envers moy, car la femme de Leontidas ne vous l’a donnée que pour vous espier, et croyez que veritablement la bonne chere que vous m’avez commandé de luy faire, luy a donné occasion de croire que je l’aymois, et que ceste opinion est cause qu’elle ne me veut point de mal. – Tant mieux, luy dis-je, mon frere, en sousriant, je sçay bien que vous ne serez pas amoureux d’elle, pour le moins, je vous asseure que je n’en seray jamais jalouse ; et cependant la bonne volonté qu’elle vous portera, la retiendra peut-estre en son devoir, et l’empeschera de ne nous faire tout le mal qu’elle pourroit. – Dieu vueille, me dit-il, ma sœur, qu’il en avienne comme vous dites, mais j’ay bien peur qu’au contraire ceste affection n’ayt une autre fin, car il est impossible que je continue de luy faire bonne chere, et se voyant deceue, Dieu sçait ce qu’elle ne fera point. – Elle ne vous prendra peut-estre pas par force, luy dis-je. – Dieu vueille, me repliqua-t’il, que je sois mauvais devin, et qu’elle ne fasse pas quelque chose de pire encores que ce que vous dittes.

Je vis bien que cette femme luy estoit importune, mais je ne jugeay jamais qu’elle eust de l’amour, et pensois que toutes ses recherches n’estoient que pour mieux faire la complaisante. Et parce qu’encores que Leontidas me fist toute la bonne chere qu’il luy estoit possible, si est-ce que le mauvais traittement que je recevois de sa femme, me faisoit passer une vie fort ennuyeuse. Je respondis à Damon qu’il devoit considerer la miserable vie que je faisois ; que je n’avois contentement que de luy, ny consolation que de Leriane ; que je croyois bien que l’intention de Leontidas et de sa femme avoit esté en mettant Leriane aupres de moy de m’avoir donné un espion, mais que je croyois bien aussi qu’ils pourroyent se tromper, et que cette femme se sentoit tellement obligée aux caresses que je luy avois faites, que je cognoissois bien que veritablement elle m’aymoit ; et en fin qu’à la longue il perdroit la mauvaise opinion qu’il avoit d’elle, parce que la pratiquant d’avantage, il cognoistroit que c’estoit une personne d’honneur. Damon ne sçeut faire autre chose, voyant comme j’en estois abusée, que de plier les espaules, et depuis ne m’en osa plus parler de peur de me desplaire.

Et voyez combien la bonne opinion que nous avons d’une personne, a de force sur nous : je voyois bien la recherche qu’elle faisoit à Damon, et ne pouvois m’imaginer que ce fust à mauvaise intention, me figurant que tout ce qu’elle en faisoit, n’estoit que pour me complaire. O que le visage dissimulé de la prud’hommie couvre, et nous fait mescognoistre de vices ! Et cela estoit cause que quelquefois Damon recevoit mauvaise chere de moy, me semblant qu’il ne traittoit pas avec Leriane comme il devoit, puis que je luy avois dit que je l’aimois, et que c’estoit la moindre chose qu’il deust faire pour moy, que de faire cas de ceux de qui je cherissois l’amitié. Ce que Damon recognoissoit bien, et ne s’en osoit plaindre, de peur de faire pis, mais seulement nourrissoit en son ame une si cruelle hayne contre elle, qu’à peine la pouvoit-il cacher. Au contraire Leriane augmentoit de jour à autre de telle sorte ceste affection qu’elle luy portoit, qu’en fin voyant qu’il ne faisoit pas semblant de la recognoistre, elle ne se peut empescher de luy escrire une lettre si pleine de passion, que Damon ne pouvant plus dissimuler, luy en osta si bien toute esperance qu’elle ne perdit pas seulement l’amour qu’elle luy portoit, mais en sa place y fit naistre une si grande hayne qu’elle jura sa perte. Que si elle eust peu preuver, en l’accusant à Leontinas, ce qu’elle sçavoit de nostre affection, il n’y a point de doute qu’elle l’eust faict, mais nostre bonheur fut tel que, quelque familiarité qui eust esté entre nous, je ne luy en avois jamais parlé que fort peu.

Il est vray que je l’ay depuis recogneue assez fine et malicieuse pour croire que s’il ne luy eust falu que quelque preuve, elle ne s’y fust pas arrestée, parce qu’elle n’eust jamais manqué d’invention, mais un des principaux sujets qui l’en empescha, ce fut ce que j’ay jugé depuis, qu’elle eut crainte que Damon n’eust gardé les lettres qu’elle luy avoit esbrites, et que par ce moyen Leontidas l’eust recogneue pour une tres-mauvaise femme. Et toutesfois ceste consideration ne pouvoit encor estre assez forte pour l’empescher, parce qu’elle eust peu dire qu’elle avoit fait semblant d’aimer Damon, pour le convier de ne se fier plus en elle ; et sans doute Leontidas et sa femme l’eussent creue, ayant conceu une si bonne opinion d’elle, qu’ils ne pensoyent pas qu’il y eust matrone en Gaule plus sage que Leriane.

Mais si j’avois eu tort en l’amitié que je luy portois, Damon ne se peut excuser qu’il n’ayt failly en cette action, car s’il m’eust montré la lettre qu’elle luy avoit escritte, il n’y a point de doute qu’il m’eust sortie d’erreur, et que nous ne fussions pas tumbez aux malheurs où nous nous vismes depuis. Et ce qui l’en empescha, comme je pense, ce fut la cruelle responce qu’il luy avoit faite, d’autant qu’il eut peur que je la visse et luy en sceusse mauvais gré. Tant y a qu’il me le tint si secret que je n’en sceus rien pour lors.

Or Leriane ayant fait dessein, comme je vous disois, de se venger de ce chevalier, jugea qu’il n’y avoit point de moyen plus propre que celuy que je luy en donnerois. Et sçachant bien que vivant familierement avec moy, il ne pouvoit pas estre qu’il ne s’en presentast quelque bonne occasion, elle se rendit si soigneuse de me voir et de me suivre, que je la pouvois dire l’ombre qui accompagnoit mon corps. Et parce qu’elle avoit un esprit vif, et qui entroit presque dans les intentions des personnes, elle recogneut que Tersandre m’aymoit.

Je dis ce mesme Tersandre que vous voyez qui est en ce lieu avec moy. Il ne faut pas que je vous die ce qui est de sa personne, puis que vous le voyez, sages bergeres, mais ouy bien de quelle condition il est : sçachez donc que son pere ayant suivi le mien en tous ses voyages de guerre, ils furent en fin tuez tous deux le jour que Thierry mourut. Et parce que cestuy-cy avoit esté nourry petit enfant dans la maison de mon pere, il avoit conceu une si grande affection de moy, que la difference de nos conditions ne le peut pas empescher de me regarder d’autre sorte qu’il ne devoit. Et j’en pouvois bien estre cause, sans y penser, car la grande inegalité qui estoit entre nous me faisoit recevoir tous ses services, non pas comme d’un amant, mais comme d’un domestique, le lieu d’où il estoit ne luy pouvant donner par raison une plus grande pretention pour mon regard. Mais Amour, qui faisoit naistre ses pensées en son ame, d’autant qu’il est aveugle, peut sans reproche en produire de plus déraisonnables, et par ainsi luy faisoit concevoir des esperances qui estoyent du tout esloignées de la raison.

Toutesfois Leriane qui, plus fine que moy, avoit jetté les yeux sur luy, et avoit,fort bien recogneu son intention, le jugea un sujet tres propre pour commencer sa vengeance. Elle sçavoit bien que de toutes les amertumes d’amour, il n’y en avoit point de si difficile que la jalousie, ny qui fust receue plus aisément en une ame qui ayme bien. Elle commence donc de se rendre familiere avec luy, luy fait paroistre beaucoup de bonne volonté, luy offre toute sorte d’assistance en tout ce qui se presentera, bref, peu à peu, l’attire aupres de moy, et luy donne commodité de me voir et de parler à moy. Mais voyant que sa modestie l’empeschoit de me declarer sa volonté, elle resolut de luy en donner le courage, et avec ce dessein, un jour qu’elle le trouva à propos. apres quelques discours esloignez, et qu’elle fit venir sur ce qu’elle luy vouloit dire, elle luy fit entendre qu’elle et moy nous estions souvent estonnées de le voir sans qu’il eust encores fait choix de quelque maistresse, et que je disois que je n’en pouvois juger la cause ; car de dire que ce fust’ faute de volonté, l’aage où il estoit ne le pouvoit permettre ; que ce fust faut de courage, encores moins, puis qu’il avoit rendu trop de tesmoignage de ce qu’il estoit, et que la cognoissance qu’il avoit de luy-mesme luy devoit donner assez d’asseurance de pouvoir acquerir les bonnes graces de la plus belle de cette Court, tellement que je n’en voyais autre occasion, sinon qu’il ne trouvoit rien digne de luy.

Tersandre qui croyoit ce qu’elle disoit, et qui se sentoit toucher l’endroit le plus sensible de son ame : Helas ! ma fille, luy dit-il en souspirant, (car telle estoit l’alliance dont il la nommoit) helas ! que madame et vous, avez peu remarqué mes actions, puis que vous n’avez recogneu ma folie. J’ayme, mais helas ! j’ayme en tel lieu qu’il vaut mieux le taire pour n’estre estimé insensé, que le dire pour esperer tant soit peu d’allgement.

Ceste ruzée de Leriane, qui sçavoit bien ce qu’il vouloit dire, feignant de ne l’entendre pas, le tourne de tant de côtez, qu’elle luy arracha le nom de Madonte, de la bouche, mais avec tant d’excuses qu’elle jugea bien qu’il recognoissoit son outrecuidance, et qu’il falloit luy donner du courage pour continuer son dessein. C’est pourquoy d’abord elle luy dit qu’elle ne trouvoit point tant d’inegalité entre luy et moy, que cela l’en deust retirer. Que si la fortune m’avoit favorisée de beaucoup de biens et d’estre née de ces grands ayeux dont je tirois mon origine, qu’il avoit tant de vertus, que s’il estoit moindre en fortune, il m’estoit égal en merite.

Elle avoit feint tout le discours precedent, qu’elle disoit que nous avions eu ensemble, et m’en avoit attribué la plus grande partie, pour luy donner la hardiesse de se declarer, et maintenant pour luy donner le courage de continuer, elle en invente un autre aussi peu veritable, luy disant qu’elle avoit bien recogneu aux paroles que je luy avois dittes de luy plusieurs fois, que je l’estimois, voire que je l’aimois, autant que je me sentois importunée de Damon. Elle ne mentoit pas, encor qu’elle creut de mentir, car il estoit vray que je l’aimois autant que j’estois importunée de Damon. Et pour le luy persuader mieux, luy disait que bien souvent quand il s’approchoit de moy, je disois, me tournant vers elle, que pour le moins Damon fust changé en Tersandre. Et sur ce discours elle s’estendoit le plus qu’elle pouvoit en des louangés qu’elle disoit de luy, et qu’elle feignoit de redire apres moy, et pour la fin juroit que je ne trouvois rien de mauvais en luy, que le trop grand respect qu’il me portoit, à fin que par ce moyen il fust plus hardy et perdist la grande apprehension qu’il avoit pour nostre inegalité. Ayant donc jetté de cette sorte les fondements de sa trahison, elle voulut sonder ma volonté, me parlant quelquesfois de Damon, et comme si c’eust esté par mesgarde, elle y mesloit toujours quelque chose à la louange de Tersandre. Ce que je n’entendois point, car je n’eusse jamais tourné les yeux sur luy, et voyant que j’en parlois comme d’une personne indifferente, elle eut opinion que peut-estre en recevrois-je des lettres, si elles m’estoient données bien à propos. Le jour de l’an approchoit et l’on a de coustume de se donner l’un à l’autre de petits presents, que nous nommons les estrénes. Elle pensa que des gands parfumez qu’elle avoit recouvrez, seroient propres pour m’en faire voir une. Elle asseura donc Tersandre de m’en donner, et sous cette esperance, en retire de luy une qu’elle met dans un des doigts du gand, et prend si bien son temps qu’en la meilleure compagnie où elle me voit, elle me presente ses estreines.

De fortune Damon y estoit, et parce qu’elle eut crainte que la rencontrant du doigt, je n’en donnasse cognoissance à chacun, elle me dit qu’une cousture s’estoit decousue, et qu’elle la racommoderoit, et à ce mot, me ganta celuy où la lettre estoit, laissant l’autre entre les mains de ceux qui le vouloient sentir. Mais quoy qu’elle m’en eust avertie, lors que je rencontray le papier, je ne peus m’empescher de demander que c’estoit, à quoy elle respondit que c’estoit la couture qui avoit lasché quand elle les avoit essayez. Quant à moy, qui n’entendois point cette finesse, je repliquay que ce n’estoit point cela. Elle avec une asseurance incroyable : Vous ne faites que resver, ma maistresse, me dit-elle, car c’estoit ainsi qu’elle me nommoit, c’est moy-mesme qui l’ay descousu sans y penser.

Je jugeay bien que c’estoit chose qu’il faloit dissimuler en si bonne compagnie, mais j’estois trop jeune pour le sçavoir faire de sorte que Damon qui avoit les yeux sur nous ne s’en apperceust. Et à la verité, j’estois si peu accoustumée à telles rencontres que j’estois excusable si je les sçavois si peu cacher. Damon qui avoit de l’amour, et qui sçavoit par expérience combien ceste passion rend les personnes ingenieuses, jugea bien incontinent qu’il y avoit une lettre, mais il ne peut deviner de qui c’estoit ; car pour Tersandre, il ne l’en eust jamais soupçonné. Toutesfois ce qu’il en vid depuis, luy fit croire que celle-cy venoit de luy, comme je vous diray. Quant à moy, encores que je voulusse vivre comme je devois, si ne laissois-je d’avoir une extreme desir de sçavoir ce qu’il y avoit dans ce gand ; et cela fut cause que je me retiray le plustost que je peus pour le voir. Et lors que je fus seule, je sors le papier, et le despliant, je trouve qu’il y avoit telles paroles.

Lettre de Tersandre à Madonte[modifier]

Comme contraint, et non pas comme m’en estimant digne, je prends la hardiesse, madame, de me dire vostre tres-humble serviteur. S’il faloit que vous fussiez seulement servie de ceux qui sont dignes de vous, il faudroit aussi que ceux-là seuls eussent le bonheur de vostre veue. Car encor que nous n’en ayons les merites, nous ne laissons d’en recevoir les desirs, qui nous sont d’autant plus insupportables qu’ils sont moins accompagnez de l’esperance. Mais si l’Amour, continuant en vous ses ordinaires miracles, vous rendoit agreable une extreme affection, madame, je m’estimerois tres-heureux, et vous seriez fort fidellement servie. Car je sçay bien que jamais personne ne Parviendra à la grandeur de ma passion, encore que tous les cœurs se missent ensemble pour vous aymer, et adorer.

Les flateries de ceste lettre me pleurent, mais venant de la part de Tersandre, j’en eus honte, ne voulant qu’une telle personne eust la hardiesse de tourner les yeux sur moy pour ce sujet. J’en fus offencée contre Leriane, et trouvant fort estrange qu’elle m’eust fait voir ceste lettre, je consultay longuement en moymesme si je m’en devois plaindre à elle ou bien n’en faire point de semblant. Je resolus en fin de luy dire que je l’avois jettée au feu sans la lire, parce que si j’en eusse fait des plaintes, peut-estre m’en eust-elle dit d’avantage et j’en voulois fuir les occasions, tant pour en amortir le bruit entierement, que pour n’avoir sujet d’esloigner Leriane de moy, de qui l’humeur m’estoit tres-agreable. Et toutesfois je cognoissois qu’elle avoit eu tort, mais ma jeunesse et l’amitié que je luy portois, me contraignirent de l’oublier, et de chercher mesme des excuses à sa faute, lors qu’elle revint de là à quelques jours et n’ayant pas, comme je crois, la hardiesse de me voir si tost apres ce beau message. Et parce que je ne voulus porter les gands qu’elle m’avoit donnez, ayant opinion qu’ils venoient de Tersandre, aussy bien que la lettre, elle me demanda que j’en avois faict. – Je les ay donnez, luy dis-je, d’autant qu’ils n’estoyent pas bien pour ma main. – Et du papier, dit-elle, qui estoit dedans, qu’en avez-vous fait  ? – Je l’ay jetté au feu, luy respondis-je : estoit-ce quelque chose d’importance ? – Vous ne l’avez donc point leu, me dit-elle ? Et luy ayant respondu que non, elle continua qu’elle en estoit tres-aise parce qu’elle avoit esté trompée par une personne en qui elle se fioit, mais qu’elle louoit Dieu que le feu eust netoyé sa faute. Et qu’estoit celuy, demanday-je ? – Vous ne le sçaurez pas de moy, dit-elle, et vous asseure que depuis que j’ay sceu ce que c’estoit (qui n’est que depuis une heure) je mourois de peur que vous ne la leussiez, et venois pour vous en empescher.

Ceste fine femme pensa bien toutesfois que je l’avois leue, mais cognoissant par ce que je luy en disois, que je n’estois pas encor bien disposée à ce qu’elle vouloit, elle crut estre necessaire de me laisser une bonne opinion d’elle, et de feindre aussi bien que moy. Et parce qu’elle sçavoit que j’aymois Damon, elle en accuse cette bonne volonté, et pensa qu’elle ne pouvoit mieux bastir son dessein que des ruines de l’amitié que je portois à ce chevalier. Cela fut cause qu’elle tourna tout son esprit à la ruiner, et d’autant qu’elle cognoissoit bien que je n’avois pas mauvaise opinion de moy, elle se figura que l’amitié que Damon me portoit, estoit cause que je l’aymois. Elle fit donc dessein de me mettre en doute de luy, ne jugeant point qu’il y eust un meilleur moyen que la jalousie, d’autant qu’un cœur genereux ressent, plus le mespris que toute autre offence. Et quoy que la jalousie puisse proceder de diverses causes, toutesfois la principale est, quand l’amant voit que la personne aymée en ayme un autre, prenant ceste nouvelle affection pour un tesmoignage de mespris, d’autant qu’il juge que, comme celle qu’il ayme merite toute son amour, de mesme il doit aussi recevoir toute la sienne, si pour le moins elle l’estime autant qu’elle est estimée de luy et ne le faisant pas, l’attribue au mespris.

Mais quand elle voulut executer ce dessein, elle n’y trouva pas une petite difficulté, d’autant que ce chevalier ne regardoit femme du monde que moy, outre qu’il estoit necessaire que Leriane eust toute puissance sur celle de qui elle me rendoit jalouse, afin de la conduire à sa volonté, et de plus qu’elle fut secrette, et belle, et de telle condition qu’il y eust apparence qu’elle meritast d’estre aymée. Il estoit bien difficile de trouver toutes ces qualitez ensemble en un mesme sujet. Mais elle qui avoit un esprit qui ne trouvoit jamais rien d’impossible, apres avoir cherché quelques jours en vain, se resolut de suppléer par la finesse au deffaut d’une niece qu’elle nourrissoit.

C’estoit une jeune fille qui s’appelloit Ormanthe, je dis jeune d’âge et d’esprit, qui avoit le visage assez beau, mais si desnuée de ce vif esprit, qui donne de l’amour, que peu de personnes la jugeoient belle. Leriane toutesfois eut opinion qu’elle l’instruiroit de sorte, qu’où la nature deffailloit, son artifice donneroit un si grand secours, que tout reussiroit à son advantage. En ce dessein elle tire à part Ormanthe, la tanse du peu de soing qu’elle a d’elle-mesme, qu’elle devroit avoir honte de voir toutes ses compagnes aymées et servies, qui estoient beaucoup moins belles qu’elle n’estoit pas, et qu’elle n’avoit sceu encores obliger le moindre chevalier à l’aymer, que cela procedoit de sa nonchalance et de sorn peu d’esprit, que, quant à elle, si elle ne se vouloit resoudre à mieux faire, qu’elle la renvoyeroit vers sa mere, parce que demeurant d’avantage dans la Cour, elle n’y feroit autre chose qu’y devenir vieille fille.

Ormanthe qui craignoit que sa mere la maltraitast si Leriane la renvoyoit de ceste sorte, les larmes aux yeux, se jette à ses genoux, la supplie de luy vouloir pardonner les fautes qu’elle avoit faites, et luy promet qu’à l’advenir elle s’estudiera de luy donner plus de contentement. Leriane qui vid un si bon commencement en son dessein, continua : Mais voyez-vous, Ormanthe, toutes ces larmes et toutes ces protestations seront en fin inutiles, si je vois que vous ne changiez de façon de vivre. Toutes vos compagnes sont servies, et vous estes la seule qui ne l’estes point. Pensez vous que je sois sans desplaisir, quand je vois toutes les filles de la Cour recherchées et estimées, et quand nous allons au promenoir, que chacune a son chevalier qui luy ayde à marcher, voire quelques-unes, deux ou trois qui se pressent à qui occupera leurs costez, et que vous estes toute seule, sans que personne daigne seulement tourner les yeux vers vous. Chascun en parle comme il luy plaist, mais ne croyez point que ce soit à vostre advantage. Quelques-uns qui voyent vostre visage estre plus beau que celuy de plusieurs de vos compagnes desquelles on fait cas, disent que si vous n’estes point recherchée, c’est que vous estes pauvre, d’autres, que vous avez quelque deffaut, ou en vostre race, ou en vostre personne. Et en verité ce n’est que pour vostre nonchalance, et pour une façon sauvage, et humeur rustique qui vous fait fuir de chacun. Et de fait je sçay que Damon a eu dessein de vous aymer, je le sçay, parce qu’il m’en a fait parler par quelques-uns de ses amis, et toutesfois il n’a jamais sceu trouver les moyens de s’appiocher de vous, tant vous estes mal accostable, et tant ceste sotte humeur, et façon retirée, luy en a osté la commodité. Et Dieu sçait si en toute la Cour, il y a chevalier de plus de merite, et si vous ne seriez pas la fille la mieux servie et la plus honorée, si ce bien vous avenoit. Que si cette bonne fortune se presentoit à quelques autres de vos compagnes, de quel courage seroit-elle receue, et de quelle industrie et de quel artifice n’useroient-elles point pour le posseder entierement ? Or je vous diray donc encore cette fois pour toutes que, si vous voulez, Ormanthe, que j e vous retienne plus longuement en ce lieu, je desire que vous donniez autant de sujet à Damon de vous aymer, que vous luy en avez donné du contraire, et ne craignez que les faveurs que vous luy ferez soient veues de quelque autre ; car le dessein qu’il a de vous espouser, couvrira assez tout ce qu’on en sçauroit penser à son desadvantage.

Telle fut la leçon que Leriane fist à ceste jeune fille, qui ne tomba point en une terre ingratte, d’autant que Ormanthe qui de son naturel estoit d’humeur libre, et sans feintise, n’ayant plus de bride qui la retint, tant s’en faut, ayant les instructions de Leriane qui l’y poussoient, faisait depuis ce jour tant d’extraordinaires caresses à Damon, que luy et, tous ceux qui les voyoient en demeuroient estonnez. Et ces choses passerent si avant, que je commençay d’en ouyr quelque bruict, et cela par l’artifice de Leriane qui, par le moyen de Tersandre, le faisoit dire en lieu d’où je le pouvois sçavoir. Et afin que j’eusse moins de soupçon que ce fust une tromperie, jamais Tersandre n’en parloit, mais il le faisoit dire par ses amis. Et toutesfois je ne pouvois croire que Damon aymast mieux ceste sotte fille que moy, puis que sa beauté, ce me sembloit, n’esgaloit point celle de mon visage, ainsi que mon miroir in’asseuroit, sur lequel la voyant je jettois bien souvent les yeux pour en faire comparaison. De plus, quand je me ressouvenois de ce que j’estois, et qu’Ormanthe estoit, je ne pouvois m’imaginer qu’il fist choix, en me desdaignant, d’une personne qui estoit si peu de chose au prix de moy. Ce que ceste malicieuse recognoissant bien, voulut me tromper avec un plus grand artifice. Il y avoit une vieille femme qui estoit tante de Leriane, qui avoit toute sa vie vescu avec beaucoup d’honneur et de reputation. Leriane fit en sorte par la voye de Tersandre que ceste bonne vieille fust avertie des caresses que Ormanthe faisoit à Damon, qui estoient telles que, quand elle les sceut, elle n’eust repos qu’elle n’en vint avertir Leriane ; et elle qui sçavoit sa venue, se trouva expressément dans ma chambre, afin que je visse quand elle luy en parleroit. Leurs discours furent longs, et les branslemens de teste, et la colere que je remarquay en elles me donna volonté, quand ceste bonne femme fut partie, de sçavoir ce que c’estoit. Elle feignit de vouloir et ne pouvoir me le taire, et demeura quelque temps sans respondre. En fin parce que je l’en pressois pour l’amitié que je luy portois, elle me dit : Voyez-vous, ma maistresse, (c’estoit ainsi qu’elle m’appelloit) Damon pense estre fin, et il ne prend pas garde que je suis encore plus fine. Il croit, en feignant de vous aymer, que je ne verray pas l’affection qu’il porte à Ormanthe. Cette ruze seroit bonne si ce n’estoit point ma niece, mais cela me touche trop pour n’avoir les yeux bien clairs en semblables affaires, outre qu’il se laisse tellement emporter au delà de toute prudence, qu’il faudroit bien estre aveugle pour n’y prendre garde. Je pense que plus de mille personnes m’en ont advertie, et voilà cette bonne femme qui ne m’est venue trouver que pour me dire qu’ils vivent de sorte que chascun en parle si desadvantageusement pour sapetite niepce, qu’elle ne me le peut celer, et que mesme je ne suis pas, exempt du blasme de le souffrir puis qu’elle est sous ma charge. J’en ay tansé plusieurs fois Ormanthe, mais je pense qu’il l’a ensorcelée. Je ne sçay, quant à moy, quel goust il y trouve, car, encore qu’elle soit ma niece, je diray bien qu’il n’y a pas une fille plus sotte, ny plus incapable, ce me semble, de donner de l’amour que celle-là.

0 que ces paroles me furent facheuses, et difficiles à supporter sans en donner connoissance ! Je me retiray en mon cabinet où cette ruzée me suivit, estant trop experimentée en semblables accidens pour ne recognoistre pas ceux. que ses parolles avoient causez en moy. Et parce que je me fiois entierement en elle, aussi tost que je la vis seule pres de moy, il me fut impossible de retenir mes larmes, et en fin de ne luy dire tout ce que jusques alors je luy avois celé de nostre affection.

Dieu sçait si Leriane receut un extreme contentement de ceste declaration, et quoy que tout son dessein ne tendist qu’à me divertir de l’amitié de Damon, si cognut-elle bien qu’il n’estoit pas encor temps de donner les grands coups, et qu’il la falloit affoiblir davantage, avant que l’entreprendre. Et pour le pouvoir mieux faire, elle me voulut donner une creance bien contraire à ce qui estoit de la verité, à sçavoir qu’elle estoit fort amie de ce chevalier, ce qu’elle faisoit pour m’oster toute mesfiance. Elle me parla donc de ceste sorte : J’avoue, ma maistresse, que vous m’avez sortie d’une extreme peine, et toutesfois je ne voudrois pas avoir acheté mon repos à vos despens. Si j’eusse pensé qu’il vous eust aimée, je n’eusse jamais eu peur qu’il eust tourné les yeux sur ma niece pour l’aymer. Damon a trop de jugement pour vous changer à une autre, et mesme qui vaut si peu. Ce n’est qu’une humeur de jeunesse qui l’a esloigné de vous  ; il reviendra bien tost à son devoir, et ne faut pas que cela vous separe de son amitié. Il a beaucoup de merite, il est plein de courage, et sans mentir, personne ne le voit qui ne le juge digne d’une bonne fortune. Toutesfois je ne suis pas en doute que ceste action ne vous afflige, et ne vous donne autant de desplaisir, que si c’estoit quelque plus grande injure, et c’est parce qu’Amour est un enfant, qui s’offence de peu de chose. Mais, ma maistresse, ne vous en tourmentez point d’avantage. Si vous voulez user d’un remede que je vous donneray, vous serez tous deux bien tost gueris. N’avez-vous jamais pris garde qu’une trop grande clarté esblouyt, et que le trop de bruit empesche d’ouyr ? Peut-estre aussi trop d’amitié que vous luy avez fait paroistre, a rendu moindre son affection. Quant à moy, je le crois facilement, sçachant assez que ces jeunes esprits sont ordinairement subjets à telle chose, ou pour se croire trop asseurez de ce qu’ils possedent, si bien qu’ils deviennent nonchalans, ou pour mespriser ce qu’ils ont sans peine, et en abondance, qui leur donne de nouveaux desirs. Mais il faut user en ce mal (comme en tout autre) de son contraire. Je suis certaine que si vous feignez de vous retirer un peu de luy, vous le verrez incontinent revenir à son devoir, et vous crier mercy de sa faute. Vous croirez bien, ma maistresse, que si je ne vous aymois, je ne vous tiendrois pas ce langage. Aussi vous donné-je le mesme conseil, qu’en semblable accident, je voudrois prendre pour moy.

La conclusion fut que ceste fine et malicieuse se sceut tellement desguiser, que je luy promis, apres plusieurs remerciemens, de me servir de ce remede. Or le dessein qu’elle avoit, estoit defaire l’un de ces deux effets. Ou Damon (disoit-elle en elle-mesme), glorieux de son naturel, se voyant desdaigner avec plus de despit que d’amour, se retirera offencé des actions de Madonte ; ou bien, aiant plus d’amour que de despit, essaiera de regagner ses bonnes graces, s’esloignant d’Ormanthe. Si le premier avient, j’auray obtenu ce que je veux ; si c’est le dernier, j’acquerra ; une si grande creance aupres de Madonte, lors qu’elle aura éprouvé mon conseil estre si bon, qu’apres j’en disposeray entierement à ma volonté.

Et il advint que Damon connoissant quelque froideur en moy, et n’en pouvant accuser autre chose que les caresses qu’Ormanthe luy faisoit, se retira peu à peu d’elle, et la fuyoit comme s’il eust esté fille, et elle homme. Leriane s’en prit garde aussi bien que moy, et pour ne perdre une si bonne occasion, un jour que nous en parlions seules dans mon cabinet, elle me demanda si son conseil n’avoit pas esté bon, et si à l’advenir je ne la croirois pas ? Et luy ayant respondu qu’ouy, elle continua : Or, ma maistresse, il faut que nous fassions comme ces bons medecins qui, ayant bien preparé les humeurs par quelques legers remedes les chassent apres. tout à fait par de plus fortes medecines. Je vous veux dire un artifice dont j’ay veu user à celles qui se meslent d’aymer. Il n’y a rien qu’un amant ressente plus que les coups de la jalousie, ny qui l’esveille mieux et le face plus promptement revenir à son devoir. Je suis d’advis, que Damon en espreuve quelque chose. Vous verrez comme il reviendra à son devoir et comme il se jettera à vos pieds, et reconnoistra l’offence qu’il a faite.

Je me mis à sousrire oyant ces parolles, ne me semblant pas que je peusse obtenir cela sur moy. Toutesfois, repassant par ma memoire combien le conseil qu’elle m’avoit desja donné estoit reussi à mon contentement, je me resolus de la croire encores à ce coup. Mais, luy dis-je, de qui sera ce que nous nous servirons en cecy ?

C’estoit à ce passage que cette ruzée m’attendoit, il y avoit long temps, parce qu’elle ne m’osoit proposer Tersandre, à cause de ce qui s’estoit passé, et toutesfois c’estoit où elle vouloit que je vinsse de moy-mesme. Elle me respondit donc de ’cette sorte : Vous avez raison, ma maistresse, de faire cette demande, et il y faut bien aviser ; car à tel vous pourriez-vous addresser qui, par apres, en feroit son profit, et pourioit nuire à vostre reputation, de sorte que je conclus qu’il faut que ce soit un homme de qui vous puissiez disposer absoluement, et qu’il soit au prix de vous de si peu de consideration que, quand vous voudrez vous en retirer, il n’ait la hardiesse de s’en plaindre, ou s’en plaignant, qu’au lieu d’estre creu, chacun se mocque de luy.

Et, à ce mot, baissant les yeux en terre, apres s’estre teue quelque temps, et se grattant le derriere de la teste, feignant d’en chercher un, elle releva les yeux tout à coup sur moy et me dit : Mais pourquoy cherchons-nous bien loin ce que nous avons si pres ? Qui sçauroit estre meilleur que Tersandre ? Vous en ferez tout ce que vous voudrez, et il n’oseroit souffler, tant s’en faut qu’il s’ose plaindre, outre qu’il est si discret et si plein de bonne volonté que je ne croy pas qu’il s’en puisse rencontrer un qui soit plus propre à ce pourquoy nous le demandons.

Lors qu’elle me nomma Tersandre, je me ressouvins de ce qui s’estoit passé, et jugeay bien qu’elle me le proposoit plustost qu’un autre, pource qu’elle l’aimoit ; mais aussi je connus bien que sa condition et sa prudence estoyent telles qu’il les faloit pour executer la resolution que nous avions prise. Et quoy que mon courage altier refusast de tourner mes yeux sur un homme de si peu, si est-ce que l’affection que je portois à Damon, qui, comme que ce fust, me donnoit la volonté de le rappeller, me fit en fin condescendre à ce que voulut Leriane. Je commençay donc de faire plus de cas de Tersandre, et de parler quelquefois à luy, mais je m’ourois de honte, quand je prenois garde que quelqu’un me voyoit.

Damon, de qui l’affection estoit extreme, s’apperceut incontinent de ce changement, parce que Leriane avoit dit à Tersandre que la discretion avec laquelle il m’avoit servie avoit eu tant d’effect qu’en fin je l’aymois autant qu’il m’avoit aymée, et la moindre apparence qu’il en : remarquoit luy en faisoit croire au double, d’autant que j’avois accoustumé de vivre si differemment avec luy que les moindres parolles luy estoient de tres-grandes faveurs. Et, cela fut cause qu’il commença, de se relever plus que de coustume, et de porter plus haut qu’il ne souloit, abusé des vaines esperances qu’il se donnoit, et des menteries de ceste femme. De sorte que Damon apperceut bien tost ceste bonne chere, et repassant par sa memoire tout ce qu’il avoit veu, se ressouvint de la lettre qu’il m’avoit veu recevoir dans les gands, et de là tirant plusieurs desadvantageuses conclusions et contre luy et contre moy, il creut en fin que par la solicitation de Leriane, j’avois receu le service de Tersandre, et oublié son affection ; et apres avoir supporté ce desplaisir quelque temps, pour voir si je ne changeois point, en fin n’en ayant plus le pouvoir, il resolut de me faire quelques reproches. Et parce que Leriane estoit tousjours aupres de moy, il luy fut impossible de me parler que dans la chambre mesme de Leontidas. Il print donc l’occasion, lors que sortant de table j’estois esloignée de cette femme, et parce qu’il vid bien qu’il n’auroit pas beaucoup de loisir, il me dit : Est-ce que vous voulez que je meure, ou que vous ayez faict dessein d’espreuver combien une personne qui ayme peut supporter des rigueurs ? Je luy respondis froidement : Vostre mort ne me touche non plus que mes rigueurs vous peuvent atteindre. Il me vouloit respondre, mais Leriane survint, parce qu’elle s’estoit prise garde de ses propos, et par sa presence contraignit Damon de se taire, outre que me tournant vers elle je luy en ostay le moyen. Ceste rusée me regarda, me faisant signe que c’estoit un effect de nostre dessein ; et puis s’approchant de mon oreille : Ne voicy pas, dit-elle, un bon commencement ? Il faut continuer, et vous verrez que je m’y entens. Ah ! la malicieuse, elle avoit raison de dire qu’elle s’y entendoit, mais c’estoit à me rendre la plus malheureuse personne qui fut jamais.

Je continue donc, sage bergere, et ne daigne pas seulement me tourner du costé de ce chevalier, qui sortit de la sale si hors de luy-mesme, qu’il fut plusieurs fois prest à se mettre son espée dans le corps, et je croy que sans le dessein qu’il avoit de faire mourir Tersandre, il eust executé contre luy-mesme cette estrange resolution. Et ce qui l’empescha de ne mettre promptement la main sur Tersandre, fut la crainte qu’il eust de me desplaire, sçachant bien qu’il feroit une grande playe à ma reputation, si sans autre sujet il l’attaquoit.

Cela fut cause qu’ayant un peu rabatu de sa furié, il alloit recherchant quelque occasion, lors qu’il rencontra Ormanthe, qui, selon sa coustume, luy vint sauter au col. Luy qui n’estoit pas en bonne humeur la repoussa un peu, et luy dit qu’il s’estonnoit qu’elle n’eust point de crainte du jugement que chascun pourroit faire de semblables actions. – Et de qui, respondit-elle, me dois-je soucier, pourveu que vous l’ayez aggreable ? – Quand ce ne seroit de nul autre, repliqua Damon, encor devriez- vous craindre Leriane. – De Leriane ? (dit-elle en sousriant) ah ! Damon, que vous estes deceu ! je ne sçaurois luy faire plus de plaisir que de faire cas de vous. Le chevalier qui sçavoit bien que Leriane luy vouloit mal, oyant ces parolles, se douta incontinent de quelque trahison, et pour l’adverer, la tirant à part, la pria de luy dire comment elle le sçavoit. Ormanthe qui estoit peu fine, et qui outre cela pensoit bien s’excuser en rejettant le tout sur sa tante, luy raconta tout au long les discours de Leriane, et le commandement qu’elle luy en avoit fait. Damon qui estoit advisé, jugea, apres y avoir un peu pensé, à quel dessein elle l’avoit fait, et vid bien alors que le changement de mon amitié n’estoit procedé que de l’opinion que j’avois conceue qu’il aymast cette fille. Et pour ne luy en donner cognoissance, il la laissa, faisant semblant d’avoir affaire ailleurs, bien resolu de me le dire, quelque empeschement que Leriane y peust donner.

Et il sembla que la fortune luy en voulut offrir la commodité : car, ce mesme jour, Torrismonde voulut aller à la chasse. Et parce que la royne avoit accoustumé de l’y accompagner, je montay à cheval comme le reste de mes compagnes, et allames en troupe jusques à l’assemblée. Mais quand nous fumes au laissé courre, et que l’on eust donné les chiens, le cerf estant lancé sans se faire battre, laissa librement son buisson, et prenant une grande campagne, emmena à perte de veue toute la chasse apres luy. Ce fut alors que nous nous separames, et que les chevaux plus vistes laisserent les autres derriere. Damon qui estoit bien monté, avoit tousjours l’oeil sur moy, et me voyant un peu separée de mes compagnes, et jugeant par la route que je prenois, l’endroit où je devois passer, il me gagna les devants, et feignit que son cheval luy estant tumbé dessus, luy avoit blessé une jambe, et pour en donner plus de creance, il souilla tout un costé de la teste, de l’espaule et de la cuisse de son cheval, ayant auparavant donné quelque commission à son escuyer, pour l’esloigner de luy. Et racontoit à tous ceux qui passoient en ce lieu l’inconvenient qui luy estoit arrivé ; et leur montroit la route que la chasse avoit prise, leur disant que le roy estoit presque seul.

Mais lors que je passay, il me traversa le chemin, et prenant mon cheval par la bride, l’arresta, quoy que je ne le voulusse pas, dont certes je fus un peu surprise, craignant que l’amour ne le portast à quelque indiscretion. Mais ayant peur que si je luy montrois un visage estonné, il ne prist plus de hardiesse, je fis de necessité vertu, et luy dis d’une voix assez forte : Et qui est cecy, Damon ? Depuis quand avez-vous pris tant d’outrecuidance que de m’oser interrompre mon chemin ? – La necessité, me respondit-il, qui n’a point de loy, me contraint de commettre ceste faute. Que si vous jugez, apres m’avoir ouy, qu’elle merite chastiment, je vous promets qu’au partir de vostre presence je le feray tel que vous en serez satisfaicte. Et lors levant les yeux en haut : O dieux ! dit-il, qui voyez les cachettes des ames plus dissimulées, oyez ce que je vay dire à cette belle ; et si je ne suis veritable, ô dieux ! vous n’estes point justes si vous ne me punissez devant ses yeux. Et lors se tournant vers moy : Te ne veux point à cette heure (continua-t’il) ny m’excuser, ny vous accuser, belle Madonte, pour le choix qu’il vous a pleu de faire à mon desadvantage de Tersandre, mettant en oubly tant de serments jurez et tant de dieux appellez pour tesmoins. Mais je me plaindray bien de ma fortune, qui n’a voulu que j’évitasse le malheur que j’avois preveu. Dés que Leriane s’approcha de vous, il sembla que quelque demon me predisoit le mal qu’elle me devoit pourchasser. Vous sçavez combien de fois nous avions resolu de ne nous fier en elle, mais mon mauvais destin plus fort que toutes nos resolutions, vous fit changer de pensée, et a voulu que vous l’ayez aymée. Puis que vous en avez eu du contentement, encor que j’en aye souffert le plus cruel tourment qu’une ame puisse ressentir, j’en loue les dieux, et les supplie qu’ils le vous continuent. Si, est-ce qu’il m’est impossible de vous laisser plus long-temps en doute de ma fidelité, et quoy que je sçache que ce sera inutilement, et que vous n’en croirez rien, si vous diray-je la malice avec laquelle elle a ruiné mon bon-heur.

Et en ce lieu il me raconta l’amour que Leriane luy avoit portée, les recherches qu’elle luy avoit faites, comment il l’avoit refusée, et l’extreme haine qui estoit née en elle de ce refus. Et pour verifier ce qu’il disoit, il me remit en mesme temps les lettres qu’elle luy en avoit escrites, et continuant son discours, me dict les conseils qu’elle avoit donnez à Ormanthe de le caresser, afin de me faire croire qu’il en estoit amoureux, me faisant entendre comme il l’avoit sceu. Et en fin il adjouta : Or cette ame traversée ; et pleine de malice, n’a tenu conte de l’honneur de sa niepce, afin de me nuire, et. de vous faire aymer Tersandre, ce qu’elle sçavoit bien ne pouvoir advenir qu’en me ravissant l’honneur de vos bonnes graces. Mais, ô dieux ! est-il possible qu’elle y soit parvenue ? Mais, ô dieux ! est-il possible que j’en doute, apres avoir veu recevoir des lettres dans des gands, et apres avoir veu la peine que vous prenez de faire bonne chere à un homme tant indigne de vous ? Mais quels plus seurs tesmoignages puis je avoir que vos parolles pour cognoistre que je suis miserable, que je suis condamné et que je suis perdu ? Or bien, Madonte, puis que ma mauvaise fortune est cause que ce genereux courage que j’ay tousjours recogneu en vous, s’est non seulement souillé de l’inconstance, mais d’un chois encore qui est si vil et honteux, il ne sera pas vray que je survive vostre amitié, et veux faire paroistre que j’ay assez d’amour pour laver vostre offence de mon sang.

Si je fus estonnée d’ouyr cette trahison, vous le pouvez juger, sage Diane, puis que je ne luy sceus respondre de quelque temps. Et lors que je commençois de reprendre la parolle, et que je voulois luy donner toute satisfaction qu’il eust sceu desirer, je vis que la chasse revenoit à nous, et qu’elle estoit desjà si proche que, pour n’estre veue seule avec Damon, je fus contrainte de partir sans avoir le loisir de luy dire que ce peu de mots : La verité sera tousjours la plus forte. Et soudain frappant mon cheval de la houssine, je me jettay dans le bois, bien marrie de n’avoir peu luy respondre. Que si j’eusse osé luy commander de me suivre, je l’eusse fait, mais j’eus peur que quelqu’un ne nous rencontrast ensemble ; de sorte que j’aymay mieux remettre à une meilleure occasion la declaration que je luy voulois faire, outre qu’encores voulois-je lire les lettres qu’il m’avoit données, pour voir s’il m’avoit dit vray.

Or oyez, je vous supplie, de quelle sorte les rencontres sont conduites par les dieux quand ils se veulent mocquer de nostre prudence. J’avois esleu le lendemain pour sortir de peine le pauvre Damon, et ce fut ce jour qui le mit en sa derniere confusion. Je ne vous diray pas quelle fut la nuict qu’il passa, car on peut croire aysément que ce fust sans repos ; tant y a que, le jour estant venu, il sort de sa chambre, et voyant que c’estoit l’heure que j’avois accoustumé de me lever, il se vint promener en une galerie de laquelle il voyoit quand on ouvroit la porte de ma chambre, en dessein d’y entrer aussitost qu’il sçauroit que je serois hors du lict. Mais de fortune ce jour je m’esveillay fort tard, tant à cause du travail de la chasse, que pour m’estre le soir amusée à lire les lettres de Leriane qu’il m’avoit données, et faut que j’advoue que j’y leus des supplications indignes du nom de fille, et entre les autres, en la conclusion de l’une, il y avoit ces mesmes mots : Recevez, ô beau et trop aymable Damon, les prieres de celle qui se donne à vous sans autre condition que d’estre vostre. Que si ce n’est par amour, ce soit au moins par pitié !

Certes l’estonnement que j’en eus, fut grand, mais plus encores le mespris que je conçeus de ces paroles. Il fut tel que de despit d’avoir esté si vilainement trompée, je ne peus clorre l’oeil de long temps apres m’estre mise au lict.

Mais, cependant que Damon, comme je vous ay dit, se promenoit dans ceste galerie, Leriane qui l’avoit veu en ce lieu, voulut essayer si un amant peut mourir de desplaisir ; car ayant trouvé en mesme temps Tersandre, elle le conduisit à une fenestre basse au dessous de celle où elle avoit veu que Damon s’appuyoit quelquefois estant las de se promener ; et ayant remarqué qu’il y estoit à l’heure mesme, feignant de parler bas, elle tint assez haut tels propos à Tersandre : Afin que vous cognoissiez, mon frere, que Madonte vous ayme veritablement et qu’elle se moque de tous les autres qui ont opinion d’estre aymez d’elle, hier elle me commanda, dés qu’elle fut revenue de la chasse, de vous donner ceste bague qu’elle a fait faire expres pour vous, toute semblable à celle que vous luy avez veu porter il y a long temps, et vous prie de l’aymer, et de la porter pour l’amour d’elle pour symbole de vostre amitié, et pour asseurance que desormais sa volonté ne differera non plus de la vost ;e, que cette bague de celle qu’elle retient.

O dieux ! quelle trahison ! Est-il possible qu’un esprit humain en ait esté l’inventeur  ? Car il estoit certain que j’avois une bague semblable à celle qu’elle luy donnoit, et qu’il y avoit long temps que je la portois, et cette malicieuse l’avoit fait secrettement contrefaire avec dessein d’en commettre cette meschanceté.

Damon qui estoit, comme je vous ay dit, accoudé sur la fenestre haute, oyant la voix de cette femme, la recognut incontinent, et prestant plus attentivement l’oreille, ouyt les parolles que je viens de vous dire. Et parce qu’à dessein elle sortit le bras hors de la fenestre pour faire voir la bague à Damon, il recognut bien qu’il estoit vray que j’en avois une semblable ; et cependant qu’il taschoit de la bien recognoistre, il ouyt que Tersandre luy respondoit : Je jure par tous nos dieux que cette faveur m’est tant agreable, que je veux bien que Madonte ne m’aime jamais, si je ne l’emporte dans mon cercueil pour marque que je suis à elle, et que c’est la plus chere chose que j’auray jamais. Et à ce mot il la prit, là baisa diverses fois, et en fin se la mit au doigt.

Si Damon fut transporté, et s’il avoit sujet de sortir hors des limites du devoir, je vous le laisse à penser, sage bergere. Et toutesfois il eust tant de pouvoir sur sa cholere, qu’il ne fit ny ne dit chose qui peut en donner cognoissance, de peur que quelqu’un ne s’en apperceust, et ne l’empeschast d’executer son dessein. En mesme temps la royne s’en alloit au temple pour assister aux sacrifices qui se faisoient presque tous les matins. Et parce que la femme de Leontidas ne l’abandonnoit guere, je la suivis, comme les autres dames de la Cour ; dequoy Damon n’estant adverty que nous ne fussions desjà en nos chariots, il monta à cheval et nous attaignit lors que nous entrions dans le temple.

Voyez quel malheur fut le nostre ! J’avois resolu de recevoir ses excuses, et de l’asseurer que je l’aymois, quelque demonstration que j’eusse faite du contraire, et pour tesmoignage de mes paroles je voulois rompre toute sorte d’amitié avec Leriane, et toute familiarité avec Tersandre, et ne cherchois que l’occasion de le pouvoir dire à Damon. Mais, abusé de la trahison que Leriane venoit de luy faire, lorsqu’il me vit, ce fut avec un visage si renfrongné, et tenant si peu de conte du salut que je luy fis, que veritablement, j’en demeuray offencée, ne sçachant point le dernier sujet qu’il, en avoit. Et toutesfois me representant la jalousie que je luy en avois donnée, quelque temps apres je l’en excusay. Nous entrames dans le temple, où les sacrifices furent commencez, durant lesquels je pris bien garde que de fois à autre il me regardoit, mais d’un ceil si farouche qu’il tesmoignoit bien qu’il estoit fort transporté.

Or oyez, je vous supplie, jusques où ceste passion l’emporta : lors que les hosties furent offertes, que chacun avec plus de zelle et de devotion faisoit d’une voix basse et à genoux ses prieres, il se releva dans le milieu du temple, et haussant là voix, il profera telles paroles : O Dieu ! qui es adoré dans ce sainct lieu par ceste devote assemblée, si tu és juste, pourquoy ne punis-tu l’ame la plus perfide et la plus cruelle de toutes celles qui sont au monde ? Je t’en demande justice en sa presence, afin que si elle a quelques deffences, elle les allegue ; mais si cela n’avient point, je diray que tu es injuste ou impuissant. Vous pouvez penser, sage bergere, quelle je devins et quelle peur j’eus qu’en son transport il n’en dist davantage, ou fist recognoistre que c’estoit de moy de qui il parloit. Toute l’assemblée tourna les yeux sur luy, tant pour sa voix qui estoit pleine de terreur et d’espouvantement, que pour ceste façon de faire du tout inaccoustumée. Mais luy, sans en faire semblant, apres s’estre remis à genoux, laissa parachever le sacrifice. Dieu sçait si cela fit faire de divers jugements à plusieurs ! Et il fut tres à propos pour moy que le voile que j’avois sur le visage, empeschast que l’on ne me vid, car on eust sans doute recognu à ma rougeur que c’estoit de moy de qui il se plaignoit. Et ses amis et ses narens trouverent cette priere hors de saison, et n’attendoient la plus part que la fin du sacrifice pour luy en dire leur advis. Mais ils furent bien deceus, d’autant que se perdant parmy la foule, il se desroba, sans que personne s’en prit garde, et se retirant en son logis, apres avoir donné ordre à ses affaires le plus promptement qu’il peut, il m’escrivit une lettre qu’il mit en sa poche, et reprenant la plume, escrivit ces parolles à Tersandre :

Deffy de Damon à Tersandre[modifier]

Si l’offence que j’ay receue de vous, n’estoit de celles qui ne peuvent estre effacées qu’avec le sang, je ne desirerois pas, Tersandre, de vous voir seul avec l’espée en la main. Mais ne pouvant estre satisfait d’autre sorte, et sçachant bien que vostre courage ne vous rendit jamais plus lent au combat qu’à l’offence, je vous envoye cet homme que vous cognoissez bien estre à moy, et qui vous conduira où je vous attends sans autres armes que celles que nous Portons ordinairement au costé, vous promettant en foy de chevalier ; que j’y suis seul, et que vous n’aurez à vous garder de Personne que de moy, qui suis DAMON.

Il commanda à un jeune homme des siens nommé Halladin, qu’il avoit nourry, et-qu’il aymoit sur tous ceux qui le servoient, fust pour son affection, fust pour l’entendement qu’il avoit, qu’en diligence il luy menast un cheval le long des rempars de la ville, sans que personne le vist, et qu’il en prist un autre pour le suivre. Halladin n’y faillit pas, et ainsi, estant tous deux sortis dehors, Damon laisse le grand chemin, et ayant choisi un lieu commode pour son dessein, le plus reculé du passage commun, il declare son intention à Halladin, l’instruit de ce qu’il doit faire, et en fin luy donne ce qu’il escrit à Tersandre. Ce jeune homme desireux de servir son maistre selon ses commandemens, trouve Tersandre, et fait si à propos son message, que personne ne s’en prit garde. Mais pourquoy perdrois-je plus de parolles en ce sujet ? Thersandre s’y en va, ils mettent la main à l’espée, Damon est vainqueur et laisse Tersandre esvanouy sur la place avec trois grands coups dans le corps. Il est vray qu’il n’estoit guiere mieux, toutesfois il eut assez de forcé pour prendre la bague que Leriane avoit donnée, et remontant à cheval, commanda à Halladin de le suivre.

Quant à moy qui voulois en toute façon contenter ce chevalier, apres toutesfois l’avoir tancé de son imprudence, je l’allois cherchant de l’oeil parmy les autres, et demeuray un peu estonnée de ce que je ne le voyois point, ne songeant au malheur qui estoit arrivé, lors qu’apres disner, ainsi que quelques unes de mes compagnes et moy, nous promenions sur le soir dans un jardin, je vis arriver Halladin qui s’estant addressé à moy, me demanda si Leriane n’estoit point pres de là. Et l’ayant fait appeller, il luy addressa sa parole en ceste sorte : Leriane, mon maistre qui sçait bien le contentement que vous recevrez des nouvelles que j’ay à vous dire, m’a commandé de les vous raconter, non pas pour amitié qui soit entre vous, mais pour celle qu’il sçait que Madonte vous porte.

Et lors il nous raconta par le menu tout ce que je viens de vous dire de ce combat, puis continuant : Lorsqu’il fut remonté à cheval, dit-il, et que je luy vis prendre les lieux plus esloignez de la frequentation du peuple, je m’en estonnay, car il estoit fort blessé, et ne peus m’empescher de luy dire qu’il me sembloit que le plus necessaire estoit de trouver quelque bon mire pour penser ses playes. Il me respondit froidement : Nous le trouverons bien tost, Halladin, n’en sois point en peine. J’eus opinion qu’il disoit vray, et de ceste sorte, je le suivis quelque temps, non sans peine toutesfois, en luy voyant perdre une si grande abondance de sang. En fin il parvint sur les rives du fleuve de Garonne, en un lieu où du rivage relevé par quelques rochers on voyoit le courant de l’eau qui, d’une extreme furie, se venoit rompre contre, et la hauteur estoit telle qu’elle faisoit peur. Estant arrivé en cet endroit, il voulut mettre pied à terre, mais il estoit si affoibly de la perte du sang, qu’il falut que je luy aydasse à descendre.

Et lors s’appuyant contre le dos d’un rocher, il sortit de sa poche un papier, et me le tendant, il me dit : Cette lettre s’adresse à la belle Madonte, ne fay faute de la luy donner. Et sortant du doigt la bague qu’il avoit ostée à Tersandre : Donne-la luy aussi, me dit-il, et l’asseure de ma part que la mort m’est agreable, puis que je luy ay peu rendre tesmoignage que je la meritois mieux que celuy à qui elle l’avoit donnée. Et puis que mon espée a osté du monde celuy qu’elle en avoit jugé digne, et que sa rigueur oste la vie à celuy de qui l’affection la pouvoit meriter, conjure-la par la mémoire de ceux desquels elle a pris naissance, et par son propre merite, et l’amitié qu’elle m’avoit promise, de ne la donner jamais plus à personne de qui l’amour luy soit honteuse, et qui ne le sçache bien conserver.


Je receus la lettre et la bague qu’il me tendoit, mais voiant qu’il n’avoit plus la forcé de se soustenir, et qu’il devenoit pasle, je le pris sous les bras, et luy dis qu’il devoit faire paroistre plus de courage, et prendre une autre resolution, sans estre de cette sorte homicide de soy-mesme. Et sortant mon mouchoir, je le voulus mettre contre une de ses blesseures qui estoit la plus grande, et par laquelle il perdoit plus de sang ; mais me Postant de furie d’entre les mains : Tay toy, Halladin, me dit-il, et ne me parle plus de vivre, maintenant que je ne le puis aux bonnes graces de Madonte. Et lors, estendant mon mouchoir sous sa blesseure, il receut le sang qui en sortoit, et le voyant presque plein, me le tendit, et me dit telles parolles : Fay-moy paroistre en ceste derniere occasion, que la nourriture que je te t`ay donnée, et l’eslection que j’ay faite de toy, n’a point esté sans raison. Et soudain que je seray mort ; porte ma lettre, et cette bague à Madonte, et ce mouchoir plein de sang à Leriane, et dy luy que, puis qu’elle n’a peu se saouler de me faire mal tant que j’ay vescu, je luy envoyé ce sang afin qu’elle en passe son envie. – Comment luy dis-je, seigneur, que je vous voye mourir pour des femmes qui ne le meritent pas ? Plustost, si vous me le commandez, je leur mettray ce fer dans le cœur, et leur feray reconnoistre qu’elles sont indignes qu’un tel chevalier soit traité pour elles de ceste sorte. Voyez quelle fut la force de son affection ! Il estoit reduit à telle extremité, qu’à peine pouvoit-il parler et tout ce qu’il pouvoit faire, c’estoit de se soustenir appuyé contre le rocher ; mais lors qu’il m’ouyt tenir ce langage, il se leva de furie, mit la main à l’espée et m’eust sans doute tué, si je ne me fusse sauvé de vitesse. Et voyant qu’il ne me pouvoit attaindre : Est-ce donc ainsi, m’escria-t’il, meschant et desloyal serviteur, que tu parles indignement de la plus parfaite dame du monde ? Sois certain que si la vie me demeuroit, tu ne mourrois jamais que par ma main. Et lors revenant sur le lieu où il estoit desja, et sentant que la foiblesse commençoit de le saisir, il eut peur, comme je puis juger, que venant à s’esvanouyr, je ne le fisse emporter en lieu où il fust pensé contre sa volonté. Cela fut cause que se hastant d’approcher le rocher escarpé, il s’escria : Vous perdez aujourd’huy, ô belle Madonte, celuy de qui l’affection pouvoit seule estre digne de vos merites. O dieux ! quel transport ! ô dieux ! quelle manie ! je le vis qu’il se jetta la teste premiere dans ce fleuve. Je courus pour le retenir et à la verité je fus si prompt que je le pris par l’un des pans de son hoqueton, mais le branle qu’il s’estoit donné eut tant de force, qu’au lieu de le retenir, il m’emporta avec luy dans la riviere, où il faut que j’advoue que la crainte de la mort me fit oublier le soin que j’avois de le sauver. Et ainsi, allant au fonds, je fis ce que je peus pour revenir sur l’eau, et gagner ; apres le bord, où j’arrivay si las, et estonné de ce danger, que je ne sceus remarquer que devint le corps de mon pauvre maistre. Je demeuray quelque temps les bras croisez, regardant le cours du fleuve ; mais voyant que c’en estoit fait, je remontay au mieux que je peus ce rivage. Et me semblant d’estre obligé de satisfaire aux derniers commandemens qu’il m’avoit faits, je ramassay et sa lettre, et sa bague, que j’avois mises en terre quand je luy avois voulu estancher ses playes, et prenant mon mouchoir, je viens les vous presenter. C’est à vous, madame, me dit-il, que cette lettre et cette bague sont deues, et n’en ayez’ point d’horreur, encor qu’elles soient tachées de sang, car c’est du plus noble et du plus genereux qui sortit jamais d’un homme. Et c’est à toy, dit-il, s’adressant à Leriane, qu’est deu ce mou­choir. que je te vay donner : saoules-en ta rage, et te ressouviens que si jamais les dieux ont esté justes, ils puniront ta meschanceté. A ce mot il luy jetta aux pieds un mouchoir plein de sang, et se mettant aux cris, s’en alla comme desesperé, sans qu’on peut tirer autre parolle de luy. Il ne faut point que je m’arreste à vous dire si ce message me toucha vivement, car il seroit impossible de le pouvoir representer, tant y a que, toute hors de moy, on me ramena dans ma chambre, et de fortune je rencontray qu’on rapportoit Tersandre qui estoit encore sans sentiment. Quand je fus revenue en moy-mesme, et que d’un esprit un peu plus rassis, j’eus jetté les yeux sur la bague que Halladin m’avoit apportée, il me sembla de voir celle que je portois ordinairement, et les approchant l’une de l’autre, je n’y trouvay autre difference, sinon que celle-cy estoit un peu plus neufve et plus grande. Je ne sçavois penser pourquoy elles avoient esté faites si semblables, ny qui l’avoit donnée à Tersandre ; en fin je leus la lettre, qu’il m’escrivoit, qui se trouva telle.

Lettre de Damon à Madonte[modifier]

Madame, Puis que la connoissance que vous eustes hyer de ma veritable affection, et de la malice de Leriane, ait lieu de m’estre favorable, a sans plus esté cause de vous faire favoriser d’avantage une personne qui en est tant indigne, renoitvellant par une bague les asseurrances de la bonne volonté que vous luy avez promise, je me resous de vous faire voir par mes armes que celuy à qui vous faites ces faveurs n’est capable de les conserver contre celuy à qui vous les refusez injustement, et que si elles se pouvoient acquerir par valeur ou par affection, il n’y auroit Personne qui les deust pretendre que moy. Et toutes fois, jugeant que je ne merite de vivre, puis que j’ay le courage d’aymer celle qui me mesprise Pour un homme de si peu de valeur, si le sort des armes, comme je n’en suis point en doute, se tourne à mon advantage, je vous promets que la veue que vous aurez de moy, ne vous donnera jamais desir de vengeance pour vous avoir osté vostre cher Tersandre, ou le fer, l’eau et le leu ne seront pas capables de faire mourir un miserable.

Ces parolles qui n’estoient pleines que d’un extréme transport, me firent une estrange blesseure en Faine, car je fus saisie d’un si grand desplaisir, que je ne vous sçaurois dire ny ce que je dis ; ny ce que je fis. Tant y a que me mettant au lict, je faillis perdre l’entendement, me semblant à tous coups que Damon me pour- suivoit, et sur tout ce mouchoir plein de sang me revenoit devant les yeux, de sorte qu’il falloit qu’il y eust tousjours quelqu’un aupres de moy pour me r’asseurer. Leriane qui ne pensoit pas que je sceusse toutes ses malices, voulut vivre comme de coustume avec moy, et pour mieux feindre, s’en vint toute esplorée au chevet de mon lict ; mais soudain que je l’aperceus, il faut que j’advoue que je n’eus point assez de force sur moy pour dissimuler la hayne que je luy portois, aussi me sembloit-il inutile, puis que Damon estoit mort. Oste-toy d’icy, luy dis-je, meschante et perfide creature. Oste-toy d’icy, peste des humains, et ne viens plus autour de moy pour continuer tes malices et tes trahisons, et croy que si j’avois la force, aussi bien que la volonté, je t’estranglerois de mes mains et me saoulerois de ton cœur.

Ceux qui estoient dans la chambre, ignorant le subjet que j’avois de luy parler de ceste sorte, demeurerent infiniment estonnez. Mais elle qui avoit l’esprit le plus prompt en ses malices qui fut jamais, sortant de ma presence, joignoit les mains, plioit les espaules, et levoit les yeux en haut, et leur disoit d’une voix basse que j’estois hors de moy, et que je resvois, ce qu’ils creurent aisément pour m’avoir desjà ouy dire quelques autres parolles mal à propos, et sortit de ma chambre avec cette excuse.

Cependant Tersandre revint en santé, car les coups qu’il avoit receus ne se trouverent point mortels, et la perte du sang, sans plus, estoit celle qui l’avoit faict esvanouyr. Et de mesme, en ce temps là, j’avois repris mon bon sens, et commençay de m’enquerir de ce que l’on disoit par la Cour de moy. Je sceus de ma nourrice qui m’aymoit comme son enfant, que chacun en parloit selon sa passion, mais que tous en general me blasmoient de la mort de Damon, et que l’on tenoit pour certain que Leriane avoit dit beaucoup de nouvelles à Leontidas, et à sa femme. Et en mesme temps je vis entrer Tersandre dans ma chambre. Sa veue me donna un grand sursaut, et ne voulois point parler à luy, lors qu’il se jetta à genoux devant mon lict, et me voyant tourner la teste à costé : Vous avez raison, me dit-il, madame, de ne vouloir point regarder la personne du monde la plus indigne de vostre vene ; car j’advoue que je merite moins cest honneur qu’homme qui vive, pour vous avoir donné tant de sujets de hayne. Mais s’il vous plait d’ouyr ce que je viens vous declarer, peut-estre ne me jugerez-vous point tant coulpable que vous faites maintenant.

Et parce que je luy respondis avec beaucoup d’aigreur, et que je ne voulois luy donner loisir de parler, ma nourrice m’en reprit, me disant que je devois l’escouter, parce que s’il n’avoit failly, il n’estoit raisonnable de le traitter de cette sorte, et que s’il avoit fait faute, je le pourrois avec plus de raison bannir de ma presence apres l’avoir ouy. – Et bien, luy dis-je, que pensez-vous qu’il vueille alleguer ? Je le sçay aussi bien que luy. Il dira que l’affection qu’il m’a portée le luy a fait faire, mais qu’ay-je affaire de cette affection, si elle m’est dommageable ? – Je n’accuseray pas, me dit-il, madame, seulement cette affection dont vous parlez, encores peut-estre qu’envers quelque autre, cette excuse rie seroit pas trouvée si mauvaise que vous la dites, mais je vous diray de plus, que jamais personne ne fut plus finement trompée que vous et moy l’avons estez par Leriane.

Et sur cela, il reprit toute l’histoire que je viens de vous faire, de quelle sorte elle luy donna couiage de me regarder, de parler à moy, d’aspirer à mes bonnes graces, les faveurs controuvées qu’elle luy portoit de ma part, les inventions contre Damon, les rapports que par son moyen elle me faisoit faire de l’amitié feinte de luy et d’Ormanthe, par qui sa tante avoit esté advertie de ce que je vous ay dit ; bref le present de la bague qui avoit esté, comme il croyoit, le sujet du combat de Damon et de luy.

Et en fin il coptinua de cette sorte : Or, madame, jugez s’il est possible que telles esperances ne trouvassent place dans l’ame la plus prudente et advisée qui fut jamais, puis que celuy , qui vous verra, sans souhaitter ce bon-heur, pourra avec raison estre accusé de deffaut de jugement, et plus encore y estant attiré par les rapports et par les artifices de Leriane, de qui j’ay pensé vous devoir dire la perfidie, afin que vous preniez garde à la derniere meschanceté qu’elle vous a faite, et à moy aussi.

Lors il me fit entendre que ceste malicieuse femme, voyant bien qu’elle ne pouvoit plus m’abuser, ny luy aussi, et de plus se sentant rudement menassée par Leontidas et sa femme, qui luy reprochoient le peu de soin qu’elle avoit eu de moy, afin de s’excuser, avoit dit tout ce qu’elle avoit sceu imaginer de pire de nous, leur faisant entendre que j’aymois, et estois aymée de tant de personnes que, quand elle prenoit garde à l’un, l’autre la decevoit ; et entre ceux qu’elle avoit nommez, Damon et Tersandre n’avoient pas esté oubliez. De quoy Leontidas estoit de sorte en cholere, et plus encore sa femme, soit contre moy, contre luy, qu’il avoit pensé estre à propos de m’en advertir, afin que j’y donnasse le meilleur ordre que je pourrois. Et apres il adjousta tant de supplications, en me demandant pardon de l’offence qu’il avoit faite de m’oser aymer, et me fit tant de protestations de vivre à l’advenir comme il devoit, que je fus contrainte, par l’advis mesme de ma nourricé, de luy pardonner.

Mais, sages bergeres, je vous raconteray maintenant l’une des plus grandes meschancetez qui fut jamais inventée contre une personne innocente. Je vous ay dit qu’Ormanthe avoit, par le commandement de Leriane, rendu toutes les privautez qu’elle avoit peu à Damon. Il faut que vous sçachez qu’elle n’estoit point si laide, ny luy si degousté, qu’en fin ils n’en vinssent aux plus estroites faveurs, tellement qu’elle devint enceinte. La pauvre fille le declara incontinent à cette malicieuse qui, au commencement, en fut estonnée ; mais revenant soudain à ses malices accoustumées, elle fit dessein de se servir de ceste occasion pour faire croire à Damon que j’aurois eu cet enfant de Tersandre, et pour ce elle deffendit expressement à Ormanthe de ne luy en rien dire, ny à personne au monde. Et dés lors, parce que le ventre commençoit à luy grossir, elle luy enseigna comme elle se devoit habiller pour couvrir ceste enflure, portant des robes volantes, ou froncées au corps. Mais quand elle sceut que Damon estoit mort, et que toutes choses estoient changées, comme vous avez entendu, elle resolut de ne perdre ceste belle invention et de s’en servir à ma ruine.

Voyez donc ce qu’elle fit. Depuis l’accident de Damon, j’avois presque tousjours tenu le lit, sinon l’apres-disnée que je me levois, et me renfermois dans mon cabinet où je demeurois jusques à neuf et dix heures du soir, entretenant toute seule mes pensées, sans que personne sceut que j’y fusse, sinon ma nourrice, et quelques filles qui me servoyent, auxquelles j’avois deffendu d’en parler à personne du monde. Et parce qu’on eust peu trouver estrange que je n’allois plus chez la royne, si l’on eust sceu que je n’eusse point eu de mal, je feignois d’estre fort malade ; et pour, tromper les medecins, je ne me plaignois point de la fievre, ny d’autre maladie recognoissable ; mais quelquefois de la migraine, du mal de dents, de la colique et semblables maux. Et d’autant que quelques-unes de ires amies m’envoyôient visiter, n’ayant pas la hardiesse d’y venir elles-mesmes pour ne desplaire à Leontidas et à sa femme, qui avoient un grand pouvoir prés du roy et de la royne, j’avois commandé à ma nourrice de faire mettre une fille en mon lict, qui recevoit les messages pour moy, et feignant que le mal l’empeschoit de parler, ma nourrice faisoit les responces. Les fenestres qui estoient bien fermées, et les rideaux bien tirez, empeschoient que la clarté ne pouvoit entrer dans loa chambre, de sorte qu’il n’y avoit personne qui s’en prist garde.

Or Leriane fut advertie par sa niece, que je ne faillois point toutes les apres-disnées de me renfermer de ceste sorte, par ce que je ne hayssois point Ormanthe, encor qu’elle fust en partie l’instrument de mon mal, cognoissant bien qu’elle n’ y avoit rien fait de malice, si bien qu’elle estoit tousjours demeurée parmy mes filles, et à ceste fois mesme elle declara à Leriane ce que je vous viens de dire, plustot par simplicité que par malice. Mais sa tante wui ne songeoit qu’a me ruiner entieremen : de reputation, voire à me faire perdre la vie, de peur que je ne declarasse à Leontidas les meschancetez qu’elle avoit faites, pensa s’avoir trouvé un bon moyen pour parvenir à la fin de ses desirs. Et parce qu’elle avoit sçeu que Tersandre m’avoit dit tous les artifices dont elle avoit usé contre Damon et contre moy, elle tourna en haine mortelle toute la bonne volonté qu’elle luy avoit portée. Et d’autant qu’il n’y eut jamais un esprit plus plein de ruze et de malice que celuy de ceste femme, elle pensa de se venger tout à coup de Tersandre et de moy, et voicy les moyens qu’elle tint. Elle demanda à Ormanthe depuis quand elle pensoit estre enceinte ; et apres avoir conté, elle trouva qu’elle estoit dans son neufiesme mois, dont elle fut tres-aise. Et apres luy avoir donné bon courage, et commandé qu’elle tint bien secret son gros ventre, elle luy dit qu’aussi tost qu’elle sentiroit quelques trenchées, elle l’en fist advertir, et que cependant, le plus souvent qu’elle pourroit, elle se mist dans mon lict en ma place pour recevoir les messages, ainsy que je vous ay dit.

Et bastissant sa trahison la dessus, elle vint trouver la femme de Leontidas qui retirée de toute compagnie, regardoit l’estat des affaire de sa maison. Et apres s’estre mise à genoux devant elle, elle la supplia de luy vouloir pardonner la nonchalance dont elle avoit usé en se qui me concernoit. Et parce qu’elle cognoissoit bien que ceste dame estoit plus offencée, à cause de mon bien, que pour la perte qu’elle faisoit de moy, d’autoant qu’il n’y avoit d’apparence que son neveu me deust espuser, veu l’opinion que l’on de Damon, elle ajouta ces parolles : Que s’il vous plasit, madame, me remttre en vos bonnes graces, jevous donneray un moyen infaillible et tres-juste pour rendre vostres tous les biens de Madonte. Cette dame oyant ceste proposition tant selon son humeur, s’adoucit un peu, et sans luy repondre aux autres points que elle avoit touchez, elle luy dit : Et quel moien avez-vous pour effectuer ce que vous dites ? – Je le vous diray en peu de mots, respondit cette meschante, mais avec condition, madame, que vous me pardonnerez l’offence nouvelle que je vous declareray, si vous jugez qu’il ait de ma faute.

Et luy ayant commandé qu’elle parlast hardiment, Leriane reprit la parolle ainsi : Madonte (en la personne de laquelle, madame, Dieu a bien fait paroistre qu’il vous aymoit, puis qu’il n’a voulu permettre qu’elle entrast en vostre maison) est la plus miserable et perdue fille d’Aquitaine. Et j’advoue que je n’eusse jamais pensé qu’une jeunesse telle que la sienne eust peu si bien decevoir ma viellesse, et toutesfois il est certain que sa façon modestre, sa froideur, ceste mine altiere, et bref, les honorables ayeuix dont elle estoit issue, et plus encores les bons exemples qu’elle avoit de vous, m’ont tellement abusée, que j’eusse respondu avec autant d’asseurance de sa pudicité que de la mienne propre. Et toutesfois, je viens de descouvrir qu’elle est enceinte. – Madonte est enceinte ? Interrompir ceste bonne dame toute surprise. – Quy, madame, respondit Leriane, et si je vous diray de plus, qu’elle est preste d’accoucher. – Ah ! la miserable qu’elle est ! Repliqua-t’elle ; et comment s’est-elle de tant oubliée ? Et comment n’y avez-vous eu l’oeil ? Ah ! Si son pere vivoit en quel lieu de la terre evciteroit-elle son juste courroux ! Qu’il est heureux d’estre mort avant qu’elle ait fait une si grande honte à sa race. Mais de qui comment le sçavez-vous ? – Madame, dit-elle, je vous supplie tres-humblement de me pardonner, et de croire que je n’ay pas esté si nonchalante en la charge que vous m’avez donnée d’avoir soin de sa conduite, comme j’ay esté deceue de la bonne opinion que j’avois d’elle, veu le peu d’apparence qu’il y avoit qu’elle deust aymer une personne de si peu que Tersandre. Et j’advoue que la jalousie a les yeux plus clairs voyants que la pridence, puis que Damon s’estoit bien apperceu de cette amour que je n’avois jamais veue. En fin je l’ay par le moyen d’une sage femme, à laquelle elle s’est adressée pour faire perdre son enfant. Mais la bonne femme qui est vertueuse, et qui ne voudroit commettre une meschanceté, luy a respondu qu’il ne se pouvoit, parce que l’enfant estoit entierement formé, voire prest à sortir, mais qu’elle ne se mist pas en peine, qu’elle la feroit accoucher si promptement que personne n’en sçauroit rien. Or ceste femme a eu peur qu’elle se mesfist, c’est pourqouy elle m’en est venue advertir, afin que j’y prisse garde. Et parce que j’estois en peine de sçavoir qui en stoit le pere, je luy ay demandé si elle n’en pouvoit soupçonner personne. – Mais aisément, m’a-t’elle dit, si ce n’est Tersandre car à toutes les fois qu’elle regardoit son ventre, et qu’elle songeoit au danger où elle estoit, elle ne disoit autre chose sinon : Ah ! Tersandre, que ton amitée me couste cher ! Cela me fait juger que c’est luy. Or, madame, considerez je pouvois me garder de cestuy-cy, estant domestique et homme de si basse qualité au prix d’elle, que je n’eusse jamais pensé qu’elle y eust daigné tourner les yeux. Mais puis qu’elle s’est rendue indigne de vostre alliance, il faut qu’elle soit punie comme elle merite et vous devez croire que Dieu l’a de ceste sorte punie et abandonnée pour la faire servir d’exemple aux autres de son aage. Cependant vous devez vous acquerir les biens que la fortune luy avoit preparez avec si peu de merites. Et en voicy le moyen : vous sçavez, madame, que par nos loix, toute fille qui manque à son honnesteté, est condamnée à mourir le feu. Nous la convaincrons de ceste faute fort aysément ; comme vous pouvez penser, puis qu’elle en a des tesmoignages dans le ventre, desquels elle ne se peut deffaire. Et parce que celles qui sont ainsi condamnées, ne perdent pas seulement la vie, mais le bien aussi qui eswt acquis au roy, il faut le luy demander des premiers, car il n’a garde de vous le refuser.

En ce mesme temps Leontidas entra das le cabinet, et trouvant Leriane : Est-il possible, dit-il à sa femme, que vous ayez le courage de voir ceste personne qui est cause de tout le desplaisir que nous avons ? Sa femme s’approchant de luy, desireuse d’avoir mon bien, le tira contre une fenestre et commença de luy raconter ce qu’elle venoit d’apprendre ; et quoy qu’il fust genereux et plein d’honneur, si le tourna-t’elle de tant de costez qu’en fin il s’accorda à tout ce qu’elle voulut. Et ainsi r’appelant Leriane qui se tenoit un peu esloignée, il luy commanda de dire la verité, et sur de ne rien mettre en avant qu’elle ne verifier. Elle, pluis asseurée qu’il ne se peut croire, reprit d’un bout à l’autre tout le descours qu’elle avoit desja fait à sa femme, et en fin conclud que s’il ne se voiloit asseurer en ce qu’elle disoit, qu’il luy donnast une sage femme, pourveu qu’elle ne fust point cogneue de moy, et qu’elle me feroit toucher à elle, et qu’il en pourroit : apprendre la vertité par son rapport, Leontidas trouva ceste preuve fort bonne, et des lendemain luy en envoya un.

Il advint que ce jour là, sa niece par son commandement, s’estoit mise en ma place dans le lict, et pour empescher que ma nourrice ne se print garde de ce qu’elle vouloit faire, elle dir à la femme de Leontidas qu’elle l’envoyast querit sous pretexte de luy demander de mes nouvelles. De cette sorte ma chambre demeura sans aucune personne qui eust du jugement, si bien que Leriane entrant dedans avec cette sage femme, et ayant bien instruit sa niece de ce qu’elle avoit à dire, elle s’approcha d’elle et luiy dit : Madame, je vous avois promis de vous amener une personne qui vous soulageroit en vostre mal : je vous tiens parolle à ce coup, car vous ne devez rien craindre tant que vous aurez celle que je vous ameine. Ormanthe contrefaisant sa parolle, respondit fort bas : Elle soit la bien venue. – Ne trouverez-vous pas bon , madame, dit la bonne femme, que je sçache en quel estat vous estes ? – Je le veux bien, respondit Ormanthe. Elle se mit donc incontinent sous le tour du lict, et passant les mains sur le ventre d’Ormanthe, fit ce qu’on a accoustumé en semblables occasions, et de fortune l’enfant remua, de sorte que, cependant qu’elle la touchoit, les douleurs prindrent cette pauvre fille, qui fut si fort presseée par Leriane et par la sage femme qu’en sonne dans le logis s’en prsit garde, tant la pauvre Ormanthe se contraignit.

Leriane qui vit la chose reussir si bien selon son dessein, donnant diverses commissions à deux fille qui estoient dans ma chambre, fit si bien qu’elle demeura seule ; et soudain, y ayant pourveu de longue main, fir bien bander sa niece, et sans que la sage femme s’en prist garde, la fit lever une heure apres, cependant qu’elles tenoient aupres du feu le petit enfant. Et pour parachever sa trahison, elle porta l’enfant avec la sage femme à Leontidas tout à descouvert estant bien aise que chacun le vist sortir de ma chambre et de on logis. Je l’ouys bien crier du cabinet où j’estois mais ne me doutant en façon du monde de ceste meschanceté, je ne voulus me destourner de mes tristes pensées. Elle s’adressa premierement à la femme de Leontidas, et avec le tesmoignage de celle qui avoit accouché Ormanthe, elle luy donna une telle asseurance que l’enfant estoit mien, qu’elle le creut et Leontidas aussi. Mais pour couvrir encores mieux cette trahison, elle dit à cette dame, qu’elle la supplioit de se contenter d’avoir mon bien, et que si elle me voiloit conserver la vie, elle s’asseuroit que je ne ferois point de difficulté, vau la faute que j’avois faite, de le luy donner, et me refermer pour le reste de mes jours entre les filles Druides ou Vestales. Que se seroit une oevre tres-agreable à Dieu de me sauver la vie pour ne diffamer point une si bonne et honorable famille que la mienne ; qu’encores que j’eusse commis une si grande faute, elle ne pouvoit toutesfois oublier l’amitié qu’elle m’avoit portée, cependant que je vivois selon mon devoir, et que c’estoit la seule occasion qui luy faisoit faire ceste priere.

La femme de Leontidas qui n’avoit pas dessein sur ma vie mais sur mon bien seulement, y consentit sans grande difficulté ; mais Leontidas, qui estoit homme d’honneur et qui n’y tournoit point les yeux, fut longtemps auparavant que de s’y accorder. En fin l’importunité de sa femme, jointe aus feintes larmes de Leriane, et le souvenir qu’il eut de quelques obligations, dont mon pere l’avoit autresfois lié le vainquirent, si bien qu’ils donnerent charge à Leriane de me persuader ce qu’elle leur avoit proposé.

Or le dessein de ceste mailicieuse creature n’esoit pas celuy-là, mais elle eut peur que si sur l’heure j’eusse esté visitée, l’on n’eust trop aysement reconnu que je n’avois point fait d’enfant, de sorte qu’elle desira de faire en façon que quelques jours s’escoulassent, apres lesquels la connoissance n’en fust pas si asseurée. Et pour rendre la chose plus vraysemblable, elle supplia Leontidas et se femme de luy donner quelques uns pour voit l’estat où j’estois ; ce qu’ils firent, commandant à une vieille damoyselle et à un vieil chevalier qui estoit de leur maison, et ausquels ils avoient beaucoup d’asseurance, de suivre Leriane. Elle, avec la sage femme, apres avoir mis l’enfant à nourrice, les conduit dans ma chambre, s’approche du lict. Mais lors qu’elle n’y trouve personne, elle fait de l’estonnée, elle le descouvre et leur montre les marques d’un accouchement et feignant de ne sçavoir où j’estois, me cherche sans faire bruit et en fin me trouve en mon cabinet. Elle les appelle, et sans que j’y prisse garde me montre par le trou de la serrure. J’estoit pour lors couchée de mon long sur un petit lict, et avois la main sous la teste, resvant au miserable accident de Damon, et à la reputation qui m’en estoit demeurée, de sorte qu’a mon visage en pouvoit reconnoistre les tristes representations de ma pensée. Ceste meschante leur fit croire que c’estoit de mal et de lassitude que je demeurois de ceste sorte ; ce qu’ils creurent aisement pour les apparences qu’ils en avoient veues. Et trompez de ceste sorte, s’en retournerent faire leur rapport.

Cependant Leriane estant demeurée seule avec la sage femme, fit changer les linceuls de mon lict, et tout ce qui me pouvoit donner connaissance de ce qui s’y estoit passée, et contentant fort bien ceste bonne femmel, la licentia, apres l’avoir conjurée de n’en parler point, mais de bien remarque le jour et l’heure, afin qu’en temps et lieu elle s’en peut ressouvenir, et apres elles partirent de mon logis. Ma nourrice y revint quelque temps apres ayant tousjours esté retenue par la femme de Leontidas, et ne trouvant rien de changé dans ma chambre, ne s’estonna d’autre chose que de ne voir point Ormanthe dans mon lict, mais pensant qu’elle eust eu quelque affaire, elle n’en fit plus grande recherche. La nuict estant venue, et l’heure que j’avois accoustumé de me coucher, je fis comme de coustume et me reposay jusques au lendemain sans entrer en nulle doute.

Cependant Leriane batissoit de merveilleuses harangues en mon nom, disant à Leontidas et à sa femme que je les supplios tres-humblement d’avoir pitié de moy, qu’ils avoient ma vie et ma mort entre leurs mains, que je me donnois à eux ; et que je ne voulois plus qu’une maison pour me renfermer en lieu où personne ne me vist, qu’aussi tost que je serois en estat de marcher, je leur viendrois demander pardon de la faute que j’avois commise et requerir permission de me retirer du monde.

Bref, sages bergeres, cette femme conduisit si bien sa meschanceté, que six sepmaines se passerent durant lesquelles Ormanthe se remit en estat, qu’on n’eust jamais jugé à la voir qu’elle eust fait un enfant, et feignant d’avoir eu quelques affaires chez elle, revint plus belle qu’elle n’avoit jamais esté. Leriane l’avoit si bien instruite que, quand je luys demanday pourquoy elle s’en estoit allée sans m’en parler, elle me respondit qu’elle n’osa pas heurter ’a la porte de mon cabinet, et qu’elle crfoyoit que ce ne seroit que pour deux ou trois jours, et par ainsi pensoit d’estre plustost revenue que je n’aurois pris garde qu’elle seroit partie. Je receus cette excuse, et luy dis seulement qu’elle n’y retournast plus sans me deamnder congé.

Or ces choses estant en cest estat, Leriane ne craignant plus qu’on la peust convaincre de mensonge, resolut d’achever son malheureux dessein. Elle avoit deux cousins germains qui portoient les armes, et qui s’estoient acquis en toutes les armées où ils avoient esté, la reputation de tres-vaillants chevaliers. Ils estoient freres, si grands et forts, et si adoits aux armes, qu’il n’y avoit personne dans la Cour de Torrismonde qui les egallast. Au reste ilse estoient pauvres, et n’avoient autre esperance que celle d’estre heritiers de Leriane. Elle qui faisoit dessein de se servir de leur courage, les obligeoit par des presents, et par ses paroles leur faisoit entendre qu’ils devoient esperer d’avoir son bien ; ce qui les lioit de sorte qu’il n’y avoit commandement qu’elle leur fist, qu’ils n’essayssent d’executer.

Apres s’estre asseurée de leur volonté, elle commença de changer de discours en parlant à Leontidas, et à sa femme, disant que je reprenois courage, que je ne palois plus de me retirer du monde, qu j’oublois ce que je leur devois. Bref, quelques jours estans escoulez, elle leur dit qu’il ne faloit plus rien esperer de moy que par force, que je niois tout ce qui s’estoit passée. Et en disant cecy, elle feignoit d’estre tant offencée contre moy, qu’elle advouoit que j’estois indigne du bien qu’ils me vouloient faire. Et parce que la femme de Leontidas aspiroit tousjours à mon bien : Mais comment, luy dit-elle, la pourrez-vous convaincre maintenant ? – Nous avons, dit-elle, de bons tesmoins, mais quand cela ne seroit pas, puis que la verité est pouir nous j’ay ces personnes à moy qui la maintiendront par les armes contre tous ceux qui soustiendront le contraire. Et vous sçavez, madame, que des choses qui sont douteuses, et dont les preuves ne sont pas suffisantes, on en tire la verité par les armes.

Leontidas qui estoit homme de courage, et qui estoit entré en colere de la malice dont il pensoit que j’avois usé : Non, non dit-il, je suis trop certain qu’elle a failly : ce sera moy qui l’accuseray, et qui le maintiendray contre tous. Leriane qui estoit tres-asseurée de ses deux germains, et qui vouloit sur tout se faire paroistre affectionnée à Leontidas, se tournant vers sa femme : Madame, luy dit-elle j’aymerois mieux mourir que de voir les armes à la main à mon signeur pour se subject. Je vous supplie de le destourner de ce dessein, ou bien je vous proteste de ne m’en mesler plus. J’ay Leotaris, mon germain, et son frere, qui prendront cette charge ; et à la verité, il est plus à propos que ce soient, eux, parce qu’ils ne seroit pas bien seant de demander le bien de celle que vous accuseriez.

Leontidas persistoit en ceste volonté, mais sa femme qui ne le vouloit point voir en ce danger, et qui jugeoit bien qu’il n’estoit pas à propos qu’il fust mon accusateur, et qu’il demandast en mesme temps mon bien au roy, fit en sorte qu’elle obtint de luy, qu’il laisseroit faire aux parens de cette femme. Ayant pris ceste resolution, Leriane parle à Leotaris, luy promet tout son bien, luy passe une asseurance par escrit ; bref l’oblige de sorte que luy et son frere eussent entrepris contre le Ciel, tant s’en faut qu’ils eussent fait difficulté de s’armer contre moy. Leriane asseurée de ce costé, et soustenue de l’opinion de plusieurs, mesme de l’authorité de Leontidas, se presente devant la Royne, m’accuse, s’offre de verifier ce qu’elle dit, et represente la chose, si vray-semblable que chacun la croit. Et de peur que Tersandre ne descouvrist les ruzes et malices dont elle avoit usé par le passé, elle dit qu’il est pere de l’enfant, afin qu’il ne peuſt porter tesmoignage contre elle. La Royne qui estoit une Princesse pleine d’honneur et de vertu, la conduit devant le Roy, et joignant ses prieres aux accusations de ceste meschante femme, requiert que je sois punie selon les rigueurs des loix. Leontidas est appellé qui assiſtant la Royne fit les mesmes supplications, pour la honte qu’il en recevoit, cet acte ayant esté commis en sa maison. Et sa femme en mesme temps supplia la Royne de luy faire donner mon bien, ce que le roy accorda librement. Et toutesfois ce bon prince se souvernant des services que mon pere avoit faits à Thierry son pere n’estoit pas sans desplaisir de mon desastre. La premiere nouvelle que j’en sceus fut que les soldats de la justice se vendrent saisir de moy, et cachetterent ma chambre et mon cabinet, et en mesme temps me conduisirent devant le roy sans m’en dire le sujet. Dieux ! Quelle devins-je quand j’ouys les parolles de Leriane ! Je demeray sans pouvoir proferer un seul mot fort long temps ; en fin estant revenue à moy, je me jettay à genous devant la royne, la suppliay de ne croire point cette meschante femme ; que je luy jurois par tous les dieux qu’il n’en estoit rien, qu’il n’y avoit preuve que je ne fisse de ma pudicité, et que par pitié elle prist la cause d’une innocente.

Le roy fust plus esmeu de mes parolles qu la royne, fust qu’il eust plus de memoire des services de mon pere, fust que ma jeunesse et mon visage le touchassent de pitié, tant y a que se tournant vers Leriane : Si ce que vous proposez, dit-il, n’est point veritable, je vous promets par l’ame de mon pere, que vous soufrirez la mesme peine que vous preparez aux autres.

Sire, dit-elle tres-asseurement, je prouveray ce que je dis, et par tesmoins et par les armes. – Tous les deux, dit le roy, vous sont accordez. Et lors nous faisant separer, je fus remise en seure garde, et Tersandre aussi. Et fut ordonné que les tesmoins nous seroient representez.

Voylà donc la sage femme et la nourrice à on avoit remis l’enfant d’Ormanthe, qui rendent tesmoignage de ce qu’elles sçavent. Voilà le vieil chevalier, e la damoyselle dont je vous ay parlé, qui en font de mesme. Elle produit outre cela diverses personnes ui avoient veu sortir cet enfant de mon logis ; bref les preuves estoient telles, que si Dieu n’eust eu soin de mon innocence, il n’y a point de doute que j’eusse esté condamnée.

De fortune, les juges estant dans ma chambre, et me lisant les depositions faites contre moy ; je ne sceus que faire en cette affiction, que de recourre aux dieux et levant les yeux au ciel, je m’escriay : O dieux tout puissants ! Qui lisez dans mon cœur, et qui sçavez que je ne suis point atteinte de ce dont je suis accusée, soyez mon support, et declarez mon innocence, Et lors, comme inspireé, de quelque bon demon, je me tournay vers la cheminée et addressant ma parolle aux juges ; Si ces accusations, leur dis-je sont veritables, je prie les dieux que je ne puisse plus respirer, et si elles sont faulses, je les requiers que ce charbon ardant ne me puisse point brusler. Et soudain me baissant, je pris un gros charbon du feu, et le tins sans me brusler avec la main nue si long temps, qu’il s’y esteignit presque entierement. Les juges estonnez de ceste preuve, voulurent touchger le charbon pour sçavoir s’il estoit chaud, mais ils en retirerent bien promptement la main ; et apres qu’il fut presque esteint, comme je vous disois, ils visiterent ma main pour voir s’il n’y avoit point l’apparence de brulsleure. Mais ils n’y en trouverent non plus que si jamais il n’y eust eu du feu.

S’ils en furent estonnez, vous le pouvez penser ; tant a a qu’ils en firent : Le rapport au roy qui ordaonna que Leriane en seroit avertie, pour si ceste preuve de mon innocence luy feroit point changer de discours. Mais au contraire, elle dit que quelque resepte avoit empesché que le feu ne m’avoit offencée ; Mais que les tesmoins qu’elle prsentoit, estoient irreprochables. Et que cette preuve du feu seroit peut-estre recevable si elle estoit ordonnée par les juges, et non pas procedée de ma seul volonté qui la rendoy suspecte de beaucoup d’artifice. Bref, sages bergeres. Elle sçeut de telle sorte soustenir sa fausetté que toute la faveur que le roy me peut faire, fust d’ordonner, que le tout se verifieroit par les armes, et que dans quinze jours nous donnerions des chevaliers qui combattroient à outrance pour nous

Les nouvelles de tout ce que ay raconté, furent incontinent espanchées par toute l’Aquitaine, de sorte que ma mere les entendit aussi bien que les autres. Et parce que Leriane avoit produit tant de tesmoins, elle creut, comme faisoient aussi presque tous ceux qui en oyoient parler, que veritablement j’avois commis la faute dont j’estois accusée. Et comme celle qui avoit tousjours vescu avec toute sorte d’honneur, elle en receut un si grand desplaisir qu’elle en tomba malade, et ayant de l’age ne peut resister longuement au mal, de sorte qu’elle mourut en dix ou douze jours, avec si mauvaise opinion de moy. Qu’elle ne voulut jamais envoyer me voir, ny m’assister en ma justification. Voyez comme les dieux me vouloient affiger en diverses sortes. Car ce coup me toucha plus vivement que je ne vous sçaurois dire. Me voilà donc sans pere et sans merer, et delaissée de tous ceux qui me cognoissoient. Voire blasmée universellement de chacun. J#advoue que je fus plusieurs fois en deliberation de me precipiter d’une fenestre en bas pour sortir de tant de peines, car je n’avois que ce seul moyen de me faire du mal. Mais les dieux me conserverent avec espoir que mon innocence seroit en fin cognue, me representant que si je mourois, je laisserois toute l’Aquitaine en ceste mauvaise opinion de moy. Mais lors que Leriane ofirit Leotaris et son frere, et que Tersandre ny moy ne peusmes nommer personne,

tant par ce que nous ne nous y estions point preparez, que d’autant qu’il n’y avoit homme qui voulust entrer au combat sur une maúvaise querelle, comme il ceoyoit celle-cy, il faut avouer que je demeuray fort estonnée et qu’alors plus que jamais je regrettay le pauvre Damon, m’asseurant bien que s’il eust esté en vie, je n’eusse pas esté sans chevalier. Tersandre d’autre costé qui ne pouvoit deffendre que sa caus, ne peut offrir que de combattre Leotaris et son frere l’un apres l’autre.

Mais le terme estant passé, le roy, pour nous faire quelque grace, nous donna encores huict jours, et ceux-la estant escoulez, il adjousta pour tout delay trois autres, à la fin desquels nous fusmes conduits dans le camp, moy toute vestue de dueil, et sans autre compagnie que selle des gens de justice ; au contraire Leriane toute triomphante et accompagnée ce plusieurs, fut mise sur un autre eschafaut, vis à vis de celuy ou j’estois. Desja Leotaris et son frere estoient dans le camp armez et montez à l’advantage, faisant d’autant plus les vaillans qu’ils croyoient n’avoir à combattre que Tersandre, parce que nous n’avions peu trouver autre que luy, d’autant que Leontidas, qui estoit favorisé du roy, fit paroistre de tenir le party de Leriane pour l’offence qu’il disoit avoir receue, et que ceux qui autrefois portez d’amour eussent entrepris pour moy cent combas semblables, en estoient refroidis par la creance qu’ils avoient que je les avois tous desdaignez pour Tersandre. Voyez combien une faulseté est difficile à estre recognue quand elle est finement desguisée  !

En fin voicy Tersandre qui entre dans le camp, resolu de les combattre tous deux, sçachant bhien que la justice estoit de son costé. Il fut ordonnée par les juges que si durant le combat quelque chevalier se presentoit pour moy il seroit receu, et que Leotaris et son frere pouvoient, ou ensemble ou separément, combattre Tersandre, s’ils le vouloient. Ces deux freres avoient du courage et estoient personnes d’honneur, de sorte qu’ils vouloient le prendre l’un apres l’autre ; mais Leriane leur dit qu’elle ne le vouloit pas, de sorte que, ne luy osant desplaire, ils coururent tous deux contre luy.

Pensez, sages bergeres, en quel estat je devois estre ! Je vous asseure que j’estois tellement hors de moy que je ne voyois pas ce que je regardois. En ce temps le soleil, suivant la coustume, fut esgalement partagé, les deffences ordinaires furent faites, et le commandement estant donné, les trompettes sonnerent. Tersandre qui veritablement a du courage, remettant sa confiance en la justice des dieux, donne des esperons à son cheval, bien couvert de son escu, et frappe de son bois le frere de Leotaris, sur lequel il re rompt sans effect ; mais luy, atteint en mesme temps des deux lances, est porté par terre avec la selle entre les jambes. Leriane voyant un si grand advantage pour les siens estoit pleine de contentement, et au contraire je mourois de peur. Tersandre se voyant en telle extremité, ne perdit point l’entendement, mais courant à son cheval, luy osta la bride avant qu’ils fussent revenus à luy. L’animal qui estoit courageux se sentant sans selle, sans bride, se met à courre par le camp et comme si Dieu l’eust inspiré, se joint à Leotaris et à son frere, et commence à coups de pieds et à coups de dents de les assaillir si furieusement, qu’au lieu d’attaquer Tersandre, ils furent contraints de se deffendre de son cheval. Cela les amusa quelque temps, parce qu’ils ne le peurent tuer si tost qu’ils pensoient à cause de la legereté et des coups qu’il leur donnoit ; en fin ils en vindrent à bout, et animez contre Tersandre pour ceste ruze,resolurent de finir promptement le combat. Et pource, s’addressant tous deux à luy, il ne peut faire autre chose que se mettre aupres de son cheval, qui estoit mort en l’un des bouts du camp, ce qui luy servit beaucoup, d’autant que les chevaux de ses ennemis ayant frayeur du mort, ne s’en vouloient approcher qu’avec peine, et cela mena le combat à une grande longueur.

En fin Leotaris voyant qu’il n’en pouvoit venir à bout, se resolut de mettre pied à terre, ce que son frere fit aussi, et laissant aller leurs chevaux par le camp, s’en vindrent tous deux contre Tersandre, qui certes fit tout ce qu’un homme pouvoit faire ; mais ayant en teste deux des plus forts et courageux chevaliers d’Aquitaine, il luy fut impossible de faire longue resistance. Il estoit donc des-ja blesé en divers lieux et avoit tant perdu de sang qu’il n’avoit plus la force de se deffendre longuement, lors que les dieux eurent pitié de moy et firent presenter à la barriere du camp un chevalier qui demanda d’entrer pour deffendre et moy et Tersandre. Elle luy fut incontinent ouverte, et parce qu’il vid bien que Tersandre estoit reduit à l’extremité, il pousse son cheval furieusement contre eux ; mais lors qu’il leur fut aupres, il s’arresta sans les attaquer, et leur cria : Cessez, chevaliers, d’offencer plus longuement les loix de chevalerie, et vous addressez à moy qui suis envoyé si à propos pour vous en punir.

Leotaris et son frere oyant ceste voix se reculerent bien estonnez de se voir à pied, craignant qu’il ne se voulust servir de l’advantage qu’il avoit de son cheval. Et pource ils se mirent à courre vers leurs, mais l’estranger se mit au devant et leur dit : Je veux que vous teniez ceste courtoisie de moy, et non pas de vostre vitesse et legereté. Montrez à vostre aise à cheval, et ne croyez point je me vueille prevaloir contre vous du mien.

Tous ceux qui virent ces deux genereuses actions estimerent infinement l’estranger, mais je ne pouvois m’en contenter, me semblant que contre ceux qui soustennoient une si meschante trahison, c’estoit une grande faute de n’user de toute sorte d’avantage et mesme puis qu’ils en avoient usé de cette sorte contre Tersandre. Mais le chevalier avoit une autre consideration, ne jugeant pas que ce qu’il blasmoit en autruy luy fust honnorable.

Cependant que je pensois à ce que vous ay dit, je vis Leotaris et son frere à cheval, qui sans se ressouvenir de la courtoisie receue, vindrent l’attaquer tous deux à la fois, mais ils trouverent bien un bras plus fort que celuy de Tersandre.

Sages bergeres, je ne vous sçaurois particulariser ce combat, car j’avois l’esprit tant aliené qu’a peine le voyois-je. Il suffira de vous dire que l’estranger fit des preuves et de force et de valeur si merveilleuses, que Leriane disoit que c’estoit un demon, et non point un homme mortel. En fin apres avoir quelque temps combautu, je vy bien qu’encores qu’il fust seul, il avoit toutesfois quelque avantage sur eux ; car pour Tersandre il estoit tombé de foiblesse et ne pouvoit relever de terre. Et ce estoit le fit cognoistre à tous ceux qui les regardoient, ce fut un coup qu’il donna au frere de Leotaris d’une telle force qu’il luy separa la teste de dessus les espaules. Leotaris voulut venger son frere, mais l’estranger n’avant plus à faire qu’à luy, le mena de sorte, et le blessa en tant d’endroicts que, de foiblesse pour le deffaut du sang, il se laissa choir du chevsl en terre, et d’une si lourde cheutte, que frappant de la teste la premiere, il se tordit le col de la pesanteur de corps et des armes. L’estanger mettant pied à terre, et voyant qu’il estoit mort, le prend par un pied, le traine hors du camp et son frere de mesme ; puis s’adressant à Tersandre l’ayde à sa relever, et le met à cheaval sur un de ceux des morts, et reprenant le sein, demande aux juges s’il avoit rien plus à faire, et luy ayant esté respondu que non, il requiert que je sois mise en liberté fut ordonné à l’heure mesme. Il s’en vint donc à moy, et me demanda s’il pouvoit me rendre quelque autre service. – Deux encores, luy dis-je, l’un que vous me conduisiez chez moy, en m’ostant de la tyrannie de ceux qui m’ont ravie à ma mere, et l’autre que vous me fassiez sçavoir à qui j’ ay l’obligation de ma vie et de mon honneur. – Pour vous dire mon nom, me respondit-il, c’est une grace que je vous demande de ne m’y voiloir point contraindre. Pour vous conduire où vous voudrez, il n’y a rien qui m’en puisse empescher, pourvez que se soit promptement.

Cependant que ces choses se passoient de ceste sorte tant à mon advantage en ce lieu, les dieux voulurent bien faire cognoistre que jamais ils n’abandonnent l’innocence. Car il advint que ma pauvre nourrice, n’ayant pas le courage de me voir mourir, croyant pour certain que Tersandre ne sçauroit resister contre ces deux chevaliers, s’estoit renfermée dans ma chambre, pleurant et faisant de si pitoyables regrets, qu’il n’y avoit personne qui n’en fust esmeue. Ormanthe qui avoit receu d’elle et de moy toutes courtoisies qu’elle pouvoit desirer, en fut esmeue et parce qu’elle estoit fort peu fine, elle ne peut s’empescher de dire wue sa tante luy avoit asseuré que je ne mourrois point, mais que seullement elle vouloit que je luy fusse obligée de la vie afin que je luy fisse plus de bien. – Ah ! Ma mie, luy dit ma nourrice, il n’y a point de doute que nostre maistresse est morte, si Tersandre ne demeure victorieux et que le roy mesme, selon les loix, ne la sçauroit sauver. – Comment, dit Ormanthe, madame sera bruslée. – Il n’y a point de doute, respondit-elle. – Ah ! Miserable, que je suis ! Repliqua cette fille, comment est-ce que les dieux me pardonneront : jamais sa mort ! – Et comment en estes-vous coulpable ? Adjousta ma nourrice. – Ah ! ma mere ! respondit Ormanthe, si vous me promettez de n’en rien dire, je vous raconteray un estrange accident. Et ma nourrice le luy ayant promis, elle luy dit que ç’avoit esté elle qui avoit fait cest enfant, et luy redit tout ce que viens de vous ranconter. – Ma mie, dit incontinent ma nourrice, allons, allons tost sauver la vie à tant de gens, et croyez que Dieu vous en sçaura gré ; et de plus je vous feray avoir de madame tout ce que vous voudrez. Voyez comme la verité se descouvre ! Cette fille suivit ma nourrice qui pour abreger, s’addressant hardiment à la royne, luy fit entendre tout ce que je vous ay dit, de fortune au mesme temps que le chevalier estranger parloit à moy.

Le meschanceté de Leriane estant donc descouverte par les armes, et par la confusion de cette fille, le roy commanda qu’elle fust mise dans le feu qui avoit esté preparé pour moy, quelques reproches qu’elle peut faire à sa niece, disant que ma nourrice l’avoit trompée et que la fille n’estoit pas en age de porter tesmoignage, et moins contre elle que contre tout autre, parce qu’elle l’avoit rudoyée et chastiée de ses vices. Mais toutes ses deffences furent de nulle valuer, et la verité fut assez connue ce chacun, tant pour les particularitez que cette fille en disoit, que pour le rapport de la sage femme qui advoua de ne l’avoir jamais veue au visage. Et parce que chacun batoit des mains, et que le peuple ayant sceu les malices de Leriane, commençoit de luy jetter de pierres, le roy commanda que la justice en fust faite ; et se voayant preste à estre jettée dans le feu, elle se resolut de dire la verité, touchée de la memoire de tant de meschancetez. Elle demande donc d’estre ouye, et declare toutes ses trahisons, m’en demande pardon et puis volontairement se jette elle-mesme dans le feu, où elle fait sa vie, au contenentement de tous ceux qui avoyent ouy ses mailices.

Cependant que ces choses se demesloient, le chevalier qui m’avoit delevrée, ne voulant estre connu, à ce que je pense, se retira sans que personne s’en prist garde, et moy me le trouvant point, je demeuray avec beaucoup de desplaisir pour le peu de remerciement que je luy avois fait. Je fis tout ce que je peus pour en sçavoir des nouvelles, mais il me fut impossible d’en apprendre jusques au lendemain, qu’un homme du pays qui l’avoit rencontré, et auquel il avoit parlé, me vint trouver de sa part, et me fit entendre que s’il n’eust esté pressé de partir, il eust attendu tant qu’il m’eust pleu, pour me conduire oú je luy avois commandeé, mais qu’il avoit promis à une dame de l’assister en une affaire qui l’emmenoit du costé de la ville de Gergovie ; que s’il en revenoit, et que j’eusse affaire de son service, ou pourroit sçavoir de ses nouvelles au Mont-d’or, et que pour estre reconnu, il ne changeroit point la marque estoit en son escu. Et luy demandant quelle elle estoit, parce que le jour precedent, j’estois si estonnée, que je n’y avois pris garde, il me respondit que c’estoit un tigre qui se repaissoit d’un cœur humain : avec ces mots TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUSTIENS TA VIE.

Or, discrettes Bergeres, il faut que j’abbrege ce long discours. Il fut ordonné que je sortirois des mains de Leontidas, à cause que se femme avoit demandé mon bien, et que je serois remise en ma liberté. Et la pauvre Ormanthe, pour n’avoir esté poussée à tout ce qui s’estoit passé que par l’artifice de sa tante, fut renfermée dans des maisons destinées à semblables punitions, où telles femmes vivent avec toute sorte de commodité, sans toutesfois en pouvoir jamais sortir.

Je vous vay faire un recit estrange. J’avois tousjours infiniment aymé Damon, et sa memoire depuis sa mort m’estoit demeurée si vive en l’ame, que je l’avois ordinairement devant les yeux ; mais depuis cest accident, et que j’eus veu ce chevalier estranger, je ne sçay comment je commençay de changer toute ceste premiere affection en luy. Et quoy que je ne l’eusse point veu au visage, il faut que j’advoue que je l’aymay, de sorte que je pouvois dire que j’estois amoureuse d’un visage armé, et sans le connoistre. Je ne sçay si l’obligation que je luy avois estoit cause, ou si sa valeur et sa courtoisie, ou sa bonne façon m’y contraignirent ; tant y a que veritablement je n’ay peu aymer depuis ce jour que ce chevalier inconnu. Et pour preuve de ce je dis, apres avoir attandu quelque temps, et voyant que je n’avois point de ses nouvelles, je me resolus de prendre le chemin de Gergovie et du Mont-d’or ; et apres avoir un peu consideré ce dessein, je le declaray à Tersandre qui m’offrit toute son assistance.

Et je m’adressay plustost à luy qu’a tout autre, parce que depuis le jour qu’il avoit combattu, il s’estoit entierement donné à moy, et que plusieurs fois je luy avois ouy dire, qu’il desiroit infinement de connoistre ce vaillant chevalier qui nous avoit si bien secours. Feignant donc de vouloir visiter mon bien, je dresse mon train, je sors de la Cour, et m’en viens chez moy, où me desmelant de tout cet embarras, je ne prens que ma nourrice pour toute compagnie et Tersandre pour me deffendre, et nous nous mettons sur le chemin du Mont-d’or. C’est un pays extremement rude et montueux chargé presque en tout temps de neiges et de glaçons. Ma pauvre nourrice y mourut, et lors que je la faisois enterrer, et que j’estoit merveilleusement en peine pour estre seule avec Tersandre, je rencontray Tircis, Hylas et Laonice, desquels la compagnie me fut tant agreable que pour ne la perdre, je me resolus de m’habiller en bergere comme vous me voyez, et Tesandre en berger. Et apres avoir demeuré quelque temps dans ces montagnes, pensant y trouver quelques nouvelles de celles que je cherchois, je me resolu de venir avec eux en ce pays, puis que par l’oracle il leur estoit commandé de s’y acheminer ; et pensay aussi, puis que je m’aprochois de Gergovie, que je pourrois peut-estre ce chevalier à qui jày tant d’obligation.

Madonte alloit de ceste sorte racontant sa fortune, et non sans mouiller son visage de pleurs, cependant que Paris et les bergers discouroient ensemble, et ne se pouvant si tost endomir pour estre tous atteints de ce mal d’esprit qui, sur tous les autres est ennemy du sommeil. Car Tircis mesme aimoit encore sa Cleon morte, quoy qu’il n’eust plus d’esperance de la revoir ; et parce qu’entre tous il n’y en avoit point qui fust plus libre que l’inconstant Hylas, c’estoit aussi celuy qui portoit avec moins d’incommodité son amour. Et de fortune Tircis ayant la pensée en sa chere Cleon, ne peut s’empescher de souspirer fort haut, et en mesme temps Silvandre en fit de mesme. Voilà, dit Haylas, deux souspirs bien differents. – Et comment l’entendez-vous ? Dit Paris. – Je l’entens ainsi, et m’imagine que Silvandre souffle de ceste sorte pour estaindre le feu qui le brusle, et Tircis, pour r’allumer celuy qui l’a bruslé autresfois. – Haylas parle fort bien, dit Tircis quand il dit qu’ils s’imagine telle chose, car aussi n’est ce qu’une pure imagination d’une ame qui ne sçait pas aymer. – Et vous aussi, Tircis, respondit Hylas me reprochez que je ne sçay pas aymer ? Je pensois qu’il n’y eust ce fantastique Silvandre qui deust avoir cette opinion. – Si chacun, dit Tircis, jugeoit avec la raison, vous mesme le croiriez comme nous. – Comment dit Hylas, se relevant sur un coude, que pour bien aymer, il faut idolatrer une morte comme vous ? – Si vous sçaviez bien aymer, adjousta Tircis, il n’y a point de doute que si vous aviez une rencontre aussi malheureuse que la mienne, vous seriez obligé par le devoir. – Et quoy ? Repliqua l’inconstant, on verroit Hylas amoureux d’un tombeau ? Et si j’avois la jouyssance de mes amours, comme en fin tout amant la desire, qu’en naistroit-il Tircis que des cercueils ? Quant à moy, berger, je ne veux point de tels enfans, et par consequent n’aimeray jamias telles maistresses. Mais venons à la raison. Quel contentement, et quelle fin proposez-vous à vostre amour ? – Amour, dit-il, est un si grand dieu, qu’il ne peut rien desirer hors de soymesme : il est son propre centre, et n’a jamais dessein qui ne commence et finisse en luy. Et partant, Hylas, quand il se propose quelque contentement, c’est en luy-mesme d’où il ne peut sortir, estant un cercle rond, qui par tout a sa fin et son commencement, voire qui commence où finit, se perpetuant de cette sorte, non point par l’entremise de quelque autre, mais par sa seulle et propre nature. – C’est bien Druyser, dit Hylas, en se moquant, mais quant à moy, je croy que tout ce que vous venez de dire sont des fables, avec lesquelles les femmes endorment les moins ruzez. – Et qu’est-ce, Hylas, dit Tircis, qui te semble plus esloigné de la verité ? – Toutes les choses que vous venez de dire, respondit l’inconstant, sont de telle sorte hors d’apparence, que je ne sçaurois marquer celle qui l’est d’avantage. Qu’Amour ne desire rien hors de soy-mesme ? Tant s’en faut, on voit le cintraire, puis que nous ne desirons que ce que nous n’avons pas. – Si vous entendiez, respondit Tircis, de quelle sorte par l’infinie puissance d’amour deux personnes ne deviennent qu’un, et une devient deux, vous connoistriez que l’amant ne peut rien desirer hors de soy-mesme. Car aussi que vous auriez etendu comme l’amant se transforme en l’aymé, et l’aymé en l’amant, et par ainsi deux ne deviennent qu’un, et chacun toutesfois estant amant et aymé par consequent est deux, vous comprendriez, Hylas, ce qui vous etst tant difficile, et adcoueriez que, pui qu’il ne desire que ce qu’il ayme, et qu’il est l’amant et l’aymé, ses desirs ne peuvent sortir de luy-mesme. Voicy bien, dit Hylas, la preuve du vieux proverbe : Qu’un erreur en attire cent. Car pour me persuader ce que vous avez dict, vous n’allez figurant des choses encores plus impossibles à sçavoir, que celuy qui ayme, devient ce qu’il ayme, et par ainsi je serois donc Phillis.

La conclusion, dit Silvandre, n’est pas bonne, car vous ne l’aymez pas, mais si vous disiez qu’en aymant Diane, je me transforme en elle, vous diriez fort bien. – Et quoy ? dit Hylas, vous estes donc Diane ? Et vostre chapeau aussi n’est il point changé en sa coiffure, et votre juppe en sa robe ? – mon chapeau, dit Silvandre, n’ayme pas sa coiffure. – Mais quoy ? dit l’inconstant vous devriez donc habille en fille, car il n’est pas raisonnable qu’une sage bergere comme vous estes, se desguise de cette sorte en homme.

Il n’y eut personne de la troupe qui si peust empescher de rire, des parolles de ce berger ; et Silvandre mesme en rit comme les autres ; mais apres il respondit de cette sorte : Il faut, s’il m’est possible, que je vous sorte de l’erreur où vous estes. Sçacher donc qu’il y a deux parties en l’homme : l’une, ce corps que nous voyons, et que nous touchons, et l’autre, l’ame qui ne se voit, ny me se touche point, mais se recognoit par les parolles et par les actions, car les actions ny les parolles ne sont point du corps, mais de l’ame qui toutesfois se sert du corps, comme d’un instrument. Or le corps ne voit n’entend, mais c’est l’ame qui faict toutes ces choses ; de sorte que, quand nous aymons, ce n’est pas le corps qui ayme, mais l’ame, et ainsi ce n’est quel l’ame qui se transforme en la chose aymée et non pas le corps. – Mais, interrompit Hylas j’ayme le corps aussi bien que l’ame ; de sorte que si l’amant se change en l’aymé, mon ame devroit se changeraussi bien au corps de Phillis qu’en son ame. – Cela, dit Silvandre, seroit contrevenir aux loix de la nature ; car l’ame qui est spirituelle, ne peut non plus devenir corps, que le corps devenir ame, mais pour cela le changement de l’amant en l’aymé ne laisse pas de se faire. – Ce n’est pas donc qu’en une partie, dit Hylas, qui est l’ame, et qui par consequent est elle dont je me soucie le moins. – Et cela vous faites paroistre, dit Silvandre, que vous n’aymez point, ou que vous aymez contre la raison ; car l’ame ne se doit point abaisser à ce qui est moins qu’elle, et c’est pourquoy on dit que l’amour doit estre les esgaux l’ame aymer l’ame qui est son esgale, et non pas le corps, qui est son inferieur, et que la nature ne luy a donné que pour instrument. Or pour faire paroistre que l’amant devient l’aymé, et que, si vous aymiez bien Phillis, Hylas seroit Phillis, et si Phillis aymoit bien Hylas, Phillis serot Hylas, oyez c’est l’ame ; car ce n’est rien, berger qu’une volonté, qu’une memoire et qu’un entendement. Or si les plus sçavans disent que ous ne pourvons aymer que ce que nous cognoissons, et s’il est vray que l’entendement et la chose entendue ne sont qu’une mesme chose il s’ensuit que l’entendement de celuy qui ayme est le mesme qu’il ayme. Que si la volonté de l’amant ne doit en rien differer de celle de l’aymé, et s’il vit plus par la pensée, qui n’est qu’un effect de la memoire, que par la propre vie qu’il respire, qui doutera que la memoire, l’entendement, et la volonté estant chargée en ce qu’il ayme, son ame qui n’est autre chose que ces trois puissabces ne le soit de mesme ? – Par Teutates, dit Hylas, vous le pernez bien hauf haut ; encore que j’aye long temps esté dans les escoles des Massiliens, si ne puis-je qu’a peine vous suivre. – Si est-ce, dit Silvandre que c’est parmy eux j’ay appris ce que je dis. – Si avez-vous eu beau m’embrouiller le cerveau par vos discours, dit Hylas, vous ne sçauriez pourtant me monstrer que l’amant se change en l’aymé, puis qu’il en laisse une partie, qui est le corps. – Le corps, dit Silvandre, n’est pas partie, mais instrument de l’aymé ; et de fait, si l’ame estoit separée du corps de Phillis, ne diroit-on pas ; voilà le corps de Phillis ? Que si c’est bien parler que de dire ainsi, il faut donc entendre que Phillis est ailleurs, et ce seroit en ceste Phillis que vous seriez transformé, si vous sçaviez bien aymer. Et cela estant, vous n’auriez point de desir hors de vous-mesme, car comprenant toute vostre en vpus, vous assouviriez aussi en vous tous vos desirs. – Si il est vray, dit Hylas, que le corps ne soit que l’instrument dont se sert Phillis je vous donne Phillis, et laissez-moy le reste, et nous verrons qui sera plus content de vous ou de moy. Et pour la fin de nostre different, il sera fort à propos que nous dormions un peu. Et à ce mot se remettant en sa place, ne voulut plus leur respondre. Ainsi peu à peu toute cests trouppe s’endormit, horamis, Silvandre, qui veritablement, espris d’une tres-.violente affection, ne peut clorre l’oeil de long temps apres.

Cependant, ainsi que je vous disois Madame alloit racontant sa fortune à ces belles bergeres, et parce qu’une grande partie de la nuict estoit des-ja passée, peu à peu le sommeil s’escoula dans les yeuxx de Phillis et d’elle. Mais Astrée qui ne pouvoit dormir, alloit entretenant Diane, qui de son costé, recognoissant l’extrme affection, de Silvandre, commençoit de l’aymer, quoy que ceste bonne volonté prist naissance assez insensiblement car elle-mesme ne s’en prenoit garde. Au commencement ce ne fust qu’une cognoissance de son merite (aussi est-il necessaire de cognoistre avant que d’aymer) ; depuis, sa conversation ordinaire luy fit trouver sa compagnie agreable ; et, en fin, sa recherche avec tant de discretion et de respect le luy fit aymer sans mal dessein, toutesfois d’avoir de l’amour pour luy.

Astrée qui avoit toutes ses pensées en Celadon, ne pouvant si tost clorre l’oeil, voyant que Phillis et Madonte estoient endormies, et croyant de n’estre escourée de personne, pardoit de ceste sorte à Diane : Veritablement, ma sœur, il faut advouer qu’une imprudence attire beaucoup de peines apres elle, et que quand un faite, il faut beaucoup de sagesse pour la reparer. Considerez, je vous supplie, combien celle que je coomis en l’amité de Celadon m’a rapporté et me rapportera d’ennuis, puis que je ne sçaurois souffrir que ma pensée espere de m’en voir jamais exempte, sinon par la mort. Et encores ne pensé-je [265/266] pas que, si apres la mort, on a cognoissance de ce qui s’est passé en ceste vie (comme pour certain je croy que l’on a), je n’aye dans mon tombeau mesme le regret d’avoir commis ceste offence contre la fidelité de Celadon, et cependant voyez à quoy ceste de soing j’ay tenue si longuenebt cachée, et que je ne voulois pas mesme estre cognue à ma chere compagne, la voilà, dis-je à ceste heure descouverte par moy-mesme à des personnes estrangeres, et qui ne me sont obligées d’aucune de devoir. Ah ! Que si je revenois au bon-heur que j’ay perdu, je me conduirois bien, ce me senble, avec plus de prudence ! – Ma sœur, respondit Diane, la foiblesse humaine a cela de prope, qu’elle ne recognoit presque jamais sa faute que quand elle en ressent le mal, d’autant que les dieux veulent seuls estre estimez parfaits et sages. De sorte qu’il ne faut point que vous croyez que si la porte que vous avez faite de Celadon ne fust advenue de ceste façton, c’eust esté sans doute de quelque autre, car il n’y a rien de ferme ny d’entierement arresté parmy les hommes. Je ne dis pas que la prudence re puisse esloigner, divertir ou amoindrir un peu ces accidents, mais croyez, ma sœur, il faut en fin que, par la preuve, nos cognoissions, que nous sommes hommes, c’est à dire avec beaucoup d’imperfections. – Si voyons-nous, respondit Astrée, plusieurs personnes que passent plus doucement leur vie que d’autres, ou de qui pour le moins les actions ne sont point au veu et au sceu du public, et sans aller plus loin, j’advoue que vous avez eu du mal-heur en Filandre, mais qui est-ce qui vous le peut reprocher ? – Ah ! Ma sœur, respondit Diane, il n’y a rien qui nous fasse de plus rudes reproches de nos fautes que la cognoissance que nous en avons nous-mesmes. – Il est vray, repliqua Astrée ; si m’advouerez que, tout ainsi que le bien que nous possedons est plus grand quand il est cogneu, de mesme aussi le mal, dont chacun a cognoissance, est bien plus cuisant. De là vient qu’avec tant de soing chacun s’efforce de cacher les incommoditez qu’il souffre, et qu’il y en bien souvent qui ayment mieux les avoir plus grandes et qu’elles soient cacheées et secrettes. Or, ma sœur, je vous ayme trop ne vous-advertir d’une chose, où, ce me semble, vous devez apporter tous les remedes de vostre prudence. Et puis qu’il n’y a personne qui nous escoute, je penserois user de trahison, si je ne vous descouvrois ma pensée. Car je sçay bien que que, si autrefois j’euse avant mon malheur recontré une amie qui m’eust parlé si franchement, je ne serois pas en las confusion où je me trouve. – Ma sœur, respondit Diane, voicy un tesmoignage de nostre amitiée et de vostre bouté. Vous m’obligez infiniment de me dire, non seulement ceste fois, mais tousjours, ce qui vous semblera de mes actions, et mesme en particulier, comme nous sommes à ceste heure, que tout dort autour de nous.

Encores que ces deux sages bergeres eussent opinion de n’estre point ouyes, si estoient-elles bien fort deceuses, car Lanice qui estoit de la compagnie, encore qu’elle feignit de dormir, oyant que ces bergeres discouroient entre elles, leur tendoit l’oreille le plus attentivement qu’il luy-estoit possible, desireuse outre mesure d’apprendre de leurs nouvelles, afin de leur rapporter du desplaisir, suivant le dessein qu’elle en avoit fait. D’autre costé, Silvandre voyant tous ses compagnons endormis, et oyant parler ces bergeres, recognut, ce luy sembla, la voix de Diane, et desireux d’entendre leur discours, se desroba le plus doucement qu’il luy fut possible d’entre ces bergeres ; ce qu’il fit aysément, parce qu’ils estoient sur leur premier sommeil, et se trainant peu à peu sur les mains et sur les genoux vers le lieu où estoient les bergeres, fit de sorte qu’elles ne l’ouyrent point approcher.

Et parce que leur murmure l’alloit guidant, il ne s’arresta qu’il ne peust bien discerner la voix de chacune, et de fortune il y arriva au memse temps qu’Astrée reprenoit la parole de ceste sorte : Vous ressouvenez-vous de propos que je vous ay dits aujourd’huy à l’oreille quand Silvandre disputoit avec Phillis ? – N’est-ce pas, dit Diane, de l’amitié ce berger envers moy ? – De cela mesme, respondit Astrée. – Or, continua-t’elle, il faut que vous sçachiez que depuis, je l’ay bien mieux recognue par les discours qu’il m’a tenus ; de sorte que vous devez attendre pour chose tres-certaine une extreme affection de luy. Que si elle vous est desagreable, il faut que de bonne heure vous l’esloigniez de vous et encor ne sçay-je si cela y profitera beaucoup, puis que ces humeurs particulieres, comme est celle de ce berger, ne se surmontent pas aysément, estant de telle nature qu’elles s’efforcent plus opiniastrement contre ce qui les contarie. Que si elle vous plait, il faut y user d’une tresgrande discretion, afin qu’elle ne soit recognue d’autre que de vous. – Ma sœur, respondit Diane, apres avoir quelque temps pensé à ce qu’elle luy disoit, vous me faites trop paroistre d’amitié pour vous tenir quelque chose cachée. Je vous veux donc parler à cœur ouvert, mais avec supplication que ce que je vous diray, ne soit jamais redit ailleurs, non pas mesme à Phillis, si cela n’offence point l’amitié qui est entre vous. – Je croirois, respondit Astrée, unser d’une grande trahison, et estre indigne d’estre aimée de vous, si je faisois part à quelqu’un d’un secret que vous m’auriez fié. Et quant à ce qui concerne Phillis, soyez seure, ma sœur, que tout ainsi que je ne feray jamais chose qui puisse blesser l’amitié que je luy porte, de mesme ne me fera t’elle jamais offencer celle que je vous ay jurée. – Ce n’est pas dit, Diane, que je sois en doute de la discretion de Phillis, mais c’est que, si je pouvois, je me cacherois à moy-mesme.

Et à ce mot, s’estant teue pour quelque temps, elle recommença ainsi : Lors, ma sœur, que je perdis Filandre, comme je vous ay raconté, le desplaisir m’en fut si sensible, qu’apres l’avoir plaint fort long temps, je fis resolution de n’aymer jamais rien, et de passer de ceste sorte le reste de ma vie en un eternel veufvage. Car encor que Filandre ne fust pas mon mary, si crois-je que sans doute il l’eust esté eust survescu Filidas. En ceste resolution je vous puis jurer avec verité que j’ay vescu jusques icy autant insensible à l’amour, que si je n’eusse point eu d’yeux ny d’oreilles, pour voir ny ouyr ceux qui se sont presentez. Amidor, cousin de Filidas, en peut rendre qui, encor que d’une humeur volage, ne laissoit d’avoir des parties assez recommandables pour se faire aimer, et qui avant qu’espuser Alfarante, m’a plusieurs fois resprensté la volonté de son oncle, voire celle de Filidas, et offert de me prendre à toutes les conditions que je luy voudrais donner. Tesmoin le pauvre Nicandre : je l’appelle pauvre pour l’estrange resolution que mon refus luy fit prendre. Et bref, tesmoins, tous ceux qui depuis ce jour là ont eu la volonté de m’aymer. Tant y a que la memoire de Filandre m’a jusques à ce jour de telle sorte deffendue de semblables coups, que je puis jurer n’avoir pas mesme eu en ma pensée que cela pût estre. Mais il faut confesser que depuis le feinte recherche de Silvandre, je mes sens beaucoup changée, et vous supplie de considerer ce que je vay vous dire. Je sçay que ce berger, au commencement pour le moins, ne m’a servie que par gageure ; et toutesfois dès qu’il a commoncé, j’ay eu sa recherche agreable, et au contraire, je sçay que le gentil Paris m’ayme veritablement, et que pour moy il laisse la grandeur de sa naissance : et toutesfois quelque merite que je recognoisse en luy, il est impossible qu’il fasse naistre en moy tant soit peu d’amour, et proteste que toutes les fois que je le considere, et que je me demande de quelle volonté je suis envers luy, je trouve que ce n’est pint d’autre sorte que s’il estoit mon fere. D’en trouver la raison , il m’est impossible, mais tant x a que cela est tres-veritable. Or, ma sœur, si je dis que j’ayme d’autre façon Silvandre, ne croyez pas pour cela que je sois esprise d’amour pour luy, mais ouy bien que je ressens les mesmes commencements que, si j’ay bonne memoire, je ressentois à la naissance de l’amitié de Filandre.

Et qu’est-ce, ma sœur, respon dit Astrée, qui vous plait le plus en luy ? – Premierement, dit Diane, je ne voy point qu’il ayt jamais rien aymé, et cela ne se peut pas attribuer à une stupidité d’entendement, veu qu’il monter bien le contraire par ses descours. Et puis il se sousmet, je ne sçay comment, et me donne une si absolue puissance sur sa volonté, qu’il ne dit jamais parolle qu’il ne craigne de m’offencer. Outre cela, c’est une discretion tousjours continuée que toute sa vie, et ne voyez rien en luy de trop ny de trop peu. Et en fin, et qui est veritablement la cause princepalle de mon amitié, c’est que je le juge homme de bien rond, et sans vice. – Je vous asseure, ma sœur, respondit Astrée, que je recognois les mesmes conditions en ce berger et que quant à moy je juge quw si le ciel vous destine à aymer quelque chose, vous etes heureuse si c’est ce berger. Mais si faut-il que vous y usiez de vostre prudence ordinaire, si vous n’en voulez avoir du desplaisir. – Je ne sçay, ma sœur, dit Diane pourquoy vous me tenez ce langage, car sçachez qu’encores que je l’ayme mieux qu’autre que j’aye veu depuis la perte de Filandre, ce n’est pas pour cela que je vueille qu’il le sçache, ny que j’aye intention de luy permettre de me servir ; et s’il est si outrecuidé que de me le declarer, qu’il s’asseure que je le traitteray de sorte qu’il n’aura jamais la hardiesse de m’en parler deux fois. – Mais, ma sœur, dit Astrée, quelle est donc votre intention ?

De nous punir tous deux, respondit Diane : je veux dire de le chastier de la hardiesse qu’il aura eue de m’aimer, et me punir aussi de la faute que j’ay faite de l’avoir agreable, afin d’estre pour le moins plus juste que bien avisée.

Ma sœur, dit Astrée, ce dessin est tres pernicieux, car en cela vous ne vous rapporterez nulle satisfaction, mais beaucoup de peine et peut-estre une extreme confusion. Prenez garde que, voyant un caillou, vous n’y apercevez point de feu, mais si vous le frapez, ou avec un autre caillou, ou avec quelque chose de plus dur, vous le voyez incontinent tout couvrir d’estincelles, et par ainsi le feu caché se descouvre. Fait estat que de mesme ces jeunes cœurs, qui ayment bien, s’ils ont de la prudence, cachent discrettement leurs affections, et n’en donnent la veue qu’à ceux qui en doivent avoir connoissance. Mais quand ils sont hurtez, je veux dire quand une trop grande riguer les outrage, ils sont si transportez de leur passion, qu’il leur est impossible qu’ils la puissent dissimuler. Et Dieu sçait si cela peit estre sans mettre un grand trouble en l’ame de celle pour qui ces choses se font, car de quelque costé que ces discours puissent tumber, ils ne peuvent estre à la advantage d’une fille. Vostre sagesse, ma sœur, vous feroit bien conseiller une autre, mais chacun a les yeux clos le plus souvent pour soy-mesme : c’est ce qui convié à vous demander des le commencement si vous aymez ou n’aimez pas ce berger. Car si vous ne ’aymez point, il faut d’abord retrancher toute conference et toute pratique, mais si entierement et si promptement qu’il ne luy reste nul espoinny à ceus qui descouviront son affection, aucun soupçon que vous y ayez jamais consenti. Et il ne faut point se flatter en cela, de dire qu’une femme ne peut non plus s’empescher d’estre aymée que d’estre veue. Ce sont des contes pour endormir les personnes moins ruzées, puis qu’en effect, il n’y a celuy ne se desparte de telle entreprise, si des le commencement toute esperance luy est ostée, non pas d’une partie, mais du tout. Que si nous en voyons quelques opiniastres, c’est pour quelques jopurs seullement, estant certain que l’amour, non plus que le reste des choses mortelles, ne peut vivre sans nourriture, et que la propre nourriture d’amour, c’est l’esparance. Mais si vous l’aymer ainsi que vous m’avez dit, et comme, à la verité, il le merite, ce seroit, ma sœur, une grande imprudence, ce me semble de vouloir vous ravir ce qui vous plait.

Mais, dit Diane, ce qui plait n’est pas tousjours ny honorable ny raisonnable, et cela n’estant pas la vertu nous ordonne de nous de deporter et quant à moy, j’ayermois mieux le mirt que der faire autrement. – Je ne doute point de ce que vous dites, respondit Astrée, estant de la vertut de Diane ; mais voyons donc si cette action est contraire à la raison ou à l’honneur. Est-ce contre la raison d’aimer un gentil berger sage, duscret, et qui a tant esté favorisé de la nature ? Quant à moy, je juge que non, tant s’en faut, il me semble raisonnable. Or rien de raisonnable ne peut estre honteux, et ne l’estant point, je ne vois pas qu’il y ait apparence de douter de ce que vous disiez. – Il est aysé, adjouta Diane, de conclurre icy à advantage de ce berger, n’y ayant personne qui y contredise, mais si quelqu’un vous proposoit : Est-il raisonnable que Diane qui a tousjours esté en consideration parma les bergers de cette contrée, espouse un berger inconnu, et qui n’a rien que son corps, et ce que sa conduitte luy peut acquerir ? Je ne croy pas que vous prissiez la premiere opinion. Et cette consideration est cause que je suis entierement resolue de souffrir sa recherche et son affection, tant que je pourray feindre de ne la croire. Mais s’il me reduit à tel poinct que je ne puisse plus me couvrir de ceste ruze, des l’heure que cela m’adviendra, je proteste que jamais je ne luy permettray de me voir, ou s’il me voit, de m’en parler, ou s’il m’en parle, et qu’il m’ayme, je le traitteray de sorte que s’il vit, je croiray qu’il ne m’aymera plus. – Et vous, dit Astrée, que deviendrez-vous cependant ? – Je l’aimeray sans doute, respondit Diane, et en l’aymant et vivant de cette sorte avec luy, je puniray que j’auray faicte de l’aymer. – Je prevois, adjousta Astrée, que ce dessein vous prepare plus de peines et de mortels desplaisirs que la vanité qui le vous fait faire ne vous donnera jamais de faux contentements.

Cependant que ces bergeres discouroient de ceste sorte, pensant que personne ne les ouyst, Laonice estoit si attentive que pour n’en perdre une seulle parolle, elle n’osoit pas mesme souffler, par ce qu’il n’y avoit rien qu’elle desirast avec plus de passion que de descouvrir les nouvelles qu’elle aprenoit. Mais Silvandre y demeuroit ravy, et lors qu’il cyoit au commencement les favorables parolles que Diane disoit combien s’estimoit-il heureux ? Puis quand il escoutoit les conseils d’Astrée, et la deffence qu’elle faisoit de son merite, combien luy estoit-il oblige ? Mais quand sur la fin il vit la resolution que Diane prenoit, ô dieux ! Qu’est-ce qu’il devint ? Il fut tres à propos pour luy que ces bergeres s’endormissent, puis qu’il luy eust esté impossible de ne donner connoissance qu’il estoit là par quelque cuisant souspir. Car de s’en aller pour souspirer à son aise loin d’elle, il ne pouvoit obtenir cela sur luy-mesme, estant trop desireus d’escouter la fin de leur discours, de sorte que se fut un grand bien pour luy que ces bergeres, apres s’estre donné le bon soir, s’endormissent. Car il se retira vers ses compagnons, ausso doucement qu’il en estoit party, et ayant repris sa place et bien regardé si quelqu’un de ces bergers ne veilloit point, et trouvant qu’ils estoient tous profondement en dormis, il se mit à la renverse, et les yeux en haut, il consideroit à travers l’espesseur des arbres les estoiles qui paroissoient et les diverses chimeres qui se forment dans

la nue, mais il n’y en avoit point tant, ny de si diverses à ce qu’il disoit luy-mesme, que celles que les discours qu’il venoit d’ouyr luy mettoient en la pensée, achetant par la bien cherement le plaisir qu’il avoit de sçavoir que sa Diane l’aimoit, estant en doute s’il estoit plus obligé à sa curiosité qui luy avoit fait avoir ceste connoissance que des-obligé pour avoir appris la cruelle resolution qu’elle avoit faite. Cette imagination fut debatue en son ame fort long temps ; en fin, Amour par pitié luy permit de clorre les yeux, et y laisser couler le sommeil pour enchanter en quelque sorte ses fascheuses incertitudes.