L’Astrée/première partie/Le Sixiesme Livre

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Simon Rigaud (Première partiep. 239-294).


LE SIXIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
Partie d'Astrée


D’autre costé Leonide n’ayant point trouvé Adamas à Feurs, reprit le chemin par où elle estoit venue, sans y sejourner que le temps qu’il fallut pour disner. Et parce qu’elle avoit resolu de demeurer ceste nuict avec les belles bergeres qu’elle avoit veues le jour auparavant, pour le desir qu’elle avoit de les cognoistre plus particulierement, elle vint repasser au mesme lieu, où elle les avoit rencontrées, puis estendant la veue de tous les costez, il luy sembla bien d’en voir quelques unes. Mais ne les pouvant recognoistre pour estre trop loing, avec un grand tour, elle s’en approcha le plus qu’elle peut, et lors, les voyant au visage, elle cogneut que c’estoient les mesmes qu’elle cherchoit. Elle devoit estimer beaucoup ceste rencontre, car de fortune elles estoient sorties de leur hameau, en délibération de passer le reste du jour ensemble, et pour couler plus aisément le temps, faisoient dessein de n’estre qu’elles trois, afin de pouvoir plus librement parler de tout ce qu’elles avoient de plus secret, si bien que Leonide ne pouvoit venir plus à propos, pour satisfaire à sa curiosité, mesme qu’elle ne faisoient qu’y arriver.

Estant doncques aux escoutes, elle ouyt qu’Astrée, prenant Diane par la main, luy dit ; C’est à ce coup, sage bergere, que vous nous payerez ce que vous nous avez promis, puis que sur la parole que nous avons eue de vous, Phillis, et moy, n’avons point fait de difficulté de dire tout ce que vous avez, voulu sçavoir de nous. – Belle Astrée, respondit Diane, ma parole m’oblige sans doute à vous faire le discours de ma vie, mais beaucoup plus l’amitié qui est entre nous, sçachant bien que c’est estre coulpable d’une trop grande faute, que d’avoir quelque cachette en l’ame, pour la personne que l’on aime. Que si j’ay tant retardé de satisfaire à ce que vous desirez de moy, croyés, belles bergeres, que c’a esté, que le loisir ne me l’a encore permis, car encor que je sois tres asseurée, que je ne sçaurois vous raconter mes jeunesses sans rougir, si est-ce que ceste honte me sera aisée à vaincre, quand je penseray que c’est pour vous complaire. – Pourquoy rougiriez-vous, res-pondit Phillis, puis que ce n’est pas faute que d’aimer ? – Si ce ne l’est pas, repliqua Diane, c’est pour le moins un portrait de la faute, et si ressemblant que bien souvent ils sont pris l’un pour l’autre. – Ceux, adjousta Phillis, qui s’y deçoivent ainsi, ont bien la veue mauvaise. – II est vray, respondit Diane, mais c’est nostre mal-heur, qu’il y en a plus de ceste sorte, que non pas des bonnes. – Vous nous offenseriez, interrompit Astrée, si vous aviez ceste opinion de nous. – L’amitié que je vous porte à toutes deux, respondit Diane, vous doit assez asseurer, que je n’en sçaurois faire mauvais jugement : car il est impossible d’aimer ce que l’on n’estime pas. Aussi ce qui me met en peine, n’est pas l’opinion que mes amies peuvent avoir de moy, mais ouy bien le reste du monde, d’autant qu’avec mes amies je vivray tousjours de sorte, que mes actions leur seront cogneues, et par ce moyen l’opinion ne peut avoir force en elles, mais aux autres, il m’est impossible ; si bien qu’envers elles les rapports peuvent beaucoup noircir une personne, et c’est pour ce sujet, puis que vous m’ordonnez de vous raconter une partie de ma vie, que je vous conjure par nostre amitié de n’en parler jamais. Et le luy ayant juré toutes deux, elle reprit son discours en ceste sorte.

Histoire de Diane[modifier]

Ce seroit chose estrange, si le discours que vous desirez sçavoir de moy, ne vous estoit ennuyeux, puis, belles et discretes bergeres, qu’il m’a tant fait endurer de desplaisir, que je ne croy point y employer à ceste heure plus de paroles à le redire, qu’il m’a cousté de larmes à le souffrir. Et puis qu’en fin il vous plaist que je renouvelle ces fascheux ressouvenirs, permettez-moy que j’abrege, pour n’amoindrir en quelque sorte le bon-heur où je suis, par la mémoire de mes ennuis passez : Je m’asseure qu’encores que vous n’ayez jamais veu Celion, ny Bellinde, que toutesfois vous avez bien ouy dire qu’ils estaient mes pere et mere, et peut-estre aurez sceu une partie des traverses qu’ils ont eues, pour l’amour l’un de l’autre, qui m’empeschera de les redire, quoy qu’elles ayent esté presage de celles que je devois recevoir. Et faut que vous sçachiez, qu’après que les soucis de l’amour furent amortis par le mariage, à fin qu’ils ne demeurassent oyseux, les affaires du mesnage commencerent à naistre, et en telle abondance, que s’ennuyans des procez, ils furent contraints d’en accorder plusieurs à l’amiable. Entre autres un de leurs voisins nommé Phormion les travailla de sorte, que leurs amis furent enfin d’avis, pour assoupir tous ces soucis, de faire quelques promesses d’alliance future entr’eux. Et parce que ny l’un ny l’autre n’avoyent point encores d’enfans [n’y ayant pas long temps qu’ils estoyent-mariez] ils jurèrent par Theutates sur l’autel de Belenus, que s’ils n’avoient tous deux qu’un fils, et une fille, ils les marieraient ensemble, et promirent ceste alliance avec tant de serments, que celuy qui l’eust rompue, eust esté le plus parjure homme du monde.

Quelque temps apres, mon père eut un fils, qui se perdit lors que les Gots et Ostrogots ravagèrent ceste province. Peu apres je nasquis, mais si malheureusement pour moy, que jamais mon père ne me vid, estant née apres sa mort. Cela fut cause que Phormion voyant mon père mort, et mon frère perdu, [ces barbares l’avoient enlevé, et peut-estre tué, ou laissé mourir de necessité] et que mon oncle Dinamis s’en estoit allé de deplaisir de ceste perte, se résolut, s’il pouvoit avoir un fils, de rechercher l’effet de leurs promesses. Il advint que quelque temps après sa femme accoucha, mais ce fut d’une fille, et parce qu’elle estoit aagée, et qu’il craignoit de n’en avoir plus d’elle, il fit courir le bruit que c’estoit d’un fils, et y usa d’une si grande finesse, que jamais personne ne s’en prit garde : artifice qui luy fut aisé, parce que personne n’eust creu qu’il eust voulu user d’une telle tromperie, et que jusques à certain aage, il est bien mal-aisé de pouvoir par le visage y recognoistre quelque chose. Et pour mieux decevoir les plus fins, la fit appeller Filidas, et quand elle fut en aage, luy fit apprendre les exercices propres aux jeunes bergers, ausquels elle ne s’accommodoit point trop mal. Le dessein de Phormion estoit, me voyant sans pere et sans oncle, de se rendre maistre de mon bien, par ce faint mariage, et quand Filidas, et moy serions plus grandes, de me marier avec un de ses neveux qu’il aimoit bien fort. Et veritablement il ne fut point deceu en son premier dessein, car Bellinde estoit trop religieuse envers les dieux, pour manquer à ce qu’elle sçavoit que son mary s’estoit obligé. Il est vray que me voyant ravie d’entre ses mains [car soudain apres ce mariage dissimulé, je fus remise entre celles de Phormion], elle en receut tant de déplaisir, que ne pouvant plus demeurer en ceste contrée, elle s’en alla sur le lac de Leman, pour estre maistresse des vestales et druydes d’Eviens, ainsi que la vieille Cleotine luy fit sçavoir par son oracle.

Cependant me voilà entre les mains de Phormion, qui incontinent apres retira chez soy ce neveu, auquel il me vouloit donner, qui se nommoit Amidor. Ce fut le commencement de mes peines, parce que son oncle luy fit entendre, qu’à cause de nostre bas aage le mariage de Filidas et de moy n’estoit pas tant asseuré, que si nous n’estions agreables l’un à l’autre, il ne se peust bien rompre, et que si cela advenoit, il aimeroit mieux qu’il m’espousast que tout autre, et qu’il fist son profit de cet advertissement, avec tant de discretion, que personne ne s’en peut prendre garde, taschant cependant de m’obliger à son amitié, en sorte que je me donnasse à luy, si je venois à estre libre. Ce jeune berger se mit si bien ce dessein dans l’opinion, que tant que ceste fantaisie luy dura, il ne se peut dire combien j’avois d’occasion de me louer de luy. En mesme temps Daphnis, tres-honneste et sage bergere, revint des rives de Furan, où elle avoit demeuré plusieurs années, et parce que nous étions voisines, la conversation que nous eusmes par hazard ensemble, nous rendit tant amies, que je commençay de ne m’ennuyer plus tant que je soulois. Car il faut que j’avoue que l’humeur de Filidas m’estoit de telle sorte insupportable, que je ne pouvois presque la souffrir, d’autant que la crainte qu’elle avoit que je devinsse plus sçavante, la rendoit si jalouse de moy, que je ne pouvois presque parler à personne.

Les choses estant en ces termes, Phormion tout à coup tomba malade, et le jour mesme fut si promptement étouffé d’un catarrhe, qu’il ne peut ny parler, ny donner aucun ordre à ses affaires, ny aux miennes. Filidas au commencement se trouva un peu estonnée, en fin se voyant maistresse absolue de soy-mesme, et de moy, elle resolut de se conserver ceste authorité, considerant que la liberté que le nom d’homme rapporte, est beaucoup plus agreable que n’est la servitude, à laquelle nostre sexe est soumis, outre qu’elle n’ignoroit pas, que venant à se declarer fille, elle ne donneroit peu à parler à toute la contrée. Ces raisons luy firent continuer le nom qu’elle avoit durant la vie de son pere, et craignant plus que jamais, que quelqu’un ne découvrist ce qu’elle estoit, elle me tenoit de si pres, que mal-aisément, estois-je jamais sans elle. mais, belles bergeres, puis qu’il vous plaist de sçavoir mes jeunesses, c’est à ce coup qu’il faut qu’en les oyant vous les excusiez, et qu’ensemble vous ayez ceste creance de moy, que j’ay eu tant, et de si grands ennuis pour aimer, que je ne suis plus sensible de ce costé là, m’y estant de sorte endurcie, que l’amour n’a plus d’assez fortes armes, ny de pointe assez acerée pour me percer la peau. helas ! c’est du berger filandre, dont je veux parler, filandre qui le premier m’a peu donner quelque ressentiment d’amour, et qui n’estant plus, a emporté tout ce qui en pouvoit estre capable de moy. – vrayement, interrompit astrée, ou l’amitié de filandre a esté peu de chose, ou vous y avez usé d’une grande prudence, puis qu’en verité je n’en ouys jamais parler ; qui est chose bien rare, d’autant que la médisance ne pardonne pas mesme à ce qui n’est pas. – que l’on n’en ait point parlé, respondit diane, j’en suis plus obligée à nostre bonne intention, qu’à nostre prudence, et pour l’affection du berger, vous pourrez juger quelle elle estoit, par le discours que je vous en feray, mais le ciel qui a recogneu nos pures et nettes intentions, a voulu nous favoriser de ce bon heur. la première fois que je le veis, ce fut le jour que nous chommons à apollon, et à diane, qu’il vint aux jeux en compagnie d’une sœur, qui luy ressembloit si fort, qu’ils retenoyent sur eux les yeux de la plus grande partie de l’assemblée. et parce qu’elle estoit parente assez proche de ma chere daphnis, aussi tost que je la vey, je l’embrassay et caressay avec un visage si ouvert, que dés lors elle se jugea obligée à m’aimer. elle se nommoit callirée, et estoit mariée sur les rives de furan à un berger nommé gerestan, qu’elle n’avoit jamais veu que le jour qu’elle l’espousa, qui estoit cause du peu d’amitié qu’elle luy portoit. les caresses que je fis à la sœur donnerent occasion au frere de demeurer pres de moy, tant que le sacrifice dura. et par fortune, je ne sçay si je. dois dire bonne ou mauvaise pour luy, je m’estois ce jour agencée le mieux que j’avois peu, me semblant qu’à cause de mon nom, ceste feste me touchoit bien plus particulierement que les autres. et luy, qui venant d’un long voyage, n’avoit autre cognoissance, ny des bergers, ny des bergeres, que celle que sa sœur luy donnoit, ne nous laissa guerre de tout le jour, si bien qu’en quelque sorte me sentant obligée à l’entretenir, je fis ce que je peux pour luy plaire. Et ma peine fut point inutile, car dés lors ce pauvre berger donna naissance à une affection, qui ne finit jamais que par sa mort. Encores suis-je tres-certaine, que si au cercueil on a quelque souvenir des vivans, il m’aime et conserve parmy ses cendres, la pure affection qu’il m’a jurée.

Daphnis s’en prit garde dés ce jour mesme, et de fait, le soir estant au lict, [parce que Filidas s’estoit trouvée mal, et n’avoit peu venir à ces jeux] elle me le dit. Mais je rejettay ceste opinion si loin, qu’elle me dit : Je voy bien, Diane, que ce jour me coustera beaucoup de prieres, et à Filandre beaucoup de peine ; mais quoy qu’il advienne, si n’en serez vous pas du tout exempte. Elle avoit accoustumé de me faire souvent la guerre de semblables recherches, parce qu’elle voyoit que je les craignois, cela fut cause que je ne m’arrestay pas à luy respondre. Si est-ce que cet advertissement fut cause, que le lendemain il me sembla de recognoistre quelque apparence de ce qu’elle m’avoit dit. L’apres-dinée, nous avions accoustumé de nous assembler sous quelques arbres, et là danser aux chansons, ou bien nous asseoir en rond, et nous entretenir des discours que nous jugions plus agreables, afin de nous ennuyer en ceste assemblée, que le moins qu’il nous seroit possible. Il advint que Filandre n’ayant cognoissance que de Daphnis et de moy, se vint asseoir entre elle et moy, et attendant de sçavoir à quoy toute la trouppe se resoudroit, pour n’estre muette, je l’enquerois de ce que je pensois qu’il me pouvoit respondre, à quoy Amidor prenant garde, entra en si grande jalousie, que laissant la compagnie sans en dire le sujet, il s’en alla chantant ceste vilanelle ayant auparavant tourné l’œil vers moy, pour faire cognoistre que c’estoit de moy, dont il entendoit parler.

Vilanelle


d’Amidor reprochant une legereté.

A la fin celuy l’aura,
Qui dernier la servira.
De ce cœur cent fois volage,
Plus que le vent animé,

Qui peut croire d’estre aimé,
Ne doit pas estre creu sage :
Car en fin celuy l’aura,
Qui dernier la servira.

A tous vents la girouette,
Sur le faiste d’une tour,
Elle aussi vers toute amour
Tourne le cœur et la teste :
A la fin, etc.

Le chasseur jamais ne prise
Ce qu’à la fin il a pris,
L’inconstante fait bien pris,
Mesprisant qui la tient prise :
Mais en fin, etc.

Ainsi qu’un clou l’autre chasse
Dedans son cœur le dernier,
De celuy, qui fut premier,
Soudain usurpe la place :
C’est pourquoy celuy l’aura,
Qui dernier la servira.

J’eusse bien eu assez d’authorité sur moy, pour m’empescher de donner cognoissance du déplaisir que ceste chanson me r’apportoit, n’eust esté que chacun me regarda, et sans Daphnis je ne sçay quelle je fusse devenue ; mais elle, pleine de discretion, sans attendre la fin de ceste vilanelle, l’interrompit de ceste sorte, s’adressant à moy.

Madrigal


de Daphnis sur l’amitié qu’elle porte à Diane.

Puis qu’en naissant, belle Diane,
Amour des cœurs vous fit l’aimant,
Pourquoy dit-on que je profane
Tant de beautez en vous aimant,
Si par destin je vous adore ?

Que si l’amour le plus parfait,
Comme on dit, de semblance naist,
Le nostre sera bien extreme
Puis que de vous et moy ce n’est
Q’un sexe mesme.

Et afin de mieux couvrir la rougeur de mon visage, et faire croire que je n’avois point pris garde aux paroles d’Amidor, aussi tost que Daphnis eut finy, je luy respondis ainsi :

Madrigal


sur le mesme sujet.

Pourquoy semble-t’il tant estrange,
Que fille comme vous estant,
Toutesfois je vous aime tant ?
Si l’amant en l’aimé se change,
Ne puis-je pas mieux me changer,
Estant bergere en un berger ?

Apres nous, chacun selon son rang, chanta quelques vers, et mesme Filandre, qui avoit la voix tres-bonne, quand ce vint à son tour, dit cestuy-cy d’une fort bonne grace.

Stances

de Filandre, sur la naissance de son affection.

Que ses desirs soient

grands, et ses attentes vaines,
Ses amours pleins de feux, et plus encor de peines,
Qu’il aime, et que jamais il ne puisse estre aimé,
Ou bien s’il est aimé, qu’on ne puisse luy plaire,
Sans devoir esperer, toutesfois qu’il espere,
Mais seulement à fin qu’il soit plus enflamé.

Ainsi sur mon berceau de la Parque ordonnée,
Neuf fois se prononça la dure destinée,
qui devoit infallible accompagner mes jours.
a main droite le ciel tonna plein de nuages,
et depuis j’ay cogneu que ces tristes presages
regardent mes desseins, et les suivent tousjours.

ne vous estonnez donc, suivant ceste ordonnance ;
si voyant vos beautez, mon amitié commence ;
que si je suis puny du dessein proposé,
ce m’est allegement, qu’on en juge coulpable
la loy de mon destin, et ma faute louable,
en disant qu’un cœur bas ne l’eust jamais osé

ainsi quand le soucy d’une amour infeconde
se conforme aux rayons du grand astre du monde,
il semble en le suivant qu’il die : on mon soleil,
brusle moy de tes raiz, fay que par toy je meure,
pour le moins en mourant ce plaisir me demeure,
qu’autre feu ne pouvoit me brusler que ton œil.

quand l’unique phœnix d’un artifice rare
instruit par la nature ensemble se prepare
du reste de sa tombe à faire son berceau,
il dit à ce beau feu, gardien de son ame :
je renais en la gloire en mourant en ta flamme,
et je reprends la vie aux cendres du tombeau.

il en dit bien encores quelques autres, mais je les ay oubliez tant y a qu’il me sembla que c’estoit à moy à qui ces paroles s’adressoient. et je ne sçay si ce que daphnis m’en avoit dit me le faisoit paroistre ainsi, ou ses yeux qui parloient encor plus clairement que sa bouche. mais si ces vers m’en donnerent cognoissance, sa discretion me le tesmoigna bien mieux peu apres ; car c’est un des effets de la vraye affection, que de servir discrettement et de donner cognoissance de son mal, que par les effets, sur lesquels on n’a point de puissance.

ce jeune berger recogneut l’humeur d’amidor, et d’autant que l’amour rend toujours curieux, s’estant enquis que c’estoit que de filidas, il jugea que le meilleur artifice pour leur clorre les yeux à tous deux, estoit de faire amitié bien estroitte avec eux, sans donner aucune cognoissance de celle qu’il me portoit. l’amour le rendit bien si fin et prudent, que continuant son dessein, il ne deceut pas seulement Amidor, mais presque mes yeux aussi, parce que d’ordinaire il nous laissoit pour aller vers luy, et ne venoit jamais où nous estions, que luy tenant compagnie. Il est vray que la malicieuse Daphnis le recogneut incontinent : Parce, disoit-elle, qu’Amidor n’estoit pas tant aimable, qu’il peust convier un si honneste berger que Filandre, à user de si soigneuse recherche, de sorte qu’il falloit que ce fust pour quelque plus digne sujet. Elle fut cause que je commençay de m’en prendre garde, et faut que j’advoue, qu’alors sa discretion me pleut, et que si j’eusse peu souffrire d’estre aimée, c’eust esté de luy ; mais l’heure n’estoit pas encor venue que je pouvois estre blessée de ce costé-là. Toutesfois je ne laissois de me plaire à ses actions, et d’approuver son dessein en quelque sorte.

Pour prendre congé de nous, il nous vint accompagner fort loin ; et, au partir, je n’ouys jamais tant d’asseurance d’amitié qu’il en dit à Amidor, ny tant d’offres de services pour Filidas. Et ceste folle de Daphnis me disoit à l’oreille : Figurez-vous que c’est à vous qu’il parle, et si vous ne luy respondez, vous luy faites bien de tort. Et lors que Amidor usoit de remerciemens, elle me disoit : O qu’il est sot de croire que ces offrandes s’adressent à son autel !

Mais il sceut si bien dissimuler, qu’il s’acquit du tout Amidor, et gaigna tant sur sa bonne volonté, qu’estant de retour, et redisant ce que Filandre l’avoit prié de dire de sa part à Filidas, y adjousta tant d’avantageuses louanges, que ceste fille prit envie de le voir. Et quelques jours apres sans m’en rien dire, [parce que quand je parlois de luy, c’estoit avec une certaine nonchalence, qu’il sembloit que ce fust par mépris] ils l’envoyerent prier de les venir voir. Dieu sçait s’il s’en fit solliciter plus d’une fois, car c’estoit tout ce qu’il desiroit le plus, luy semblant qu’il estoit impossible que son dessein eut meilleur commencement.

Et de fortune, le jour qu’il devoit arriver, Daphnis et moy, nous promenions sous quelques arbres, qui sont de l’autre costé de ce pré le plus pres d’icy, et ne sçachant presque à quoy nous entretenir, cependant que nos trouppeaux paissoient, nous allions incertaines où nos pas sans élection nous guidoient, lors que nous entr’ouismes une voix d’assez loin, et qui d’abord nous sembla estrangere. Le desir de la cognoistre nous fit tourner droit vers le lieu où la voix nous conduisoit, et parce que Daphnis alloit la premiere, elle recogneut Filandre avant que moy, et me fit signe d’aller doucement. Et quand je fus pres d’elle, s’approchant de mon oreille, elle me nomma Filandre, qui du dos appuyé contre un arbre entretenoit ses pensées, lassé [comme il y avoit apparence] de la longueur du chemin. Et par hazard, quand nous y arrivasmes, il recommença de ceste sorte :


D’un cœur outrecuidé,
Je mesprisois Amour, ses ruses et ses charmes,
Lors que changeant ses armes,
Des vostres contre moy, le trompeur s’est aidé,
Et toutesfois avant

que de m’en faire outrage,
Il me tint ce langage :

Un dieu contre mes loix arrogant devenu,
Pour avoir obtenu
D’un serpent la victoire,
Voulut nier ma gloire :
Mais quoy ? d’une Daphné, je le rendis amant,
Pour luy monstrer ma force :

Que si j’ay mis ses feux sous ceste froide escorce,
Juge quel chastiment
Sera le tien Filandre :

Car le feu qui brusla ce dieu si glorieux,
Ne vint que des beaux yeux
D’une nymphe, qu’encor toute insensible il aime :
Mais je veux que le tien
Plus ardent que le sien,
Vienne non d’une nymphe, ains de Diane mesme.

Quand je m’ouys nommer, belles bergeres, je tressaillis, comme si sans y penser j’eusse mis le pied sur un serpent, et sans vouloir attendre d’avantage, je m’en allay le plus doucement que je peux, pour n’estre pas veue, quoy que Daphnis, pour m’y faire retourner, me laissast aller assez loing toute seule. En fin voyant que je continuois mon chemin, elle s’esloigna peu à peu de luy pour n’estre point ouye, et puis vint à toute course me r’attaindre, et avant presque qu’elle eust repris haleine, elle m’alloit criant mille reproches interrompus. Et quand elle peut parler : Sans mentir, me dit-elle, si le Ciel ne vous punit, je croiray qu’il est aussi injuste que vous. Et quelle cruauté est la vostre, de ne vouloir seulement escouter celuy qui se plaint ?– Et à quoy me pouvoit servir, luy dis-je, de demeurer là plus longuement ?– Pour ouyr, me dit-elle, le mal que vous luy faites. – Moy, respondis-je, vous estes une mocqueuse de dire que je fasse du mal à une personne, en qui mesme je ne pense pas. – C’est en quoy, me repliqua-t’elle, vous le travaillez le plus, car si vous pensiez souvent en luy, il seroit impossible que vous n’en eussiez pitié.

Je rougis à ce mot, et le changement de couleur fit bien cognoistre à Daphnis, que ces paroles m’offensoient. Cela fut cause qu’en sousriant, elle me dit : Je me mocque, Diane, c’est pour passe-temps ce que j’en dis, et ne croy pas qu’il y pense. Et quant à ce qu’il chantoit, où il a nommé vostre nom, c’est pour certain pour quelqu’autre qui a un mesme nom, ou que pour se desennuyer, il va chantant ces vers, qu’il a appris de quelqu’autre. Nous allasmes discourant de ceste sorte, et si longuement, qu’ennuyées du promenoir nous revinsmes par un autre chemin, au mesme lieu où estoit Filandre ; quant à moy, ce fut par mesgarde, il peut bien estre que Daphnis le fit à dessein. Et nous trouvant si pres de luy, je fus contrainte de le considerer. Auparavant il estoit assis et appuyé contre un arbre ; mais à ce coup nous le trouvasmes couché de son long en terre, un bras sous la teste, et sembloit qu’il veillast, car il avoit devant luy une lettre toute mouillée des pleurs qui luy couloient de long du visage. Mais en effet il dormoit, y ayant apparence que lisant ce papier, le travail du chemin avec ses profonds pensers l’eust peu à peu assoupi ; nous en fusmes encores plus certaines, quand Daphnis, plus asseurée que moy, se baissant lentement, m’apporta la lettre toute mouillée des larmes qui trouvoient passage sous sa paupiere mal close. Ceste veue me toucha de pitié, mais beaucoup plus sa lettre, qui estoit telle :

Lettre de Filandre à Diane[modifier]

Ceux qui ont l’honneur de vous voir, courent une dangereuse fortune. S’ils vous aiment, ils sont outrecuidez, et s’ils ne vous aiment point, ils sont sans jugement, vos perfections estans telles, qu’avec raison elles ne peuvent ny estre aimées, ny n’estre point aimées. Et moy, estant contraint de tomber en l’une de ces deux erreurs, j’ay choisi celle qui a plus esté selon mon humeur, et dont aussi bien il m’estoit impossible de me retirer. Ne trouvez donc mauvais, belle Diane, puis qu’on ne vous peut voir sans vous aimer, que vous ayant veue je vous aime. Que si ceste temerité merite chastiment, ressouvenez vous que j’aime mieux vous aimer en mourant, que vivre sans vous aimer. Mais que dis-je, j’aime mieux ? il n’est plus en mon choix : car il faut que par necessité je sois, tant que je vivray, aussi veritablement vostre serviteur, que vous ne sçauriez estre telle que vous estes, sans estre la plus belle bergere qui vive.

A peine peus-je achever ceste lettre que je m’en retournay toute tremblante, et Daphnis la remit si doucement où elle l’avoit prise, qu’il s’en esveille point. Et s’en revenant à moy qui l’attendois assez pres de là : Me permettez-vous de parler ?me dit-elle ? – Nostre amitié, luy respondis-je, vous en donne toute puissance. – En verité, continua-t’elle, je plains Filandre, car il est tout vray qu’il vous aime, et m’asseure qu’en vostre ame vous n’en doutez nullement. – Daphnis, luy dis-je, qui aura failly en fera la penitence. – Si cela estoit, me repliqua-t’elle, Fialndre n’en feroit point, car je n’advoueray jamais que ce soit faute de vous aimer, et croirois que ce seroit plustost offenser de ne le faire pas, puis que les choses belles n’ont esté faites que pour estre aimées et cheries. – Je me remets à vostre jugement, luy dis-je, si mon visage doit estre mis entre les choses qui sont nommées belles. Mais je vous conjure seulement par vostre amitié de ne luy faire jamais sçavoir que j’aye quelque cognoissance de son intention. Et si vous l’aimez, conseillez-luy de ne m’en point parler, car vous estimant, et Callirée, comme je fais, je serois marrie qu’il me le fallust bannir de nostre compagnie, et vous sçavez bien que j’y serois contrainte, s’il prenoit la hardiesse de m’en parler. – Et comment voulez-vous donc qu’il vive ?me dit-elle. – Comme il vivoit, luy dis-je, avant qu’il m’eust veue. – Mais, me repliqua-t’elle, cela ne se peut plus, puis qu’alors il n’avoit point encor esté atteint de ce feu qui le brusle. – Qu’il en cherche, luy dis-je, luy-mesme les moyens, sans m’offenser, qu’il esteigne ce feu. – Le feu, dit-elle, qui se peut esteindre, n’est pas grand, et le vostre est extreme. – Le feu, adjoustay-je, pour grand qu’il soit, ne brusle, si on ne s’en approche. – Encor, me dit-elle, que celuy qui s’est bruslé, fuye ce feu, il ne laisse d’avoir la bruslure, et en fuyant d’en emporter la douleur. – Pour conclusion, luy dis-je, si cela est, j’aime mieux estre le feu qui le brusle.

Avec semblables discours, nous revinsmes vers nos troupeaux, et sur le soir les ramenasmes en nos hameaux, où nous trouvasmes Filandre, à qui Filidas faisoit tant de bonne chere, et Amidor aussi, que Daphnis croyoit qu’il les eust ensorcellez, n’estant pas leur humeur de traitter ainsi avec les autres. Il demeura quelques jours avec nous, durant lesquels il ne fit jamais semblant de moy, vivant avec une si grande discretion, que n’eust esté ce que Daphnis et moy en avions veu, nous n’eussions jamais soupçonné son intention.

En fin il fut contraint de partir, et ne sçachant à quoy se resoudre, s’en alla chez sa sœur, parce qu’il l’aimoit, et se fioit en elle comme en soy-mesme. Ceste bergere, comme je vous ay dit, avoit esté mariée par authorité, et n’avoit autre contentement que celuy que l’amitié qu’elle portoit à ce frere luy pouvoit donner. Soudain qu’elle le vid, elle fut curieuse, apres les premieres salutations, de sçavoir quel avoit esté son voyage, et luy ayant respondu, qu’il vendoit de chez Filidas, elle luy demanda des nouvelles de Daphnis et de moy ; à quoy ayant satisfait, et l’oyant parler avec tant de louanges de moy, elle luy dit à l’oreille : J’ay peur, mon frere, que vous l’aimiez plus que moy. – Je l’aime, respondit-il, comme son merite m’y oblige. – Si cela est, expliqua-t’elle, j’ay bien deviné ; car il n’y a bergere au monde qui ait plus de merite, et faut que j’advoue, que si j’estois homme, voulust-elle ou non, je serois son serviteur. – Je croy, ma sœur, luy respondit-il, que vous le dites à bon escient ?– Je le vous jure, dit-elle, sur ce que j’ay de plus cher. – Je pense, repliqua-t’il, que si cela estoit, vous ne seriez pas sans affaire ; car à ce que j’ay peu juger, elle est d’un humeur, qui ne seroit pas aisée à fleschir, outre que Filidas en meurt de jalousie, et Amidor la veille de sorte, que jamais elle n’est sans l’un des deux. – O mon frere, s’ecria-t’elle, tu es pris, puis que tu as remarqué ces particularitez ! Ne me le cele plus, et sans mentir, si c’est faute que d’aimer, celle là est fort pardonnable. Et sans le laisser, le pressa de sorte, qu’apres mille protestations et autant de supplications de n’en faire jamais semblant, il le luy advoua, et avec des paroles si affectionnées, qu’elle eust bien esté incredule, si elle en eust douté. Et lors qu’elle luy demanda comment j’avois receu ceste declaration : O dieux ! luy dit-il, si vous sçaviez quelle est son humeur, vous diriez que jamais personne n’entreprit un dessein plus difficile. Tout ce que j’ay peu faire jusques icy a esté de tromper Filidas et Amidor, leur faisant croire qu’il n’a rien au monde qui soit plus à eux que moy, et j’y suis si bien parvenu, qu’ils m’envoyerent prier de les voir.

Et lors il luy fit tout le discours de ce qui s’estoit passé entr’eux. Mais, dit-il, continuant son propos, quoy que j’y fusse allé en dessein de descouvrir à Diane combien je suis à elle, si n’ay-je jamais osé, tant le respect a eu de force sur moy, qui me fait desesperer de le pouvoir jamais, si ce n’est qu’une longue pratique m’en donne la hardiesse. Mais cela ne peut estre sans que Filidas et Amidor s’en prennent garde, si bien, ma sœur, que pour vous dire l’estat où je suis, c’est presque un desespoir.

Callirée qui aymoit ce frere plus que toute autre chose, ressentit sa peine si vivement, qu’apres avoir quelque temps pensé, elle luy dit : Voulez-vous, mon frere, qu’en ceste occasion, je vous rende une preuve de ma bonne volonté ?– Ma sœur, luy respondit-il, quoy que je n’en sois point en doute, si est-ce que ny en cet accident, ny en tout autre, je n’en refuseray jamais de vous ; car les tesmoignages de ce que nous desirons, ne laissent de nous estre agreables, encore que d’ailleurs nous en soyons asseurez. – Or bien, mon frere, luy dit-elle, puis que vous le voulez, je vous rendray donc cestuy-cy, qui ne sera pas petit, pour le hazard en quoy je me mettray.

Et puis, elle continua : Vous sçavez la ressemblance de nos visages, de nostre hauteur, et de nostre parole, et que si ce n’estoit l’habit, ceux mesmes qui sont d’ordinaire avec nous, nous prendroient l’un pour l’autre. Puis que vous croyez que le seul moyen de parvenir à vostre dessein, est de pouvoir demeurer sans soupçon aupres de Diane, en pouvons-nous trouver un plus aisé ny plus secret, que de changer d’habits vous et moy ?Car, vous estant pris pour fille, Filidas n’entrera jamais en mauvaise opinion, quelque sejour que vous fassiez aupres de Diane, et moy, revenant vers Gerestan avec vos habits, je luy feray entendre que Daphnis et Diane vous auront retenu par force. Et ne faut qu’inventer quelque bonne excuse pour avoir congé de mon mary pour les aller voir, mais je ne sçay quelle elle sera, puis que, comme vous sçavez, il est assez difficile. – Vraiment, ma sœur, respondit Filandre, je n’ay jamais doubté de vostre bon naturel mais à ceste heure il faut que j’advoue, qu’il n’y eut jamais une meilleure sœur. Et puis qu’il vous plaist de prendre ceste peine, je vous supplie, si je la reçois, d’accuser mon amour qui m’y force, et de croire que c’est le seul moyen de conserver la vie à ce frere que vous aymez.

Et lors il l’embrassa avec tant de recognoissance de l’obligation qu’il luy avoit, qu’elle devint plus desireuse de l’y servir, qu’elle n’estoit auparavant. En fin elle luy dit : Mon frere, laissons toutes ces paroles pour d’autres qui s’aiment moins, et voyons seulement de mettre la main à l’œuvre. Pour le congé, dit-il, nous l’obtiendrons aisément, feignans que toute la bonne chere qui m’a esté faicte chez Filidas, n’a esté que pour l’intention qu’Amidor a de rechercher la niepce de vostre mary. Et parce que ceste charge luy ennuye, je m’asseure qu’il sera bien aise que vous y alliez, luy faisant entendre que vous et Daphnis ensemble pourriez aisément traitter ce mariage. Mais quel ordre mettrons-nous en nos cheveux ?car les vostres trop longs, et les miens trop courts, nous r’apporteront bien de l’incommodité. – Ne vous souciez de cela, luy dit-elle, pour peu que vous laissiez croistre les vostres, ils seront assez grands pour les coiffer comme moy, et quant aux miens, je les couperay comme les vostres. – Mais, luy dit-il, ma sœur, ne plaindrez-vous point vostre poil ?– Mon frere, luy repliqua-t’elle, ne croyez point que j’aye rien de plus cher que vostre contentement, outre que j’eviteray tant d’importunitez, cependant que vous porterez mes habits, ne couchant point aupres de Gerestan ; que s’il falloit avoir mon poil, ma peau encores, je ne ferois point de difficulté de la coupper.

A ce mot il l’embrassa, luy disant que Dieu quelquefois la delivreroit de ce tourment. Et Filandre pour ne perdre le temps, à la premiere occasion qui luy sembla à propos, en parla à Gerestan, luy representant ceste alliance si faisable et si avantageuse, qu’il s’y laissa porter fort aisément. Et parce que Filandre vouloit donner loisir à ses cheveux de croistre, il feignit d’aller donner quelque ordre à ses affaires, et qu’il seroit bien tost de retour. Mais Filidas ne sceut plustost Filandre de retour qu’elle ne l’allast visiter, accompagnée seulement d’Amidor, et n’en voulut partir sans le ramener vers nous, où il demeura sept ou huit jours sans avoir plus de hardiesse de se declarer à moy que la premiere fois.

Durant ce temps, pour monstrer combien il est mal-aisé de forcer longuement le naturel, quoy que Filidas contrefist l’homme tant qu’elle pouvoit, si fut-elle contrainte de ressentir les passions de femme, car les recherches et les merites de Filandre firent l’effet sur elle, qu’il desiroit qu’elles en moy. Mais amour, qui se plaist à rendre les actions des plus advisez toutes contraires à leurs desseins, luy fit faire coup sur ce qu’il visoit le moins.

Ainsi voilà la pauvre Filidas tant hors d’elle-mesme, qu’elle ne pouvoit vivre sans Filandre, et luy faisoit des recherches si apparentes, qu’il en demeuroit tout estonné, et n’eust esté le desir qu’il avoit de pouvoir demeurer pres de moy, il n’eust jamais souffert ceste façon de vivre. En fin quand il jugea que ses cheveux estoient assez longs pour se coiffer, il retourna chez Gerestan, et luy raconta qu’il avoit donné un bon commencement à leur affaire, mais que Daphnis avoit jugé à propos, avant qu’elle en parlast, qu’Amidor veist sa niepce en quelque lieu, afin de sçavoir si elle luy seroit agreable, et que le meilleur moyen estoit que Callirée l’y conduisit, qu’aussi bien ce seroit un commencement d’amitié qui ne pouvoit que leur profiter.

Gerestan qui ne desiroit rien avec tant de passion, que d’estre deschargé de ceste niepce, trouva ceste proposition fort bonne, et le commanda fort absolument à sa femme, qui pour luy en donner plus de volonté, fit semblant de ne l’approuver beaucoup, pour le commencement, mettant quelque difficulté à son voyage, et monstrant de partir d’aupres de luy à regret, disant qu’elle sçavoit bien que telles affaires ne se manient pas comme l’on veut, ny si promtement que l’on se les propose, et que cependant leurs affaires domestiques n’en iroient pas mieux. Mais Gerestan, qui ne vouloit qu’elle eust autre volonté que la sienne, s’y affectionna de sorte, que trois jours apres il la fit partir avec son frere et sa niepce.

La premiere journée, elle alla coucher chez Filandre, où le matin ils changerent d’habits, qui estoient si bien faits l’un pour l’autre, que ceux mesmes qui les accompagnoient n’y recogneurent rien, et faut que j’advoue, que j’y fus deceue comme les autres, n’y ayant entre eux difference quelconque que je peusse remarquer. Mais j’y pouvois estre bien aisément trompée, puis que Filidas le fut, quoy qu’elle ne veist que par les yeux de l’amour, qu’on dit estre plus penetrans que ceux d’un lynx ; car soudain qu’ils furent arrivez, elle nous laissa la feinte Callirée, je veux dire Filandre, et emmena la vraye dans une autre chambre pour se reposer. Le long du chemin son frere l’avoit instruite de tout ce qu’elle avoit à luy respondre, et mesme l’avoit advertie des recherches qu’elle luy faisoit, qui ressembloient, disoit-il, à celles que les personnes qui aiment ont accoustumé. Dequoy et l’un et l’autre estoit fort scandalizé, et quoy que Callirée fust fort resolue de supporter toutes ces importunitez pour le contentement de son frere, si est ce qu’elle, qui croyoit Filidas estre homme, en avoit tant d’horreur, qu ce n’estoit pas une foible contrainte que celle qu’elle se faisoit de parler à elle.

Quant à nous, lors que nous fusmes retirées seules, Daphnis et moy, fismes à Filandre toutes les caresses qu’entre femmes on a de coustume, je veux dire entre celles, où il y a de l’amitié et de la privauté, que ce berger recevoit avec tant de transport qu’il m’a depuis juré, qu’il estoit hors de soy-mesme. Si je n’eusse esté bien enfant, peut-estre que ses actions me l’eussent fait recognoistre, et toutesfois Daphnis ne s’en douta point, tant il se sçavoit bien contrefaire. Et parce quIl estoit des-ja tard apres le soupper, nous nous retirasmes à part, cependant que Callirée et Filidas se promenoient le long de la chambre. Je ne sçay quant à moy quels furent leurs discours ; mais les nostres n’estoient que des asseurances d’amitié, que Filandre me faisoit d’une si entiere affection, qu’il estoit aisé à juger, que si plustost, et en autre habit il ne m’en avoit rien dit, il ne le falloit point blasmer de deffaut de volonté, mais de hardiesse seulement. Pour moy j’essayois de luy en faire paroistre de mesme, car le croyant fille, je pensois y estre obligée par sa bonne volonté, par son merite, et par la proximité d’elle et de Daphnis.

Dés lors Amidor, qui auparavant m’avoit voulu du bien, commença à changer ceste amitié, et à aimer la fainte Callirée, parce que Filandre, qui craignoit que sa demeure ne despleust à ce jeune homme, faisoit tout ce qu’il pouvoit pour luy complaire. Le volage humeur d’Amidor ne luy peut permettre de recevoir ces faveurs sans devenir amoureux. Ce que je ne trouvay pas estrange, d’autant que la beauté, le jugement, et la curiosité du berger, qui ne dementoient en rien les perfections d’une fille, ne luy en donnoient que trop de subjet.

Voyez combien Amour est folastre, et à quoy il passe son temps ! A Filidas qui est fille, il fait aimer une fille, et à Amidor un homme, et avec tant de passion, qu’estant en particulier, ce seul sujet estoit assez suffisant de nous entretenir. Dieu sçait si Filandre sçavoit faire la fille, et si Callirée contrefaisoit bien son frere, et s’ils avoient faute de prudence à conduire bien chacun son nouvel amant !

La froideur dont Callirée usoit envers moy estoit cause que Filidas n’en avoit point de soupçon, outre que son amour l’en empeschoit assez ; et faut que je confesse que la voyant si fort se retirer à Filidas, Daphnis et moy eusmes opinion que Filandre eust changé de volonté, dont je recevois un contentement extreme, pour l’amitié que je portois à sa sœur.

Sept ou huict jours s’escoulerent de ceste sorte, sans que personne en trouvast le temps trop long, parce que chacun avoit un dessein particulier. Mais Callirée qui avoit peur que son mary ne s’ennuyast de ce sejour, sollicitoit son frere de me faire sçavoir son dessein, disant qu’il n’y avoit pas apparence que la familiarité qui estoit des-ja entre luy et moy, me peut permettre de refuser son service ; mais luy qui m’alloit tastant de tous costez, n’eut jamais la hardiesse de se declarer : Et pour abuser Gerestan, il la pria d’aller vers son mary en l’habit où elle estoit, l’asseurant qu’il n’y cognoistroit rien, et de luy faire entendre que par l’advis de Daphnis, elle avoit laissé Callirée chez Filidas, afin de traiter avec plus de loisir le mariage d’Amidor et de sa niepce.

Au commencement sa sœur s’estonna, car son mary estoit assez fascheux. En fin voulant en tout contenter son frere, elle s’y resolut, et pour rendre cette excuse plus vray-semblable, ils parlerent à Daphnis du mariage d’Amidor, qu’elle rejetta assez loing pour plusieurs considerations qu’elle leur mit en avant. Mais sçachant qu’ils avoient pris ce sujet pour avoir congé de Gerestan, qu’autrement ils n’eussent peu avoir, elle qui se plaisoit en leur compagnie, me le communiqua, et fusmes d’advis qu’il estoit à propos de faire semblant que ceste alliance fust faisable, et sur ceste resolution elle en escrivit à Gerestan, luy conseillant de laisser sa femme pour quelque temps avec nous, afin que nostre amitié fust cause que l’alliance s’en fist avec moins de difficulté, et qu’elle croyoit que toutes choses y fussent bien disposées. Avec ceste resolution Callirée ainsi revestue alla trouver son mary, qui deceu de l’habit, la pris pour son frere, et receut les excuses du sejour de sa femme, estant bien aise qu’elle y fust demeurée pour ce sujet. Jugez, belle bergere, si je n’y pouvois pas bien estre trompée, puis que son mary ne la peut recognoistre.

Ce fut en ce temps, que la bonne volonté qu’il me portoit, augmenta de sorte, qu’il n’y eut plus de moyen de la celer, quelque force qu’il se peut faire, la conversation ayant cela de propre, qu’elle rend ce qui est aimé, plus aimé, et plus hay ce que l’on trouve mauvais. Et recognoissant son impuissance, il s’advisa de me persuader, qu’encor qu’il fust fille, il ne laissoit d’estre amoureux de moy, avec autant de passion, et plus encores que s’il eust esté homme, et le disoit si naifvement, que Daphnis qui m’aimoit bien fort, disoit que jusques à ceste heure elle ne l’avoit jamais recogneue, mais qu’il estoit vray, qu’elle en estoit aussi amoureuse ; ce qu’il ne falloit pas trouver estrange, puis que Filidas, qui estoit homme, aimoit de sorte Filandre, que ce n’estoit rien moins qu’amour. Et la dissimulée Callirée juroit qu’une des plus fortes occasions qui avoient contraint son frere à s’en aller, estoit la recherche qu’il luy faisoit ; dequoy ils me sceurent dire tant de raisons, que je me laissay aisément persuader que cela estoit, me semblant mesme qu’il n’y avoit rien qui me peust importer. Ayant donc receu ceste fainte, elle ne faisoit plus de difficulté de me parler librement de sa passion, mais toutesfois comme femme. Et parce qu’elle me juroit que les mesmes ressentimens et les mesmes passions que les hommes ont pour l’amour, estoient en elle, et que ce luy estoit un grand soulagement de les dire, bien souvent estans seules, et n’ayant point cet entretien desagreable, elle se mettoit à genoux devant moy, et me representoit ses veritables affections, et Daphnis mesme qui s’y plaisoit, quelquefois l’y convioit.

Douze ou quinze jours s’escoulerent ainsi, avec tant de plaisir pour Filandre, qu’il m’a depuis juré n’avoir jamais passé des jours plus heureux, quoy que ses desirs luy donnassent d’extremes impatiences. Et cela fut cause qu’augmentant de jour à autre son affection, et se plaisant en ces pensers, bien souvent il se retiroit seul pour les entretenir, et parce que le jour il ne vouloit nous esloigner, quelquefois la nuict, quand il pensoit que chacun dormoit, il sortoit de sa chambre, et s’en alloit dans un jardin, où sous quelques arbres il passoit une partie du temps en ses considerations. Et d’autant que plusieurs fois il sortoit de ceste sorte, Daphnis s’en prit garde, qui couchoit en mesme chambre, et comme ordinairement on soupçonne plustot le mal que le bien, elle eut opinion de luy et d’Amidor, pour la recherche que ce jeune berger luy faisoit. Et pour s’en asseurer, elle veilla de façon, feignant de dormir, que voyant sortir la fainte Callirée du lict, elle le suivit de si pres, qu’elle fut presque aussi tost que ce jeune berger dans la basse cour, n’ayant mis sur elle qu’une robe à la haste. Et le suivant pas à pas à la lueur de la lune, elle le vid sortir de la maison, par une porte mal fermée, et entrer dans un jardin, qui estoit sous les fenestres de ma chambre, et passant jusques au milieu, le veid asseoir sous quelques arbres, et tendant les yeux contre le ciel, ouyt ce qu’il disoit fort haut :


Ainsi ma Diane surpasse
En beauté les autres beautez,
Comme de nuict la lune efface
De clarté les autres clartez.

Quoy que Filandre eust dit ces paroles assez haut, si est-ce que Daphnis n’en entre-ouyt que quelques mots, pour estre trop esloignée ; mais prenant le tour un peu plus long, elle s’approcha de luy sans estre veue, le plus doucement qu’elle peut, quoy qu’il fust si attentif à son imagination, que quand elle eust esté devant luy, il ne l’eust pas apperceue, à ce que depuis il m’a juré, A peine s’estoit-elle mise en terre pres de luy, qu’elle l’ouyt souspirer fort haut, et puis apres d’une voix assez abatue dire : Et pourquoy ne veut ma fortune que je sois aussi capable de la servir, qu’elle est digne d’estre servie ?et qu’elle ne reçoive aussi bien les affections de ceux qui l’ayment, qu’elle leur donne d’extremes passions ? Ah ! Callirée, que vostre ruse a esté pernicieuse pour mon repos, et que ma hardiesse est punie d’un tres-juste supplice !

Daphnis escoutoit fort attentivement Filandre et quoy qu’il parlast assez clairement, si ne pouvoit-elle comprendre ce qu’il vouloit dire, abusée de l’opinion qu’il fust Callirée. Cela fut cause que luy prestant l’oreille, encores plus curieuse, elle ouyt que peu apres rehaussant la voix, il dit : Mais, outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta faute, ou quel assez grand chastiment esgalera ton erreur ? Tu aymes ceste bergere, et ne voys-tu pas qu’autant que sa beauté luy commande, autant te le deffend son honnesteté ? combien de fois t’en ay-je adverty ? et si tu ne m’as voulu croire, n’accuse de ton mal que ton imprudence.

A ce mot sa langue se teut, mais ses yeux et ses soupirs en son lieu commencerent à rendre tesmoignage quelle estoit la passion, dont il n’avoit peu descouvrir que si peu. Et pour se divertir de ses pensers, ou plustost pour les continuer plus doucement, il se leva, pour se promener comme de coustume, et si promptement, qu’il apperceut Daphnis, quoy que pour se cacher elle se mist à la fuit ; mais luy qui l’avoit veue, pour la recognoistre, la poursuivit jusques à l’entrée d’un bois de coudriers, où il l’atteignit. Et pensant qu’elle eust descouvert tout ce qu’il avoit tenu si caché, demy en cholere, il luy dit : Et quelle curiosité, Daphnis, est celle-cy, de me venir espier de nuict en ce lieu ? – C’est, respondit Daphnis en sousriant, pour apprendre de vous par finesse ce que je n’eusse sceu autrement. [Et en cela elle pensoit parler à Callirée, n’ayant pas encor descouvert qu’il fust Filandre.] – Et bien, reprit Filandre, pensant estre descouvert, quelle si grande nouveauté y avez-vous apprise ? – Toute celle, dit Daphnis, que j’en voulois sçavoir. – Vous voilà donc, dit Filandre, bien satisfaite de votre curiosité. – Aussi bien, respondit-elle, que vous l’estes, et le serez mal de vostre ruse, car tout ce sejour pres de Diane, et toute ceste grande affection que vous luy faites paroistre, ne vous rapporteront en fin que de l’ennuy, et du deplaisir. – O dieux, s’écria Filandre, est il possible que je sois descouvert ? Ah ! discrette Daphnis, puis que vous sçavez ainsi le sujet de mon sejour, vous avez bien entre vos mains et ma vie, et ma mort ; mais si vous vous ressouvenez de ce que je vous suis, et quels offices d’amitié vous avez receu de moy, quand l’occasion s’en est présentée, je veux croire que vous aimerez mieux mon bien et mon contentement, que non pas mon desespoir, ny ma ruine. Daphnis pensoit encores parler à Callirée, et avoit opinion que toute ceste crainte fust à cause de Gerestan, qui eust trouvé mauvais, s’il en eust esté adverty, qu’elle fist cest office à son frere, et pour l’en asseurer, luy dit : Tant s’en faut que vous ayez à redouter ce que je sçay de vos affaires, que si vous m’en eussiez advertie, j’y eusse contribué et tout le conseil , et toute l’assistance que vous eussiez peu desirer de moy. Mais racontez moy d’un bout à l’autre tout ce dessein, à fin que vostre franchise m’oblige plus à vous y servir, que la meffiance que vous avez eue de moy ne me peut avoir offensée. – Je le veux, dit-il, ô Daphnis, pourveu que vous me promettiez de n’en dire rien à Diane, que je n’y consente. – C’est un discours, respondit la bergere, qu’il ne luy faut pas faire mal à propos, son humeur estant peut-estre plus estrange que vous ne croiriez pas en cela. – C’est là mon grief, dit Filandre, ayant dés le commencement assez recogneu que j’entreprenois un dessein presque impossible. Car d’abord que ma sœur et moy resolusmes de changer d’habit, elle prenant le mien, et moy le sien, je prevy bien que tout ce qui m’en reussiroit de plus avantageux, seroit de pouvoir vivre plus librement quelques jours aupres d’elle, ainsi desguisée, que si elle me recognoissoit pour Filandre. – Comment ? interrompit Daphnis, toute surprise, comment ? pour Filandre ? et n’estes-vous pas Callirée ?

Le berger qui pensoit qu’elle l’eust auparavant recogneu, fut bien marry de s’estre descouvert si legerement ; toutesfois voyant que la faute estoit faite, et qu’il ne pouvoit plus retirer la parole qu’il avoit proferée, pensa estre à propos de s’en prevaloir, et luy dit : Voyez, Daphnis, si vous avez occasion de vous douloir de moy, et de dire que je ne me fie pas en vous, puis que si librement je vous descouvre le secret de ma vie ; car ce que je viens de vous dire m’est de telle importance, qu’aussi tost qu’autre que vous le sçaura, il n’y a plus d’esperance de salut en moy. Mais je veux bien m’y fier, et me remettre tellement en vos mains, que je ne puisse vivre que par vous. Sçachez donc, bergere, que vous voyez devant vous Filandre sous les habits de sa sœur, et qu’amour en moy, et la compassion en elle, ont esté cause que nous nous soyons ainsi desguisez.

Et apres luy alla racontant son extreme affection, la recherche qu’il avoit faite d’Amidor, et de Filidas, l’invention de Callirée à changer d’habits, la resolution d’aller trouver son mary vestue en homme ; bref, tout ce qui s’estoit passé en cet affaire, avec tant de demonstration d’amour, qu’encores qu’au commencement Daphnis se fust estonnée de la hardiesse de luy et de sa sœur, si est-ce qu’elle en perdit l’estonnement, quand elle recogneut la grandeur de son affection, jugeant bien qu’elle les pouvoit porter à de plus grandes folies. Et encor que si elle eust esté appellée à leur conseil, lors qu’ils firent ceste entreprise, elle n’en eust jamais esté d’advis, toutesfois voyant comme l’effet en avoit bien reussy, elle resolut de luy aider en tout ce qui luy seroit possible, et n’y espargner ny peine, ny soing, ny artifice qu’elle jugeast despendre d’elle.

Et le luy ayant promis avec plusieurs asseurances d’amitité, elle luy donna le meilleur advis qu’elle peut, qui estoit de m’engager peu à peu en son amitié : Car, disoit-elle, l’amour envers les femmes est un de ces outrages, dont la parole offense plus que le coup : c’est un outrage que nul n’a honte de faire, pourvu que le nom luy en soit caché. De sorte que j’estime ceux-là bien advisez qui se font aimer à leurs bergeres, avant que de leur parler d’amour ; d’autant qu’amour est un animal qui n’a rien de rude que le nom, estant d’ailleurs tant agreable, qu’il n’y a personne à qui il desplaise. Et par ainsi, pour estre receu de Diane, il faut que ce soit sans le luy nommer, ny mesme sans qu’elle le voye, et user d’une telle prudence, qu’elle vous ayme aussi tost qu’elle pourra sçavoir que vous l’aimez d’amour ; car y estant embarquée, elle ne pourra par apres se retirer au port, encor qu’elle voye quelque apparence de tourmente autour d’elle. Il semble que jusques icy vous vous y estes conduit avec une assez grande prudence, mais il faut continuer. La feinte que vous avez faicte d’estre amoureuse d’elle, encores que fille, est tres à propos, estant trescertain que toute amour qui est soufferte, en fin en produit une reciproque. Mais il faut passer plus outre.

Nous faisons aisément plusieurs choses, qui nous sembleroient fort difficiles, si la coustume ne nous les rendoit aisées. C’est pourquoy ceux qui n’ont pas accoustumé une viande, la treuvent au commencement d’un goust fascheux, qui peu à peu se rend agreable par l’usage. Il faut que de là vous appreniez à rendre à Diane les discours amoureux plus aisez, et que par la coustume, ce qu’elle a si peu accoustumé luy soit ordinaire ; et pour y mieux parvenir, il faut trouver quelque invention pour luy rendre agreable vostre recherche, et que vous luy puissiez parler, encores que fille, aux mesmes termes que les bergers.

Car tout ainsi que l’oreille qui a accosutumé d’ouyr la musique, est capable d’y plier mesme la voix, et la hausser, et baisser aux tons qui sont harmonieux, encor que d’ailleurs on ne sçache rien en cest art ; de mesme, la bergere qui oyt souvent les discours d’un amant, y plie les puissances de son ame, et encor qu’elle ne sçache point aymer, ne laisse à se porter insensiblement aux ressentiments de l’amour. Je veux dire qu’elle aime la compagnie de ceste personne, en ressent l’éloignement, a pitié de son mal, et brusle en effet sans y penser. Voyez vous, Filandre, ne faites pas vostre profit de ces instructions ailleurs, et ne croyez pas que si je ne vous aimois, et n’avois pitié de vous, je vous decouvrisse ces secrets de l’escole ; mais recevez ce que je vous dis pour arrhes de ce que je desire faire pour vous.

Avec semblables paroles, voyant que le jour approchoit ; ils se retirent dans le logis, non pas sans se moquer de l’amour d’Amidor, qui le prenoit pour fille, et de r’apporter une partie de ses discours pour en rire. Et s’estans sur le matin endormis en ceste resolution, ils demeurent bien tard au lict, pour se recompenser de la perte de la nuict ; ce qui donna commodité au jeune Amidor de les y surprendre, et n’eust esté que presque en mesme temps j’entray dans leur chambre, je croy qu’il eust peut-estre recogneu la tromperie, car s’estant adressé au lict de la fainte Callirée, quoy qu’elle jouast bien son personnage, luy parlant avec toute la modestie qu’il luy estoit possible, et luy monstrant un visage severe, pour luy oster la hardiesse de ne se point hazarder, si est-ce que son affection l’eust peut-estre licencié, et que ses mains indiscrettes eussent descouvert son sein. Mais à mon abord Daphnis me pria de l’en empescher de les separer, ce que je fis avec beaucoup de contentement de Filandre, qui feignant de m’en remercier, me baisa la main avec tant d’affection, que si je l’eusse tant soit peu soupçonné, j’eusse bien recogneu que veritablement il y avoit de l’amour. Apres, leur ayant donné le bon jour, je r’amenay Amidor avec moy, à fin qu’ils eussent le loisir de s’habiller. Et parce qu’ils avoient dessein de parachever ce qu’ils avoient proposé, incontinent apres disner que nous fusmes retirez comme de coustume sous quelques arbres, pour jouir du frais, encor qu’Amidor y fust, Daphnis jugea que l’occasion estoit bonne, estant bien aise que ce fust mesme en sa presence, pour luy en oster son soupçon, et que si à l’advenir il l’oyoit par mesgarde parler quelquefois en homme, il ne le trouvast point estrange, faisant donc signe à Filandre, à fin qu’il aydast à son dessein, elle luy dit : Et qu’est-ce, Callirée, qui vous peut rendre muette en la presence de Diane ? – C’est, respondit-il, que j’allois en moy-mesme faisant plusieurs souhaits, pour la volonté que j’ay de faire service à ma maistresse, et entre autres un, que je n’eusse jamais pensé devoir desirer ? – Et quel est-il ? interrompit Amidor. – C’est, continua Filandre, que je voudrois estre homme pour rendre plus de service à Diane. – Et comment, adjousta Daphnis, estes-vous amoureuse d’elle ? – Plus, respondit Filandre, que ne le sçauroit estre tout le reste de l’univers. – J’aime donc mieux, dit Amidor, que vous soyez fille, tant pour mon advantage, que pour celuy de Filidas. – La consideration de l’un, ny de l’autre, repliqua Filandre, ne me fera pas changer de desir. – Et quoy, adjousta Daphnis, auriez-vous opinion que Diane vous aimast d’avantage ? – Je le devrois ainsi esperer, dit Filandre, par les loix de nature, si ce n’est que, comme en sa beauté, elle en outrepasse les forces, qu’en son humeur, elle en desdaigne les ordonnances. – Vous me croirez telle qu’il vous plaira, luy dis-je, si vous fais-je serment veritable, qu’il n’y a homme au monde que j’aime plus que vous. – Aussi, me repliqua-t’il, n’y a-t’il personne qui vous ayt tant voué de service ; mais ce bon-heur ne me durera, que jusques à ce que meilleur subjet se presente. – Me croyez-vous [luy repliquay-je] si volage que vous me faictes ? – Ce n’est pas [me respondit-il] que je croye en vous les imperfections de l’inconstance ; mais je sçay bien que j’en ay les causes pour les deffauts qui sont en moy. – Le deffaut, luy dis-je, est plustost de mon costé.

Et à ce mot je l’embrassay, et le baisay d’une aussi sincere affection que s’il eust esté ma sœur. Dequoy Daphnis sourioit en soy-mesme, me voyant si bien abusée. Mais Amidor nous interrompant, jaloux [comme je croy], de tous deux : Je pense, dit-il, que c’est à bon escient, et que Callirée ne se mocque point. – Comment, dit-il, me mocquer ?que le Ciel me punisse plus rigoureusement qu’il ne chastia jamais parjure, s’il y eut jamais amour plus violente, ny plus passionnée que celle que je porte à Diane. – Et si vous estiez homme, adjousta Daphnis, sçauriez-vous bien user des paroles d’homme, pour declarer vostre passion ? – Encore, respondit-il, que j’aye peu d’esprit, si est-ce que mon extreme affection ne me laisseroit jamais muette en semblable occasion. – Et voyons, la belle, dit Amidor, si ce ne vous est peine, comme vous vous demesleriez d’une telle entreprise. – Si ma maistresse, dit Filandre, me le permet, je le feray, avec promesse toutesfois qu’elle m’accordera trois supplications que je luy feray : la premiere, qu’elle me respondra à ce que je luy diray ; l’autre, qu’elle ne croira point estre une feinte, ce que sous autre personne que de Callirée je luy representeray, mais les recevra comme tres-veritables, encores qu’impuissantes passions ; et pour la fin, qu’elle me promettra que jamais autre que moy la serve en ceste qualité. Moy qui voyois que chacun y prenoit plaisir, et aussi que veritablement j’aimois Filandre sous les habits de sa sœur, luy respondis, que pour sa seconde et derniere demande, qu’elles luy estoient accordées, tout ainsi qu’elle les sçauroit desirer, que pour la premiere, j’estois si peu accoustumée à faire telles responses, que je m’asseurois qu’elle y auroit peu de plaisir. Toutesfois que pour ne la dedire en rien, j’essayerois de m’en acquitter le mieux qu’il me seroit possible.

A ce mot, se relevant sur un genouil, parce que nous estions assis en rond, me prenant une main, il commença de ceste sorte : Je n’eusse jamais creu, belle maistresse, considerant en vous tant de perfections, qu’il peust estre permis à un mortel de vous aimer, si je n’eusse esprouvé en moy mesme, qu’il est impossible de vous voir, et ne vous aimer point. Mais sçachant bien que le Ciel est trop juste pour vous commander une chose impossible, j’ay tenu pour certain qu’il vouloit que vous fussiez aimée, puis qu’il permettoit que vous fussiez veue, et sur ceste creance j’ay fortifié de raisons la hardiesse que j’avois eue de vous voir, et beny en mon cœur l’impuissance, qui m’a aussi tost soumis à vous, que mes yeux se sont tournez vers vous. Que si les loix ordonnent que l’on donne à chacun ce qui est sien, ne trouvez mauvais, belle bergere, que je vous donne mon cœur, puis qu’il vous est tellement acquis, que si vous le refusez, je le desadvoue pour estre mien. A ce mot il se teut, pour ouyr ce que je luy respondrois, mais avec une façon, que s’il n’eust point eu l’habit qu’il portoit, mal-aisément eust-on peu douter qu’il ne le dist à bon escient. Et pour ne contrevenir à ce que je luy avois promis, je luy fis telle response : Bergere, si les louanges que vous me donnez estoient veritables, je croirois peut-estre ce que vous me dites de vostre affection ; mais sçachant bien que ce sont flatteries, je ne puis croire que le reste ne soit dissimulation. – C’est trop blesser vostre jugement, me dit-il, que de douter de la grandeur de vostre merite, mais c’est avec semblables excuses que vous avez accoustumé de refuser les choses que vous ne voulez pas ; si puis-je avec verité jurer par Teutates, et vous sçavez bien que je ne me parjure pas, que vous ne refuserez jamais rien qui vous soit donné de meilleure, ny plus entiere volonté. Je sçay bien, luy respondis-je, que les bergers de ceste contrée ont accoustumé d’user de plus de paroles, où il y a moins de verité, et qu’ils tiennent entre eux pour chose tres-averée, que les dieux n’escoutent, ny ne punissent jamais les faux serments des amoureux. – Si c’est un vice particulier de vos bergers, dit-il, je m’en remets à vostre cognoissance ; mais moy, qui suis estranger, je ne dois participer à leur honte, non plus que je ne fais à leur faute. Et toutesfois par vos paroles mesmes plus cruelles, il faut que je retire quelque satisfaction pour moy. Car encor que les dieux ne punissent les serments des amoureux, si je ne le suis pas, comme il semble que vous en doutez, les dieux ne laisseront de m’envoyer le chastiment de parjure, et s’ils ne le font, vous serez contrainte d’avouer, que n’estant point chastié, je ne suis don point menteur, et si je suis menteur, et ne suis bien chastié, il faut que vous confessiez que je suis amant. Et par ainsi, de quelque costé que vostre bel esprit se veuille tourner, il ne sçauroit desadvouer qu’il n’y a point de beauté en la terre, ou Diane est belle, et que jamais beauté n’a esté aimée, ou la vostre l’est de ce berger, qui est à vos genous, et qui en cest estat implore le secours de toutes les graces, pour en retirer une de vous, qu’il croit meriter, si une parfaite amour a jamais eu du merite. – Si je suis belle, repliquay-je, je m’en remets aux yeux qui me voyent sainement ; mais vous ne sçauriez nier que vous ne soyez parjure et dissimulée, et il faut, Callirée, que je die que l’asseurance dont vous me parlez en homme, me fait resoudre à ne croire jamais aux paroles, puis qu’estant fille, vous les sçavez si bien déguiser. – Et pourquoy, Diane, dit-il lors en sousriant, interrompez-vous si tost les discours de vostre serviteur ?Vous estonnez-vous qu’estant Callirée, je vous parle avec tant d’affection ?Ressouvenez-vous qu’il n’y a impuissance de condition qui m’en fasse jamais diminuer ; tant s’en faut, ce sera plustost ceste occasion, qui la conservera, et plus violente et eternelle, puis qu’il n’y a rien qui diminue tant l’ardeur du desir, que la jouissance de ce qu’on desire, et cela ne pouvant estre entre nous, vous serez jusques à mon cercueil tousjours aimée, et moy tousjours amante. Et toutesfois si Tiresias, apres avoir esté fille, devint homme, pourquoy ne puis-je esperer que les dieux me pourroient bien autant favoriser, si vous l’aviez agreable ? Croyez, ma belle Diane, puis que les dieux ne font jamais rien en vain, qu’il n’y a pas apparence qu’ils ayent mis en moi une si parfaite affection, pour m’en laisser vainement travailler, et que si la nature m’a fait naistre fille, mon amour extreme me peut bien rendre telle, que ce ne soit point inutilement.

Daphnis qui voyoit que ce discours s’alloit fort esgarant, et qu’il estoit dangereux que cest amant se laissast transporter à dire chose qui le fist descouvrir par Amidor, l’interrompit, en luy disant : C’est sans doute, Callirée, que vostre amour ne sera point esprise inutilement, tant que vous servirez ceste belle bergere, non plus que le flambeau ne se consume pas en vain, qui esclaire à ceux qui sont dans la maison ; car tout le reste du monde n’estant que pour servir ceste belle, vous aurez fort bien employé vos jours, quand vous les aurez passes en son service. – Mais changeons de discours, dit Amidor, car voicy venir Filidas, qui ne prendroit nullement plaisir à les ouyr, encore que vous soyez fille. Et presque en mesme temps Filidas arriva, qui nous fit toutes lever pour le saluer. Mais Amidor, qui aimoit passionnément la fainte Callirée, lors que sa cousine arriva, prit le temps si à propos, que s’esloignant avec Filandre un peu de la trouppe, et la prenant sous le bras, et voyant que personne ne les pouvoit ouyr, commença de luy parler ainsi : Est-il possible, belle bergere, que les paroles que vous venez de tenir à Diane, soient veritables, ou bien si vous les avez dites seulement pour monstrer la beauté de vostre esprit ?– Croyez, Amidor, luy respondit-il, que je ne suis point mensongere, et que jamais je ne dis rien plus veritablement, que l’asseurance que je luy ay faite de mon affection ; que si en quelque chose j’ay manqué à la verité, ç’a esté pour en avoir dit moins que j’en ressens. Mais en cela je dois estre excusé, puis qu’il n’y a point d’assez bonnes paroles pour le pouvoir dire comme je le conçois. A quoy il respondit avec un grand soupir : Puis que cela est, belle Callirée, mal-aisément puis-je croire que vous ne recognoissiez beaucoup mieux l’affection que l’on vous porte, puis que vous ressentez les mesmes coups dont vous blessez, que non point celles qui en sont du tout ignorantes, et cela sera cause que je n’iray point recherchant d’autres paroles pour vous declarer ce que je souffre pour vous, ny d’autres raisons pour excuser ma hardiesse, que celles dont vous avez usé parlant à Diane. Et seulement j’adjousteray ceste consideration, afin que vous cognoissiez la grandeur de mon affection : Que si le coup qui ne se void, se doit juger selon la force du bras qui le donne, la beauté de Diane, dont vous ressentez la blessure, estant beaucoup moindre que la vostre, doit bien avoir fait moindre effort en vous que la vostre en moy. Et toutesfois, si vous l’aimez avec tant de violence, considerez comment Amidor doit estre traitté de Callirée, et quelle peut estre son affection, car il ne sçauroit la vous declarer que par la comparaison de la vostre. – Berger, luy respondit-il, si la cognoissance que vous avez eue de l’amitié que je porte à Diane, vous a donné la hardiesse de me parler de ceste sorte, il faut que je supporte le supplice que mon inconsideration merite, ayant parlé si ouvertement devant vous. Mais aussi deviez-vous avoir esgard, qu’estant fille, je ne pouvois par ces discours offenser son honnesteté, et si faites bien vous la mienne en me parlant ainis, qui ay un mary, qui ne supporteroit pas avec patience cest outrage, s’il en estoit adverty. Mais outre cela, puis que vous parlez de Diane, à qui veritablement je me suis entierement donnée, encor faut-il que je vous die, que si vous voulez que je mesure vostre affection à la mienne, selon les causes que nous avons d’aimer, je ne croiray pas que vous en ayez beaucoup, puis que ce que vous nommez beauté en moy ne peut, en sorte que ce soit, retenir ce nom aupres de la sienne. – Belle bergere, luy dit Amidor, je n’ay jamais creu que l’on vous peust offenser en vous aimant, mais puis que cela est, j’advoue que je merite chastiment, et que je suis prest à le recevoir tout tel que vous me l’ordonnerez. Il est vray que vous devez ensemble vous resoudre à joindre au mesme supplice tout celuy que je pourray meriter, en vous aimant le reste de ma vie, car il est impossible, que je vive sans vous aimer. Et ne croyez point que le mescontentement de Gerestan m’en puisse jamais divertir : celuy qui ne craint ny les hazards, ny la mort mesme, ne redoutera jamais un homme. Mais quant à ce qui vous touche, j’advoue que j’ay failly en faisant quelque comparaison de vous à Diane, estant, sans doute, mal proportionnée de son costé. Il est vray que ce n’a pas esté comme de chose esgale, mais comme du moindre au plus grand, et ayant eu opinion que ce que vous ressentiez, vous donneroit plus de cognoissance de ma peine, j’ay commis ceste erreur, en laquelle, si vous me pardonnez, je proteste de ne retomber jamais.

Filandre qui m’aimoit à bon escient, et qui avoit eu opinion qu’Amidor en fist de mesme, eust mal-aisément supporté d’ouyr parler de moy avec tant de mespris, s’il n’eust eu dessein de descouvrir ce qui en estoit ; mais desirant de s’en eclaircir, et luy semblant d’en avoir rencontré une fort bonne occasion, il eut tant de puissance sur soy-mesme, que sans luy en faire semblant, il luy dit : Comment ?est-il possible, Amidor, que vostre bouche profere des paroles que vostre cœur desment si fort ? Pensez-vous que je ne sçache pas bien que vous dissimulez ?et que dés long temps vostre affection est toute pour Diane ? – Mon affection ! repliqua-t’il comme surpris, que jamais personne ne me puisse aimer, si j’aime autre bergere que vous ! Je ne dis pas qu’autresfois je n’ay esté de ses amis ; mais son humeur inesgale, tantost toute de feu, tantost toute de glace, m’en a tellement retiré, qu’à ceste heure elle m’est indifferente. – Et comment, dit Filandre, m’osez-vous parler ainsi, puis que je sçay qu’en verité elle vous a aimé et vous aime encores ? – Je ne veux pas nier, dit Amidor qu’elle ne m’ait aimé. Et, continua-t’il en sousriant, je ne jurerois pas qu’elle ne m’aime encores ; mais si ferois bien qu’elle n’est point aimée de moy, et que je luy en laisse tout le soucy.

Ce qu’Amidor disoit en cela estoit bien selon son humeur ; car c’estoit sa vanité ordinaire, de vouloir qu’on creust qu’il eust plusieurs bonnes fortunes, et à ceste occasion, il avoit accoustumé de se rendre à dessein si familier de celles qu’il hantoit, que quand il s’en retiroit, il pouvoit presque par ses sousris, et niant froidement, faire croire tout ce qu’il vouloit d’elles. A ce coup Filandre recogneut bien son artifice, et n’eust esté qu’il craignoit de se descouvrir, il se sentit tellement touché de mon offense, que je crois qu’il l’eust repris de mensonge ; si ne peut-il s’empescher de luy respondre assez aigrement : Vrayment, Amidor, vous estes le plus indigne berger, qui vive parmy les bonnes compagnies. Vous avez le courage de parler de ceste sorte de Diane, à qui vous monstrez tant d’amitié, et à qui vous avez tant d’obligation ? Et que pouvons-nous esperer, nous, qui n’approchons en rien ses merites, puis que ny ses perfections, ny son amitié, ny vostre alliance ne vous peuvent attacher la langue ? Quant à moy, j’advoue que vous estes la plus dangereuse personne qui vive, et qui voudra avoir du repos doit tascher de vous esloigner comme une maladie tres-contagieuse.

A ce mot il le quitta, et nous vint retrouver, le visage tant enflammé de colere, que Daphnis cogneut bien qu’il estoit offensé d’Amidor, qui estoit demeuré si estonné de ceste separation, qu’il ne sçavoit ce qu’il avoit à faire. Depuis, le soir, Daphnis s’enquit de Filandre de leur discours, et parce qu’elle m’aimoit, et jugeoit que cela ne pouvoit que beaucoup accroistre l’amitié que je portois à la fainte Callirée, dés le matin elle me le raconta avec tant d’aspreté contre Amidor, et si avantageusement pour Filandre, qu’il faut advouer que depuis je ne me peus si aisément deffendre de l’aimer, lors que je le recogneus, me semblant que sa bonne volonté m’y obligeoit. Mais Daphnis, qui sçavoit bien que si je l’aimois alors, c’estoit pour le croire Callirée, luy conseilloit ordinairement de se decouvrir à moy, disant qu’elle croyoit bien qu’au commencement je le rejetterois, et m’en fascherois, mais qu’en fin toutes choses se remettroient, et que de son costé elle y travailleroit de sorte, qu’elle esperoit en venir à bout. Mais elle ne peut avoir d’assez fortes persuasions pour luy en donner le courage, qui fit resoudre Daphnis de le faire elle mesme sans qu’il le sçeust, prevoyant bien que Gerestan voudroit r’avoir sa femme, et que ceste finesse auroit esté inutile.

En ceste resolution, un jour qu’elle me trouva seule, apres quelques discours assez ordinaires : Mais que sera-ce en fin, dit-elle de ceste folle de Callirée ? je croy en verité que vous luy ferez perdre l’entendement, car elle vous aime si passionnément, que je ne croy pas qu’elle puisse vivre. Si Filidas va un jour coucher hors de ceans, et que vous puissiez sortir une nuict de vostre chambre, il faut que vous la voyez en l’estat où je l’ay trouvée plusieurs fois ; car presque toutes les nuicts qui sont un peu claires, elle les passe dans le jardin, et se plaist de sorte en ses imaginations, que je ne la puis retirer qu’à force de ses resveries. – Je voudroy bien, luy respondis-je, luy pouvoir r’apporter du soulagement, mais que veut-elle de moy ? ne luy rends-je pas amitié pour amitié ? ne luy en fais-je assez paroistre par toutes mes actions ? manqué-je à quelque sorte de courtoisie, ou de devoir envers elle ?– Cela est vray. Mais, me repliqua t’elle, si vous aviez ouy ses discours, je ne croy pas qu’elle ne vous fist compassion, et vous supplie que sans qu’elle le sçache, vous la veniez escouter une nuict. Je le luy promis fort librement, et luy dis que ce seroit bientost ; car Filidas m’avoit dit le soir auparavant, qu’elle vouloit visiter Gerestan, et faire amitié avec luy. Quelques jours apres, Filidas selon son dessein, emmenant Amidor avec luy, partit pour aller voir Gerestan, ayant resolu de ne revenir de sept ou huict jours apres, afin de luy faire parositre plus d’amitié, et ce sejour nous vint fort à propos, car s’il eust esté en la maison, mal-aisément luy eussions nous peu cacher le trouble en quoy nous fusmes. Or le mesme jour du depart, Filandre, suivant sa coustume, ne manqua pas de descendre au jardin à moitié déshabillé, lors qu’il creut que chacun estoit endormy. Au contraire, Daphnis, qui s’estoit couchée la premiere, aussi tost qu’elle le vid sortir, se depescha de me le venir dire, et me mettant hastivement une robe dessus, je la suivis assez viste, jusques à ce que nous fusmes dans le jardin. Mais lors qu’elle eut remarqué où il estoit, elle me fit signe d’aller au petit pas apres elle, et quand nous nous en fusmes approchées, de sorte que nous le pouvions ouyr, nous nous assismes en terre, et incontinent apres, j’ouys qu’il disoit : Mais à quoy toute ceste patience ? à quoy tous ces dilayements ? Ne faut-il pas que tu meures sans secours, ou que tu descouvres ta blessure au chirurgien qui la peut guerir ? Et là s’arrestant pour quelque temps, il reprenoit ainsi avec un grand souspir : Ne dis-tu pas, ô fascheuse crainte, qu’elle nous bannira de sa presence ? et qu’elle nous ordonnera une mort desesperée ? Et bien, si nous mourons, ne nous sera-ce pas beaucoup de soulagement d’abreger une si miserable vie que la nostre, et mourant satisfaire à l’offense que nous aurons faicte ? Et quant au bannissement, s’il ne nous vient d’elle, le pouvons-nous eviter de Gerestan, de qui l’impatience ne nous laissera guere d’avantage icy ?Que si toutesfois nous obtenons un plus long sejour de cest importun, et que la mort ne nous vienne du courroux de la belle Diane, helas ! pourrons-nous eviter la violence de nostre affection ? Que faut-il donc que je fasse ? Que je le luy die ? Ah ! je ne l’offenseray jamais, s’il m’est possible. Le luy tairay-je ? Et pourquoy le taire, puis qu’aussi bien ma mort luy en donnera une bien prompte cognoissance ? Quoy donc ? je l’offenseray ? Ah ! l’outrage et l’amitié ne vont jamais ensemble. Mourons donc plustost. Mais si je consens à ma mort, ne luy fais-je pas perdre le plus fidelle serviteur qu’elle ait jamais ? et puis est-il possible qu’en adorant on puisse offenser ? Je le luy diray donc, et en mesme temps luy descouvriray l’estomac, afin que le fer plus aisément punisse mon erreur, si elle le veut. Voilà, luy diray-je, où demeure le cœur de cet infortuné Filandre, qui sous les habits de Callirée, au lieu d’acquerir vos bonnes graces, a rencontré vostre courroux : vengez-vous, et le punissez, et soyez certaine que si la vengeance vous satisfait, le supplice luy en sera tres-agreable.

Belles bergeres, quand j’ouys parler Filandre de ceste sorte, je ne sçay ce que je devins, tant je fus surprise d’estonnement. Je sçay bien que je m’en voulus aller, afin de ne voir plus ce trompeur, tant pleine de despit que j’en tremblois toute. Mais Daphnis, pour achever entierement sa trahison, me retint par force, et parce, comme je vous ay dit, que nous estions fort pres du berger, au premier bruit que nous fismes, il tourna la teste, et croyant que ce ne fust que Daphnis, il s’y en vint ; mais quand il m’apperceut, et qu’il creut que je l’avois ouy : O dieux ! dit-il, quel supplice effacera ma faute ? Ah ! Daphnis, je n’eusse jamais attendu cette trahison de vous. Et à ce moment il s’en alla courant par le jardin comme une personne insensée, quoy qu’elle l’appellast deux ou trois fois par le nom de Callirée. Mais craignant d’estre ouye de quelqu’autre, et plus encore que le desespoir ne fist faire à Filandre quelque chose de mal à propos en sa personne, elle me laissa seule, et se mit à le suivre, me disant toute en colere en partant : Vous verrez, Diane, que si vous traittez mal Filandre, peut-estre vous ruinerez-vous de sorte, que vous en ressentirez le plus grand desplaisir. Si je fus estonnée de cet accident, jugez-le, belles bergeres, puisque je ne sçavois pas mesme m’en retourner. En fin apres avoir repris un peu mes esprits, je cherchay de tant de costez, que je revins en ma chambre, où m’estant remise au lict toute tremblante, je ne peus clorre l’œil de toute la nuict.

Quant à Daphnis, elle chercha tant Filandre, qu’en fin elle le rencontra plus mort que vif, et apres l’avoir tancé de n’avoir sceu se prevaloir d’une si favorable occasion, et toutesfois l’avoir asseuré que je n’estois point si estonnée de cet accident que luy, elle le remit un peu, et le r’asseura en quelque sorte, non point toutesfois tellement que le lendemain il eust la hardiesse de sortir de sa chambre. Moy d’autre costé, infiniment offensée contre tous deux, je fus contrainte de tenir le lict, pour ne donner cognoissance de mon desplaisir à ceux qui estoient autour de nous, et particulierement à la niepce de Gerestan. Mais de bonne fortune elle n’estoit pas plus spirituelle que de raison, de sorte que nous luy cachasmes aisément ce mauvais mesnage, ce qui nous eust esté presque impossible, et mesme à Filandre, autour duquel elle demeuroit ordinairement.

Daphnis ne se trouva pas peu empeschée en ceste occasion, car au commencement je ne pouvois la recevoir en ses excuses. En fin elle me tourna de tant de costez, et me sceut tellement deguiser ceste affection, que je luy promis d’oublier le desplaisir qu’elle m’avoit fait, jurant toutesfois, quant à Filandre, que je ne le verrois jamais. Et je croy qu’il s’en fust allé sans me voir, ne me pouvant supporter courroucée, n’eust esté le danger où il craignoit que Callirée tombast, car elle avoit à faire à un mary, qui estoit assez fascheux. Ce fust ceste consideration qui le retint, mais sans bouger du lict, faignant d’estre malade. Cinq ou six jours se passerent sans que je le voulusse voir, quelque raison que Daphnis me peust alleguer pour luy, et n’eust esté que je fus advertie que Filidas revenoit et Callirée aussi, je ne l’eusse veu de long temps.

Mais la crainte que j’eus que Filidas ne s’en prist garde, et que ce qui estoit si secret, ne fust divulgué par toute la contrée, me fit resoudre à le voir, avec condition, qu’il ne me feroit point de semblant de ce qui s’estoit passé, n’ayant pas assez de force sur moy, pour m’empescher de ne donner quelque cognoissance de mon desplaisir. Il le promit, et le tint ; car à peine oisoit-il tourner les yeux vers moy, et quand il le faisoit, c’estoit avec une certaine soubmission, qui ne m’asseuroit pas peu de son extreme amour. Et de fortune, incontinent apres que j’y fus entrée, Filidas, Amior, et le dissimulé Filandre arriverent dans la chambre, de qui les fenestres fermées donnerent assez bonne commodité de cacher nos visages. Filandre avoit adverty sa sœur de tout ce que luy estoit advenu, et cela avoit esté cause que le sejour de Filidas n’avoit pas esté si long, qu’il en avoit fait dessein ; car elle, disant que sa sœur estoit malade, les contraignit de s’en retourner.

Mais ce discours seroit trop ennuyeux, si je n’abregeois toutes nos petites querelles. Tant y a que Callirée ayant sceu comme toutes choses estoient passées, quelquefois les tournant en gausserie, d’autres fois cherchant des apparences de raison, sceut de sorte de servir de son bien dire, estant mesme aidée de Daphnis, qu’en fin je consentis au sejour de Filandre, jusqu’à ce que les cheveux fussent revenus à sa sœur, cognoissant bien que ce seroit la ruiner et moy aussi, si je precipitois d’avantage son retour. Et il advint [comme elle avoit fort bien prevu] que durant le temps que ce poil demeura à croistre, l’ordinaire conversation du berger, qui en fin ne m’estoit point desagreable, et la cognoissance de la grandeur de son affection, commencerent à me flatter de sorte, que de moy-mesme j’excusois sa tromperie, considerant de plus le respect et la prudence dont il s’y estoit conduit. Si bien qu’avant qu’il peust partir, il obtint ceste declaration qu’il avoit tant desirée, à sçavoir que oubliois sa tromperie, et que ne sortant point des termes de son devoir, j’aimerois sa bonne volonté, et la cherirois pour son merite, ainsi que je devrois. La cognoissance qu’il me donna de son contentement, ayant ceste asseurance de moy, me rendit bien aussi asseurée de son affection, que peu auparavant son desplaisir m’en avoit fait certaine, car il fut tel qu’à peine le pouvoit-il dissimuler.

Cependant que nous estions en ces termes, Filidas, de qui l’amour s’alloit tousjours augmentant, ne peut en couvrir d’avantage la grandeur, de sorte qu’elle resolut de tenter tout à fait le dissimulé Filandre. Avec ce dessein, la trouvant à propos un jour qu’elles se promenoient ensemble dans une touffe d’arbres, qui fait l’un des quarrez du jardin, elle luy parla de ceste sorte, apres avoir esté longuement interditte : Et bien, Filandre, sera-t’il vray que quelque amitié que je vous puisse faire paroistre, je ne sois point assez heureux pour estre aimé de vous ? Callirée luy respondit : Je ne sçay, Filidas, quelle plus grande amitié vous me demandez, ny comment je vous en puis rendre d’avantage, si vous mesme ne m’en donnez les moyens. – Ah ! dit-elle, si vostre volonté estoit telle que la mienne la desire, je le pourrois bien faire. – Jusqu’à ce que vous m’ayez esprouvée, dit Callirée, pourquoy voulez-vous douter de moy ?– Ne sçavez-vous pas, dit Filidas, que l’extreme desir est tousjours suivy de doute ? jurez-moy que vous ne me manquerez point d’amitié, et je vous declarerai peut-estre chose dont vous serez bien estonnée.

Callirée fut un peu surprise, ne sçachant ce qu’elle vouloit dire ; toutesfois, pour en sçavoir la conclusion, elle luy respondit : Je le vous jure, Filidas, tout ainsi que vous me le demandez, et de plus que je ne pourray jamais vous rendre tesmoignage de bonne volonté que je ne le fasse. A ce mot, pour remerciement, et presque par transport, Filidas la prenant par la teste, la baisa avec tant de vehemence, que Callirée en rougit, et la repoussant tout en colere, luy demanda quelle façon estoit celle-là. – Je sçay, respondit alors Filidas, que ce baiser vous estonne, et que mes actions jusques icy vous auront peut-estre fait soupçonner quelque chose d’estrange en moy ; mais si vous voulez avoir la patience de m’escouter, je m’asseure que vous en aurez plustost pitié que mauvais opinion. Et lors reprenant du commencement jusques au bout, elle luy fit entendre le procez qui avoit esté entre Phormion et Celion nos peres, l’accord qui fut fait pour l’assoupir, et en fin l’artifice de son pere à la faire eslever comme un homme, encor qu’elle fust fille. Bref nostre mariage, et tout ce que je viens de vous raconter, et puis continua de ceste sorte : Or ce que je veux de vous pour satisfaction de vostre promesse, c’est que recognoissant l’extreme affection que je vous porte, vous me receviez pour vostre femme, et je feray espouser Diane à mon cousin Amidor, que mon pere avoit expressement eslevé dans sa maison pour ce subjet. Et là dessus elle adjousta tant de paroles pour la persuader, que Callirée estonnée plus que je ne vous sçaurois dire, eut le loisir de revenir à soy, et luy respondre, que sans mentir elle luy avoit raconté de grandes choses, et telles que mal-aisément les pourroit-elle croire, si elle ne les asseuroit d’autre façon que par paroles. Elle, alors se desboutonnant, se descouvrit le sein : L’honnesteté, luy dit-elle, me deffend de vous en monstrer d’avantage, mais cela, ce me semble, vous doit suffire.

Callirée alors pour avoir loisir de se conseiller avec nous, fit semblant d’en estre fort aise, mais qu’elle avoit des parents, dont elle esperoit tout son avancement, et sans l’advis desquels elle ne feroit jamais une resolution de telle importance, et sur tout, qu’elle la supplioit de tenir ceste affaire secrette ; car, la divulguant, ce ne seroit que donner sujet à plusieurs de parler, et qu’elle l’asseuroit dés lors, que quand il n’y resteroit que son consentement, elle luy donneroit cognoissance de sa bonne volonté. Avec semblables propos elle finirent leur promenoir, et revindrent au logis, où de tout le jour, Callirée n’osa nous accoster, de peur que Filidas n’eust opinionqu’elle nous en parlast ; mais le soir elle raconta à son frere tous ces discours, et puis tous deux allerent trouver Daphnis, à laquelle ils les firent entendre. Jugez si l’estonnement fut grand ; mais qu’il peut estre, le contentement de Filandre le surpassoit de beaucoup, luy semblant que le Ciel luy offroit un tres-grand acheminement à la conclusion de ses desirs.

Le matin Daphnis me pria d’aller voir la feinte Callirée, et la vraye demeura aupres de Filidas, afin qu’elle ne s’en doutast. Dieu sçait quelle je devins, quand je sceu tout ce discours. Je vous jure que j’estois si estonnée, que je ne sçavois si ce n’estoit point un songe. Mais ce fut le bon que Daphnis se plaignoit infiniment de moy, que je le luy eusse si longuement celé, et quelque serment que je luy fisse, que je n’en avois rien sceu jusques à l’heure, elle ne me vouloit point croire si enfant, et lors que je luy disois que je pensois que tous les hommes fussent comme Filidas, elle se tuoit de rire de mon ignorance. En fin nous resolusmes, de peur que Bellinde ne voulust disposer de moy à sa volonté, ou que Filidas ne me fist quelque surprise pour Amidor, qu’il ne falloit rien faire à la volée et sans y bien penser ; car, dés lors, par la sollicitation de Daphnis et de Callirée, je promis à Filandre de l’espouser. Et cela fut cause que reprenant ses habits, apres avoir asseuré Filidas, qu’il alloit pour en parler à ses parens, il se retira avec sa sœur vers Gerestan, qui ne prit jamais garde à ceste ruse. Depuis ce temps il fut permis à Filandre de m’escrire ; car, envoyant d’ordinaire de ses nouvelles à Filidas, j’avois tousjours de ses lettres, et si finement, que ny Amidor ne s’en apperceurent jamais.

Or, belles bergeres, jusques icy ceste recherche ne m’avoit guere r’apporté d’amertume, mais, helas ! c’est ce qui s’ensuivit, qui m’a tant fait avaler d’absinthe, que jusques au cercueil il ne faut pas que j’espere de gouster quelque douceur.

Il advint pour mon mal-heur, qu’un estranger passant par ceste contrée me vid endormie à la fontaine des Sicomores, où la fraischeur de l’ombrage, et le doux gazouillement de l’onde m’avoient sur le haut du jour assoupie. Luy que la beauté du lieu avoit attiré pour passer l’ardeur du midy, n’eut plustost jetté l’œil sur moy, qu’il y remarqua quelque chose qui luy pleut. Dieux ! quel homme, ou plustost quel monstre estoit ce ! Il avoit le visage reluisant de noirceur, les cheveux raccourcis et meslez comme la laine de nos moutons, quand il n’y qu’un mois ou deux qu’on les a tondus, la barbe à petits bouquets clairement espanchée autour du menton, le nez aplaty entre les yeux et rehaussé et large par le bout, la bouche grosse, les levres renversées, et presque fendues sous le nez. Mais rien n’estoit si estrange que ses yeux, car en tout le visage il n’y paroissoit rien de blanc, que ce qu’il en descouvroit, quand il les rouloit dans la teste. Ce bel amant me fut destiné par le Ciel, pour m’oster à jamais toute volonté d’aimer ; car estant ravy à me considerer, il ne peut s’empescher [transporté comme je croy de ce nouveau desir] de s’approcher de moy pour me baiser. Mais parce qu’il estoit armé, et à cheval, le bruit qu’il fit m’esveilla, et si à propos, qu’ainsi qu’il estoit prest de se baisser pour satisfaire à sa volonté, j’ouvris les yeux, et voyant ce monstre si pres de moy, premierement je fis un grand cris, puis luy portant les mains au visage, le heurtay de toute ma force. Luy qui estoit à moitié panché, n’attendant pas ceste deffense, fut si surpris, que le coup le fit balancer, et de peur qu’il eut, comme je pense, de choirs sur moy, il aima mieux tomber de l’autre costé, si bien que j’eus loisir de me lever. Je ne croy pas que s’il m’eust touchée, je ne fusse morte de frayeur ; car figurez vous que tout ce qui est de plus horrible ne sçauroit en rien approcher l’horreur de son visage espouvantable.

J’estois des-ja bien esloignée quand il se releva, et voyant qu’il ne me sçauroit attaindre, parce qu’il estoit armé assez pesamment, et que la peur m’attachoit des aisles aux pieds, il sauta promptement sur son cheval, et à toute course, me suivoit, lors qu’estant presque hors d’haleine, la pauvre Filidas, qui assez pres de là entretenoit Filandre, qui nous estoit venu voir, et qui s’estoit endormy en luy parlant, ayant ouy ma voix, courut à moy, voyant que ce cruel me poursuivoit avec l’espée nue en la main, car la colere de sa cheute luy avoit effacé toute amour. Elle s’opposa genereusement à sa furie, me faisant paroistre par ce dernier acte, qu’elle m’avoit autant aimé que son sexe le luy permettoit, et d’abord luy prit la bride du cheval, dont ce barbare offensé, sans nul esgard de l’humanité, luy donna de l’espée sur le bras, de telle force qu’il le luy destacha du corps, et elle presque en mesme temps de douleur mourut, et tomba entre les pieds de son cheval, qui broncha si lourdement que son maistre eut assez d’affaire à s’en despestrer. Et parce que Filidas en mourant fit un grand cry, nommant fort haut Filandre, luy qui estoit aupres l’ouyt, et la voyant en si piteux estat, en eut un extreme desplaisir, mais plus encores, quand il vid ce barbare, s’estant desmeslé de son cheval, me courre apres, l’espée en la main, et moy, comme je vous disois, et de peur, et de la course que j’avois faite, tant hors d’haleine que je ne pouvois presque mettre un pied devant l’autre.

Que devint ce pauvre berger ? Je ne croy pas que jamais lyonne, à qui les petits ont esté desrobez, lors qu’elle void ceux qui les emportent, s’eslançast plus legerement apres eux, que le courageux Filandre apres ce cruel. Et parce qu’il estoit chargé d’armes qui l’empeschoient de courre, il l’atteignit assez tost, et d’abort luy cria : Cessez, chevalier, cessez d’outrager d’avantage celle qui merite mieux d’estre adorée. Et parce qu’il ne s’arrestoit point, ou fust que pour estre en furie il n’oyoit point sa voix, ou que pour estre estranger, il n’entendoit point son langage, Filandre mettant une pierre dans sa fronde, la luy jetta d’une si grande impetuosité, que le frappant à la teste, sans les armes qu’il y portoit, il n’y a point de doute qu’il l’eust tué de ce coup, qui fut tel, que l’estranger s’en aboucha. Mais il se releva incontinent, et oubliant la colere qu’il avoit contre moy, s’adressa tout en furie à Filandre, qui se trouva si pres, qu’il ne peut eviter le coup malheureux qu’il luy donna dans le corps, n’ayant en la main que sa houlette pour toute deffense. Toutesfois se voyant le glaive de son ennemy si avant, sa naturelle generosité luy donna tant de force et de courage, qu’au lieu de reculer il s’avança, et s’enfonçant le fer dans l’estomach jusques aux gardes, il luy planta le bout ferré de sa houlette entre les deux yeux, si avant qu’il ne l’en peut plus retirer, qui fut cause que la luy laissant ainsi attachée, il le saisit à la gorge, et de mains et de dents paracheva de le tuer. Mais, helas ! ce fut bien une victoire cherement achetée ; car ainsi que ce barbare tomba mort d’un costé, Filandre n’ayant plus de force, se laissa choir de l’autre, toutesfois si à propos, que tombant à la renverse, l’espée qu’il avoit au travers du corps, heurta de la pointe contre une pierre, et la pesanteur du corps la fit ressortir de la playe. Moy qui de temps en temps tournois la teste pour voir si ce cruel ne m’atteignoit point encores, veis bien au commencement que Filandre le couroit, et dés lors une extreme frayeur me saisit. Mais, helas ! quand je veis blessé si dangereusement, oubliant toute sorte de crainte, je m’arrestay ; mais, quand il tomba, la frayeur de la mort ne me peut empescher de courre vers luy, at aussi morte presque que luy, je me jettay en terre, l’appellant toute esplorée par son nom. Il avoit desjà perdu beaucoup de sang, et en perdoit à toute heure d’avantage par les deux costez de sa playe.

Et voyez quelle force a une amitié ! moy qui ne sçaurois voir du sang sans m’esvanouir, j’eus bien alors le courage de luy mettre mon mouchoir contre sa blessure, pour empescher le cours du sang, et rompant mon voile, luy en mettre autant de l’autre costé. Ce petit soulagement luy servit de quelque chose, car luy ayant mis la teste en mon giron, il ouvrit les yeux , et reprit la parole. Et me voyant toute couverte de larmes, il s’efforça de me dire : Si jamais j’ay esperé une fin plus favorable que celle-cy, je prie le Ciel, belle bergere, qu’il n’ait point de pitié pour moy. Je voyois bien que mon peu de merite ne me pourroit jamais faire atteindre ce bon-heur desiré, et je craignois qu’en fin le desespoir ne me contraignit à quelque furieuse resolution contre moy-mesme. Les dieux qui sçavent mieux ce qu’il nous faut, que nous ne le sçavons desirer, ont bien cogneu, que n’ayant vescu depuis si long temps que pour vous, il falloit aussi que je mourusse pour vous. Et jugez quel est mon contentement, puis que je meurs non seulement pour vous, mais encore pour vous conserver la chose du monde que vous avez la plus chere, qui est vostre pudicité. Or, ma maistresse, puis qu’il ne me reste plus rien puor mon contentement, qu’un seul poinct, par l’affection que vous avez recogneue en Filandre, je vous supplie de me le vouloir accorder, afin que ceste ame heureuse entierement puisse vous aller attendre aux champs Elisiens, avec ceste satisfaction de vous.

Il me dit ces paroles à mots interrompus, et avec beaucoup de peine ; et moy qui le voyois en cet estat, pour luy donner tout le contentement qu’il pouvoit desirer, luy respondis : Amy, les dieux n’ont point fait naistre en nous une si belle et honneste affection, our l’esteindre si promptement, et pour ne nous en laisser que le regret. J’espere qu’ils vous donneront encores tant de vie, que je pourray vous faire cognoistre que je ne vous cede point en amitié, non plus que vous ne le faites à personnes en merite. Et pour preuve de tout ce que je vous dy, demandez seulement tout ce que vous voudrez de moy, car il n’y a rien que je vous puisse ny vueille refuser. A ces derniers mots, il me prit la main, et se l’ap- prochant de la bouche : Je baise, dit-il, ceste main, pour remerciement de la grace que vous me faites. Et lors dressant les yeux au ciel : O dieux, dit-il, je ne vous requiers qu’autant de vie qu’il m’en faut pour l’accomplissement de la promesse que Diane me vient de faire. Et puis adressant sa parole à moy, avec tant de peine, qu’à peine pouvoit-il proferer les mots, il me dit ainsi : Or, ma belle maistresse, escoutez donc ce que je veux de vous, puis que je ne ressens l’aigreur de la mort, que pour vous. Je vous conjure par mon affection et par vostre promesse, que j’emporte ce contentement hors de ce monde, que je puisse dire que je suis vostre mary, et croyez, si je le reçois, que mon ame ira tres-contente en quelque lieu qu’il luy faille aller, ayant un si grand tes- moignage de vostre bonne volonté.

Je vous jure, belles bergeres, que ces paroles me toucherent si vivement, que je ne sçay comme j’eus assez de force à me soustenir, et croy, quant à moy, que ce fut la seule volonté que j’avois de luy complaire, qui m’en donna le courage. Cela fut cause qu’il n’eut pas plustost fini sa demande, que luy retendant la main, je luy dis : Filandre, je vous accorde ce que vous me requerez, et vous jure devant tous les dieux, et particulierement devant les divinitez qui sont en ces lieux, que Diane se donne à vous, et qu’elle vous reçoit et de cœur et d’ame pour son mary. Et, en disant ces mots, je le baisay. Et moy, me dit-il, je vous reçoy, ma belle maistresse, me donne à vous pour jamais, tres-heureux et content d’emporter ce glorieux nom de mary Diane. Helas ! ce mot de Diane fut le dernier qu’il profera ; car, m’ayant les bras au col, et me tirant à luy pour me baiser, il expira, laissant ainsi son esprit sur mes levres.

Quelle je devins, le voyant mort, jugez-le, belles bergeres, puis que veritablement je l’aimois. Je tombay abouchées sur luy, sans pouls, et sans sentiment, et de telle sorte esvanouie, que je fus emportée chez moy, sans que je revinisse. O Dieux ! que j’ay ressenti vivement cette perte, et recogneu plus que veritable ce que tant de fois il m’avoit predit, que je l’aimerois d’avantage apres sa morte que durant sa vie. Car j’ay despuis conservé si vive sa memoire en mon ame, qu’il me semble qu’à toute heure je l’ay devant mes yeux, et que sans cesse il me dit, que pour n’estre ingrate il faut que je l’aime. Aussi, fais-je, ô belle ame, et avec la plus entiere affection qu’il se peut, et si où tu es, on a quelque cognoissance de ce qui se fait çà bas, reçoy, ô cher amy, ceste volonté, et ces larmes que je t’offre pour tesmoignage, que Diane aimera jusques au cercueil son cher Filandre.