L’Astrée/première partie/Le Cinquiesme Livre

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Simon Rigaud (Première partiep. 186-239).


LE CINQUIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
Partie d'Astrée


Le bruit que ces bergeres firent lors qu’Astrée faillit d’esvanouyr, fut si grand, que Leonide s’en esveilla, et les oyant parler aupres d’elle, la curiosité luy donna volonté de sçavoir qui elles estoient. Et parce qu’apres estre un peu remises, ces trois bergeres se leverent pour s’en aller, tout ce qu’elle peut faire, ce fut d’éveiller Silvie pour les luy monstrer. Aussi tost qu’elle les apperceut, elle recogneut Astrée, quoy qu’elle fust fort changée, pour le déplaisir qu’elle avoit de la perte de Celadon. – Et les autres deux, dit Leonide, qui sont-elles ? – L’une, dit-elle, qui est à main gauche, c’est Diane, fille de la sage Bellinde, et de Celion. Et suis bien marrie que nous ayons si longuement dormy, car je m’asseure que nous eussions bien appris de leurs nouvelles, y ayant apparence que l’occasion qui les a esloignées des autres, n’a esté que pour parler plus librement. – Vrayement, respondit Leonide, j’advoue n’avoir jamais rien veu de plus beau qu’Astrée, et faisant comparaison d’elle à toutes les autres, je la trouve du tout avantagée. – Considerez, repliqua Silvie, quelle esperance doit avoir Galathée de divertir l’affection du berger.

Ceste consideration toucha bien aussi vivement Leonide, pour son subjet propre, que pour celuy de Galathée. Toutesfois Amour qui ne vit jamais aux despens de personne, sans luy donner pour payement quelque espece d’esperance, ne voulut point traitter ceste nymphe plus avarement que les autres, et ainsi, quoy qu’il n’y eust pas grande apparence, ne laissa de luy promettre que peut-estre l’absence d’Astrée et l’amitié qu’elle luy feroit paroistre, luy pourroient faire changer de volonté. Et apres quelques autres discours, ces nymphes se separerent, Leonide prenant le chemin de Feurs, et Silvie celuy d’Isoure, cependant que les trois belles bergeres ayant ramassé leurs troupeaux, s’alloient peu à peu retirant dedans leurs cabanes.

A peine avoient-elles mis le pied dans le grand pré, où sur le tard on avoit accoustumé de s’assembler, qu’elles apperceurent Lycidas parlant avec Silvandre ; mais aussi tost que le berger recogneut Astrée, il devint pasle, et si changé, que pour n’en donner cognoissance à Silvandre, il luy rompit compagnie, avec quelque mauvaise excuse. Mais, voulant eviter leur rencontre, Phillis luy alla couper chemin avec Diane, apres avoir dit à Astrée la mauvaise satisfaction que ce berger avoit d’elle. Et parce que Phillis ne vouloit point le prendre, l’ayant jusques là trop cherement conservé, quoy qu’il essayast de l’outrepasser promptement, si l’atteignit-elle, et luy dit en sousriant : Si vous fuyez de ceste sorte vos amies, que ferez-vous de vos ennemies ? Il respondit : La compagnie que vous cherissez tant, ne vous permet pas de retenir ce nom. – Celle, repliqua la bergere, de qui vous vous plaignez, souffre plus de peine de vous avoir offensé que vous mesme. – Ce n’est pas, respondit le berger, guerir la blesseure que de rompre le glaive qui l’a faite.

En mesme temps Astrée arriva, qui s’adressant à Lycidas, luy dit : Tant s’en faut, berger, que je die la hayne que vous me portez estre injuste, que j’advoue que vous ne me sçauriez autant haïr, que vous en avez d’occasion. Toutesfois, si la memoire de celuy qui est cause de ceste mauvaise satisfaction, vous est encor aussi vive en l’ame, qu’elle le sera jamais en la mienne, vous vous ressouviendrez que je suis la chose du monde, qu’il a plus aimée, et qu’il vous sieroit mal de me hayr, puis qu’encore il n’y a rien qu’il aime d’avantage que moy. Lycidas vouloit respondre, et peut-estre selon sa passion trop aigrement, mais Diane, luy mettant la main devant la bouche, luy dit : Lycidas, Lycidas, si vous ne recevez ceste satisfaction, autant que jusques icy vous avez eu de raison, autant serez vous blasmé pour estre deraisonnable. Astrée, sans s’arrester à ce que Diane disoit, luy osta la main du visage, et luy dit : Non, non, sage bergere, ne contraignez point Lycidas, laissez luy user de toutes les rigoureuses paroles qu’il luy plaira. Je sçay que ce sont des effets de sa juste douleur : toutesfois je sçay bien aussi, qu’en cela il n’a pas fait plus de perte que moy. Lycidas oyant ses paroles, et la façon dont Astrée les proferoit, donna tesmoignage avec ses larmes qu’elle l’avoit attendry, et ne pouvant se commander si promptemens, quelque deffense que Phillis et Diane fissent, il se defit de leurs mains, et s’en alla d’un autre costé ; dequoy Phillis s’appercevant, afin d’en avoir entiere victoire, le suivit, et luy sceut si bien representer le desplaisir d’Astrée, et la meschanceté de Semire, qu’enfin elle le remit bien avec sa compagne.

Mais cependant Leonide suivoit son chemin à Feurs, et quoy qu’elle se hastast, elle ne peut outrepasser Ponsins, parce qu’elle avoit dormi trop long temps. Cela fut cause qu’elle s’esveilla beaucoup avant le jour, desireuse de retourner de bonne heure, afin de pouvoir demeurer quelque temps à son retour, avec les bergeres qu’elle venoit de laisser. Toutesfois, elle n’osa partir avant que la clarté luy monstrast le chemin, de peur de se perdre, quoy qu’il luy fust impossible de fermer l’œil le reste de la nuict. Cependant qu’elle alloit entretenant ses pensées, et qu’elle y estoit le plus attentive, elle ouyt que quelqu’un parloit assez pres d’elle, car il n’y avoit qu’un entre-deux d’aiz fort delié, qui separoit une chambre en deux, d’autant que le maistre du logis estoit un fort honneste pasteur, qui par sa courtoisie, et pour les loix de l’hospitalité, recevoit librement ceux qui faisoient chemin, sans s’enquerir quels quels ils estoient ; et parce que son logis estoit assez estroit, il avoit esté contraint de faire des entre-deux d’aiz pour avoir plus de chambres. Or quand la nymphe y arriva, il y avoit deux estrangers logez ; mais parce qu’il estoit fort tard, ils estoient desja retirez et endormis, et de fortune la chambre où la nymphe fut logée estoit faicte de ceste sorte, et tout aupres de la leur, sans qu’en s’y couchant elle s’en prit garde. Oyant donc murmurer quelqu’un aupres de son lict, car le chevet estoit tourné de ce costé là, afin de les mieux entendre, elle approcha l’oreille à la fente d’un aiz, et par hazard l’un d’eux relevant la voix un peu plus, elle ouyt qu’il respondit ainsi à l’autre : Que voulez-vous que je vous die d’avantage, sinon qu’amour vous rend ainsi impatient ? Et bien, elle se sera trouvée lasse, ou malade, ou incommodée de quelque survenant qui l’aura fait retarder, et faut-il se desesperer pour cela ?

Leonide pensoit bien recognoistre ceste voix, mais elle ne pouvoit s’en ressouvenir entierement, si fit bien de l’autre, aussi tost qu’il respondit : Mais voyez-vous, Climanthe, ce n’est pas cela qui me met en peine, car l’attente ne m’ennuyera jamais, tant que j’espereray quelque bonne issue de nostre entreprise ; ce que je crains, et qui me met sur les espines où vous me voyez, c’est que vous ne luy ayez pas bien fait entendre ce que nous avions deliberé, ou qu’elle n’ait pas adjousté foy à vos paroles.

Leonide oyant ce discours, et recognoissant fort bien celui qui parloit, estonnée, et desireuse d’en sçavoir d’avantage, s’approcha si pres des aiz, qu’elle n’en perdoit une seule parole, et lors elle ouyt que Climanthe respondit : Dieu me soit en ayde avec cet homme. Je vous ay desja dit plusieurs fois que cela estoit impossible. – Ouy bien, dit l’autre, à vostre jugement. – Vrayement, respondit Climanthe, pour le vous faire advouer, et pour vous faire sortir de ceste peine, je vous veux encor une fois redire le tout par le menu.

Histoire de la tromperie de Climanthe[modifier]

Apres que nous nous fusmes separez, et que vous m’eustes fait cognoistre Galathée, Silvie, Leonide, et les autres nymphes d’Amasis, aussi bien de veue que je les cognoissois desja par les discours que vous m’en aviez tenus, je creus qu’une des principales choses qui pouvoient servir à nostre dessein, estoit de sçavoir comme seroit vestu Lindamor le jour de son depart. Car vous sçavez que Clidaman et Guyemants, s’en estans allez trouver Meroüée, Amasis commanda à Lindamor de le suivre avec tous les jeunes chevaliers de ceste contrée, afin que Clidaman fust recogneu de Meroüée pour celuy qu’il estoit ! Et par malheur, il sembloit que Lindamor eust plus de dessein de faire tenir sa sa livrée secrette, qu’il n’avoit jamais eu. Si est-ce que j’allay si bien espiant l’occasion, qu’un soir qu’il estoit au milieu de la rue, j’ouys qu’il commanda à un de ses gens d’aller chez le maistre qui luy faisoit ses habits, pour luy apporter le hoqueton qu’il avoit fait faire pour le jour de la monstre, parce qu’il le vouloit essayer : et d’autant qu’il avoit espressement deffendu de ne le laisser voir à personne, il luy donna une bague pour contre-signe. Je suivis d’assez loin cest homme pour recognoistre le logis, et le lendemain à bonne heure, sçachant le nom du maistre, j’entray effrontement en sa maison, et luy dis que je venois de la part de Lindamor, parce qu’Amasis le presoit de partir, et qu’il craignoit que ses habits ne fussent pas faits à temps, et que je ne m’en fiasse point à ce qu’il m’en diroit, mais que je les visse moy-mesme pour luy en rapporter la verité. Et puis continuant, je luy dis : Il m’eust donné la bague que vous sçavez pour contre-signe, mais il m’a dit, qu’il suffisoit que je vous disse, qu’hier au soir il avoit envoyé querir le hoqueton, et que celuy qui le vint demander, vous l’avoit apportée. Ainsi je trompay le maistre, et remarquay ses habits le mieux qu’il me fut possible. Et lors que je fis semblant de le haster, il me respondit qu’il avoit assez de temps, puis que ce jour là mesme il avoit veu une lettre d’Amasis, dans l’assemblée de la ville, par laquelle elle leur ordonnoit de se tenir armez dans cinq semaines, parce qu’au jour qu’elle leur marquoit, elle vouloit faire son assemblée dans leur ville, à cause de la monstre generale que Lindamor et ses troupes faisoient pour aller trouver Clidaman, et que le lendemain elle vouloit que vous fussiez receu pour general de ceste contrée en son absence. Par ce moyen, je sceus le jour du despart de Lindamor, et de plus, que vous demeureriez en ce pays, qui fut un accident, qui vint tres à propos pour parachever nostre dessein, quoy que vous en eussiez esté desja bien adverty.

Suivant cela, je m’en allay retirer dans ce grand bois de Savignieu, où sur le bord de la petite riviere qui passe au travers, je fis une cabane de fueilles, mais si cachée que plusieurs eussent passé aupres sans la voir, et cela à fin que l’on creust que j’y avois demeuré longuement, car comme vous sçavez, personne ne me cognoissoit en ceste contrée. Et pour mieux monstrer qu’il y avoit long temps que j’y demeurois, les fueilles dont je couvris ceste loge, estoient desja toutes seiches, et puis je pris le grand miroir que j’avois fait faire, que je mis sur un autel, que j’entournay de houx, et d’espines, y mettant parmy quelques herbes, comme verveine, fougere, et autres semblables. Sur un des costez je mis du guy, que je disois estre de chesne, de l’autre la serpe d’or, dont je feignois l’avoir couppé le sixiesme de la premiere lune, et au milieu le linceul, où je l’avois cueilly. Et au dessus de tout cela, j’attachay le miroir le plus obscur, afin que mon artifice fust moins apperceu, et vis à vis par le dessus, j’y accomoday le papier peint, où j’avois tiré si au naturel le lieu que je voulois monstrer à Galathée, qu’il n’y avoit personne qui ne le recogneut. Et à fin que ceux qui seroient en bas, s’ils tournoient les yeux en haut ne le vissent, du costé où l’on entroit, j’entrelassay des branches, et des fueilles de telle sorte ensemble, qu’il estoit impossible ; et parce que si l’on eust approchée l’autre, se tournant de l’austre costé, on eust sans doute veu mon artifice, [l57/l58] je fis à l’entour un assez grand cerne, où je mis les encensoirs de rang, et deffendois à chacun de ne les outre-passer point.

Au devant du miroir, il y avait une aiz, sur laquelle Hecate estoit peinte : ceste aiz avoit tout le bas ferré d’un fusil, et comme vous sçavez, elle ne tenoit qu’à quelques poils de cheval, si deliez, qu’avec l’obscurité du lieu, il n’y avoit personne qui les peust apercevoir ; aussi tost que l’on les tiroit, l’aiz tomboit, et de sa pesanteur frappoit du fusil sur une pierre si à propos, qu’elle ne manquoit presque jamais de faire feu. J’avois mis au mesme lieu une mixtion de soulphre, et de salpestre, qui s’esprend de sorte au feu qui le touche, qu’il s’en esleve une flamme, avec une si grande promptitude, qu’il n’y a celuy qui n’en demeure en quelque sorte estonné : ce que j’avois inventé pour faire croire que c’estoit une espece, ou de divinité, ou d’enchantement ; tant y a que je trouvay le tout si bien disposé, qu’il me sembloit qu’il n’y avoit rien à redire. Apres toutes ces choses, je commençay quelques fois à me laisser voir, mais rarement, et soudain que je prenois garde que l’on m’avoit apperceu, je me retirois en ma loge où je faisois semblant de ne me nourrir que de racines, parce que la nuict j’allois acheter à trois ou quatre lieues de là, avec d’autres habits, tout ce qui m’estoit necessaire.

Dans peu de jours plusieurs se prirent garde de moy, et le bruit de ma vie fut si grand, qu’il parvint jusques aux aureilles d’Amasis, qui se venoit bien souvent promener dans ces grands jardins de Montbrison. Et entre autres, une fois qu’elle y estoit, Silaire, Silvie, Leonide et plusieurs autres de leurs compagnes, vindrent se promener le long de mon petit ruisseau, où pour lors je faisois semblant d’amasser quelques herbes. Aussi tost que je recogneus qu’elles m’avoient apperceu, je me retiray au grand pas en ma cabane ; elles qui estoient curieuses de me voir, et de parler à moy, me suivrent à travers ces grands arbres. Je m’estois desja mis à genoux, mais quand je les ouys approcher, je m’en vins sur la porte, où la premiere que je rencontray, fut Leonide. Et parce qu’elle estoit preste d’entrer, la repoussant un peu, je luy dis assez rudement : Leonide, la divinité que je sers, vous commande de ne profaner ses autels. A ces mots elle recula, un peu surprise, car mon habit de druyde me faisoit rendre de l’honneur, et le nom de la divinité donnoit de la crainte. Et apres s’estre r’asseurée, elle me dit : Les autels de vostre dieu, quel qu’il soit, ne peuvent estre profanez de recevoir mes vœux, puis que je ne viens que pour luy rendre l’honneur que le Ciel demande de nous. – Le Ciel, luy respondis-je, demande à la verité les vœux, et l’honneur, mais non point differents de ce qu’il les ordonne ; par ainsi, si le zele de la divinité que je sers, vous ameine icy, il faut que vous observiez ce qu’elle commande. – Et quel est son commandement ? adjousta Silvie. – Silvie, luy dis-je, si vous avez la mesme intention que vostre compagne, faites toutes deux ce que je vous diray, et puis vos vœux luy seront agreables. Avant que la lune commence à decroistre, lavez-vous avant jour la jambe droitte jusques au genouil, et le bras jusques au coude dans ce ruisseau qui passe devant ceste saincte caverne ; et puis, la jambe, et le bras nud, venez icy avec un chappeau de verveine et une ceinture de fougere. Apres je vous diray ce que vous aurez à faire pour participer aux sacrez mysteres de ce lieu, que je vous ouvriray, et declaleray.

Et lors luy prenant la main, je luy dis : Voulez-vous, pour tesmoignage des graces dont la divinité que je sers me favorise, que je vous die une partie de vostre vie, et de ce qui vous adviendra ? – Non pas moy, dit-elle, car je n’ay point tant de curiosité. Mais vous, ma compagne, dit-elle, s’adressant à Leonide, je vous ay veue autresfois desireuse de la sçavoir, passez en à ceste heure vostre envie. – Je vous en supplie, me dit Leonide, en me presentant la main. Alors me ressouvenant de ce que vous m’aviez dit de ces nymphes en particulier, je luy pris la main, et luy demanday, si elle estoit née de jour ou de nuict, et sçachant que c’estoit de nuict, je pris la main gauche, et apres l’avoir quelque temps considerée, je luy dis : Leonide, ceste ligne de vie, nette, bien marquée et longue, vous monstre que vous devez vivre, pour les maladies du corps, assez saine, mais ceste petite croix, qui est sur la mesme ligne, presque au haut de l’angle, qui a deux petites lignes au dessus, et trois au dessous, et ces trois aussi, qui sont à la fin de celle de la vie, vers la restrainte, monstrent en vous des maladies que l’amour vous donnera, qui vous empescheront d’estre aussi saine de l’esprit, que du corps. Et ces cinq ou six poincts, qui, comme petits grains, sont semez çà et là de ceste mesme ligne, me font juger que vous ne hayrez jamais ceux qui vous aimeront, mais plustost que vous vous plairez d’estre aimée, et d’estre servie. Or regardez ceste autre ligne, qui prend de la racine de celle que nous avons desja parlé, et passant par le milieu de la main, s’esleve vers le mont de la lune : elle s’appelle moyenne naturelle. Ces coupures que vous y voyez, qui paroissent un peu, signifient que vous vous courroucez facilement, et mesme contre ceux, sur qui l’amour vous donne authorité. Et ceste petite estoile, qui tourne contre l’enfleure du poulce, monstre que vous estes pleine de bonté, et de douceur, et que facilement vous perdez vos coleres. Mais voyez vous ceste ligne que nous nommons Mensale, qui se joint avec la moyenne naturelle, en sorte que les deux font un angle ? cela monstre que vous aurez divers troubles en l’entendement pour l’amour, qui vous rendront quelquesfois la vie desagreable : ce que je juge encor mieux, considerant que peu apres la moyenne deffaut, et celle-cy s’assemble avec celle de la vie, si bien qu’elles font l’angle de la Mensale, et de l’autre, car cela m’apprend que tard, ou jamais aurez vous la conclusion de vos desirs.

Je voulois continuer, quand elle retira la main, et me dit, que ce n’estoit pas ce qu’elle me demandoit, car je parlois trop en general, mais qu’elle vouloit sçavoir ce qui adviendroit du dessein qu’elle avoit. Alors je luy respondis : les Numes celestes sçavent eux seuls ce qui est de l’avenir, sinon en tant que par leur bonté, ils en donnent cognoissance à leurs serviteurs. Et cela quelquefois pour le bien public, quelquefois pour satisfaire aux ardantes supplications de ceux, qui plusieurs fois en importunent leurs autels, et bien souvent pour faire paroistre que rien ne leur est caché. Et toutesfois c’est apres au prudent interprete de ce dieu, de n’en rien dire qu’autant qu’il cognoist estre necessaire, par ce que les secrets des dieux ne veulent point estre divulgués sans occasion. Je vous dy cecy, afin que vostre curiosité se contente de ce que je vous en ay discouru un peu moins clairement que vous ne desirez, car il n’est pas necessaire que je le vous die autrement. Et à fin que vous cognoissiez, que le dieu ne m’est point chiche de ses graces, et qu’il me parle familierement, je vous veux dire des choses qui vous sont advenues, par lesquelles vous jugerez combien je sçay. En premier lieu, belles nymphes, vous sçavez bien que je ne vous vy jamais, et toutesfois, à l’abord, je vous ay toutes nommées par vos noms : ce que j’ay fait, parce que je veux bien que vous me croyez plus sçavant que le commun, non pas à fin que la gloire m’en revienne, ce seroit trop de presomption, mais à la divinité que je sers en ce lieu. Or il faut que vous croyez que tout ce que je vous diray, je l’ay appris du mesme maistre.

Et certes en cela je ne mentois pas, car c’estoit vous, Polemas, qui me l’aviez dit. Mais parce, continuay-je, que les particularitez rendront peut-estre mon discours plus long, il ne seroit point hors de propos que nous nous missions sous ces arbres voisins. A ce mot nous y allasmes, et lors je recommençay ainsi. – Vrayement, interrompit Polemas, vous ne pouviez conduire avec plus d’artifice ce commencement. – Vous jugerez, respondit Climanthe, que la continuation ne fut point avec moins de prudence. Je pris donc la parole de ceste sorte :

Belle nymphe, il peut y avoir trois ans, que le gentil Agis, en pleine assemblée, vous fut donné pour serviteur. A ce commencement, vous vous fustes indifferens, car jusques alors la jeunesse de l’un et de l’autre estoit cause que vos cœurs n’estoient capables des passions que l’amour conçoit. Mais, depuis ce temps, vostre beauté en luy, et sa recherche en vous, commencerent d’esveiller peu à peu ces feux, dont nature met les premieres estincelles en nous dés l’heure que nous naissons ; de sorte que ce qui vous estoit indifferent, devint paticulier en tous deux, et l’amour en fin se forma, et nasquit en son ame, avec toutes les passions qui ont accoustumé de l’accompagner, et en vous une bonne volonté, qui vous faisoit agréer d’avantage son affection, et ses services que de tout autre. La premiere fois qu’à bon escient il vous en fit ouverture, fut quand Amasis s’allant promener dans ses beaux jardins de Mont-brison il vous prit sous le bras, et apres avoir demeuré quelque temps sans parler, il vous dit tout à coup : En fin, belle nymphe, il ne sert de rien que je dispute en moy-mesme, si je dois, ou si je ne dois pas vous declarer ce que j’ay dans l’ame ; car le dissimuler est peut-estre recevable en ce qui quelquesfois peut estre changé, mais ce qui me contraint de parler à ceste heure, m’accompagnera jusques au delà du tombeau.

Icy je m’arrestay, et luy dis : Voulez-vous, Leonide, que je redie les mesmes paroles que vous luy respondites ? – Sans mentir, luy dit alors Polemas, vous vous mettiez en un grand hazard d’estre descouvert. – Nullement, respondit Climanthe, et pour vous rendre preuve de la perfection de ma memoire, je vous diray les mesmes paroles. – Mais, repliqua Polemas, si moy-mesme m’estois oublié à les vous dire ? – O, adjousta Climanthe, je ne doute pas que cela ne soit ; mais tant y a que le sujet des paroles estoit celuy que vous m’avez dit, et elle mesme ne sçauroit se ressouvenir des mesmes mots, de sorte qu’avec l’opinion que ce soit un dieu qui me les ait dits, sans doute elle eust creu, que c’es- toient ceux-là mesmes. Que si vous n’eussiez esté si familier avec elle, comme vostre secrette affection vous avoit rendu, je ne l’eusse pas si aisément entrepris. Mais, me ressouvenant que vous m’aviez dit, que vous l’aviez servie fort longuement, et que ce service avoit esté tousjours bien receu, jusques à ce que vous aviez changé d’affection, et que vous estiez devenu serviteur de Galathée, et mesmes que cela estoit cause que pour vous faire desplaisir, elle tenoit le party de Lindamor contre vous, je parlois plus hardiment de tout ce qui s’estoit passé en ce temps-là, sçachant bien que l’amour ne permet pas que l’on puisse celer quelque chose à la personne que l’on aime.

Mais, pour revenir à nostre propos, elle me respondit : Je veux bien que vous m’en disiez ce qu’il vous plaira, mais nous en croirons ce que nous voudrons. Ce qu’elle disoit, comme estant un peu picquée de ce qu’elle le vouloit peut-estre celer à ses compagnes. Je ne laissay de continuer : Or bien, Leonide, vous en croirez ce qu’il vous plaira, car je m’asseure que je ne vous diray rien qu’en vostre ame vous ne l’avouyez pour vray. Vous luy respondites, comme feignant de n’entendre pas ce qu’il vouloit dire : Vous avez raison, Agis, de ne point taire par dissimulation ce qui vous doit accompagner aussi longuement que vous vivrez, autrement, ne pouvant estre qu’il ne se descouvre, vous seriez tenu pour personne double, nom qui n’est honorable à nulle sorte de gens, mais moins à ceux qui font la profession que vous faites. – Ce conseil donc, respondit-il, et ma passion me containdront de vous dire, belle nymphe, que ny l’inégalité de vos merites à moy, ny le peu de bonne volonté, que j’ay recogneu en vous, n’ont peu empescher mon affection, ny ma temerité, qu’elles ne m’ayent eslevé jusques à vous. Que si toutesfois, non point la qualité du don, mais de la volonté doit estre recevable, je puis dire avec asseurance, que l’on ne vous sçauroit offrir un plus grand sacrifice ; car ce cœur que je vous donne, je le donne avec toutes les affections et avec toutes les puissances de mon ame, et tellement tout, que ce qui apres ceste donation, ne se trouvera vostre en moy, je le desavoueray et renonceray comme ne m’appartenant pas. La conclusion fut que vous luy respondites : Agis, je croiray ces paroles, quand le temps, et vos services me les auront dittes, aussi bien que vostre bouche. Voilà la premiere declaration d’amitié que vous eustes de luy, de laquelle il vous rendit par apres assez de preuves, tant par la recherche qu’il fit pour vous espouser, que par les querelles qu’il prit contre plusieurs, desquels il estoit jaloux. Ce fut en ce temps que voulant vous friser les cheveux, vous vous bruslates la joue, sur quoy il fit tels vers.

Chanson d’Agis


Sur la bruslure de la joue de Leonide.

Cependant que l’Amour se jouë
Dedans l’or de vos beaux cheveux,
Une estincelle de ses feux
Par mal’heur vous touche la jouë

Par là jugez, nymphe cruelle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle
Tant de douleur va produisant.

Cependant que vostre œil eslance,
Encores qu’il en fust vainqueur,
Tant de flammes contre mon cœur,
L’une la joue vous offense.

Par là jugez, nymphe cruelle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle
Tant de douleur va produisant.

Cependant que mon cœur en flame
Vouloit son ardeur vous lancer,
Son feu qui ne pût y passer,
Brusla la jouë au lieu de l’ame.

Par là jugez, nymphe cruelle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle

Tant de douleur va produisant.

Et pour vous faire paroistre que veritablement je sçay ces choses, par une divinité qui ne peut mentir, et de qui la veue, et l’ouye penetrent jusques dans le profond de cœurs, je vous veux dire une chose sur ce sujet, que personne ne peut sçavoir que vous et Agis.

Elle eut peur que je ne descouvrisse quelque secret qui la peust fascher ; aussi estoit-ce mon dessein de luy donner ceste apprehension. Cela fut cause qu’elle me dit toute troublée : Homme de Dieu, encor que je ne craigne pas que vous ou autre puissiez dire chose sur ce sujet, qui me doive importer, toutefois ce discours est si sensible, qu’il est bien mal-aisé d’y toucher d’une main si douce, que la blessure n’en cuise, c’est pourquoy je vous supplie de le finir.

Elle profera ces paroles avec un tel changement de visage, et d’une voix si interditte, que pour la r’asseurer, je fus contraint de luy dire : Vous ne devez me croire avec si peu de consideration, que je ne sçache celer ce qui pourroit vous offenser, ny que j’ignore que les moindres blessures sont bien fort sensibles en la partie où je vous touche, car c’est au cœur à qui toutes ces playes s’adressent. Mais puis que vous ne voulez pas en sçavoir d’avantage, je m’en tairay, aussi bien il est temps que je r’entre vers la divinité qui me rappelle.

Et en cest instant, je me levay, et leur donnay le bon jour. Puis apres avoir fait quelque apparence de ceremonies sur la riviere, je dy assez haut : O souveraine deité, qui presides en ce lieu, voicy que dedans ceste eau je me nettoye, et despouille de tout le profane que la pratique des hommes me peut avoir laissé, depuis que je suis sorty hors de ton sainct temple. A ce mot je donnay trois fois dans la bouche, et les yeux, et les mains tournées au ciel j’ entray en ma cabane sans parler à elles. Et par ce que je me doutay bien qu’elles auroient assez de curiosité pour venir voir ce que je ferois, je m’en allay devant l’autel, où faisant semblant de me mettre en terre, je tiray les poils de cheval, qui faisant leur effect, laisserent tomber la petite aiz ferrée qui estoit devant le miroir, qui donna si à propos sur le caillou, qu’il fit feu, et en mesme temps se prit à la composition, qui estoit au dessous, si bien que la flamme en sortit avec tant de promptitude, que ces nymphes, qui estoient à la porte, voyant au commencement esclairer le miroir, puis tout à coup le feu si prompt, et violent, prirent une telle frayeur, qu’elles s’en retournerent avec beaucoup d’opinion, et de ma saincteté, et du respect envers la divinité que je servois. Ce commencement pouvoit-il estre mieux conduit que cela ? – Non certes, respondit Polemas, et je juge bien, quant à moy, que toute personne qui n’en eust point esté advertie, s’y fut aisément trompée.

Cependant que Climanthe parloit ainsi, Leonide l’escoutoit, si ravie hors d’elle-mesme, qu’elle ne sçavoit si elle dormoit ou veilloit ; car elle voyoit bien que tout ce qu’il racontoit, estoit tres-veritable, et toutesfois elle ne pouvoit bonnement croire que cela fust ainsi. Et, cependant qu’elle disputoit en elle-mesme, elle ouyt que Climanthe recommençoit : Or ces nymphes s’en allerent, et ne puis sçavoir asseurément quel rapport elles firent de moy, si est-ce que par conjecture il y a apparence qu’elles dirent à chacun les choses admirables qu’elles avoient veues. Et comme la renommée augmente tousjours, la cour n’estoit pleine que de moy ; et certes en ce temps-là j’eus de la peine à continuer mon entreprise, car une infinité de personnes vindrent me voir, les unes par curiosité, les autres pour estre instruites, et plusieurs pour sçavoir ce si que l’on disoit de moy, n’estoit point controuvé, et fallut que j’usasse de grandes ruses. Quelques fois pour échapper, je disois que ce jour là estoit un jour muet pour la deité que je servois, une autre fois que quelqu’un avoit l’offensée, et qu’elle ne vouloit point respondre, que je ne l’eusse appaisée par jeusnes. D’autres fois je mettois des conditions aux ceremonies que je leur faisois faire, qu’ils ne pouvoient parachever qu’avec beaucoup de temps, et quelques fois quand le tout estoit finy, j’y trouvois à dire, ou qu’ils n’avoient pas bien observé tout, ou qu’ils en avoient trop ou trop peu fait ; et par ainsi je les faisois recommencer, et allois gaignant le temps. Pour le regard de ceux dont quelque chose m’estoit cogneue, je les dépeschois assez promptement, et cela estoit cause que les autres desireux d’en sçavoir autant que les premiers, se sousmettoient à tout ce que je voulois.

Or, durant ce temps, Amasis me vint voir, et avec elle Galathée. Apres que j’eus satisfait à Amasis sur ce qu’elle me demandoit, qui fut en somme de sçavoir quel seroit le voyage que Clidaman avoit entrepris, et que je luy eus dis qu’il courroit beaucoup de fortune, qu’il seroit blessé, et qu’il se trouveroit en trois batailles avec le prince des Francs, mais qu’en fin il s’en reviendroit avec toute sorte d’honneur et de gloire, elle se retira de moy fort contente, et me pria que je recommandasse son fils à la deité que je servois.

Mais Galathée, beaucoup plus curieuse que sa mere, me tirant à part, me dit : Mon pere, obligez moy de me dire ce que vous sçavez de ma fortune. Alors je luy dis, qu’elle me monstrast la main, je la regarday quelque temps, puis je la fis cracher trois fois en terre, et ayant mis le pied gauche dessus, je la tournay du costé du soleil levant, et je la fis regarder quelque temps en haut. Je luy pris la mesure du visage, et de la main, puis la grosseur du col, et avec ceste mesure je mesuray depuis la ceinture en haut, et en fin luy regardant encor un coup les deux mains, je luy dis : Galathée, vous estes heureuse, si vous sçavez prendre vostre heur, et tres mal-heureuse, si vous le laissez eschapper, ou par nonchalance, ou par amour, ou par faute de courage. Mais à la verité, si vous ne vous rendez incapable du bien à quoy le Ciel vous a destinée, vous ne sçauriez par le desir attaindre à plus de felicité, et tout ce bien, ou tout ce mal, vous est preparé par l’amour. Advisez donc de prendre une belle et ferme resolution en vous-mesme, de ne vous laisser esbranler à persuasion d’amour, ny à conseil d’amie, ny à commandemens de parents. Que si vous ne le faites, je ne croy point qu’il y ait sous le Ciel rien de plus miserable que vous serez. – Mon Dieu, dit alors Galathée, vous m’estonnez. – Ne vous en estonnez point, luy dis-je, car ce que je vous en dis, n’est que pour vostre bien. Et afin que vous vous y puissiez conduire avec toute prudence, je vous en veux descouvrir tout ce que la divinité qui me l’a appris, me permet; mais ressouvenez-vous de le tenir si secret, que vous ne le disiez à personne.

Apres qu’elle me l’eust promis, je continuay de ceste sorte : Ma fille (car l’office auquel les dieux m’ont appellé, me permet de vous nommer ainsi) vous estes et serez servie de plusieurs grands chevaliers, dont les vertus et les merites peuvent diversement vous esmouvoir. Mais si vous mesurez vostre affection, ou à leurs merites, ou au jugement que vous ferez de leur amour, et non point à ce que je vous en diray, vous vous rendrez autant pleine de malheur qu’une personne hors de la grace des dieux le sçauroit estre. Car moy qui suis l’interprete de leur volonté, en la vous disant, je vous oste toute excuse de l’ignorer, si bien que d’ores en là vous serez desobeissante envers eux, si vous y contrevenez; et vous sçavez que le Ciel demande plus l’obeissance et la sousmission que tout autre sacrifice, par ainsi ressouvenez vous bien de ce que je vous vay dire.

Le jour que les bacchanales vont par les rues hurlant et tem- pestant, pleines de l’enthousiasme de leur dieu, vous serez en la grande ville de Marcilly, où plusieurs chevaliers vous verront : mais prenez bien garde à celuy qui sera vestu de toile d’or verte, et qui de toute la suite portera la mesme couleur ; si vous l’aimez, je plains dés icy vostre mal-heur, et ne puis assez vous dire, que vous serez la butte de tous desastres et de toutes infortunes, car vous en ressentirez plus encores, que je ne vous en puis dire. – Mon pere, me respondit-elle un peu estonnée, à cela je sçay un bon remede, qui est de ne rien aimer du tout. – Mon enfant, luy repliquay-je, ce remede est fort dangereux, d’autant que non seulement vous pouvez offenser les dieux, en faisant ce qu’ils ne veulent pas, mais aussi en ne faisant pas ce qu’ils veulent ; par ainsi prenez garde à vous. – Et comment, adjousta-t’elle, faut-il que je m’y conduise ? – Je vous ay des-ja dit, luy respondis-je, ce que vous ne devez pas faire, à ceste heure je vous diray ce qu’il faut que vous fassiez.

Il faut en premier lieu, que vous sçachiez que toutes les choses corporelles ou spirituelles ont chacune leurs contraires, et leurs sympathisantes ; des plus petites nous pourrions venir à la preuve des plus grandes. Mais pour la cognoissance qu’il faut que vous ayez, ce discours seroit inutile ; aussi ce que je vous en dis, n’est que pour faire entendre, que tout ainsi que vous avez ce mal-heur contraire à vostre bon-heur, aussi avez vous un destin si capable de vous rendre heureuse, que vostre heur ne se peut representer, et en cela les dieux ont voulu recompenser celuy, auquel ils vous ont sousmise. – Puis qu’il est ainsi, me respondit-elle, je vous conjure, mon pere, par la divinité que vous servez, de me dire quel il est. – C’est, luy dis-je, une autre personne, que si vous l’espousez, vous vivrez avec toute la felicité qu’une mortelle peut avoir. – Et qui est-il ? respondit incontinent Galathée. – Belle nymphe, luy dis-je, ce que je vous dy ne vient pas de moy, c’est d’Hecate que je sers. De sorte que si je ne vous en dy d’avantage, ne croyez pas que ce soit faute de volonté, mais c’est qu’elle ne me l’a point encor descouvert, et cela d’autant que je n’en ay pas eu la curiosité. Mais si vous en avez envie, observez les choses que je vous diray, et vous en sçaurez tout ce qui sera necessaire, car encor que liberalement les dieux fassent les biens aux hommes qu’il leur plaist, si veulent-ils estre recogneus pour dieux, et les sacrifices des mortels leur agreent, donnent de n’estre point ingrats des biens receus.

Apres quelques autres propos, ceste nymphe fort interditte me dit, qu’elle ne desiroit rien d’avantage, et qu’elle observeroit tout ce que j’ordonnerois. Il est temps à ceste heure, luy dis-je, car la lune est en son plein, ou peu s’en faut, et si vous la laissez décroistre, vous ne le pourrez plus. Et puis je luy fis le mesme commandement que j’avois fait à Silvie et à Leonide, de se laver avant jour dans le ruisseau voisin, la jambe et le bras, et venir de ceste sorte avec un chappeau de verveine, et une ceinture de fougere devant ceste caverne, et que j’y tiendrois preparé ce qui seroit necessaire pour le sacrifice ; mais qu’il ne falloit pas que ceux qui y assisteroient, fussent en autre estat qu’elle. – Et bien, me dit-elle, j’y viendray avec deux de mes nymphes, et si secrettement que personne n’en sçaura rien ; mais advisez à ne me parler devant elles en sorte qu’elles sçachent asseurément cet affaire, car elles tascheroient de m’en divertir.

Je fus extremement aise de cet avertissement, ayant moy-mesme ceste mesme crainte, outre que la voyant avec ceste prevoyance je jugeay qu’elle faisoit dessein de suyvre mon advis, autrement elle ne s’en fust pas souciée. Ainsi donc elle s’en alla avec asseurance de revenir le troisiesme jour d’apres. Or ce qui m’avoit fait dire qu’il falloit que ce fut avant que la lune descreust, fut afin que si quelqu’autre me venoit importuner de semblable chose, je peusse trouver excuse sur le deffaut de la lune, et aussi j’avois dit qu’il falloit que ce fust avant le jour, afin d’y avoir moins de personnes. Et quant au jour des Bacchanales, j’avois conté que c’estoit ce jour là que Lindamor devoit prendre congé d’Amasis à Marcilly, et d’elle par consequent, et aussi qu’il seroit habillé de vert. Or toutes ces choses ainsi resolues et preparées, je donnay ordre à trouver ce qu’il falloit, pour le sacrifice que nous avions à faire le troisiesme jour : car encore que je ne sceusse guere bien ce mestier, si falloit-il que je me monstrasse expert en cela, afin qu’elles, qui y estoient accoustumées, n’y trouvassent rien à dire. Vous sçavez que dés le commencement nous y estions preparez, et que nous avions donné ordre pour recouvrer tout ce qui estoit necessaire. Le matin venu, à peine le jour commençoit à poindre, que je la trouvay en l’estat que je luy avois ordonné avec Silvie et Leonide, et sans mentir je desiray alors que vous y fussiez, pour avoir le contentement de voir cette belle, dont les cheveux au gré du vent s’alloient recrespants en ondes, n’estans couverts qne d’un chappeau de verveine. Vous eussiez veu ce bras nud, et ceste jambe blanche comme albastre, le tout gras et poli, en sorte qu’il n’y avoit point d’apparence d’os, la greve longue et droite, et le pied petit et mignard, qui faisoit honte à ceux de Thetis.

Il faut que j’advoue la verité, je voulus un peu passer le temps, et voir d’avantage de ces beautez, de sorte que je leur dis qu’il falloit qu’elles se parfumassent tout le corps d’encens masle, et de soufre, afin que les visions des déitez de Stix ne les peussent offenser, et leur monstray à cet effet un lieu un peu plus reculé, où elles ne pouvoient estre veues que mal-aisément.

Sur le panchant du vallon voisin duquel ce petit ruisseau arrouse le pied, il s’esleve un boccage espaissi branche sur branche de diverses fueilles, dont les cheveux n’ayans jamais esté tondus par le fer, à cause que le bois est dedié à Diane, s’entr’ombrageoient espandus l’un sur l’autre, de sorte que mal-aisément pouvoient-ils estre percez du soleil ny à son lever, ny à son coucher, et par ainsi au plus haut du midy mesme, une chiche lumiere d’un jour blafard y pallissoit d’ordinaire. Ce lieu ainsi commode leur donna courage, mais plus encore la curiosité de sçavoir ce qu’elles desiroient. Là donc, apres avoir pris les parfums necessaires, elles vont se deshabiller toutes trois ; et moy qui sçavois quel estoit le lieu, m’esgarant à travers les halliers, revins par un autre costé où elles estoient, et eus commodité de les voir nues. Sans mentir, je ne vy de ma vie rien de si beau, mais sur toutes je trouvay Leonide admirable. Fust en la proportion de son corps, fust en la blancheur de la peau, fust en l’embonpoint, elle les surpassoit de beaucoup, si bien qu’alors je vous condamnay pour homme peu expert aux beautez cachées, puis que vous l’aviez quittée pour Galathée, qui à la verité a bien quelque chose de beau au visage, mais le reste si peu accompagnant ce qui se voit, qu’il se peut avec raison nommer un abuseur. – Mon Dieu, Climanthe, dit alors Polemas, qui ne pouvoit ouyr parler de ceste sorte de ce qu’il aimoit, si vous me voulez plaire, laissez ces termes, et continuez vostre discours, car il y a bien de la comparaison du visage de Leonide à celuy de Galathée. – En cela, respondit Climanthe, vous pourriez avoir quelque raison ; mais croyez-moy, qui le sçay pour l’avoir veu, le visage de Leonide est ce qui est de moins beau en son corps. – Or je luy conseille donc, dit Polemas tout en colere, qu’elle cache le visage, et qu’elle monstre ce qu’elle a de plus beau ; mais voyez-vous, vous aviez les yeux troublez, tant pour l’obscurité du lieu, que pour avoir tout l’entendement à vostre entreprise, de sorte qu’en ce temps-là mal aisément en pouviez vous faire quelque bon jugement. Mais laissons cela à part et continuez vostre discours, je vous supplie.

Leonide qui escoutoit tous ces propos, voyant avec quel mespris Polemas parloit d’elle, se ressentit de sorte offensée contre luy, que jamais depuis elle ne luy peust pardonner, et au contraire quoy qu’elle voulust mal à la ruse de Climanthe, si l’aimoit-elle en quelque sorte s’oyant louer, car il n’y a rien qui chatouille d’avantage une fille que la louange de sa beauté, et mesme quand elle est hors de soupçon de flatterie. Cependant qu’elle estoit en ces pensers, elle ouyt qu’il continuoit ainsi :

Or ces trois belles nymphes s’en revindrent vers moy, et me trouverent au devant de ma caverne, où je faisois une fosse pour le sacrifice, d’autant que soudain qu’elles avoient commencé de se r’habiller, je m’en estois revenu, et avois eu le loisir d’en faire une partie. Je la creusai d’une coudée et de quatre pieds en rond, puis j’allumay trois feux à l’entour, d’encens, d’ache, de pavot, et avec un encensoir, je parfumay le lieu trois fois en rond, et autant ma cabane, et puis je leur entournay le corps de verveine, et leur fis a chacune une couronne de pavot, et mis dans leur bouche du sel, que je leur fis mascher.

Apres je pris trois genices noires, et les plus belles que j’eusse sceu choisir, et neuf brebis qui n’avoyent point esté cogneues du bellier, dont la laine noire et longue ressembloit à de la soye, tant elle estoit douce et deliée ; je conduisis ces animaux sans les frapper sur la fosse, où m’estant tourné du costé de l’occident, je les poussay sur le bord, de la main gauche, et de l’autre je prins le poil qui estoit entre les cornes, et le jettay dedans le creux, y respandant ensemble du laict, de la farine, du vin, et du miel. Et apres avoir appellé quatre fois Hecate, je mis le cousteau dans le cœur des animaux l’un apres l’autre, et en receus le sang dans une tasse, et puis r’appellant encore Hecate, je le laissay tomber peu à peu dedans. Lors me semblant qu’il ne restoit plus rien à faire, je me relevay sur le bout des pieds, et faisant comme le transporté, je dis aux nymphes : Voicy le dieu, il est temps. Et prenant Galathée par la main, nous entrasmes tous quatre dedans. Je m’estois rendu farouche, j’avois les yeux ouverts, et rouans dans la teste, la bouche entr’ouverte, l’estomach pantelant, et le corps comme tremoussant par le sainct enthousiasme. Estant pres de l’autel, je dis : O saincte deité, qui presides en ce lieu, donne moy que je puisse respondre à ceste nymphe avec verité, sur ce qu’elle m’a demandé. Le lieu estoit fort obscur, et n’y avoit clarté que celle que deux petits flambeaux donnoient, qui estoient allumez sur l’autel, et le jour qui estoit des-ja assez grand donnoit un peu de clarté à l’endroit où estoit le papier peint, afin qu’il se peust mieux representer dans le miroir.

Apres avoir dit ces mots, je me laissay choir en terre, et ayant tenu quelque temps la teste en bas, je me relevay, et m’adressant à Galathée, je luy dis : Nymphe aimée du Ciel, tes veux et tes sacrifices ont esté reçus, la deité que nous avons reclamée, veut que par la veue, et non seulement par l’ouye, tu sçaches où tu dois trouver ton bien. Approche toy de cest autel, et dy apres moy : O grande Hecate, qui presides aux palus stygieux, ainsi jamais le chien à trois testes ne t’aboye quand tu y descendras, ainsi tes autels fument tousjours d’agreables sacrifices, comme je te promets tous les ans de les charger d’un semblable à cestuy-cy, pourveu, grande déesse, que par toy je voye ce que je te requiers.

A ceste derniere parole, je touchay les poils de cheval, ausquels la petite aiz estoit suspendue, qui estant laschée tomba, et sans manquer donnant sur le caillou, fit le feu accoustumé, avec une flamme si prompte, que Galathée fut surprise de frayeur. Mais je la retins, et luy dis : Nymphe, n’ayez peur, c’est Hecate qui vous monstre ce que vous demandez. Lors la fumée peu à peu se perdant, le miroir se vid, mais un peu troublé de la fumée de ce feu, qui fut cause que prenant une esponge mouillée, que je tenois expressément au bout d’une canne, je passay deux ou trois fois sur la glace, qui la rendit fort claire. Et de fortune le soleil se leva en mesme temps, donnant si à propos sur le papier peint, qu’il paroissoit si bien dans le miroir, que je ne l’eusse sceu desirer mieux. Apres qu’elles y eurent regardé quelque temps, je dis a Galathée : Ressouviens toy, nymphe, qu’Hecate te fait sçavoir par moy, qu’en ce lieu que tu vois representé dans ce miroir, tu trouveras un diamant à demy perdu. qu’une belle et trop desdaigneuse a mesprisé, croyant qu’il fust faux, et toutesfois il est d’inestimable valeur, prend le et le conserve curieusement. Or ceste riviere, c’est Lignon; ceste Saulsaye qui est deçà, c’est le costé de Mont-verdun, au dessus de ceste colline, où il semble qu’autrefois la riviere ait eu son cours : remarque bien le lieu, et t’en ressouviens. Puis tirant la nymphe à part, je luy dis: Mon enfant, vous avez, comme je vous ay dit, une influence infiniment mauvaise, et une autre la plus heureuse qu’on puisse desirer. La mauvaise, je la vous ay dicte, gardez-vous-en, si vous aimez vostre contentement, La bonne, c’est celle-cy que vous voyez dans ce miroir. Remarquez donc bien le lieu que je vous y ay fait voir, et afin de vous en mieux ressouvenir, apres que j’auray parlé à vous, retournez le voir, et le remarquez bien, car le jour que la lune sera au mesme estat, qu’elle est aujourd’huy, environ ceste mesme heure, un peu plus tost, ou un peu plus tard, vous trouverez celuy que vous devez aimer; s’il vous void avant que vous luy, il vous aimera, mais difficilement le pourrez vous aimer; au contraire, si vous le voyez la premiere, il aura de la peine à vous aimer, et vous l’aimerez incontinent. Si faut-il, comme que ce soit, que par vostre prudence vous surmontiez ceste contrarieté: resolvez-vous donc, et de vous vaincre, et de le vaincre, s’il est de besoin, car sans doute avec le temps vous y parviendrez. Que si vous ne le rencontrez la premiere fois, retournez-y la lune d’apres au mesme jour, et environ ceste mesme heure, et continuez ainsi jusques à la troisiesme, si à la seconde vous ne l’y rencontrez: Hecate ne veut pas bien m’asseurer du jour. Les Dieux se plaisent de mettre de la peine en ce qu’ils veulent nous donner, afin que l’obeissance qu’en cela nous leur rendons, soit tesmognage combien nous les estimons.

Lors, prenant une petite houssine, je m’approchay du miroir, et luy monstray avec le bout tous les lieux. Voyez-vous, luy disois-je, voilà la montaigne d’Isoure, voilà Mont-verdun, voilà la riviere de Lignon. Or voyez-vous la Cala à ce bord de deçà, et un peu plus bas la Pra: allant à la chasse vous y avez passé souvent, vous pourrez bien le recognoistre. Or, nymphe, Hecate te mande encor par moy, que si tu n’observes ce qu’elle t’a declaré, et ce que tu luy as promis, elle augmentera le malheur dont le destin te menace. Et puis changeant un peu de voix, je luy dis: Et je suis tres-aise qu’avant mon depart j’aye esté si heureux, que de vous avoir donné cest advis, car encor que je ne sois point de ceste contrée, si est-ce que vostre vertu et vostre pieté envers les dieux m’obligent à vous aimer, et à prier Hecate qu’elle vous conserve et rende heureuse. Et par là vous voyez que je suis du tout à ceste déesse, puis que m’ayant commandé de partir dans demain, sans luy contredire, je m’y resous, et vous dis adieu.

A ce mot, je les mis hors de la cabane, et leur ostant les herbes que je leur avois mises autour, je les bruslay dans le feu qui estoit encor allumé, et puis me retiray.

Je vous veux dire a ceste heure, pourquoy je luy dis que ce fust à la pleine lune, car vous vous estes fasché que je luy ay donné si long terme; je l’ay fait, afin que Lindamor fust party, avant qu’elle y allast, n’y ayant pas apparence qu’Amasis le luy eust permis auparavant. Et puis encor falloit-il que vous, qui deviez prendre la charge de toute la province, eussiez un peu de loisir de demeurer pres d’Amasis, apres le depart de tous ces chevaliers, pour y commencer à donner quelque ordre. Plus que d’aller si promptement à la chasse, chacun en eust murmuré : d’autant que vous sçavez combien une personne qui se mesle de I’Estat, est sujette aux envies et calomnies. Je luy donnay les trois lunes apres, afin que si vous y failliez un jour, vous y peussiez estre l’autre. Je luy dis, que si elle vous voyoit le premier, qu’elle vous aymeroit facilement, que si c’estoit vous, ce seroit au contraire, et cela seulement pource que je sçavois bien que vous seriez le premier à la voir, si bien qu’elle trouveroit veritable en elle mesme ceste difficulté d’amour; car comme vous sçavez, elle aime Lindamor. Je luy dis, que je devois partir le lendemain, à fin qu’elle ne trouvast pas estrange mon depart, si de fortune elle revenoit me chercher pour quelque autre curiosité. Car ayant fait envers elle ce que nous avions resolu, ma plus grande haste estoit de m’en aller pour n’estre recogneu de quelque druyde, qui m’eust fait chastier, et vous sçavez bien que ç’a tousjours esté là toute ma crainte : vous semble-t’il que j’y aye oublié quelque chose ? – Non certes, dit alors Polemas, mais que peut-ce estre ce qui l’a des-ja retardée si long-temps ? – Quant à moy, dit Climanthe, je ne le puis sçavoir, si ce n’est qu’elle n’ait pas bien conté les jours de la lune. Mais puis que rien ne vous presse, et que vous pouvez encor vous retrouver icy au temps que je luy ay donné, je suis d’advis que vous le fassiez, et que tous les matins, deux jours avant et apres, vous ne manquiez point d’aller là à bonne heure ; car il est tout vray, que le premier jour nous y fusmes un peu trop tard. – Et que voulez-vous, respondit Polemas, que j’y fasse ? Ce fut la perte de ce berger qui se noya, qui en, fut cause, et vous sçavez bien que le bord de la riviere estoit si plein de personnes, que je n’eusse peu demeurer là seul sans soupçon. Mais si ne retardasmes-nous pas beaucoup, et n’y a pas apparence qu’elle y fust ce jour là ; car je m’asseure que la mesme occasion qui m’empescha, l’aura aussi fait retarder, pour n’estre point veue. – Ne vous persuadez point cela, repliqua Climanthe, elle estoit trop desireuse d’observer ce que je luy avois ordonné. Mais il me semble qu’il seroit temps de se lever, afin que vous partissiez.

Et lors, ouvrant les fenestres, il vid poindre le jour. Sans doute, luy dit-il, avant que vous soyez au lieu où vous devez estre, l’heure sera passée ; hastez-vous, car il vaut mieux en toutes choses avoir plusieurs heures de reste, qu’un moment de moins. – Et voulez-vous, luy dit Polemas, que nous y allions encore ? pensez-vous qu’elle y vienne, y ayant plus de quinze jours que le temps est passé ? – Peut-estre, respondit-il, aura-t’elle mal conté, ne laissons pas de nous y trouver.

Leonide, qui craignait d’estre veue, par Polemas, ou par Climanthe, n’osa se lever qu’ils ne fussent partis, et afin de recognoistre le visage de Climanthe, lors qu’il fut jour, elle le considera de sorte, qu’il luy sembla impossible qu’il se peust dissimuler à elle. Et soudain qu’elle les vid sortir hors de la maison, elle depescha de s’habiller, et apres avoir pris congé de son hoste, continua son voyage si confuse en elle mesme du malicieux artifice de ces deux personnes, qu’il luy sembloit que tout autre y eust esté deceue aussi bien qu’elle. Si est-ce que le mespris que Polemas avoit fait de sa beauté, la picquoit si vivement, qu’elle resolut de remedier par sa prudence à sa malice, et de faire en sorte que Lindamor en son absence ne ressentist les effects de ceste trahison, ce qu’elle jugea ne se pouvoir faire mieux que par le moyen de son oncle Adamas, auquel elle fit dessein de declarer tout ce qu’elle en sçavoit.

Et en ceste resolution, elle se hastoit pour aller à Feurs, où elle pensoit le trouver ; mais elle arriva trop tard, car dés le matin il estoit party pour s’en retourner chez luy, ayant le jour auparavant achevé, ce qui estoit dy sacrifice. Et des-ja le soleil commençoit à eschauffer bien fort, quand il se trouva dans la grande plaine de Mont-verdun ; et parce qu’à main gauche il remarqua une touffe d’arbres qui faisoient, ce luy sembloit, un assez gracieux ombrage, il y tourna ses pas en volonté de s’y reposer quelque temps. A peine y estoit-il arrivé, qu’il vid venir d’assez loing un berger, qui sernbloit chercher ce mesme lieu, pour la mesme occasion qui l’y avoit conduit. Et parce qu’il monstroit d’estre fort pensif en soy-mesme, lors qu’il arriva, Adamas pour ne le distraire de ses pensées, ne le voulut point saluer, mais sans se faire voir à luy, voulut escouter ce qu’il alloit disant. Et peu apres qu’il se fut assis de l’autre costé du buisson, il ouyt qu’il reprit la parole ainsi. Et pourquoy aymerois-je ceste volage ? En premier lieu sa beauté ne m’y peut contraindre, car elle n’en a pas assez pour avoir le nom de belle. Et puis ses merites ne sont point tels, que s’ils ne sont aidez d’autres considerations, ils puissent retenir un honneste homme à son service ; et en fin son amitié, qui estoit tout ce qui m’obligeoit à elle, est si muable, que s’il y a quelque impression d’amour en son cœur, je croy qu’il est non seulement de cire, mais de cire presque fondue, tant il reçoit aisément les figures de toutes nouveautez, et qu’il ressemble à ces yeux, qui reçoivent les figures de tout ce qu’on leur presente, mais aussi qui les perdent aussi tost que l’object n’en est plus devant eux. Que si je l’ay aimée, il faut que j’advoue, que c’est parce que je pensois qu’elle m’aimast, mais si cela n’estoit pas, je l’excuse, car je sçay bien qu’elle mesme pensoit de m’aimer.

Ce berger eust continué d’avantage, n’eust esté qu’une bergere de fortune y survint, qui sembloit l’avoir suivy de loing ; et quoy qu’elle eust ouy quelques paroles des siennes, elle n’en fit semblant, et au contraire s’asseant aupres de luy, elle luy dit : Et bien, Corilas, quel nouveau soucy est celuy qui vous retient si pensif ? Le berger luy respondit le plus desdaigneusement qu’il peut, et sans tourner la teste de son costé : C’est celuy qui me fait rechercher avec quelle nouvelle tromperie vous laisserez ceux qu’a ceste heure vous commencez d’aimer. – Et quoy, dit la bergere, pourriez-vous croire que j’affectionne autre que vous ? – Et vous, dit le berger, pourriez-vous croire que je pense que vous m’affectionnez ? – Que croyez-vous donc de moy ? dit-elle. – Tout le pire, respondit Corilas, que vous pouvez croire d’une personne que vous haïssez. – Vous avez, adjousta-t’elle, d’estranges opinions de moy. – Et vous, dit Corilas, d’estranges effets en vous. – O dieux  ! dit la bergere, quel homme ay-je trouvé en vous ? – C’est moy, respondit le berger, qui puis dire avec beaucoup plus de raison, en vous rencontrant, Stelle, quelle femme ay-je trouvée ? Car y a-t’il rien qui soit plus incapable d’amitié que vous ? vous, dis je, qui ne vous plaisez qu’à tromper ceux qui se fient en vous, et qui imitez le chasseur, qui poursuit avec tant de soing la beste, dont apres il donne curée a ses chiens. – Vous avez, dit-elle, si peu de raison en ce que vous dites, que celuy en aurait encore moins, qui s’arresteroit à vous respondre. – Pleust à Dieu, dit le berger, que j’en eusse tousjours eu autant en mon ame, ceste heure j’en ay en mes paroles, je n’aurois pas le regret qui m’afflige.

Et apres s’estre l’un et l’autre teus pour quelque temps, elle releva sa voir, et chantant, luy parla de ceste sorte ; et luy de mesme, pour ne demeurer sans response, luy alloit repliquant.

Dialogue de Stelle et Corilas Stelle


Voudriez vous estre, mon berger,
A faute d’amour infidelle ?

Corilas

Pour suivre vostre esprit leger,
Il faut plustost une bonne aisle,
Que non pas un courage haut,
Mais vous suivre, c’est un deffaut.

Stelle

Vous n’avez pas tousjours pensé,
Que m’aimé fust erreur si grande.

Corilas

Ne parlons plus du temps passé,
Celuy vit mal qui ne s’amende,
Le passé ne peut revenir,

Ny moy non plus m’en souvenir.

Stelle

Que c’est de ne sçvoir aymer,
Et se figurer le contraire

corilas

pourquoy me voulez-vous blasmer,
de ce que vous ne sçavez faire ?
vous aimez par opinion,
et non pas par élection.

stelle

je vous aime, et vous aimeray,
quoy que vostre amour soit changée.

corilas

moy, jamais je ne changeray
celle où mon ame est engagée :
ne croyez point qu’ à chaque jour
je change comme vous d’amour.

stelle

vous estes doncques resolu
de suivre une amitié nouvelle ?

corilas

si quelquefois vous m’avez pleu,
je vous jugeois estre plus belle ;
j’ay depuis veu la verité,
vous avez trop peu de beauté.

stelle

infidelle ! vous destuisez
une amitié qui fut si grande !

corilas

de vostre erreur vous m’accusez ,
le battu paye ainsi l’amende ;
Mais dites ce qu’il vous plaira,
Ce qui fut, jamais ne sera.

Stelle

Mais quoy, vous m’aimiez en effet,

Qui vous fait estre si volage ?

Corilas

Quand on voit l’erreur qu’on a fait,
Changer d’avis, c’est estre sage :
Il vaut mieux tard se repentir,
Que jamais d’erreur ne sortir.

Stelle

Le change oste donc d’entre nous
Ceste amitié que je desire.

Corilas

Le change m’a fait estre à vous,
De vous le change me retire ;
Mais si je plains changeant ainsi,
C’est d’avoir tardé jusque’icy.

Stelle

Et quoy l’honneur ny le devoir
Ne sçauroient vaincre une humeur telle ?

Corilas

Qu’est-ce qu’en vous je puis plus voir,
Qui ceste amitié renouvelle,
Dont vos feintes m’avoient espris,
Puis qu’en son lieu j’ay le mespris ?

Stelle

Je vous verray pour me venger,
Sans estre aimé, servir quelqu’autre.

Corilas

Bien tost d’un tel mal le changer
Me guerira comme du vostre :
Et si je fais onc autrement,
J’auray perdu l’entendement.

Stelle

Et n’aurez vous point de regret
D’une infidelité si grande ?

Corilas


J’en ay prononcé le decret,
Celuy me doit qui me demande ;
Mais demandez, et plaignez vous,
Toute amour est morte entre nous.

La bergere voyant bien qu’il ne demeureroit jamais sans replique à ses demandes, le laissant chanter, luy dit : Et quoy, Corilas, il n’y a donc plus d’esperance en vous ? – Non plus, dit-il, qu’en vous de fidelité, et ne croyez point que vos feintes, ny vos belles paroles me puissent faire changer de resolution. Je suis trop affermi en ceste opiniastreté, de sorte que c’est en vain que vous essayez vos armes contre moy, elles sont trop faibles, je n’en crains plus le coup. Je vous conseille de les esprouver contre d’autres, à qui leur cognoissance ne les fasse pas mepriser comme à moy ; il ne peut estre que vous n’en trouviez à qui le Ciel, pour punir quelque secrette faute, ordonne de vous aimer, et ils vous seront d’autant plus agreables, que la nouveauté vous plaist sur toute chose.

A ce coup la bergere fut à bon escient piqueée, toutesfois feignant de tourner ceste offense en risée, elle luy dit en s’en allant : Que je me mocque de vous, Corilas, et de vostre colere ! Nous vous reverrons bien tost en vostre bonne humeur ! Cependant contentez-vous que je patiente vostre faute sans que vous la rejetiés sur moy. – Je sçay, repliqua le berger, que c’est vostre coustume de vous mocquer de ceux qui vous aiment, mais si l’humeur que j’ay me dure, je vous asseure que vous pourrez long-temps vous mocquer de moy, avant que ce soit d’une personne qui vous aime.

Ainsi se separerent ces deux ennemis. Et Adamas qui les avoit escoutez, ayant cognoissance par leurs noms, de la famille dont ils estoient, eut envie de sçavoir d’avantage de leur affaire, et appelant Corilas par son nom, le fit venir à luy. Et parce que le berger se monstroit estonné de ceste surprise, pour le respect qu’on portoit à l’habit, et à la qualité de druyde, à fin de le r’asseurer, il le fit asseoir aupres de luy, et puis luy parla ainsi : Mon enfant, car tel je vous puis nommer, pour l’amitié que j’ay tousjours portée à tous ceux de vostre famille, il ne faut que vous soyez marry d’avoir parlé si franchement à Stelle devant moy. Je suis tres-aise d’avoir sceu vostre prudence, mais je desirerois d’en sçavoir d’avantage, à fin de vous conseiller si bien en ceste affaire, que vous n’y fissiez point d’erreur, et pour moy je ne croy pas y avoir peu de difficulté, puis que les loix de la civilité et de la courtoisie obligent peut-estre d’avantage qu’on ne pense pas.

Aussi tost que Corilas avoit vei le druyde, il l’avoit bien recogneu, pour l’avoir veu plusieurs fois en divers sacrifices. Mais n’ayant jamais parlé à luy, il n’avoit la hardiesse de luy raconter par le menu ce qui s’esoit passé entre Stelle, et luy, quoy qu’il desirast fort que chacun sceust la justice de sa cause, et la perfidie de la bergere ; de quoy s’appercevant Adamas, afin de luy en donner courage, il luy fit entendre qu’il en sçavoit desja une partie, et que plusieurs le racontoient à son desavantage, ce qu’il oyoit avec déplaisir, pour l’amitié qu’il avoit tousjours portée aux siens. – Je crains, respondit Corilas, que ce ne vous soit importunité d’ouïr les particularitez de nos villages. – Tant s’en faut, repliqua-t’il, ce me sera beaucoup de satisfaction de sçavoir que vous n’avez point de tort, aussi bien veux-je passer icy une partie de la chaleur, et ce sera autant de temps employé.

Histoire de Stelle et Corilas[modifier]

Puis que vous le commandez ainsi, dit le berger, il faut que je prenne ce discours d’un peu plus haut. Il y a fort long temps que Stelle demeura vefve d’un mary, que le Ciel luy avoit donné, plustost pour en avoir le nom que l’effet: car outre qu’il estoit maladif, sa vieillesse qui approchoit de soixante et quinze ans, luy diminua tellement les forces, qu’elle le contraignit de laisser ceste jeune vefve, avant presque qu’elle fut vraiement marriée. L’amitié qu’elle luy portoit ne luy fit pas beaucoup ressentir ceste perte, ny son humeur aussi, qui n’a jamais esté de prendre fort à coeur les accidents qui luy surviennent. Demeurant donc fort satisfaite en soy-mesme, de se voir delivrée tout à coup de deux pesants fardeaux, à sçavoir, de l’importunité d’un fascheux mary, et de l’authorité que ses parents avoient eccoustumé d’avoir sur elle, incontinent elle se mit à bon escient au monde, et quoy que sa beauté, ainsi que vous avez veu, ne soit pas de celles qui peuvent contraindre à se faire aimer, si est-ce que ses affetteries ne deplaisoient point `s la pluspart de ceux qui la voyoient.

Elle pouvoit avoir dix sept ou dixhuict ans, age tout propre à commettre beaucoup d’imrpudences, quand on a la liberté. Cela fut cause que Salian, son frere, tres-honneste, et tres-advisé berger, et des plus grands amis que j’eusse, ne pouvant supporter ses libres et coustumieres recherches, à fin de luy en oster les commoditez en quelque sorte, se resolut de l’esloigner de son hameau, et la mettre en telle compagnie, qu’elle peust passer son aage plus dangereux sans reproche. Pour cet effect, il pria Cleante de trouver bon qu’elle fist compagnie à sa petite fille Aminthe, parce qu’elles estoient presque d’un aage, encore que Stelle en eust quelque peu d’avantage. Et d’autant que Cleante le trouva bon, elles commencerent ensemble une vie si privée, et si familiere, que jamais ces deux bergeres n’estoient l’une sans l’autre. Plusieurs s’estonnoient qu’estans si differentes d’humeurs, elles peussent se lier si estroittement; mais la douce pratique D’Aminthe ne dedisoit les deliberations de sa compagne, et Stelle ne trouvoit jamais rien de mauvais de tout ce qu’Aminthe vouloit. De ceste sorte elles vesquirent si privément, qu’il n’y avoit rien de caché entre elles.

Mais en fin Lysis fils du berger Genetian, laissant les valons gelez de Mont-Lune, descendit dans nostre plaine, où ayant veu Stelle en une assemblée générale, qui se faisoit au temple de Venus, vis à vis de Mont-Suc, lors mesme qu’Astrée eut le prix de beauté, il en devint de sorte amoureux, que je ne croy pas qu’il ne le soit encores au tombeau. Et elle le trouva tant à son gré, qu’apres plusieurs voyages, et plusieurs messages, ses affections passerent si avant, que Lysis luy fit parler de mariage, à quoy elle fit toute telle response qu’il eust sceu d ce temps-là Salian fut contraint de faire un voyage si lontain, qu’il ne sceut rien de tout ce traitté, outre qu’elle s’estoit desja prise une si grande authorité sur soy mesme, qu’elle ne luy communiquoit oas beaucoup de ses affaires. D’autre costé, Aminthe la voyant si tost resolue à ce mariage, plusierus fois luy demanda si c’estoit à bon escient, et qu’il luy sembloit qu’en chose de si grande importance, il y falloit bien regarder. – Ne vous en mettez point en peine, luy dit-elle, je sortiray aisément de cest affaire.

Sur cela, Lysis, qui poursuivoit fort vivement, prit jour assigné pour faire l’assemblée, et se mit aux despenses accoustumées en semblable occasion, tenant son mariage pour asseuré. Mais l’humeur coustumiere de plusieurs femmes, de ne faire personne maistre de leur liberté, l’empescja de continuer son premier dessein, qu’elle tascha de rompre par des demandes tant desraisonnables, qu’elle croyoit que les parents et amis de Lysis n’y consentiroient jamais; mais l’amour qu’il luy portoit, estant plus fort que toutes ces difficultez, elle fut en fin contrainte de le rompre sans autre couverture que de son peu de bonne volonté. Si Lysis fut offensé, vous le pouvez juger, recevant un si grand outrage, toutesfois il ne peut chasser cet amour, qu’il ne fust encor vainqueur. Et me souvient que sur ce discours il fit ces vers, que depuis, lors que nous fusmes amis, il me donna.

Sonnet


Sur un despit d’Amour.

Despit, foible guerrier, parrain audacieux,
Qui me conduis au camp sous de si foibles armes
Contre un Amour armé de flesches et de charmes,
Amour si coustumier d’estre victorieux :

Si le vent de son aisle aux premieres alarmes
Fait fondre tes glaçons, qui coulent de mes yeux :
Et que feront les feux qui consument les dieux,
Et qui vont s’irritant par les torrens de larmes ?

Je viens crier merci, vaincu je tends la main,
Flechissant sous le joug d’un vainqueur inhumain,
Qui de ta resistance augmentera sa gloire :

Je veux pour mon salut faire armer la pitié,
Et si de ma bergere elle esmeut l’amitié,
Mon sang soit mon triomphe, et ma mort ma victoire.

Ce qui fut cause de ce changement en Stelle, fut une nouvelle affetion, que la recherche d’un berger nommé Semire, fit naistre dans son ame, dequoy Lysis s’apperceut le dernier, par ce qu’elle se cachoit plus de luy que de tout autre. Ce berger est entre tous ceux que je vids jamais, le plus dissimulé et cauteleux, du reste tres-honneste homme, et personne qui a beaucoup d’aimables parties, qui donnerent occasion à la bergere de refuser, contre sa promesse, l’alliance de Lysis, mettant ce refus en ligne de faveur à son nouvel amant, qui toutesfois ne triompha pas longuement de ceste victoire, car il advint que Lupeandre faisant une assemblée pour le mariage de sa fille Olympe, Lysis et Stelle y furent appelez. Et parce que nous sommes fort proches parents, Olympe et moy, je ne voulus faillir de m’y trouver. Je ne sçay si ce fut vengeance d’amour, ou que le naturel inconstant de la bergere, par son bransle incertain, la rapportast d’où elle estoit partie, tant y a qu’elle ne revid pas si tost Lysis, qu’il luy reprit fantasie de le r’appeller et pour cest effet n’oublia nulles de ses affetteries, dont la nature luy a esté imprudemment prodigue. Mais le courage offensé du berger luy donnoit d’assez bonnes armes, non pas pour ne l’aimer, mais pour cacher seulement son affection. Enfin sur le soir que chacun estoit attentif, qui à danser, et qui à entretenir la personne plus à son gré, elle le poursuivit de sorte, que le serrant contre une fenestre, d’où il ne pouvoit honnestement eschapper, il fut contrainct de soustenir les efforts de son ennemie.

D’autre costé, Semire qui avoit tousjours l’œil sur elle, ayant remarqué les poursuites qu’elle avoit faites tout le soir à ce berger, suivant le naturel de tout amant, commença à laisser naistre quelque jalousie en son ame, sçachant bien que la mesche nouvellement estainte se r’allume fort aisément. Et voyant qu’elle avoit serré Lysis contre la fenestre, à fin d’ouyr ce qu’elle luy disoit, faignant de parler à quelqu’autre, il se mit si pres d’eux, qu’il ouyt qu’elle luy demandoit pourquoy il la fuyoit si fort. – Vrayement, respondit Lysis, c’est me poursuivre à outrance, et avec trop d’effronterie. – Mais encore, reprit Stelle, que je sçache d’où procedent ces injures ; peut-estre que m’ayant ouye, et jugeant sans passion, tout le mal ne sera du costé de celuy que vous pensez. – Pour Dieu, respondit Lysis, bergere, laissez moy en paix et qu’il vous suffise que ces injures procedent de la haine que je vous porte, et l’occasion de ma haine, de vostre legereté, qui la rend si juste, que pleust au Ciel que celuy qui en a tout le tort, en ressentist aussi tout le deplaisir ; mais mettons toutes ces choses sous les pieds, et en perdez aussi bien la memoire que j’ay perdu toute volonté de vous aimer. – J’entens, respondit Stelle, d’où procede vostre courroux, et certes vous avez bien raison de vous en formaliser de ceste sorte. Voyez, je vous supplie, le grand tort qu’on luy a fait, de ne l’avoir receu pour mary, aussi tost qu’il s’est presenté : n’est-ce pas la coustume de ne le faire jamais demander deux fois ? A la verité, si je ne vous sy pris au mot, je vous ay fait une grande offense ; mais quelle apparence y a-t’il aussi de refuser une personne si constante, qui m’a aimée presque trois mois ?

Lysis, voyant devant luy celle que son outrage ne luy permettoit d’aimer, et que son amitié ne souffroit qu’il haïst, ne sçavoit avec quels mots luy respondre. Toutesfois pour interrompre ce torrent de paroles, il luy dit : Stelle, c’est assez, nous avons esprouvé il y a long temps, que vous sçavez mieux dire que faire, et que les paroles vous croissent en la bouche d’avantage, quand la raison vous deffaut le plus. Mais tenez ce que je vous vay dire pour inviolable : autant que je vous ay autrefois aimée, autant vous hays-je à ceste heure, et ne sera jour de ma vie, que je ne vous publie pour la plus ingratte, et plus trompeuse femme qui soit sous le Ciel. A ce mot, forçant son affection, et le bras de Stelle, qu’elle appuyoit à la muraille pour le clorre contre la fenestre, il la laissa seule, et s’en alla entre les autres bergers, qui pour l’heure le garantirent de ceste ennemie.

Semire, qui, comme je vous ay dit, escoutoit tous ces discours, demeura si estonné, et si mal satisfait d’elle, que dés lors il se resolut de ne faire jamais estat d’un esprit si volage. Et ce qui luy en donna encore plus de volonté, fut que par hazard, ayant longuement recherché l’occasion de parler à elle, et voyant que Lysis l’avoit laissée seule, je m’en allay l’accoster. Car il faut que j’avoue que ses attraits et mignardises avaient eu plus de force sur mon ame, que les outrages qu’elle avoit fait à Lysis ne m’avoyent peu donner de cognoissance de l’imperfection de son esprit. Et comme chacun va tousjours flattant son desir, je m’allois figurant que ce que les merites de Lysis n’avoient peu obtenir sur elle, ma bonne fortune me le pourroit acquerir. Tant que sa recherche dura, je ne voulus point faire paroistre mon affection, car outre le parentage qui estoit entre luy et moy, encor’ y avoit-il une tres-estroitte amitié ; mais lors que je veis qu’il s’en despartoit, croyant que la place fust vacante [je n’avois pris garde à la recherche de Semire] je creus qu’il estoit plus à propos de luy en descouvrir quelque chose, que non pas d’attendre qu’elle eust quelque autre dessein. Ainsi donc m’adressant à elle, et la voyant toute pensive, je luy dis : qu’il falloit bien que ce fust quelque grande occasion qui la rendoit ainsi changée, car ceste tristesse n’estoit pas coustumiere à sa belle humeur. – C’est ce fascheux de Lysis, me respondit-ell, qui se ressouvient tousjours du passé, et me va reprochant le refus que j’ay fait de luy. – Et cela, luy dis-je, vous ennuye-t’il ? – Il ne peut estre autrement, me respondi elle : car on ne despouille pas une affection comme une chemise, et il prit si mal mon retardement qu’il l’a tousjours nommé un congé. – Vrayement, luy dit-je, Lysis ne meritoit pas l’honneur de vos bonnes graces, puis que, ne les pouvant acheter par ses merites, il devoit pour le moins essayer de le faire par ses longs services accompagnez d’une forte patience ; mais son humeur bouillante, et peut-estre son peu d’amitié ne le luy permirent pas. Si ce bon-heur ,e fust arrivé comme à luy, avec quelle affection l’eussé-je receu, et avec quelle patience l’eussé-je attendu ?

Vous trouverez peut-estre estrange, mon pere, de m’ouyr dire le prompt changement de ceste bergere, et toutesfois je vous jure qu’elle receut l’ouverture de mon amitié, aussi tost que je la luy fis, et de telle sorte, qu’avant que nous separer, elle eut agreable l’offre du service que je luy fis, et me permit de me dire son serviteur. Vous pouvez croire que Semire qui estoit aux escoutes, ne [l85/l86] demeura guiere plus satisfait de moy, qu’il avoit esté de Lysis. Et de fait, depuis ce temps il se departit de ceste recherche, si discrettement toutesfois, que plusieurs creurent que Stelle par ses refus en avoit esté la cause ; car elle ne monstra pas de s’en soucier beaucoup, parce que la place de son amitié estoit occupée du nouveau dessein qu’elle avoit en moy ; qui estoit cause que je recevois plus de faveur d’elle, que je n’eusse pas fait, de quoy Lysis s’apperceut bien tost.

Mais Amour qui veut tousjours triompher de l’amitié, m’empeschoit de luy en parler, craignant de déplaire à la bergere ; et quoy qu’il s’offensast bien fort de ce que je me cachois de luy, si ne luy en eussé-je jamais parlé sans la permission de Stelle, qui mesme me fit paroistre de desirer que cet affaire passast par ses mains. Et depuis, comme j’ay remarqué, elle le faisoit en dessein de le rembarquer encor une fois avec elle. Mais moy, qui pour lors ne prenois pas garde à toutes ces ruses, et qui ne cherchois que le moyen de la contenter, une nuict que Lysis et moi estions couchez ensemble, je luy tins un tel langage : Il faut que je vous advoue, Lysis, qu’en fin amour s’est mocqué de moy, et de plus qu’il n’y a point de delay à ma mort, s’il ne vient de vous. – De moy, respondit Lysis, vous devez estre asseuré que je ne failliray jamais à nostre amitié, encor que vostre meffiance vous y fasse faire de si grandes fautes ; et ne croyez pas que je n’aye recogneu vostre amour, mais vostre silence qui m’offensoit, m’a fait taire. – Puis, repliquay-je, que vous l’avez cogneu, et que vous ne m’en avez point parlé, je suis le plus offensé, car j’advoue bien d’avoir failly en quelque chose contre nostre amitié en me taisant. Mais il faut considerer qu’un amant n’est pas à soy mesme, et que de toutes ses erreurs il en faut accuser la violence de son mal ; mais vous qui n’avez point de passion, vous n’avez point d’excuse que le deffaut d’amitié.

Lysis se mit à sousrire, oyant mes raisons, et me respondit : Vous estes plaisant, Corilas, de me payer en me demandant, si ne veux-je toutesfois vous contredire, et puis que vous avez ceste opinion, voyez en quoy je puis amender ceste faute. – En faisant pour moy, respondis-je, ce que vous n’avez peu faire pour vous. C’est [il faut en fin le dire] que si je ne parviens à l’amitié de Stelle, il n’y a plus d’espoir en moy. – O Dieu ! s’escria alors Lysis, à quel passage vous conduit vostre desastre ? Fuyez, Corilas, ce dangereux rivage, où, en verité, il n’y a que des rochers et des bancs, qui ne sont remarquez que par les naufrages de ceux qui ont pris ceste mesme route. Je vous en parle comme experimenté, vous le sçavez. Je croy bien qu’ailleurs vos merites vous acquer­ront meilleure fortune qu’à moy, mais avec ceste perfide, c’est erreur que d’esperer que la vertu ny la raison le puissent faire.

Je luy respondis : Ce ne m’est peu de contentement de vous ouyr tenir ce language ; car jusques icy j’ay esté en doute que vous n’en eussiez encores quelque ressentiment, et cela m’a fait aller plus retenu. Mais puis que, Dieu merci, cela n’est pas, je veux en cet amour tirer une extreme preuve de vostre amitié. Je sçay que la haine qui succede à l’amour, se mesure à la grandeur de son devancier, et qu’ayant tant.aimé ceste belle bergere, venant à la haïr, la haine en doit estre d’autant plus grande. Toutesfois ayant sceu par Stelle mesme, que je ne puis parvenir à ce que je desire que par vostre moyen, je vous adjure par nostre amitié, de m’y vouloir aider, soit en le luy conseillant, soit en la priant, ou de quelque sorte.que ce puisse estre et je nomme celle cy une extreme preuve ; car je ne doute point que la haïssant, il ne vous ennuye de parler à elle, mais c’est mon amitié qui veut faire paroistre qu’elle est plus forte que la haine.

Lysis fut bien surpris, attendant de moy toute autre priere que celle-ci, par laquelle, outre le desplaisir qu’il avoit de parler à Stelle, encor se voyoit-il à jamais privé de la personne qu’il aimoit le plus. Toutesfois il respondit : Je feray tout ce que vous voudrez, vous ne vous sçauriez promettre d’avantage de moy, que j’en ay de volonté. Mais ressouvenez vous de ce qui s’est passé entre nous, et que j’ay tousjours ouy dire, qu’aux messages d’amour, il se faut servir de personnes qui ne sont point hayes. Il est vray qu’il ne faut pour Stelle y regarder de si pres, puis que je vous asseure, que vous y ferez aussi bien vos affaires de ceste sorte que d’une autre.

Voilà donc le pauvre Lysis au.lieu d’amant devenu messager d’amour, mestier que son amitié luy commanda de faire pour moy, non point par acquit, mais en intention de m’y servir en amy, quoy que peut-estre depuis l’amour luy fist en quelque sorte changer ce dessein, comme je vous diray. Mais en cela il faut accu­ser la violence d’amour, et le pouvoir trop absolu qu’il a sur les hommes, et admirer là l’amitié qu’il me portoit, qui luy permit de consentir à se priver à jamais de ce qu’il aymoit, pour me le faire posseder. Quelques jours apres, recherchant la commodité de parler à elle, il la trouva si à propos chez elle, qu’il n’y avoit personne qui peust interrompre son discours, pour long qu’il le voulust faire. Et lors, renouvellant le souvenir de l’injure qu’il en avoit eue, il s’arma tellement contre ses attraits, qu’amour n’eut guiere d’es­poir pour ce coup de le pouvoir vaincre. Ce ne fut pas que la ber­gere ne mist autant d’estude pour le surmonter, que luy pour trouver des seuretez pour sa liberté ; mais parce que contre amour il opposa le despit et l’amitié, le premier armé de l’offense, et l’autre du devoir, il demeura invaincu en ce combat.

Avant qu’il commençast de parler, elle, le voyant approcher, luy alla au devant, avec les paroles de la mesme affetterie : Quel nouveau bon-heur, dit elle, est celuy qui me rameine ce desiré Lysis ? Quelle faveur inesperée est celle-cy ? je retourne à bien esperer de moy, puis que vous revenez : car je puis avec verité jurer, que depuis que vous me laissastes, je n’ay jamais eu un entier contentement. A quoy le berger respondit : Plus affettée que fidelle bergere, je suis plus satisfait de la confession que vous faites, que je n’ay esté offensé par vostre infidelité. Mais laissons ce discours, et oublions-le pour jamais, et respondez moy à ce que je veux vous demander. Estes-vous encor resolue de tromper tous ceux qui vous aimeront ? Pour moy, je sçay bien qu’en croire, nulle de vos humeurs à mes despens ne m’estant incogneue. Mais ce qui me convie à le vous demander, c’est pour cognoistre à vostre mine, si l’on en sera quitte à meilleur marché ; car si vous dites avec affection, serment, ou autre sorte d’asseurance, que nul ne sera deceu de vous, pour certain ils sont de mon rang.

La bergere n’attendoit pas ces reproches, toutesfois elle ne laissa de luy respondre : Si vous n’estes venu que pour m’injurier, je vous remercie de ceste visite ; mais aussi vous avez bien occasion de vous plaindre de moy. – Me plaindre, respondit le berger, je vous prie, laissons cela à part, je ne me plains non plus que je vous injurie, et tant s’en faut que j’use de plainte, que je me loue de vostre humeur ; car si vous eussiez plus longuement fait paroistre de m’aimer, j’eusse plus long temps vescu en tromperie. Et pleust à Dieu que la perte de vostre amitié ne m’eust r’apporté plus de regret que de dommage ; vous n’auriez pas occasion de dire que je me plains, non plus que je ne vous injurie pas, puis que l’injure et la verité ne peuvent non plus estre ensemble, que vous et la fidelité, mais il est tres-veritable que vous estes la plus trompeuse et la plus ingratte bergere de Forests. – Il me semble, luy respon­dit Stelle, peu courtois berger, que ces discours seraient mieux en la bouche de quelqu’autre que de vous.

Alors Lysis changeant un peu de façon : Jusques icy, dit-il, j’ay preste ma langue au juste despit de Lysis, à ceste heure je la preste à un qui a bien plus affaire de vous : c’est un peu prudent berger qui vous aime, et qui n’a rien de cher au prix de vos bonnes graces. Elle croyant qu’il se mocquast, luy respondit : Laissons ce discours, et qu’il vous suffise, Lysis, que vous m’avez aimée, sans à ceste heure vouloir renouveller le souvenir de vos erreurs. – A la verité, repliqua soudain le berger, c’estoient bien erreurs celles qui me poussoient à vous aimer. Mais voua n’errez pas moins, si vous avez opinion que je parle de moy : c’est du pauvre Corilas, qui s’est tellement laissé surprendre à ce qui se void de vous, que pour chose que je luy aye sceu dire de vostre humeur, il m’a esté impossible de l’en tirer. Je luy ay dit ce que j’avois esprouvé de vous, le peu d’amitié, et le peu d’asseurance qu’il y a en vostre ame, et en vos paroles ; je luy ay juré que vous le tromperiez, et je sçay que vous m’empescherez d’estre parjure. Mais le pauvre miserable est tant aveuglé, qu’il a opinion qu’où je n’ay peu atteindre, ses mérites le feront parvenir. Et toutesfois, pour le destromper, je luy ay bien dit, que le plus grand empeschement d’obtenir quelque chose de vous, estoit le merite. Et afin que vous en croyez ce que je vous en dis, voicy une lettre qu’il vous escrit : j’ay opinion que s’il a failly, vous luy en ferez bien faire.la penitence.

Et parce que Stelle ne vouloit lire ma lettre, Lysis l’ouvrant la luy leut tout haut.

Lettre de Corilas A Stelle[modifier]

Il est bien impossible de vous voir sans vous aymet, mais plus encore de vous aymer sans estre extreme en telle affection; que si pour ma deffense il vous plaist de considerer ceste verité, quand ce papier se presentera devant vos yeux, je m’asseure que la grandeur de mon mal obtiendra par pitié, autant de pardon envers vous, que l’outrecuidance qui m’esleve à tant de merites, pourrait meriter de juste punition. Attendant le jugement que vous en ferez, permettez que je baise mille et mille fois vos belles mains, sans pouvoir par tel nombre esgaler celuy des morts, que le refus de ceste supplication me donnera, ny des felicitez qui m’accompagneront, si vous me recevez, comme veritablement je suis, pour vostre tres-affectionné et fidelle serviteur.

Soudain que Lysis eut achevé de lire, il continua : Et bien, Stelle, de quelle mort mourra-t’il ? pour combien en sera-t’il quitte ? Pour moy, je commence à le plaindre, et vous à penser par quel moyen vous l’entretiendrez en opinion où il est, et puis comme vous luy ferez trouver vos refus plus amers.

Ces discours touchoient à bon escient ceste bergere, voyant combien il estoit esloigné de l’aimer, de sorte que pour l’inter­rompre, elle fut contrainte de luy dire : Il me semble, Lysis, que si Corilas est en la volonté que ce papier fait paroistre, il a esté peu advisé de vous y employer, puis que vos paroles sont plus capables d’acquerir de la haine que de l’amitié, et que vous semblez plustost messager de guerre, que de paix. — Stelle, repliqua le berger, tant s’en faut qu’il ait esté peu advisé en ceste election, que s’il avoit monstre autant de jugement au reste de ses actions, il ne seroit pas tant nécessiteux de vostre secours. Il a esprouvé vos affetteries, il sçait quels sont vos attraits, et de qui se fust-il peu servir sans soupçon de se faire plustost un compétiteur qu’un amy favorable, sinon de moy, qui vous hays plus que la mort ? Et toutesfois l’artifice dont je me sers, n’est pas mauvais, car vous representant si naïfvement ce que vous estes, vous recognoistrés mieux l’honneur qu’il vous fait de vous aimer. Mais laissons ce propos, et me dites à bon escient, s’il est en vos bonnes graces, et combien il y demeurera ? puis qu’en verité je n’oserois retourner à luy sans luv en apporter quelque bonne response ; je vous en conjure par son amitié, et par la nostre passée.

A ce propos le berger en adjousta quelques autres avec tant de prieres, que la bergere creut qu’il le disoit à bon escient, ce qu’elle mesme se persuada aisément selon son naturel ; car c’est la coustume de celles qui s’affectionnent aisément, de croire encore plus aisément d’estre aimées. Si est-ce que, pour ceste fois, Lysis ne peut obtenir d’elle, si non que l’amitié de son cousin, au deffaut de la sienne, ne luy estoit point desagreable, mais que le temps seroit son conseil. Et depuis, par diverses fois, il la sollicita, de sorte qu’il en eut toute telle asseurance qu’il voulut, et parce qu’il se ressouvint de son humeur volage, il tascha de l’obliger par une promesse escrite de sa main, et la sceut tourner de tant de testez, qu’il en eut ce qu’il voulut.

Il s’en revint de ceste sorte vers moy, et me fit le discours de tout ce qu’il avoit fait, hormis de ceste promesse, car, cognoissant l’humeur de Stelle, il se doutoit tousjours qu’elle le tromperoit, et que, s’il me parloit de ce papier, ce seroit m’y embarquer d’avan­tage, et puis plus de peine à me r’amener ; tout cecy fut sans le sceu d’Aminthe, de laquelle plus que de nulle autre Stelle se cachoit. Lors que j’eus receu une telle asseurance de ce que je desirois le plus, apres en avoir remercié la bergere, je commençay avec sa permission de donner ordre aux nopces, et ne faisois plus difficulté d’en parler ouvertement, quoy que Lysis me predit tousjours bien, qu’en fin je serois trompé. Mais l’apparence du bien que nous desirons, flatte de sorte, que mal-aisément prestons nous l’aureille à qui nous dit le contraire.

Cependant que ce mariage s’alloit divulgant, Semire, qui, comme je vous ay dit, avoit quitté ceste recherche à cause de Lysis et de moy, estant picqué des discours qu’elle avoit tenus de luy, resolut pour faire paroistre le contraire, à quelque prix que ce fust, de rentrer en ses bonnes graces, en dessein de la quitter par apres si effrontément, qu’elle ne peust plus dire que ceste separation procedast d’elle. Il ne fallut pas y apporter beaucoup d’artifice, car son humeur changeante se laissa aisément aller à son naturel, et ainsi tout à coup la voilà resolue de me quitter pour Semire, comme peu auparavant elle avoit quitté Semire pour moy. Si n’est oit-elle pas sans peine, à cause de la promesse qu’elle avoit escritte, ne sçachant. comment s’en desdire.

En fin le jour des nopces estant vertu, où j’avois assemblé la plus part de mes parents et amis, je m’en tenois si asseuré, que j’en recevois la resjouissance de tout le monde. Mais elle qui pensoit bien ailleurs, lors que je n’estois attentif qu’à faire bonne chere à ceux qui estoient venus, rompit tout à fait ce traitté, avec des excuses encores plus mal basties que les premières, dequoy je me sentis tant offensé, que, partant de chez elle sans luy dire adieu, je conceus un si grand mespris de sa legereté, que jamais depuis elle n’a peu rappointer avec moy.

Or jugez, mon pere, si j’ay occasion de me douloir d’elle, et si ceux qui le racontent à mon desavantage en ont esté bien infor­mez. – A la verité, respondit Adamas, voilà une femme indigne de ce nom, et m’estonne comme il est possible, qu’ayant trompé tant de gens, il y ait encor quelqu’un qui se fie en elle. – Encore ne vous ay-je pas tout raconté, reprit Corilas ; car après que chacun s’en fut allé, horsmis Lysis,elle fit en sorte que Semire l’arresta jusque sur le soir. Cependant, comme je croy, qu’elle alloit cher­chant quelque artifice pour r’avoir sa promesse, parce qu’elle voyoit bien qu’il estoit du tout offensé contre elle, en fin tout effrontément elle luy parla de ceste sorte : Est-il possible, Lysis, que vous ayez tellement perdu l’affection, que si souvent vous m’avez jurée, que vous n’ayez plus nulle volonté de me plaire ? – Moy, dit Lysis, le Ciel me fasse plustost mourir.

A ce mot, quelque empeschement qu’elle y sceust mettre, il sortit de la maison pour s’en aller, mais elle l’atteignit assez pres de là, et luy .prenant la main entre les siennes, la luy alloit serrant d’une façon, que chacun eust jugé qu’il y avoit bien de l’amour. Et quoy qu’il fust tres-sçavant de son humeur et de ses tromperies, si ne se peut-il empescher de se plaire à ses flatteries, encor qu’il ne leur adjousta point de foy, ce qu’il tesmoigna bien, lors que con­siderant ses actions, il luy dit : Mon Dieu, Stelle, que vous abusez des graces dont le Ciel vous a esté sans raison prodigue ! Si ce corps enfermoit un esprit qui eust quelque ressemblance avec sa beauté, qui est-ce qui pourroit vous resister ? Elle qui recogneut quelle force avoient eu ses caressees, y adjousta tout l’artifice de ses yeux, toutes les menteries de sa bouche, et toutes les malices de ses inventions, avec lesquelles elle le tourna de tant de costez, qu’elle le mit presque hors de luy mesme, et puis elle usa de tels mots : Gentil berger, s’il est vray que vous soyez ce Lvsis, qui autrefois m’a tant affectionnée, je vous conjure par le souvenir d’une saison si heureuse pour moy, de vouloir m’escouter en par­ticulier. Et croyez que si vous avez eu quelque occasion de vous plaindre, je vous feray paroistre, que ceste seconde faute, ou pour le moins que vous estimez telle, n’a esté commise que pour reme­dier à la premiere. A ces paroles Lysis fut vaincu ; toutesfois pour ne se montrer si foible, il luy respondit : Voyez vous, Stelle, com­bien vous estes esloignée de vostre opinion, tant s’en faut que je voulusse faire quelque chose qui vous pleust, qu’il n’y a rien qui vous desplaise que je ne tasche de faire. – Puis qu’il n’y a point d’autre moyen, respondit la bergère, revenez donc dans la maison pour me desplaire. – Avec ceste intention, respondit-il, je le veux.

Ainsi donc ils r’entrerent chez elle, et lors qu’ils furent près du feu, elle reprit la parole de ceste sorte : En fin, berger, il est impos­sible que je vive plus longuement avec vous, et que je dissimule. Il faut que j’oste du tout le masque à mes actions, et vous cognoistrez que ceste pauvre Stelle, que vous avez tant estimée volage, est plus constante que vous ne pensez pas, et veux seulement, quand vous le cognoistrez ainsi, que pour satisfaction des outrages que vous m’avez faits, vous confessiez librement que vous m avez outragée. Mais, dit-elle soudain, interrompant ce propos, qu avez-vous fait de la promesse qu’autrefois vous avez eue de moy en faveur de Corilas ? car si vous la luy avez donnée, cela seul peut interrompre nos affaires.

Qui est-ce qui, en la place de Lysis, n’eust creu qu’elle l’aimait et qui ne se fust laissé tromper comme luy ? Aussi ce berger, ayant opinion qu’elle vouloit faire pour luy ce qu elle m’avoit refusé, luv rendit sans difficulté ceste promesse qu il avoit tousjours tenue et fort chere et fort secrette. Soudam qu’elle l’eut, elle la déchira, et s’approchant du feu luy en fit un sacrifice et puis, se tournant vers le berger, elle luy dit en sousriant : Il ne tiendra plus qu’à vous, gentil berger, que vous ne poursuiviez vostre voyage car il est des-ja tard. – 0 Dieu ! s’escria Lysis cognoissant sa tromperie, est-il possible que jusques à trois fois j’aye esté deceu d’une mesme personne. – Et quelle occasion, luy dit Stelle, avez-vous de dire que vous ayez este trompe ? Ah ! perfide et desloyale, dit-il, ne venez-vous pas de me dire que vous me feriez paroistre que ceste derniere faute n’a este faite que pour reparer la premiere, et que pour me monstrer que jous estiez constante, vous me descouvririez au nud vostre cœur et vos intentions? – Lysis, dit-elle, vous venez tousjours aux injures. Si je ne vous ay jamais aimé, ne suis-je constante à ne vous aimer point encores ? et ne vous fay-je voir quel est mon cœur ? et a quoy tendent mes actions, puis qu’ayant eu ce que je voulois de vous, je vous laisse en paix ? Crovez que toutes les paroles que vous m avez fait perdre depuis une heure en çà, n’estoient que pour recou­vrer ce papier, et à ceste heure que je l’ay, je prie Dieu qu il vous donne le bonsoir.

Quel estonnement pensez-vous que fut celuy du berger ? Il fut si grand, que sans parler, ny temporiser d’avantage, demy hors de sov, il s’en alla chez luy.

Mais certes il a bien eu depuis occasion d’estre venge, car Semire, comme je vous ay dit, qui avoit esté la cause de mon mal, ou plustost de mon bien, telle puis-je nommer ceste separation d ami­tié, se ressentant encor offensé du premier mespris qu elle avoit fait de luy, voyant ceste extreme legereté, et considerant que peut-estre luy en pourroit-elle faire encore de mesme, resolut de la prevenir. Et ainsi, l’ayant abusée, comme nous l’avions esté, Lysis et moy, il rompit le traitté de mariage au milieu de l’assem­blée qui en a voit esté faite, qui fit dire à plusieurs, que par les mesmes armes dont l’on blesse, on en reçoit bien souvent le supplice.

Corilas finit de ceste sorte. Et Adamas en sousriant luy dit : Mon enfant, le meilleur conseil que je vous puisse donner en cecy, c’est de fuir la familiarité de ceste trompeuse, et pour vous deffendre de ses artifices, et contenter vos parents, qui desirent avec tant d’impatience de vous voir marié, lors que quelque bon party se presentera, recevez-le sans vous arrester à ces jeunesses d’amour ; car il n’y a rien qui vous puisse mieux garantir des finesses et surprises de ceste trompeuse, ny qui vous rende plus estimé parmy vos voisins, que de vous marier, non point par amour, mais par raison. Celle-là estant une des plus importantes actions, que vous puissiez jamais faire, et de laquelle tout l’heur et tout le mal-heur d’un homme peut dépendre. A ce mot ils se separerent, car il commençoit à se faire tard, et chacun prit le chemin de son logis.