L’Astrée/troisième partie/Le Dixiesme Livre

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François Pomeray (Troisième partiep. 895-985).


TROISIESME PARTIE
LIVRE DIXIESME


La grande chaleur du jour estoit fort abatue, lors que Diane donna son jugement, de sorte qu'Adamas, desireux qu'Alcidon et Daphnide peussent estre à temps pour avoir le plaisir des divers exercices de ces bergers, se levant de son siege, fut cause que chacun en fit de mesme, et les prenant par la main, leur dit qu'il estoit temps de se mettre en chemin, pour aller de jour aux hameaux de ces belles bergeres. Mais parce que Phillis et Silvandre disputoient entr'eux pour sçavoir à qui Diane avoit donné l'advantage, et que le druide vit bien que cette dispute ne se termineroit pas facilement, il leur dit que l'on ne laisseroit d'en parler par les chemins, et que ce seroit un passe-temps pour en adoucir l'incommodité, et pour en accourcir la longueur.

Et cela fut cause que l'on n'eut pas plustost commencé de marcher, que Phillis attaqua le berger, luy disant : Et bien, Silvandre ! que te semble-t'il du jugement de Diane ? où est l'outrecuidance qui te persuadoit de pouvoir obtenir quelque advantage par dessus moy ? - Bergere, respondit froidement Silvandre, je n'ay jamais esperé d'en tant avoir que nostre maistresse m'en a donné, mais aussi je soustiendray bien qu'il n'y eut jamais un jugement prononcé avec plus d'équité, ny avec une plus meure consideration que celuy duquel vous parlez. - Et quoy ? berger, adjousta Phillis en sousriant, vous croyez que Diane vous ait advantagé par dessus moy ? - Et qui peut en douter ? respondit Silvandre, il faudroit bien avoir peu de jugement pour n'entendre pas son jugement. - Quant à moy, reprit la bergere, je ne l'entends pas seulement, mais aussi je l'admire, car j'entends fort bien que j'ay obtenu par luy la victoire de la gageure que nous avions faite, et j'admire qu'il n'y eut jamais jugement comme celuy-cy, puis qu'il contente les deux parties, ayant tousjours ouy dire qu'en tous les autres l'une se plaint et l'appelle injuste. - En cecy, comme en toute autre chose, respondit Silvandre, se monstre le bel esprit de Diane. - Et toutesfois, dit Phillis, c'est moy qui suis declarée la plus aymable, et c'est à moy à qui le siege de Diane a esté donné, comme à celle qui le merite le mieux, et pour faire entendre que c'est à moy à qui Silvandre doit rendre les mesmes devoirs et les mesmes honneurs que nostre maistresse avoit auparavant receus de nous. - O bergere ! s'écria Silvandre, que ce mystere est profond, et qu'il vous faut encore estudier long temps pour le scavoir entendre ! Et si nostre belle maistresse s'establissoit encores un juge pour declarer l'intention qu'elle a eue, je vous monstrerois bien-tost que tout ce que vous venez de dire est plus à mon advantage qu'au vostre. Et s'il luy plaist de nous ouyr à ceste heure mesme, vous verrez que c'est à moy à la remercier de la victoire qu'equitablement elle m'a adjugée. - Silvandre, dit alors Diane, il n'est pas raisonnable que l'autheur mesme s'explique, et puis il me semble d'avoir parlé si clairement que quoy que j'y peusse adjouster n'y serviroit de rien. Mais je vous supplieray bien, puis que vous n'avez plus de gageure contre Phillis, et que je ne dois plus estre vostre juge, ny vostre maistresse, que vous vous souveniez que je m'appelle Diane.

Et ces dernieres paroles furent proferées avec un visage si serieux que Silvandre cogneut bien qu'elle le vouloit ainsi ; et toutesfois, feignant de le prendre d'autre façon, il respondit : Je sçay bien que vous estes ceste belle Diane que Phillis et moy avons servie quelque temps, mais je sçay bien aussi que vous m'avez autrefois permis de vous tenir pour ma maistresse. Et me pensez-vous estre de l'humeur d'Hylas ? Pardonnez-moy, s'il vous plaist, je hay trop l'inconstance et ceste humeur volage, pour changer de ceste sorte ; permettez-moy que je vous sois celuy que j'ay commencé de vous estre, et vueillez estre celle que vous m'avez esté.

Hylas, qui ne hayssoit point Silvandre, luy semblant l'un des plus accomplis bergers de toute la contrée, encore qu'incessamment ils eussent dispute ensemble : Il me semble, belle Diane, dit-il, que plusieurs raisons vous obligent à trouver bon ce que ce berger vous propose, et ausquelles vous ne pouvez contrevenir, sans offencer vostre beau jugement. Que si, pour relever de cette peine, vous voulez que ce soit moy qui declare quelle est vostre intention, en ce que vous avez ordonné sur le different, j'auray bien tost condamné Sylvandre. - Je vois bien, Hylas, respondit Diane en sousriant, que vous seriez aussi bon juge pour eux que vous estes bon conseiller pour moy. - Non, non, interrompit Phillis, je ne veux point de juge suspect. Silvandre auroit raison de tenir Hylas pour tel, mais s'il plaist au sage Adamas, il en ordonnera.

Adamas alors, prenant la parole : Il n'est pas raisonnable, dit-il, que quelqu'un juge par dessus Diane, mais ne laissez d'alleguer ce que vous pensez estre à vostre advantage, et nous sommes tous icy pour luy en dire nostre advis.

Alors Phillis : Est-il possible, dit-elle, Silvandre, que tu sois tellement preoccupé de l'amour de toy-mesme, que tu ne voyes point une chose si claire que celle que tu me debats, m'asseurant qu'il n'y a icy personne qui ne juge bien que tu n'as point de raison, ou bien si seulement ce que tu en fais n'est que pour monstrer la subtilité de ton esprit ? Se pouvoit-il parler plus clairement que Diane ? Je declare, a-t'elle dit, que Phillis est plus aimable que Silvandre. Et pour esclaircir encores mieux son jugement, elle adjouste l'honneur de me mettre en son siege, pour te faire entendre qu'il y a autant de difference de toy à moy, qu'il y en a de toy à Diane, et que pour ce regard, tu ne me dois porter le mesme respect et le mesme honneur. Et pouvoit-elle faire d'avantage pour monstrer ma victoire, ny la declarer avec des paroles plus expresses ? Au contraire, si elle a dit que tu te sçavois faire aymer, c'a esté pour faire entendre que tu es plus plein d'artifice que je ne suis pas, et en cela je l'advoue, mais c'est d'autant qu'une chose qui est aymable de soy-mesme n'a point de besoin d'artifice pour se faire aymer. Que si elle t'a fait present d'un chapeau de fleurs, et si elle m'a ordonné de rendre le mien à celuy qui l'avoit donné, n'a-t'elle pas voulu faire voir que les choses qui sont aimables en toy, ne sont que des fleurs qui naissent et meurent en un jour ? Et parce qu'elle juge en moy les merites estre plus solides et durables, elle ne veut pas me laisser cette marque des choses si tost perissables. Et afin que tu le cognoisses encore mieux, ne voulant qu'il y aye quelque chose qui demeure sans recompense, considere, Silvandre, quelle est celle qu'elle t'a donnée, et quelle est celle que j'ay eue pour le service que nous luy avons rendu. A toy, elle a ordonné que tu luy baiseras la main, qui est une gratification que l'on fait aux esclaves, et à ceux que nous estimons peu ; mais à moy, elle ceda sa place, pour monstrer qu'elle ne peut rien faire d'avantage. Cette naturelle opinion estant née en chacun, que nul ne juge personne valoir plus que luy-mesme ne vaut, elle a voulu faire voir que toutes fois elle me cede, puis qu'elle me quitte la place qu'elle avoit, ou bien pour te faire cognoistre qu'elle juge que tu me dois ceder autant qu'à elle qui souloit estre au lieu où elle m'a eslevée. Or vante-toy maintenant, Silvandre, de l'advantage que tu pretends avoir receu en ce jugement, garde bien le souvenir de la grande victoire que tu as obtenue aujourd'huy, et va au temple de la bonne Déesse marquer le clou que l'on y a mis cette année, afin qu'à l'advenir tu sçaches en quel temps tu as esté victorieux.

A ce mot, Phillis se teut, et lors que Silvandre voulut respondre, Hylas le devança en disant : Si c'est à moy à dire mon advis, je declare que Phillis a gaigné. - Vous donnez vostre jugement, dit Adamas en sousriant, avec un peu trop de precipitation, car vous condamnez un homme sans l'avoir ouy. Silvandre n'a point parlé encores. - Il est vray, respondit Hylas, mais il ne faut pas s'arrester à si peu de chose, car je sçay bien qu'il ne peut rien respondre qui vaille.

Chacun se mit à rire des discours d'Hylas, et lors que chacun se fut teu, Silvandre reprit froidement la parole de cette sorte.

Response du berger Silvandre sur le jugement de Diane[modifier]

J'ay appris dans les escoles des Massiliens que Promethée fut d'un esprit si subtil qu'il monta au ciel, et desroba le feu des dieux avec lequel il anima la statue qu'il avoit faite, et que, pour punition de ce larcin, il fut attaché sur un rocher où une aigle luy devore continuellement le foye. Ne courray-je point cette mesme fortune si, declarant les intentions de ceste belle Diane, je luy desrobe le secret qu'elle a voulu reserver à elle, puis que je n'estime pas ce larcin moindre que celuy de Promethée, ny fait contre une moindre divinité. Mais aussi ne seray-je point complice à celuy de Phillis, qui se veut injustement attribuer ce qui ne luy est point deu, et à mon desavantage, et contre l'equité, et le bon jugement de cette belle Diane ? Veritablement, si je delaisse cette juste cause, la pouvant soustenir avec de si claires raisons, je crains d'estre grandement coulpable. Que ferons-nous donc, ô Silvandre, pour, sans encourir la peine, faire ce que nous devons ? Recourons à cette belle Diane mesme, et avec des supplications, demandons luy en don ce que nous pourrions bien luy dérober. Il est impossible que les prieres, qui sont filles de Tautates, ne soient exaucées par celle qui a tant de perfections, que nous la pouvons estimer divine, s'il y a quelque chose de tel parmy les mortels.

C'est donc à vous, ô ma belle et divine maistresse, à qui j'adresse ces prieres, afin qu'il me soit permis, en declarant la verité de ma victoire, de monstrer l'equité de vostre jugement, protestant qu'en ceste action j'ay plus d'egard à ce qui vous touche, qu'à ce qui est de moy ! Car que me peut importer que Phillis se prevalle de l'avantage que j'ay par dessus elle, puis que cela ne me rend moins homme de bien, ny moins vostre serviteur que je suis ? Mais si par les subtilitez de Phillis on venoit à croire qu'un jugement si peu juste eust esté donné par vous contre toute sorte de raison, ce seroit blesser l'honneur de vostre bel esprit, qui ne s'est jamais trompé en une chose si claire et si recogneue de chacun. Et avec l'asseurance que vostre silence me donne que vous le trouvez bon, je respondray à Phillis de cette sorte :

Est-il possible, bergere, que vous vueillez estre deux fois vaincue, et que par force vous me vueillez par deux jugemens rendre vostre superieur ? Il semble que vous avez voulu appeller Diane devant un autre throsne, et si nostre grande druide ne vous en eust empesché, je ne sçay si cet outrage n'eust point esté commis contre elle ; mais il ne faut pas trouver estrange que celle qui, n'a jamais sceu aimer, n'en sçache entendre les secrets et les ordonnances. Et toutesfois, afin que ny vous, ny ceux qui vous escoutent, ne demeuriez plus long-temps en cette erreur, oyez, bergere, et avouez la verité que je vous vay declarer briefvement.

Le grand Dieu qui est par dessus tous les cieux, et qui d'un seul regard voit non seulement tout ce que le soleil descouvre, mais de plus tout ce qui est de plus caché dans les entrailles de la terre, et dans les profonds abismes des eaux, a voulu donner ce privilege à l'homme, qu'il n'y a que luy seul qui puisse cognoistre ses pensées, s'il ne luy plaist de les descouvrir. Mais pour l'advantager encores plus, il ne luy a pas seulement donné la vertu de les cacher à toute sorte de personnes, mais de les pouvoir participer à tous ceux qu'il veut ; et afin qu'il le face plus intelligiblement, il luy a laissé deux moyens qui se declarent l'un l'autre, qui sont la parole et les actions : deux choses dont chacune separément peut fort bien descouvrir l'intention, mais qui, pour esclaircir encore mieux nos pensées, se rendent plus intelligibles l'une par l'autre. Et c'est pourquoy, lors que nos actions sont douteuses, nous y adjoustons la parole pour les resoudre, et quand nos paroles sont obscures, nous les esclaircissons par les actions ; et le grand Tautates l'a voulu ordonner de cette sorte, afin que ces ames trompeuses et qui prennent plaisir à decevoir tous ceux qui les approchent, n'eussent point d'excuse, lors que les deceptions sont descouvertes, sur l'impuissance de ne s'estre pas sceu mieux faire entendre.

Or cette sage et tres-juste Diane, voulant nous faire sçavoir ce qu'elle jugeoit de notre different, afin de ne nous laisser aucun doute sur ce suject, a voulu user des deux moyens qui luy sont donnez pour nous faire entendre son opinion. Elle a donc en premier lieu parlé fort clairement, et puis, à ses paroles, elle a adjousté les actions qui pouvoient les esclaircir entierement. Et toutesfois, puis que la feinte ignorance de Phillis me contrainct de recourre aux raisons pour ne laisser personne en doute de la verité, je diray :

Que pour recognoistre cette verité, il la faut prendre en sa source, et qu'à cette occasion, pour sçavoir qui par le jugement de Diane a eu la victoire, il est necessaire de considerer quel a esté le commencement du different qui a donné naissance à nostre gageure. La nymphe Leonide en a bien rapporté fidellement la verité, lors qu'elle a dit que les trois lunes estans escoulées, Diane devoit juger qui de Phillis et de moy se sçavoit mieux faire aimer ; car toute nostre gageure fut fondée sur le reproche que Phillis me faisoit que l'occasion pourquoy je n'entreprenois de servir pas une de nos bergeres, c'estoit pour recognoistre le deffaut que j'avois des choses qui peuvent faire aimer. Et sur ce que je soustenois que ce n'estoit que faute de volonté, je fus condamné, et elle aussi, à servir trois lunes entieres ceste belle Diane, et qu'apres elle jugeroit qui de nous deux se sçauroit mieux faire aimer.

Cecy estant bien entendu, je croy qu'il n'y a personne qui incontinent ne voye que par les paroles de cette belle Diane, j'ay obtenu ce que je pretendois, puis qu'elle a prononcé ces mesmes mots : Nous disons et declarons que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Phillis. Qu'est-ce que j'ay plus à demander, ayant receu ce jugement si clair, et en paroles qui ne pouvoient estre plus intelligibles ? Et toutesfois à ces paroles elle a voulu adjouster les actions, telles que personne ne les peut considerer, sans incontinent avouer ma victoire. Elle fait deux choses : l'une luy met la couronne sur la teste, et l'autre m'ordonne de baiser sa belle main ; toutes deux des faveurs si grandes, que je ne sçay s'il y en a qui les peussent surpasser. Car Phillis, à qui donne-t'on la couronne sinon à celuy qui a vaincu ? Et à qui les belles permettent-elles de leur baiser la main, sinon à ceux qu'elles aiment ou qu'elles jugent dignes d'estre aimez ? Je ne sçay, bergere, où vous allez chercher ceste coustume que vous dites, que l'on permet ces baisers à ceux que l'on estime peu ; car si vous faites ces faveurs à ceux que vous mesestimez, quelles seront celles que vous ferez à ceux que vous penserez meriter quelque chose ? Croyez moy, mon ennemie, qu'à ce prix il n'y a personne qui ne fust bien aise d'estre mesprisé de ma belle maistresse, s'il luy plaist de continuer, je proteste que je veux bien vivre et mourir dans ce mespris.

Et quant à ce que vous dites, que nostre juge a voulu monstrer en me donnant ce chapeau de fleurs, que les choses aymables qui peuvent estre en moy ne sont que des fleurs qui naissent et meurent en un jour, considerez ce qu'elle y a adjousté, prevoyant bien que peut-estre on pourroit penser ce que vous dites. Nous ordonnons, dit-elle, que Silvandre reprendra son chapeau de fleurs de mes mains, et le portera tousjours à l'avenir, en le renouvellant lors qu'il fletrira, afin que ceste marque luy en demeure eternelle parmy les bergers. Vous semble-t'il, bergere, qu'elle m'ordonne cette couronne afin qu'elle flestrisse dans un jour, puis qu'elle veut que je la porte pour memoire eternelle ? Mais en cecy vous estes excusable, car c'est l'un de ces mysteres que vous n'entendez point en l'amour, et lequel je vous veux expliquer, afin que vous sçachiez pourquoy nostre juste juge vous a ordonné de rendre ce chapeau de fleurs à qui le vous a donné, et à moy de le porter tousjours.

Amour que nos sages druides estiment estre le grand Tautates, que ceux qui enseignent dans les escoles des Massiliens disent estre le premier des dieux qui sortit hors du Chaos, apres avoir osté la confusion et le desordre de cette inutile et lourde masse, et separé les choses mortelles des immortelles, voulut esclairer dessus toutes, et en les esclairant leur donner la vie et la perfection. Et parce que l'homme n'a jamais esté creé que pour cognoistre, aymer et servir ce grand Tautates, et que nous ne pouvons rien comprendre, qui auparavant ne soit representé à nostre ame par des especes corporelles, avec lesquelles nous nous formons les idées des choses que nous entendons, il voulut nous mettre devant les yeux un corps si parfait qu'il peust en quelque sorte nous representer ce qu'il vouloit que nous recogneussions de luy, afin que le cognoissant, nous vinssions à l'aymer, et en l'aimant à le servir. Et d'autant qu'il n'y a rien de si beau ny de si pur que ce grand Tautates, il choisit donc dans le sein de la matiere, celle qu'il jugea la plus pure et la plus parfaicte, et puis l'embellit de toutes les beautez, et l'accomplit de toutes les perfections dont un corps peut estre capable et le nomma soleil. Ce soleil incontinent se fit voir d'un costé à l'autre du ciel, donna vie et mouvement à tout ce qui estoit sur la terre, et fit des effets tant admirables que plusieurs, estans abusez de luy recognoistre tant de perfections, l'ont creu estre ce grand Dieu, duquel il n'estoit toutefois qu'une bien imparfaite ressemblance, et l'ont adoré comme s'il eust esté celuy qu'il representoit.

Doncques, Phillis, si vous voulez cognoistre en quelque sorte quel est ce grand Tautates Amour, il faut que vous l'appreniez par les choses que vous voyez en ce soleil, et qui tombent sous vos sens ; et quand vous voyez que le soleil donne vie à tout ce qui est en l'univers, vous devez dire en vous-mesme : que l'Amour donne vie à toutes les ames, quand il esclaire non seulement au ciel, mais par toute la terre ; que l'amour est aussi la lumiere qui donne la veue de l'entendement à tous les esprits, car il n'y a celuy qui soit si aveugle à qui il n'ouvre les yeux, et qu'il ne rende clair-voyant ; quand le soleil se cachant nous laisse en tenebres, que c'est ainsi que l'amour se retirant d'un esprit qu'il a autrefois esclairé, le laisse obscur et sans lumiere ny entendement. Et lors que vous considerez que le soleil fait et change les saisons, qu'amour aussi fait le Printemps, en faisant produire en nos esprits les fleurs des esperances, l'Esté, en nous en donnant les fruicts, l'Automne, en nous en laissant jouyr, et l'Hyver, en nous donnant l'entendement de les sçavoir longuement conserver.

Je serois trop long, si je voulois rapporter icy par le menu tous les rapports qu'amour et le soleil ont ensemble ; il suffira donc, bergere, que reprenant ce que j'ay desja dit, vous entendiez que ces fleurs que vous mesestimez si fort, et qui sont, à ce que vous dites, aussi tost flestries que produites, ce sont les esperances qu'amour nous donne en son printemps. Et si cela est, que direz-vous que signifie ce chapeau de fleurs pris de la main de Diane, à ses pieds où je l'avois posé, pour le mettre sur ma teste, sinon que l'esperance que je m'estimois n'estre pas digne d'avoir, elle veut que je la prenne de ses propres mains. O Amour ! quelle plus grande faveur pourrois-je recevoir de ma belle maistresse ? O Phillis ! que ces fleurs me sont cheres et agreables. Et mesme considerant la suite de ceste faveur : voilà donc ces belles fleurs qui sont le Printemps de mes esperances, et pensez-vous que l'Esté n'ait pas suivy incontinent apres ? Et ne voilà pas le baiser de ceste belle main qui me donne les fruicts de cette esperance ? Mais n'ay-je pas l'Automne et l'Hyver par ce beau soleil de mon ame ? Sans doute, Phillis, ma belle maistresse n'y a rien oublié quand elle a ordonné que pour marque eternelle, je portasse cette belle couronne parmy les bergers : voilà la jouyssance de l'Automne, et que j'en renouvellasse continuellement les fleurs, et voylà les moyens de pouvoir conserver longuement le bonheur que j'ay reçeu.

Mesprisez à cette heure, mon ennemie, ces fleurs et ce baiser que l'on donne, dites-vous, à des personnes si méprisables, et considerez si, vous ostant ces fleurs, et les vous faisant rendre au sage Adamas, qui est le souverain juge de ces contrées, et qui par ce moyen peut estre appellé la justice mesme, elle n'a pas voulu monstrer que vous ne deviez rien esperer, et que si vous aviez conceu sans raison quelque esperance, il estoit bien raisonnable que vous en fussiez dépouillée devant la mesme justice, comme luy faisant une amende honorable en la presence de toute cette venerable compagnie.

II ne reste donc rien maintenant à dire, sinon que je vous declare pourquoy ma belle maistresse a dict que Phillis estoit plus aymable que Silvandre, et quelle raison l'a émeue à vous mettre dans son propre siege. Et pour l'entendre plus aisément, il faut que vous sçachiez, bergere, que tout ce qui est bon est aymable, mais il n'est pas aymé pour cela, parce que le bon, s'il n'est recogneu, est comme le thresor caché, qui ne se peut faire estimer que quand quelqu'un en a la cognoissance. Et Dieu mesme, qui est le Bon de tous les bons, ne seroit pas aymé s'il ne se faisoit cognoistre. Lors que Diane declare que vous estes aymable, elle le dit avec raison, parce que tout ce qui est bon est aymable, et sans doute les vertus et les perfections qui sont en vous sont bonnes ; car ressemblant à ma belle maistresse, en ce que la nature vous a faite fille, il n'y a point de doute qu'en cette qualité vous ne soyez aimable, et beaucoup plus que Silvandre. Mais d'autant qu'il vous deffaut les autres choses à vous faire aimer, et lesquelles nostre juste juge a recogneues en moy, elle a declaré que je me sçay mieux faire aimer.

Et cela, bergere, si vous l'entendez bien, est tres-juste, et nullement à vostre desavantage, car il faut considerer le personnage que nous faisons tous trois. Diane est celle qui reçoit nos services et nos passions, et vous et moy, la servons et la recherchons. Le propre de l'homme, c'est de servir, de rechercher, et d'adorer une belle maistresse : je fais donc envers Diane ce que je dois faire comme homme, et ma maistresse, en recevant mes services et mes vœux, elle fait ce qu'elle doit faire comme fille ; mais vous, en recherchant d'amour ma maistresse, vous faites le contraire de ce que vous devez faire, et par ainsi vous ne devez pas trouver estrange, si encore que vous soyez plus aymable, Silvandre toutefois se sçait mieux faire aymer que vous, puis qu'il faict ce pourquoy il est nay, et vous, tout le contaire, puis que les filles ne doivent pas rechercher, mais estre recherchées. Et pour vous monstrer que nostre juste juge l'a ainsi entendu, considerez que vous ostant du lieu où vous estiez, elle vous a mis en sa place, pour vous monstrer que vous ne deviez pas faire le personnage de celuy qui recherche, mais le sien, qui estoit celuy d'estre aymée et servie.

Advouez donc maintenant, Phillis, que j'ay gaigné la gageure que nous avions faite, et je confesseray que vous estes plus aymable que moy, et tous deux ensemble disons qu'il n'y eut jamais un plus sage ny plus juste juge, ny une plus belle maistresse que ceste Diane, à qui nostre gageure m'a donné, et de qui les perfections m'ont entierement acquis, et me retiendront eternellement.

Ainsi finit Silvandre, laissant chacun tres-satisfait et de ses raisons et de sa modestie. Phillis mesme fut contrainte d'advouer ce qu'il avoit dit, et cela fut cause que Diane, voyant qu'il n'estoit point necessaire de faire un second jugement, n'en dit rien d'avantage. Un seul Hylas, tenant Stelle sous les bras, s'alloit mocquant de tout ce qu'ils avoient dit ; et voyant que chacun s'estoit teu : Et bien ! Silvandre, luy dit-il, qu'est-ce que tu veux que nous apprenions de ton long et fascheux discours ? Silvandre luy respondit froidement : Toute cette troupe cognoistra que ce jugement que Diane a donné avec de si bonnes et de si justes considerations a souffert la mesme injure par l'explication que Phillis luy donnoit, que reçoivent la pluspart des oracles par ceux qui le plus souvent les tournent au gré de leurs desirs et de leurs passions. Et toy, et Stelle, vous apprendrez que depuis que le soleil nous a esté donné pour nous representer ce qui est de l'amour, tout ainsi qu'il n'y a qu'un soleil, aussi ne devons nous avoir qu'un amour. - Et toy, berger, dit Hylas incontinent, tu te souviendras qu'il n'y a pas long-temps que tu es en vie, puis que tu dis que c'est amour qui la donne à toutes les ames, car n'ayant rien aimé que cette bergere et n'ayant que trois ou quatre lunes que tu as commencé, ou ce que tu nous contes est faux, ou tu ne vivois pas il y a fort peu de temps. Mais si cela est, enseigne-nous, je te supplie, Silvandre, comment tu faisois, estant mort, à conduire tes troupeaux, à aller à la chasse, à parler, à chanter, à courre et à luiter ? Car je serois bien aise d'apprendre cela de toy, afin que j'en puisse faire de mesme quand je seray mort, parce que j'en ay veu d'autres que l'on met au feu, et d'autres que l'on enterre, et ceux-là me faisoient peur quand je les voyois. Mais toy, j'advoue que tu estois le plus gentil mort qui fut jamais, et que si je pensois estant mort, faire comme tu faisois avant que tu fusses amoureux, je ne me soucierois pas tant de mourir que j'ay fait jusques icy.

Silvandre alors en sousriant : Il faut par force, dit-il, rire des discours d'Hylas, mais encore faut-il leur respondre. Il est vray qu'amour est la vie de nostre ame, si on l'entend comme il se doit, mais pour cela il faut que tu sçaches, Hylas, que nous considerons deux sortes de vie en l'ame. L'une, celle qu'elle vid avec le corps, et l'autre avec elle-mesme. La premiere anime le corps, le fait marcher, parler, manger, et luy fait faire toutes ces actions lesquelles tu as recogneues en moy, avant que j'eusse eu le bonheur d'aymer Diane ; et l'autre donne la vie à l'ame, et fait que veritablement elle vid en elle-mesme, car elle luy esclaire l'entendement, luy forme ses imaginations, et attire et occupe toutes ses volontez. Or la premiere sorte de vie est commune à l'homme avec tous les animaux, car tous en vivant produisent les mesmes actions, mais l'autre, le relevant par dessus tout ce qui a corps, luy donne une autre espece de vie, qui est commune avec ces pures pensées desquelles nous avons parlé. Et maintenant tu vois, Hylas, que si j'ay dit qu'amour donne la vie aux ames, je n'ay pas pour cela dit que le corps fust mort, et qui est cette mort de laquelle tu veux parler, car j'eusse dit des choses impossibles, impossibles, d'autant que nul ne peut mourir qui auparavant n'a vescu, mais celuy qui n'a jamais aimé, par cette raison n'auroit jamais vescu ? Ne me demande donc plus comment j'ay fait, estant mort, à parler, à chanter, et courre, et à luiter, car toutes ces actions dependent d'une vie de laquelle amour ne daigneroit se mesler.

- Et quoy, respondit Hylas, vostre amour, à ce que je vous oy dire, ne se mesle que des choses de la pensée et de l'imagination. - Il n'y a point de doute, repliqua Silvandre, que les autres, il les laisse à l'instinct que la nature donne à chacun. - Or, Silvandre, reprit Hylas, c'est dommage que nous n'aymons tous deux une mesme bergere, car nous nous accorderions fort bien, toy avec les faveurs qu'elle te pourroit donner des pensées et des imaginations, et moy avec celles que ton amour remet à cet instinct de la nature.

Alcidon et la pluspart des bergers se mirent à rire de la plaisante humeur d'Hylas, et Silvandre mesme, qui enfin luy respondit : O Hylas ! si tu sçavois aymer, tu ne parlerois de ceste sorte, ny ne confondrois pas toutes choses comme tu fais. Quand mon ame vid en sa pensée et en ses contemplations, laisse-t'elle pour cela de donner la vie à ce corps qu'elle anime ? nullement. Le soleil qui est, comme nous avons dit, le vray symbole de l'amour, esclairant les choses celestes, laisse-t'il de jetter ses rayons sur les corps qui sont ça bas ? Et pourquoy veux-tu que l'amour esclairant nostre entendement, et formant les pensées de nostre ame, ne donne pour cela les desirs aux corps qui luy sont naturels ? Non, non, Hylas, il n'y a que ceste difference : ceux qui ayment comme je fais, ils n'ont les desirs desquels tu parles, que parce qu'ils ayment, mais ceux qui ayment comme toy, ils n'ayment que parce qu'ils ont ces desirs.

- Mais, Silvandre, adjousta Stelle, qui estoit un peu piquée, ne m'advouerez-vous pas que, puis que vous avez comme que ce soit ces desirs, vous estes grandement outrecuidé, quand vous regardez qui vous estes, et qui est Diane ? - Je confesse, dit froidement Silvandre, que me considerant avec les yeux de l'égalité, vous avez raison, mais que je n'ay pas tort aussi, quand j'adjouste de mon costé mon extreme amour, et l'esperance qu'il luy plaist de m'en donner. - Vostre extreme amour, dit-elle, est aussi invisible que cette esperance. - Mes actions, dit Silvandre, et celles de cette belle maistresse la peuvent rendre visible. Et si les miennes jusques icy ne l'ont peu faire, j'espere de luy rendre tant de service qu'encore que je ne puisse pas la monstrer entierement, toutefois elle en verra assez pour la juger la plus grande qui fut jamais ; mais qu'elle ne m'ait point donné de cognoissance de cette esperance que vous me reprochez, si vous aviez aussi bien remarqué que moy ses actions, vous ne le diriez pas, car les fleurs, sont-ce pas des esperances ? et pourquoy m'auroit-elle ordonné de les porter sur la teste ? - Il est vray, repliqua Stelle, mais ces esperances, comme vous avez receu les fleurs du sage Adamas, vous les devez aussi avoir des choses qui dependent de ce grand druide, et non pas de Diane. - O Stelle! adjousta Silvandre, je voy bien que vous n'avez l'œil qu'à remarquer les actions d'Hylas, car si vous eussiez veu ce que j'ay fait, vous ne diriez pas que je tiens ces fleurs du grand druide. Il est bien vray que je les ay eues de luy, mais ne les ay-je pas laissées, et posées aux pieds de Diane, pour monstrer que j'y remets toutes ces esperances ; et si maintenant vous me les voyez sur la teste, de quelle autre main les ay-je que de celle de qui toutes mes esperances veulent dependre. L'ordonnance de Diane ne porte-t'elle pas que je reprendray ce chapeau de fleurs de ses mains ? et cela, qu'est-ce à dire sinon ESPERE ? - Mais toutesfois, reprit Stelle, vous les avez eues, ces fleurs et ces esperances, du sage Adamas. - Ny cela aussi, respondit le berger, n'a pas esté sans un grand mystere, car peut-estre Tautates veut que je sçache que le commencement de toutes mes esperances doit prendre origine du sage Adamas.

Les disputes de ces bergers et bergeres eussent continué d'advantage, n'eust esté qu'en mesme temps ils arriverent dans le grand Pré, où les jeux et les exercices de ces jeunes bergers avoient accoustumé de se faire. Et desjà ils s'y estoient assemblez de toutes parts, et avoient preparé toutes les choses necessaires, lors que voyant de loing le grand druide et toute la troupe, ils s'en vindrent à sa rencontre, la teste, parée de fleurs, et chantans et sautans pour monstrer le contentement qu'ils avoient de le voir parmy eux. Les premieres salutations faictes, l'on proposa le prix pour la course, pour la lutte, pour le sault et pour jetter la barre. De la premiere Silvandre emporta le prix; de la luite, Lycidas ; du sauter, Hylas ; de la barre, Hermante, qui estoit ce berger de Camargues, venu avec Alcidon et Daphnide. Quant à Silvandre, chacun sans difficulté luy donnoit la victoire de bon coeur, et à Lycidas aussi ; mais pour Hylas et Hermante, les autres bergers de Forest en estoient bien faschez.

Et Hylas, s'approchant de Stelle, parce que le prix qu'il avoit gaigné estoit une couronne faite de plume fort artificiellement, il la supplia de la luy vouloir mettre sur la teste. Silvandre en se mocquant luy dit : C'est un digne loyer de tes fidelles peines. - Qu'est-ce que tu veux dire ? respondit Hylas, apres que Stelle luy eut fait la faveur de la luy mettre sur la teste. - Je veux dire, reprit Silvandre, que ceux qui ont osé sauter contre toy, s'ils te cognoissoient, sont bien outrecuidez, parce qu'ayant la teste si legere que tu as, ils ne devoient pas juger que le reste du corps fust plus pesant, ny esperer moins que d'estre vaincus. Mais ceux qui t'ont donné cette couronne ont bien mieux fait paroistre leur jugement, car à un esprit si leger que le tien, que sçauroit-on donner qui luy fust mieux deu qu'un chapeau de plume ? - Je ne rougiray jamais, dit froidement Hylas, que l'on me donne les marques que je porte, car à toy qui es lourd et grossier, l'on fait bien de donner les choses qui sont produites de la terre, comme ces fleurs qui sont en cette guirlande que tu as en la main, mais à moy, comme celuy qui a quelque chose de plus noble, qu'est-ce que l'on ose presenter que des plumes, pour monstrer que je me releve dans l'element de l'air, comme meprisant celuy de la terre aussi grossiere que tu es ? Toy, dis-je, qui ne laisses d'envier ce que tu reproches en moy, puis que tu as bien voulu courre contre les autres bergers pour avoir la gloire d'estre plus leger qu'ils ne sont. - Tu te trompes, respondit Silvandre, je n'ay pas couru pour faire paroistre d'estre plus leger, mais ouy bien plus desireux de m'approcher le premier de ma belle maistresse, qui estoit assise aupres des termes où nous adressions nostre course, de sorte que tu es bien deceu, si tu penses que j'aye couru pour avoir la gloire de courre le mieux, mais seulement pour faire voir qu'il n'y a rien qui me puisse devancer quand il faut que j'aille vers elle.

De fortune Diane estoit aupres de cette troupe, et ouyt leurs discours, qui fut cause que s'adressant à Silvandre : Berger, luy dit-elle, ces noms de maistresse et de belle que vous me donnez, et ces paroles qui tesmoignent une affection particuliere, ont esté de saison, lors qu'a duré la gageure que vous aviez faite; mais maintenant je vous supplie de n'en plus user, si vous ne me voulez desobliger, et vous ressouvenir, quand vous voudrez me nommer, que, comme je vous ay desja dit, je m'appelle Diane. Silvandre luy respondit : Celuy qui n'est au monde que pour vous faire service, aymeroit mieux la mort que de vous desplaire, mais avant que de me faire ce commandement, permettez que j'aye tout le reste du jour pour me desaccoustumer de ces paroles qui vous sont tant ennuyeuses ; et cependant ayez agreable cette couronne que j' ay gaignée par la faveur que vous m'avez faite, afin que je puisse marquer ce jour pour le plus heureux de tous ceux que j'ay passez jusques icy.

La bergere qui aimoit ce berger, et qui commençoit de luy donner la place en son cœur qu'y souloit avoir Filandre, luy eust aisément accordé sa requeste, mais craignant que cette bonne volonté ne fust recogneue de ceux qui les escoutoient, la refusa assez rudement, et en effet s'en fust allée, sans Astrée et Alexis qui l'arresterent, et luy dirent que la demande de Silvandre estoit si raisonnable, qu'elle s'offenceroit et sa naturelle courtoisie si elle la refusoit ; et presque par force, pour le moins en apparence, elles la luy firent accorder. Je le veux bien, dit la nymphe Leonide, pourveu que ce chapeau de fleurs que Diane a desja sur sa teste soit donné à Paris, autrement il auroit trop d'occasion de se douloir de voir la guirlande de Silvandre sur la teste de sa maistresse. - Ce titre, dit Diane, ne m'est pas deu, et toutesfois, puis que ceste belle druide et ceste discrete bergere me condamnent à ce que vous avez ouy, je consens à ce que une si grande nymphe que Leonide m'a ordonné.

Et à ce mot, s'ostant le chapeau de fleurs qu'elle portoit, elle receut celuy que Silvandre, un genouil en terre, luy presentoit, et remit le sien sur la teste de Paris, qui depuis ne fut pas cause d'une petite dispute entre Paris et le berger, pour sçavoir qui avoit esté le plus favorisé. Mais pour lors il n'en fut pas dit davantage, parce qu'avant que toutes ces choses fussent achevées, le soleil avoit presque finy son cours, et s'en alloit cacher le jour dans la mer.

Cela fut cause qu'ils se mirent en chemin pour se retirer dans leurs hameaux. Astrée et Alexis marchoient ensemble, Adamas, Alcidon et Daphnide se tenoient compagnie, Phillis estoit aupres de Lycidas, Paris entretenoit Leonide pour se resoudre sur les discours qu'ils avoient desja commencez en la maison d'Adamas, de sorte que Silvandre, s'approchant de Diane avec une grande reverence : Ma belle maistresse, luy dit-il, me permettez-vous de vous ayder à marcher jusques en vostre logis ? - Je reçois, luy respondit-elle, ceste courtoisie, mais je voudrois bien que vous prissiez de bonne heure la coustume de ne nommer par mon nom. - Croyez, luy respondit-il, belle bergere, que vous n'en avez point qui soit plus veritablement vostre nom que celuy que je vous donne, de ma maistresse, car je vous supplie de croire que c'est une chose si vraye que je suis vostre serviteur, que toutes les choses plus certaines ne le sont point davantage.

Diane qui ne desiroit pas d'esloigner Silvandre, et qui toutesfois ne voyoit point de raison de l'aimer, estant incogneu et un pauvre estranger, demeuroit bien empeschée de ce qu'elle avoit à faire, et jugeant que pour lors elle ne pouvoit promptement prendre un meilleur conseil, que feindre de croire que c'estoit pour continuer le reste du jour de la mesme facon qu'il l'en avoit suppliée, elle luy respondit : Je trouve bon, Silvandre, que vous acheviez le reste du jour comme vous l'avez commencé, puis qu'Alexis et Astrée l'ont ainsi voulu. - Si je croyois, reprit-il incontinent, que ce jour estant finy, il me fallust cesser de vous aimer, je jure le ciel qui me donne la vie, que j'aimerois mieux cesser de vivre. - Vous dis-je pas ? repliqua Diane, qu'il vous est permis de continuer de ceste sorte tant que le jour durera, mais prenez garde que le soleil se va coucher, et que le jour finit quand il se retire. - Le jour, respondit Silvandre, dure tant que la clarté demeure. - Je le vous advoue, dit Diane, et c'est pourquoy une heure ou plus apres que le soleil sera couché, il n'y aura plus de clarté, ny par consequent de jour pour continuer la feinte que vostre gageure vous a permise. - Quand il vous plaira, ma belle maistresse, dict Silvandre, ce different sera jugé par ceux qui m'ont ordonné tout ce jour, mais cependant je ne laisseray de vous dire qu'il n'y a point de temps qui puisse limiter le service que je vous dois, ny deffence qui ayt la force de me divertir de la veritable affection que je vous ay vouée. Et afin que vous sortiez d'erreur, permettez-moy, belle bergere, que je vous die avec les paroles de la mesme verité, que cette gageure a esté au commencement sans autre dessein que de vaincre Phillis, et donner du passe-temps à celles qui en avoient esté cause, mais depuis, les perfections que j'ay rencontrées en vous, m'ont bien faict paroistre qu'il ne se faut jamais jouer avec l'amour, et qu'il est impossible de demeurer long-temps aupres d'un grand feu sans s'y brusler.

Diane l'ayant laissé quelque temps sans luy respondre, enfin parla froidement de cette sorte, et sans tourner seulement la teste de son costé : Silvandre, si vous voulez que je croye ce que vous me dites, ainsi que sonnent vos paroles, je vous respondray que je suis tellement desobligée de vous, que je ne sçay si jamais j'oublieray cet outrage. Que si en effet (comme je croy que c'est vostre intention), ce n'est que pour clorre cette journée en passant vostre temps, comme elle a esté commencée suivant vostre gageure, je recevray tout ce que vous me venez de dire, comme j'ay faict jusques icy depuis le commencement de vostre different avec Phillis. Voyez donc ce que vous avez à me respondre, à fin que je sçache ce que j'ay à faire, mais je vous prie, berger, pensez-y bien.

Silvandre qui cogneut que Diane parloit avec plus de resolution qu'il n'eust pensé, et cognoissant que s'il passoit plus outre, elle luy feroit quelque response qui l'esloigneroit à jamais d'elle, se resolut de ne rien rompre, et de gaigner seulement le temps jusques à ce que ses longs services, et les asseurées cognoissances qu'il esperoit de luy donner de son affection, eussent peu faire quelque coup en son ame, jugeant que peut-estre elle-mesme seroit bien aise d'avoir la mesme occasion de recevoir ses services, et les asseurances de ses affections, avec la mesme couverture que jusques à ce coup elle les avoit receues. C'est pourquoy, tournant les yeux sur son beau visage : Ma belle maistresse, dit-il, le jour que vous m'avez accordé n'est pas encore achevé, et lors qu'il le sera, je verray ce que j'auray à vous respondre ; cependant vous me permettrez d'user du privilege que vous m'avez donné. - De cette sorte, respondit la bergere, je reçois vos discours de bon cœur, mais si me semble-t'il que vous devriez commencer à parler comme vous souliez faire, puis que voilà le soleil qui ne peut tarder de se cacher. - Nous sommes bien loing de conte, vous et moy, respondit le berger, puis que le jour que vous m'avez accordé, doit durer aussi long temps que ma vie. - Que vostre vie ? Reprit incontinent Diane, je serois marrie qu'elle fust courte, et je vous ay trop d'obligation pour ne souhaitter une plus longue durée à vos jours. - Vous plaist-il, ma belle maistresse, dit-il, que nous ayons quelqu'un qui nous regle en cecy ? - Et qui voudriez-vous choisir ? répondit Diane. - Qui vous voudrez, repliqua Silvandre, pourveu qu'il ayme ou que seulement il ait quelquefois aimé. - Voulez-vous, dit Diane, que nous nous en remettions à Astrée et à Phillis ? - Je le veux bien, respondit Silvandre, encores que Phillis me soit grandement ennemie. - Vous vous trompez, respondit Diane en sousriant, croyez qu'en effect vous n'avez pas une bergere qui tienne mieux vostre party, quelque mine qu'elle face, au contraire, mais je ne veux pas que vostre dispute soit en public comme a esté celle de vous et de Phillis. Pour des considerations que vous pouvez bien penser, il faut que ce soit quand chacun se retirera, car nous allons souper en la maison d'Astrée, où Phocion traitte Adamas et Daphnide, et nous toutes, nous leur en parlerons en particulier. O ! que ces paroles donnerent une grande consolation à Silvandre, luy semblant que, puis que Diane avoit le soing de cacher ceste recherche, ses affaires n'estoient pas en mauvais termes, et il estoit tres-certain que cette bergere s'estoit peu à peu engagée de bonne volonté envers Silvandre, de telle sorte que depuis, quoy qu'elle sceust faire, il luy fut impossible de s'en dépestrer jamais.

Cependant Astrée et Alexis s'alloient entretenans, et comme l'on passe d'un discours en un autre, ils vindrent enfin sur le jugement de Diane. Et Alexis continua leur propos : Belle bergere, luy dict-elle, vous puis-je parler librement ? - Comme à vous-mesme, respondit Astrée. - Que pensez-vous, dit Alexis, de l'amour de Silvandre ? - Je croy, adjousta la bergere, que veritablement ce berger est grandement amoureux, et que si Diane ne se conduit avec une tres grande prudence, j'ay peur qu'elle n'en ressente en fin du desplaisir. - Et moy, reprit la druide, j'ay opinion, si je ne me trompe fort, que Diane ne veut point de mal à Silvandre. Je ne voudrois pas offencer vostre compagne par le jugement que j'en fais, car outre que j'ayme et honore tout ce que vous aymez, encore a-t'elle tant de vertus et de merites qu'elle contrainct chacun d'avoir de la passion pour elle. - Vous n'avez point, madame, dit Astrée, conceu seule cette opinion, car j'advoue avoir pris garde à des grandes apparences, que la recherche du berger ne luy estoit point desagreable ; et, pour dire la verité, Silvandre est un berger qui n'est pas à mespriser et ne crois point en avoir jamais veu ayant plus de merite, qu'un autre...

A ce mot, elle se teut, presque comme si elle eut attendu que la druide luy demandast le nom de cet autre berger. Au contraire, Alexis, ayant ouvert la bouche pour luy demander, s'en retint, craignant qu'elle ne luy dist quelque chose qui luy donnast occasion de combler d'amertume les doux contentemens qu'elle recevoit aupres d'elle. Et apres avoir demeuré, et l'un et l'autre, quelque temps sans parler, enfin Astrée, reprenant la parole, dit avec un grand souspir : Il est certain que Diane ayme ce berger, et je puis dire que Phillis et moy, en sommes la cause, car nous la contraignismes presque par force de souffrir la recherche de Silvandre. Et quoy que le commencement ne fust que jeu, je voy bien qu'elle et luy, ont passé plus avant, et que la recherche que le berger fait est à bon escient et qu'elle le croit bien ainsi, et je prevoy que, si elle ne s'y prend garde, elle ne s'en desfaira pas si aisément qu'elle pense, et je vous diray ce que je croy qu'il en adviendra.

Il faut que vous sçachiez, madame, que Silvandre est un berger incogneu, et qui n'est gueres obligé à la Fortune, puis qu'elle luy a caché et le lieu de sa patrie, et luy a osté la cognoissance, et de son pere et de sa mere, de sorte que Diane, qui est glorieuse autant que bergere de tous ces hameaux, ne se donnera jamais la permission; quelques merites qui soient en Silvandre, de se laisser servir ouvertement par luy, ny mesmes ses parens qui sont des principaux de toutes les rives du mal-heureux Lignon ne souffriront jamais que cela soit. Et toutesfois je voy Silvandre si épris des beautez et des perfections de Diane, que je ferois gageure n'y avoir rien au monde, ny rigueur de la bergere, ny deffence des parens, ny incommodité quelconque qui l'en puisse divertir. Si bien que lors que Diane luy commandera de ne plus parler à elle de la sorte qu'il a fait durant la gageure il se contiendra un peu, mais il sera du tout impossible qu'apres il ne donne de si grandes cognoissances de son affection que, plus on la voudra cacher, plus elle se fera veoir à travers les contraintes et les difficultez. Et je ne vous dis rien, madame, que je n'aye desja predit à Diane, car, l'aymant comme je fais, je serois marrie de luy veoir du desplaisir, et toutesfois je le prevois presque inévitable par le chemin qu'elle veut prendre. - Et qu'est-ce, reprit Alexis, qu'elle se resoult de faire ? - Je voy bien, respondit Astrée, qu'elle est bien empeschée, car elle n'a pas faute de jugement pour cognoistre qu'en luy disant toutes ces choses, je luy representois bien la verité ; mais cette bonne opinion que ses propres merites luy ont fait justement concevoir d'elle-mesme, l'empesche de consentir à la recherche de Silvandre, et la fait resoudre de recourre aux extremitez des severes deffenses que nous avons accoustumé de faire quand une recherche nous desplaist. - Je ne serois pas de ceste opinion, dit froidement Alexis, et si elle le fait, elle s'en repentira car Silvandre; l'aymant, ne s'en divertira pas pour cela, et il en adviendra ce que vous avez dit, qui les rendra la fable de toute la contrée. Mais il vaudroit mieux qu'elle se resolust à une de ces deux choses : ou à luy laisser continuer sa recherche sous le voile de la feinte, et de cela on en trouve assez d'excuses ; ou bien, à la luy permettre secrettement, ainsi que la prudence et du berger et de la bergere scaura bien sagement dissimuler. Car, je vous advoue, belle bergere, que les vertus de Diane, et les merites de Silvandre me font desirer qu'ils puissent vivre contents, encore que tout cecy soit au desadvantage de Paris mon frere, que je sçay bien qu'il aime, mais il vaut beaucoup mieux qu'un seul n'obtienne pas ce qu'il desire, que si en l'obtenant il en rendoit deux de tant de merites miserables le reste de leurs jours ; outre que Diane n'aymant mon frere que par raison d'estat, c'est sans doute que le regret d'avoir perdu une personne qu'elle a si chere que Silvandre, la rendroit si triste, et si changée, que je ne sçay si mon frere en pourroit recevoir beaucoup de plaisir. Et encores que cela déplaise au commencement à Paris, il s'y resoudra plus aisément que Silvandre, n'ayant pas tant d'affection pour Diane que ce berger, et de plus nous le divertirons aisément de ceste humeur, en luy proposant quelque mariage qui sera plus convenable à sa condition.

Ils arriverent avec semblables discours au hameau de Phocion, où il les receut avec un si bon visage, et les traitta au souper si bien qu'Alcidon et Daphnide avouèrent ce service faire honte à celuy des grandes villes. Il est vray qu'Astrée n'en eut pas tout le contentement qu'elle eust bien desiré, parce que Phocion avoit retenu le jeune Calidon, et l'avoit mis à la table vis-à-vis d'elle, et ce jeune berger n'osta jamais les yeux de dessus son visage tant il estoit passionné. Ce qui troubla fort Astrée, qui ne pouvoit faire la moindre action, ny tourner la veue qu'elle ne rençontrast tousjours, ou allant ou revenant, les yeux de Calidon qui l'attendoient au passage. Alexis qui, de son costé, n'avoit rien de plus doux que la veue de ce beau visage, de laquelle elle avoit esté si longuement privée, en faisoit presque autant que le berger, mais avec plus satisfaction d'Astrée, qui aussi ne se pouvoit saouler de veoir Celadon sous le nom d'une fille. Mais la druide eut bien plus d'advantage que Calidon, parce qu'ayant à son costé Astrée, elles pouvoient parler ensemble sans estre ouyes, ce qu'elles firent presque tout le repas.

Et par ce qu'Alexis se prit garde des yeux de Calidon, elle dit à la bergere : N'est-il pas vray, belle Astrée, que le lieu où vous estes vous donne de la peine ? - Je n'advoueray jamais, respondit-elle, que d'estre aupres de vous, qui est le plus grand contentement que je puisse recevoir, me soit de la peine, mais si feray bien que je voudrois que ces yeux importuns qui sont continuellement sur moy, se destournassent ailleurs, ou que tout le corps entier s'en allast si loing, que je n'en eusse point d'incommodité. - La peine que vous souffrez, dit Alexis, est l'un des tributs de vostre beauté, et ne trouvez estrange si les bergers vous aiment, puis que moy qui suis fille, et qui ne vous ay veue que depuis deux ou trois jours, en suis demeurée tellement esprise que je pense que c'est amour.

Et en disant ces paroles, Alexis changea de visage, fust pour l'affection de laquelle elle parloit, fust pour la crainte d'avoir parlé trop clairement. Astrée luy respondit avec un œil riant : Pleust à Dieu, madame, que ceste beauté que vous dites en moy, et que je ne veux pas refuser, puis qu'elle vous est agreable, fust telle qu'elle peust aussi bien acquerir l'honneur de vos bonnes graces, que la vostre m'a rendue tellement à vous que la seule mort me peut ravir ce bon-heur ! Je vivrois la plus contente fille qui ait jamais esté bergere, et ne changerois pas mon contentement à tous les empires, ny à toutes les monarchies de la terre.

Alexis qui eut crainte que la continuation de ce propos ne fist prendre garde à ceux qui les regardoient qu'elles parloient avec trop d'affection pour des filles, luy prenant la main, la luy serra un peu, et luy dit : Je refuseray plustost la vie, que l'assurance que vous me donnez, mais pour quelque raison que je ne vous puis dire icy, coupons là ce discours, et ce soir vous ressouvenez que nous le pourrons continuer quand nous serons plus seules, ou demain en nous promenant parmy ces bois.

Cependant le repas estant finy, et les tables estans levées, la pluspart des jeunes bergers et belles bergeres des costaux voisins vindrent dancer et chanter en ce hameau, pour rendre plus d'honneur au grand druide, et donner plus de signe de la rejouyssance qu'ils faisoient pour le bon-heur du Guy de l'An neuf : c'est ainsi qu'ils le nommoient. Et parce que Daphnide et Alcidon estoient grandement desireux de remarquer la douceur de la vie de ces bergers de Forests, ils prierent Adamas de trouver bon qu'ils sortissent hors du logis pour voir dancer, et ouyr chanter ces belles bergeres. Adamas qui ne vouloit que leur donner toute sorte de contentement, prenant Daphnide par la main, sortit incontinent dehors, laissant Leonide pour conduire Alcidon, et tout le reste de la trouppe qui, les suivant, vint en une grande place qui sembloit n'estre faicte que pour semblables resjouyssances, où ils trouverent grande quantité de bergeres et de bergers qui les attendoient, dançans cependant aux chansons entr'eux.

Le soleil s'estoit caché il y avoit long temps, et le jour ne paroissoit plus, mais la lune esclairoit de sorte qu'il sembloit qu'à dessein, elle eust emprunté plus de feux pour ceste nuict qu'elle n'avoit pas accoustumé, si bien que sa clairté et sa fraischeur rendoit ce lieu si agreable, que Daphnide ne le pouvoit assez louer. S'estans enfin tous assis et arrangez, qui d'un costé, qui d'autre, ils commencerent leurs danses, les bergeres chantans et dansans d'une si bonne grace que Daphnide et Alcidon avouerent n'avoir rien veu de plus gentil que ces bergers, et bergeres de Lignon.

Leur dance n'avoit pas duré une demie heure, lorsqu'il arriva des hameaux voisins et mesme de la petite riviere d'Or, une troupe de bergeres déguisez en Egyptiennes, qui vindrent dancer à la façon de ces peuples, et comme autrefois ils en avoient esté instruicts par Alcippe pere de Celadon, au retour de ses loingtains voyages. Elles dançoient aux chansons, et les paroles en estoient telles.

Les egyptiennes[modifier]


Stances

I

S'en trouvera-t'il point quelqu'une
Parmy vous qui vueille sçavoir
Quelle doit estre sa fortune ?
Nous la luy ferons bien tost voir ;
Mais nous voudrions avec vous
La pouvoir rencontrer pour nous.

II

Venez vers nous, ô curieuses,
Puis que le futur nous sçavons,
Pour apprendre à vous rendre heureuses,
Et vous verrez que nous pouvons
Aussi bien vostre heur deviner
Que vous le nostre nous donner.

III

Nous ne sommes pas infidelles,
Quoy que d'Egypte nous soyons.
Nous adorons toutes les belles,
Et, les adorant, nous croyons
Que le comble de nostre bien
En elles nous trouverions bien.

IV

Fuitives de nostre

patrie,
Attendant un heureux retour,
Le larcin est nostre industrie,
Mais qui ne sçait que de l'amour,
Puis qu'ainsi veulent les destins,
Les dons ne sont que des larcins ?

Apres que ces Egyptiennes eurent finy leur bal, elles se mirent parmy la trouppe, donnans la bonne fortune à ceux qui leur presentoient les mains, et cependant il y en avoit tousjours quelqu'une qui alloit desrobant ceux qui demeuroient trop attentifs aux discours de leurs compagnies. Et ce passe-temps ayant duré fort long-temps, Adamas fut d'opinion que chacun se retirast, voyant mesme que la minuict s'approchoit, et de ceste sorte chacun se separa et s'en alla en son hameau. Phocion emmena chez luy Adamas, Paris, Alexis et Leonide, bien marry de ne pouvoir aussi loger Daphnide et Alcidon et leur compagnie. Mais Adamas ayant desja bien jugé qu'il ne le pouvoit faire sans se beaucoup incommoder, avoit ordonné que Lycidas les logeroit dans la maison de Celadon, où Diamis, son oncle, les attendoit, et qui pour son vieil aage n'estoit voulu venir veiller ce soir, s'asseurant bien que Lycidas ne manqueroit pas de satisfaire en sa place. Ce que le berger fit fort à propos, quoy qu'il luy faschast grandement de n'accompagner sa chere Phillis en sa cabane. Mais elle qui le jugea bien, luy dit qu'il fist seulement ce qu'il devoit envers ces estrangers, et qu'elle s'en alloit avec Astrée, où elle la verroit coucher, et que cependant il la pourroit venir conduire comme il desiroit.

Cette separation estant donc faite de cette sorte, apres s'estre donné le bon soir, chacun se retira en son logis, et Astrée, Diane et Phillis, assistées de Silvandre, ramenerent Adamas en la maison d'Astrée, où Phocion estoit demeuré pour l'accommoder au mieux qu'il pouvoit. Les chambres furent disposées de cette sorte : Adamas et Paris coucherent dans une qui estoit celle où souloit loger Phocion, et laquelle il avoit quittée au grand druide, parce que c'estoit la plus commode, et Alexis et Leonide furent mises dans celle d'Astrée mesme, et Astrée en avoit pris une autre, parce que celle-cy estoit la plus belle et la mieux accommodée.

Quand Adamas sceut que le departement des chambres avoit esté fait ainsi, il ne trouva pas bon que Alexis et Leonide demeurassent seuls dans cette chambre, craignant que cette fille druide, par quelque miracle d'amour, ne redevinst berger, et que Leonide qu'il sçavoit bien ne point hayr Celadon, ne fist tant de caresses à Alexis, qu'il ne luy fist faire avec les habits de druide le personnage du berger qu'elle aymoit. Cela fut cause que tirant à part Leonide, il luy dit qu'il vouloit que, quand les bergeres seroient retirées, Alexis vinst coucher en sa chambre secrettement, et qu'encores qu'il n'y eust que deux licts, il n'importoit point, parce qu'il feroit coucher Paris avec luy, et laisseroit l'autre pour Alexis. - J'y avois desja bien pensé, respondit la nymphe, mais il me sembleroit bien meilleur de faire autrement, parce que peut-estre quelqu'un de la maison pourroit apercevoir Alexis le matin ou le soir, et ce seroit un scandale qui ne seroit pas petit, outre que peut-estre Paris s'en pourroit prendre garde. - Et que voudriez-vous donc faire ? reprit Adamas, car je ne puis penser que nous y puissions maintenant trouver un meilleur remede. - Vous me pardonnerez, mon pere, repliqua-t'elle, il me semble qu'il vaut beaucoup mieux faire en sorte qu'Astrée et moy couchions ensemble dans l'un des lits, et Alexis dans l'autre. - Mais, dit Adamas, Astrée qui ayme plus Alexis que vous, voudra plustost coucher avec elle. - Si elle le veut, respondit la nymphe, nous luy laisserons faire, et moy je prendray l'autre lict. Et vous pouvez faire ce que je dis fort aisément, et sans que personne s'en doute, parce que venant voir ce que nous faisons, vous pouvez dire que vous ne pouvez pas, puis que la chambre que l'on nous donne est celle d'Astrée, qu'elle couche ailleurs, et que c'est assez que l'on incommode Phocion de la sienne, et ainsi vous ordonnerez qu'elle et moy couchions ensemble, feignant que les filles druides ne couchent jamais en compagnie.

Adamas trouva bonne ceste invention, et Phocion s'estant retiré, il commanda à Paris de se coucher, et luy ne manqua pas de venir visiter Alexis et Leonide. Mais il trouva la chambre beaucoup plus pleine qu'il ne pensoit, y ayant avec elles Astrée, Diane et Silvandre, qui vouloit commencer de mettre en avant son different avec Diane lors que le druide y entra : Je viens voir, dit-il, mes filles, comme vous estes logées, mais à ce que je vois, vous incommodez grandement ceste belle bergere, dit-il, monstrant Astrée, car j'ay sceu que c'estoit icy sa chambre. - Il est vray, respondit Astrée, mais je n'y receus jamais un plus grand contentement que d'en sortir pour la laisser à des personnes que j'honore avec tant d'affection. - Ma fille, reprit Adamas, je ne veux pas que vous alliez ailleurs, je suis d'advis que Leonide et vous couchiez ensemble et si ce n'estoit que les statuts des filles druides sont de ne coucher jamais en compagnie, je supplierois cette belle Diane de prendre la moitié du lict d'Alexis. - Mon pere, respondit Leonide, et qui estoit bien aise d'oster au druide toute sorte de soupçon qu'elle eust encore quelque pretention en Celadon, ce lict est si grand que nous pouvons bien nous mettre toutes trois dedans sans incommodité.

Et parce qu'Astrée en faisoit quelque difficulté, pour le respect qu'elle vouloit rendre à la nymphe : Non, non, reprit Adamas, resolvez-vous-y, ou bien je retireray et Leonide et ma fille dans ma chambre, où nous nous logerons le mieux que nous pourrons ; car en toute sorte je ne veux point que vous ayez autre chambre que celle-cy.

Diane alors, voyant que c'estoit la volonté d'Adamas, se tournant vers Astrée: Que voulez-vous ? ma sœur, luy dit-elle; encore que nous ne meritions pas cet honneur, si vaut-il mieux obeyr en l'acceptant, que de faillir en l'obeyssance que nous luy devons. Astrée qui vid que Diane y consentoit, eut opinion qu'elle ne pouvoit faire faute puis que le druide le commandoit ainsi, et que c'estoit en la compagnie de Diane.

Durant tous ces discours, Alexis demeuroit sans parler, si estonnée de se voir dans la maison d'Astrée, et de devoir coucher, non pas dans le mesme lict, mais dans la mesme chambre avec elle, qu'elle ne sçavoit ny que faire, ny que dire, luy semblant que cette faute luy seroit irremissible, si elle estoit recogneue. Et Adamas, s'en prenant garde, lors qu'il donna le bonsoir à toutes les autres, s'approcha d'elle, et la prenant par la main, luy dit : Je pense, ma fille, que le travail du chemin vous a un peu estonné, je suis d'avis que vous reposiez, et que vous demeuriez d'avantage dans le lict que de coustume. Aussi bien Phocion m'a prié de retenir icy deux ou trois jours Daphnide et Alcidon, de sorte que, pourveu que vous soyez levée quand les autres voudront disner, c'est assez. Et puis abaissant la voix : Que veut dire, Alexis, continua-t'il, cette tristesse ? Prenez garde que vous ne ruiniez de ceste sorte ce que nous avons si bien commencé, et dequoy vous devez attendre tant de contentement. Et pour ne luy donner le moyen de respondre, de peur qu'il ne dist quelque chose qui le descouvrist, il se retira en sa chambre, laissant Alexis si estonnée qu'Astrée s'en prit garde, et craignant que veritablement le chemin ne luy eust faict mal, elle se monstroit toute en peine de la veoir en cet estat. Mais Leonide qui sçavoit bien d'où ce mal procedoit, prenant la parole pour elle : Non, bergere, dit-elle, ne vous en mettez point en peine ; ce mal passera bien-tost, je l'ay veu bien souvent ainsi abatue, et un moment apres il n'y paroissoit plus. Mais il me semble, dit-elle, se tournant vers Silvandre, qu'il seroit presque temps que ce berger nous fist place, car je pense que le jour ne tardera pas à paroistre. - Madame, respondit Silvandre, je suis tout prêt à m'en aller, pourveu qu'il me soit permis d'emmener ce que j'ay conduit ceans.

Diane, sçachant bien qu'il parloit d'elle : Berger, respondit-elle, quant à moy, je ne bougeray d'aujourd'huy d'icy, mais en ma place je vous donneray cette bergere, dit-elle, luy remettant Phillis entre les mains, laquelle vous conduirez comme si c'estoit moy-mesme, et m'en rendrez conte demain, la ramenant icy où je vous promets que nous vous attendrons jusques à dix ou onze heure du matin. - Et quelle puissance, respondit Silvandre, avez-vous de me la donner ? Celle-là mesme, repliqua-t'elle, qu'elle a de me donner aussi à quelqu'autre, quand elle voudra. - J'aymerois donc mieux, reprit alors Silvandre en sousriant, esprouver sa liberalité que la vostre. - Ce vous doit estre assez pour cette fois, dit Leonide, que Diane, pour monstrer l'entiere victoire que vous avez obtenue aujourd'huy, outre les marques que vous en avez, vous remette en fin comme pour prisonnier cette Phillis, vostre ennemie. - Voyez, madame, luy respondit Silvandre, comme les bergers de Lignon sont faicts, je m'estime de ce nombre; j'aymerois mieux estre prisonnier de celle qui me donne cette victoire, à la charge de ne bouger jamais d'aupres d'elle, que d'estre vainqueur de cette ennemie que l'on me remet entre les mains.

Phillis vouloit respondre, lors que Lycidas survint pour la conduire ainsi qu'il luy avoit promis ; et elle alors, se demeslant des mains de Silvandre : Or voyez, mécognoissant berger, luy dit-elle, comme le Ciel vous punit ! je n'ay plus affaire de vous, et pour avoir la victoire que vous vouliez changer à une autre, souvenez-vous qu'il vous faut bien avoir de meilleures armes. Et à ce mot, donnant le bon soir à Alexis et à Leonide, elle alla baiser Astrée et Diane, bien marrie, à ce qu'elle disoit, de les laisser, mais contrainte à faute de place ; et se retirant en sa cabanne, elle y fut conduite de Lycidas et de Silvandre qui ne cesserent tout long du chemin de se faire la guerre comme de coustume.

Cependant Astrée estoit si empeschée autour de sa chere Alexis, qu'elle ne luy pouvoit laisser oster une espingle sans y porter soigneusement la main ; et la druide, tant qu'il luy fut possible, luy laissa faire cet amoureux office ; mais quand il fallut oster sa robbe, craignant qu'elle ne recogneust le deffaut de ses tetins, elle fit signe à Leonide qui, sçachant bien ce qu'elle vouloit dire, et s'approchant d'elle : Belle bergere, luy dit-elle, commençons de nous deshabiller, car je voy bien que vous vous amusez apres ma sœur, et elle a une coustume qu'aussi-tost qu'elle est au lict, elle s'endort : que si nous n'y sommes aussi-tost qu'elle, et que nous fassions du bruit, elle s'esveille fort aisément, et puis ne se rendort plus de toute la nuict. C'est pourquoy depeschons de nous mettre au lict, afin que nous ne l'incommodions point.

Cela fut cause qu'Astrée se retira, et donna la commodité à la druide de se deshabiller dans la ruelle du lict, et se jetter dedans sans estre veue. Les cheveux qu'elle avoit laissez croistre demeurant en sa petite caverne, et qui, depuis qu'elle portoit le nom d'Alexis, estoient devenus fort longs, la faisoient coiffer fort aisément, et encores qu'on la vist en cheveux, l'on n'y pouvoit prendre garde, tant elle avoit eu de soin à les tresser et agencer ; mais pour le sein, il estoit impossible d'y remedier, aussi n'y avoit-il rien qu'elle craignist que ce seul defaut, qu'elle cachoit avec tant de peine qu'il estoit bien mal-aisé qu'on s'en peust prendre garde. Ayant donc bien rejoint sa chemise sur son estomac, et les manches de la chemise, de peur qu'on s'aperceust de ce qu'elle portoit au bas, elle ouvrit les rideaux du costé où se deshabilloit Astrée, et appellent Leonide : Ma sœur, luy dit-elle, vous m'obligeriez beaucoup si vous veniez vous deshabiller icy, pour m'empescher de m'endormir que vous ne soyez toutes au lit.

Leonide qui cogneut bien pourquoy elle le disoit : Je le veux, dit-elle, mais il faut donc que ces belles filles me tiennent compagnie. Et lors toutes trois s'approcherent de son lict. Leonide s'assit en un siege au chevet, et Astrée sur le lict, cependant que Diane alloit portant sur la table ce que Leonide posoit. Quant à Alexis, s'estant un peu relevée sur le lit, elle aidoit à Astrée, luy ostant tantost un nœud, et tantost une espingle, et si quelquefois sa main passoit pres de la bouche d'Astrée, elle la luy baisoit, et Alexis, feignant de ne vouloir qu'elle luy fist ceste faveur, rebaisoit incontinent le lieu où sa bouche avoit touché, si ravie de contentement que Leonide prenoit un plaisir extreme de la voir en cet excés de bon-heur.

Une grande partie du reste de la nuict se passa de cette sorte, et n'eust esté qu'elles ouyrent les oyseaux qui commencoient de se resjouyr à la venue du nouveau jour, mal-aisément se fussent-elles separées. Encore fust-ce avec une grande peine que Leonide fit resoudre Alexis de laisser aller Astrée qui, estant presque toute deshabillée sur le pied de son lit, laissoit quelquefois nonchalamment tomber sa chemise jusques sous le coude, quand elle relevoit le bras pour se descoiffer. Et lors, elle laissoit voir un bras blanc et poly comme de l'albastre, sur lequel ceste belle druide portoit si curieusement les yeux qu'il sembloit qu'il y avoit bien quelque chose qui luy appartinst. Mais lors que se décrochant, elle ouvroit son sein, et que son collet à moitié glissé d'un costé laissoit en partie à nud sa gorge, ô belle druide ! que Leonide vous eust bien faict un grand tort, si elle vous eust empesché de la contempler ! Jamais la neige n'esgala la blancheur du tetin, jamais pomme ne se vid plus belle dans les vergers d'amour, et jamais amour ne fit de si profondes blesseures dans le cœur de Celadon qu'à ceste fois dans celuy d'Alexis ! Combien de fois faillit-elle, cette feinte druide, de laisser le personnage de fille pour reprendre celuy de berger et combien de fois se reprit-elle de ceste outrecuidance !

En fin Leonide qui se prenoit garde de ses transports, et qui en son cœur avouoit qu'encores avoit-elle trop de puissance sur elle-mesme, ayant devant les yeux des objects si puissans pour la faire fleschir, pensa qu'il les falloit separer ; et ainsi, pour la derniere fois, donnant le bon soir à sa sœur, s'alla coucher avec Astrée et Diane, laissant la pauvre Alexis seule en apparence, mais en effect de telle sorte accompagnée, qu'il luy fut impossible de pouvoir clorre l’œil, si bien que le jour parut fort grand avant que le sommeil en osast approcher. Et lors qu'il y avoit apparence qu'elle s'endormiroit, elle jetta de fortune les yeux sur le lict où estoit Astrée, et parce qu'il faisoit chaud comme estant au commencement de juillet, ces belles filles avoient laissé leurs rideaux ouverts, et le soleil donnant dans les fenestres, dont les vitres estoient seulement fermées, rendoit une si grande clarté par toute la chambre, que l’œil curieux de cette feinte druide peut aisément voir Astrée, qui par hazard estoit couchée au devant du lict, Leonide s'estant mise au milieu des deux, pour se pouvoir vanter, disoit-elle, d'avoir couché au milieu des deux plus belles filles de l'univers. Et la verité estoit telle que jamais deux differentes beautez ne furent plus parfaictes que celles de ces deux bergeres, ausquelles il estoit impossible de trouver advantage, ny pour l'une, ny pour l'autre, que celuy-là seulement que l’œil preoccupé d'amour y pouvoit mettre.

Jugez donc quelle veue fut celle qu'Alexis eut alors d'Astrée ! Elle avoit un bras paresseusement estendu hors du lict, duquel la chemise retroussée debattoit la blancheur contre le linge mesme sur lequel il restoit. L'autre estoit relevé sur la teste qui, à moitié penchée le long du chevet, laissoit à nud le costé droit de son sein, sur lequel quelques rayons du soleil sembloient, comme amoureux, se jouer en le baisant. O Amour ! que tu te plais quelquefois à tourmenter ceux qui te suivent, de differente façon ! Comment as-tu traicté ce berger dans la caverne solitaire où tu le renfermas, lors que privé de la veue de sa bergere, tu luy faisois sans cesse regretter la presence de cette belle ? Et maintenant, qu'est-ce que tu ne luy fais pas souffrir, l'esblouissant, pour ainsi dire, de trop de clarté, et le faisant souspirer pour voir trop ce qu'autrefois il regrettoit de voir trop peu ?

Cette consideration arracha du profond du coeur à cette feinte druide ces vers:


Sonnet

Qu'absent et present, il est tourmenté.

Mourir, absent de cette belle,
Et remourir, estant aupres,
Que faut-il esperer apres
Une fortune si cruelle ?

Ma voix d'une plainte eternelle
Loing d'elle estoit toute en regrets,
Et semble que je sois expres
Pres d'elle pour me plaindre d'elle.

Puis qu'egalement

le malheur
Dans le bien et dans la douleur
Emporte sur nous la victoire,

Mon coeur, que sera-ce de nous ?
Et qui desormais pourra croire
Que nous puissions souffrir ces coups ?

Cette pensée occupa de sorte Alexis que, sans y prendre garde, le soleil estoit desja fort haut, et n'eust esté que la bergere Astrée se tourna sans y penser d'un autre costé, et par ce moyen luy osta cette agreable veue, elle y eust bien esté retenue encore plus long-temps, mais privée de la clarté de ce beau soleil, elle demeura comme l’œil dans les tenebres, luy semblant que l'obscurité estoit par tout, puis que l'on luy avoit caché ce que seulement elle jugeoit digne d'employer et de retenir sa veue.

En fin ne pouvant plus demeurer dans ces impatiences, elle sort doucement hors du lict, s'habille sans faire bruit, et s'approchant du lit d'Astrée, elle la vit tournée du costé de Leonide, ayant le bras droict estendu sur elle, et la joue appuyée sur son espaule. Quelle jalousie, ou plustost quelle envie ne conceut-elle point contre la nymphe ! O Dieu ! disoit-elle en soy-mesme, trop heureuse Leonide ! comment peux-tu dormir ayant aupres de toy tant d'occasion de veiller ? peux-tu clorre les yeux, et les employer à autre chose qu'à regarder les beautez que chacun doit adorer ? et peux-tu prendre le temps, estant couchée aupres d'Astrée, à quelque autre occasion qu'à la contempler et à l'admirer ?

Et puis demeurant quelque temps muette : Voilà, reprit-elle incontinent apres, l'extreme injustice de ceux qui conduisent et disposent les choses d'icy-bas. Pourquoy faut-il que cette nymphe insensible ait ce bonheur duquel elle ne sçait jouir, et moy qui en meurs de desir, j'en suis injustement privé ?

Et lors, pliant les bras l'un dans l'autre sur son estomach, elle se recula un pas ou deux sans oster les yeux de dessus cet agreable object, et apres l'avoir quelque temps consideré : Sera-t'il vray, Astrée, dit-elle un peu plus haut, que jamais vous ne me rappellerez aupres de vous, et que sans sçavoir l'occasion de mon bannissement, il faille qu'eternellement estant devant vos yeux, j'y vive comme en estant tres-esloignée ? Mais de qui faut-il que je me plaigne, puis que la fortune m'a plus r'approché de mon bon-heur que le miserable estat où j'estois ne m'avoit jamais permis de le pouvoir esperer ? Et pourquoy n'ay-je le courage de tenter encores la bonne volonté de cette fortune ? Peut-estre qu'elle me veut rendre au plus haut sommet du contentement comme elle avoit pris plaisir de m'ensevelir dans le plus profond centre de l'ennuy et de la tristesse ? Or sus, berger, que ne prens-tu ce cœur qui n'eut pas crainte de hausser ses desirs en lieu si plein de merites, et avec luy, que ne t'approchestu de cette belle, et ne luy demandes-tu pardon, en luy rendant ce Celadon qui est à elle et que les habits d'une Alexis luy ont desrobé ? Voicy, luy diras-tu, ce berger qui vous a tant aymée, voicy ce Celadon qui, encores enfant, vous a donné son cœur : tenez-le, il le vous rapporte maintenant pour ne rien retenir qui ne soit à luy, vous l'avez autrefois tant aymé ! Si Celadon a fait quelque chose qui vous ait offensée, il ne veut pas pour la faute de ce berger estre privé du bien d'estre aupres de vous. Il le veut laisser, ce malheureux et infortuné Celadon, mais pour luy donner le moyen de sortir du lieu où il est enfermé, ouvrez cet estomac qu'il vous presente, et avec la mesme main, prenez-y ce qui est à vous et qui pour certain n'a point consenty à aucune offence que vous puissiez avoir receue, et, en luy disant ces mots, nous nous jetterons à genoux devant elle, et luy presenterons l'estomac nud, afin que, s'il luy plaist, elle en retire le cœur qui l'aime et qui l'adore, et qui ne peut avoir repos sinon entre ses belles mains.

A ce mot, cette druide toute transportée s'avança comme voulant effectuer cette pensée, et peut-estre à ce coup elle se fust descouverte, n'eust esté que se reprenant elle-mesme, elle se dit tout à coup : Ah ! Celadon, veux-tu donc sur la fin de ta vie desobeyr au commandement que cette bergere t'a faict ? Veux-tu que l'on te puisse reprocher que quelquefois tu ayes manqué aux loix d'une parfaicte amour ? Tant d'années que tu as veu escouler en servant cette belle, auront-elles porté témoignage de ton affection sans reproche, pour maintenant les dédire par une action imprudente et precipitée, et qui ne te peut asseurer que d'un trop tard repentir? Tu auras donc bien le courage, ô Celadon, de te souvenir de ces paroles : Va t'en desloyal, et garde-toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande. T'en pourras-tu, dis-je, souvenir et ensemble avoir si peu d'affection que d'y oser desobeir ? Non, non, disoit-il alors, mourons, mourons plustost, et portons avec nous dans le tombeau nostre amour innocente, pure et sans reproche.

A ce mot, les larmes aux yeux, elle sortit de la chambre pour aller revoir les lieux où autrefois elle avoit esté si contente, et leur demander conte des souspirs et des desirs que si souvent elle leur avoit donnez en garde. D'abord elle entra dans ce grand jardin, duquel un petit bras de la riviere de Lignon va baignant les quatre costez, et ayant jetté les yeux sur la fontaine qui paroist dans le milieu, et considerant la déesse Ceres qui s'esleve sur le haut de la voûte soustenue sur de grandes colonnes qui, les unes rondes, et les autres carrées, font comme une couronne à l'entour du bassin qui recoit ceste belle source, elle ne peut s'empescher de souspirer tels vers.


Sonnet


Son coeur a plus d'ennuis, que les champs de moissons.

Déesse ! dont la main, de son volant armée,
Couppe de nos moissons les espics ramassez,
Et puis en gerbe d'or en ton poing entassez,
Fais voir ce qui te rend des mortels estimée ;

Déesse ! dont la main est tant accoustumée
Aux moissons dont nos champs richement tapissez
Semblent du faix tres-grand estre presque oppressez,
Peine du laboureur toutefois bien aymée :

Déesse ! par pitié tourne sur moy les yeux,
Et dy moy si jamais tu vis en quelques lieux
De nos jeunes guerets les campagnes plus pleines,

Que mon cœur, de tourments en l'estat où je suis.
Et puis raconte à tous qu'une moisson d'ennuis
Se trouve dans mon cœur aussi bien qu'en nos plaines.


Avec tels mots s'approchant de ceste fontaine, apres s'en estre lavé et les mains et le visage, ainsi qu'autrefois elle avoit accoustumé, et tournant les yeux tout à l'entour: C'est bien, disoit-elle, icy le lieu où si souvent Astrée m'a juré que son amitié seroit eternelle ! C'est bien ceste fontaine où, me prenant les mains, elle me juroit : par l'amour qui nous lioit d'affection, et par la source saincte de cette eau, vouloir plustost cesser de vivre que cesser d'aymer son Celadon. Et s'advançant d'un pas tremblant vers le bassin qui recevoit la fontaine : Et ne voilà pas encores, disoit-il, les chiffres bien-heureux de nos noms qu'elle-mesme y a gravez ? Et alors les baisant : O tesmoins de mon extreme affection, et maintenant les justes accusateurs de l'infidelité de la plus belle bergere du monde, comment ne vous estes-vous effacez de ce marbre, aussi bien que vous l'estes de son cœur ? N'est-ce point pour rendre preuve que comme vous avez eu vostre commencement de la plus parfaicte amour que la beauté ait jamais faict naistre, vous demeurez icy pour luy reprocher que jamais changement ne fut fait avec moins de raison, ny avec plus d'injustice.

Chapitre 3[modifier]

Et lors, sortant de cette fontaine, elle entra dans un petit bois de coudres, où les divers destours des chemins entrelassez faisoient fourvoyer l’œil aussi bien que les pas de ceux qui s'y alloient promener. Ce lieu fut bien celuy qui luy remit en la memoire les plus doux ressouvenirs de son bon-heur passé, et qui toutesfois ne les luy pouvoit representer qu'avec tant d'amertume pour estre le temps si changé, qu'à tous coups les larmes rendoient tesmoignage de son desplaisir, parce que ç'avoit esté en ce petit bois où le plus souvent elle avoit eu la commodité d'entretenir sa belle bergere, lors que leurs parens à moitié lassez des peines et des contrarietez qu'ils leur avoient faictes, leur permettoient un peu plus de liberté de se voir et de s'entretenir que de coustume. Se ressouvenant donc de tant de passions qu'elle avoit ressenties en ce lieu, et qu'elle avoit remis dans le sein de sa bergere, avec tant de sermens receus de sa fidelité, elle ne peut s'empescher de souspirer ces vers :


Sonnet

Elle demande si sa maistresse ne s'est point
souvenue des sermens faicts en ce lieu.

N'est-ce pas en vostre presence,
Arbres fueillus, et bois heureux,
Où tant de sermens amoureux
Ont pris autrefois leur naissance ?

Dites moy si pendant l'absence
L'on s'est jamais souvenu d'eux,
Ou si les sermens de tous deux
Ne sont plus en sa souvenance.

Mais qu'est-ce que je veux scavoir ?
Puis-je bien me tant decevoir,
Que d'

estimer que la pensée

Qu'elle en peut avoir eue icy,
Ne l'ait pas autant oppressée,
Qu'elle m'a laissé de soucy ?

Cette pensée l'entretint longuement, mais non pas sans l'accompagner de souspirs, et de larmes. Et n'eust esté qu'en fin elle se conduisit sans y penser sur le bord de l'un des bras de Lignon qui environne ce jardin, elle n'en fut pas si tost sortie ; mais la veue de cette riviere qui avoit esté presque presente à tous ses bon-heurs passez, et qui aussi avoit veu naistre le commencement de son extreme malheur, luy toucha l'ame si vivement que, donnant cesse à son promenoir, elle fut contrainte de s'asseoir sur le bord du ruisseau. Et apres, s'estendant toute de son long, et s'appuyant du coude contre terre, se mit la joue dans la main, demeurant si ravie et tellement hors d'elle-mesme, qu'il s'escoula un long espace de temps avant qu'elle peust s'en prendre garde, et lors qu'elle revint de cette pensée, ce fut par le chant d'un berger qui chantoit assez pres de là sur sa cornemuse. Et parce qu'elle s'esveilla avec un grand souspir, s'estonnant elle-mesme de pouvoir vivre avec tant de passion, elle souspira assez bas tels vers :


Sonnet


Doutes d'amour.

Peut-on mourir pour trop aymer ?
Si l'on mouroit, je serois morte,
Car jamais une amour si forte
N'a peu dans un cœur s'allumer.

Dans son feu peut-on s'enflamer?
Si l'on brusloit en quelque sorte,
Je croy que le feu que je porte
M'auroit desja fait consommer.

Mais si l'on ne meurt point d'amour,
Qui me donne cent fois le jour
Tant et tant de morts que j'endure ?

Et si son feu n'a point d'ardeur,
D'où vient que j'en ay la brusleure
Si cuisante dedans le coeur

Ainsi s'entretenoit cette belle et feinte druide, et cette pensée la possedoit tellement toute, qu'elle ne se souvenoit plus que peut-estre Astrée seroit esveillée, et qu'elle et Leonide, ne la trouvant point dans la chambre, seroient en peine de son esloignement. Et il advint toutesfois qu'estant desja assez tard, Astrée s'esveilla, et parce qu'elle estoit couchée au devant du lict, et que la chambre estoit si pleine de clarté, elle porta incontinent curieusement les yeux du costé où elle pensoit que la belle Alexis reposast encores. Mais voyant le lict tout ouvert, et qu'il n'y avoit personne dedans, elle se leva un peu pour mieux sçavoir si elle ne seroit point sur l'autre costé du lict ; mais voyant qu'elle n'y estoit point, elle ne se peut empescher de souspirer si haut que Leonide, que le sommeil commençoit peu à peu de lasser, l'entr'ouyt et estendant ses bras sur elle, luy demanda si elle se trouvoit mal. - Nullement, dit la bergere, mais j'estois en peine de ne voir plus Alexis dans ce lict où hier elle se coucha. - Comment ? respondit incontinent la nymphe, elle n'y est plus ? Et lors se relevant un peu, et voyant qu'il estoit vray, et mesme que la porte estoit ouverte : Et qu'est-ce, continua-t'elle, qu'elle peut estre devenue ? - Il faut, leur dit Diane, qu'elle se soit voulu promener avant que la grande chaleur vint.

Leonide eut peur que la melancolie ordinaire de Celadon n'eust fait faire à Alexis quelque nouvelle resolution, et toutesfois, pour n'en donner cognoissance à ces bergeres, elle dit : Je vous supplie, belles bergeres, de me laisser habiller le plus vistement que je pourray, afin que je l'aille trouver, car si Adamas sçavoit que je l'eusse laissée seule, il s'en fascheroit contre moy.

Les bergeres incontinent se jettans toutes deux hors du lict, furent si diligentes à prendre leurs habits, qu'elles peurent encores aider à la nymphe à prendre sa robe et à s'accommoder, quoy qu'elle le fist avec la plus grande haste qu'il luy fust possible. Et de fortune, sortant par la mesme porte qui descendoit dans le jardin, elles allerent voir la fontaine de Ceres que Leonide trouva tres-belle et tres artificieusement faite, et de là entrerent dans le petit bois de coudriers. Et comme si elles eussent esté conduites dans ce labyrinte par le filet d'Ariane, elles vindrent jusques sur le mesme lieu prés du petit ruisseau où Alexis s'estoit estendu sur l'herbe, et de fortune, ce fut au mesme temps qu'elle s'estoit levée pour aller visiter le reste de ces agreables lieux où elle avoit laissé tant de marques et de ses contentemens passez et de ses extremes affections. Astrée l'apperceut la premiere, et la monstra à la nymphe en luy disant : Il me semble, madame, que Diane a deviné, car voilà la belle druide qui toute seule se promene dans ceste grande allée que ce petit bras de Lignon le mal-heureux va accompagnant jusques dans la grande riviere.

Leonide alors, voyant qu'Alexis n'avoit point eu d'intention de faire ce qu'elle craignoit, en receut un grand contentement, mais voulant avancer le pas pour l'attaindre, elle s'ouyt appeller, et tournant la teste, elle recogneut que c'estoit Paris qui encores assez esloigné monstroit de vouloir parler à elle. Et parce qu'elle se doutoit bien quelle en estoit la cause, et qu'il n'estoit pas à propos que Diane ouyst leurs discours : Mes belles filles, leur dit-elle, voudriez-vous prendre la peine d'aller vers Alexis, et de demeurer aupres d'elle cependant que je scauray de Paris ce qu'il me veut ? Ces bergeres de tres-bon cœur prirent ceste commission, parce qu'Astrée n'avoit point un plus grand contentement que de voir le visage de Celadon, et de parler à ceste druide, de qui la voix, les paroles et les actions estoient si ressemblantes à ce berger qui luy avoit esté si agreable. Et Diane estoit bien aise de n'estre point aupres de Paris, tant parce qu'elle ne vouloit, ny ne pouvoit l'aymer qu'en la façon qu'elle eust aymé un frere, que d'autant qu'amour commençoit de luy rendre Silvandre fort aymable, et qu'elle ne pouvoit souffrir que ses oreilles ouyssent des paroles d'affection d'une autre bouche que de celle de ce gentil berger.

Leonide s'arresta donc pour attendre Paris, et les deux bergeres continuerent leur chemin, et hasterent de sorte leurs pas, qu'elles attaignirent la feinte druide, regardant un vieux saule qui, my-mangé de l'injure du temps, ne retenoit plus qu'une vuide et creuse escorce le long de ce petit bras de Lignon. O saule ! disoit-elle en soy-mesme, que sont devenues les lettres que j'ay confiées si souvent sous ta foy ! Et pourquoy ne me rends-tu pas les mesmes bons offices que tu faisois en ce temps-là, en me donnant tous les jours une nouvelle asseurance de la bonne volonté de ma bergere, puis que tu ne me revois pas avec moins d'amour, ny moins d'affection ? O dieux ! je t'entends bien ! ô saule bien aymé ! tu veux dire que si le cœur de ceste belle bergere eust esté aussi arresté par les services que je luy ay rendus que tu l'es par tes racines, tu me presenterois ce matin aussi bien que tu faisois en ce temps-là tous les jours une de ses lettres, ou plustost les chers tesmoignages de sa bonne volonté, mais que, comme du temps que j'estois si heureux, tu ne m'as jamais voulu tromper, de mesme ne le feras-tu point à ceste heure que le mal-heur m'accompagne avec tant d'opiniastreté !

Pour peu qu'elle eust proferé ces paroles plus haut, ces belles bergeres les eussent ouyes, mais de bonne fortune, elle n'ouvroit point la bouche, et c'estoit sa seule pensée qui les alloit redisant. Et parce qu'elles ne voulurent interrompre les douces imaginations qu'elles pensoient qui fussent avec, elles s'arresterent, et lors que la druide marchoit, elles en faisoient de mesme, non pas pour descouvrir ce qu'elle avoit en l'ame, mais seulement pour ne la point divertir par leur presence d'un entretien qu'elles jugeoient luy estre si aggreable.

Alexis donc, pensant estre seule, continuoit ses pensées et ses pas le long de ce petit ruisseau, ce qu'elle ne fit pas long temps sans rencontrer l'arbre à main droicte, où deux jours avant son malheureux accident, elle avoit gravé les vers qui tesmoignoient avec combien de contrainte il feignoit de vouloir du bien à la bergere Aminthe ; et soudain, y jettant les yeux dessus, ô combien ceste veue luy donna de mortels ressouvenirs ! Peut-estre que la lecture de ces paroles luy eussent faire dire quelque chose assez haut pour estre ouye de ces bergeres qui la suivoient, si de fortune en mesme temps Silvandre, qui n'estoit pas loing de là, ne se fust mis à chanter. Et parce que la voix venoit du costé où ces bergeres estoient, Alexis tournant la teste de son costé, les apperceut non point trop esloignées. Elle fut marrie de les voir pres d'elle sans s'en estre apperceue, craignant que sa passion ne luy eust faict dire quelque parole, ou fait faire quelque action qui peust leur descouvrir ce qu'elle vouloit tenir caché ; mais ce qui la mettoit en peine estoit de sentir les yeux pleins de larmes, et lesquelles elle ne pouvoit cacher pour estre trop surprise.

Toutesfois, feignant promptement de le toucher, elle se tourna de l'autre costé, et s'essuyant les yeux le mieux qu'elle peut, et reprenant son bon visage, s'en vint leur donner le bon jour, les appellant paresseuses, et feignant qu'il luy avoit esté impossible de dormir, depuis que les oyseaux avoient commencé de chanter à la fenestre de la chambre. - Cela, madame, dit Astrée, vous aura peut-estre apporté de l'incommodité ? - Tant s'en faut, respondit Alexis, j'ay pris tant de plaisir que pour mieux jouyr d'une si agreable musique, je me suis levée, et me suis venue entretenir le long de ce petit ruisseau à ouyr leurs divers ramages, mais avec tant de plaisir que le temps s'est escoulé si viste, qu'il ne me semble pas qu'il y ait un quart d'heure que j'y suis. - Si est-ce, madame, respondit Diane, qu'ayant dormy si peu, il est impossible que vous ne vous en ressentiez. - Il est vray, dit Alexis, et ne le voyez-vous pas bien à mes yeux, comme ils en font la penitence ? Mais je reçois un si grand contentement à ouyr ces petits oyseaux, et à prendre le fraiz du matin qu'il m'est impossible quand je suis en lieu de le pouvoir faire de demeurer aussi-tost qu'il est jour. - II faut, reprit Astrée, pour remedier à cet inconvenient, ce soir que vous vous couchiez de bonne heure, afin que vous ayez faict un bon sommeil avant que le jour paroisse, et nous viendrons vous tenir compagnie, et vous conduirons par les lieux plus peuplez de ces petits chanteurs, afin que sans incommodité vous en puissiez avoir le plaisir. Alexis vouloit respondre, lors que Silvandre recommença de chanter ; et parce qu'elles virent de loing venir vers elles la bergere Phillis, elles l'attendirent et cependant se teurent pour ouyr ce que le berger chantoit, qui, apres avoir jetté un grand souspir, chanta de cette sorte.


Sonnet


Si son mal finira point avant sa mort.

Espoirs qui me trompez, et qui ne pouvez estre,
Pensers qui tourmentez sans cesse mon repos,
Desirs qui me bruslez jusqu'au profond des os,
Travaux que sans pitié je vois tousjours accroistre,

Souspirs, les messagers du cœur qui vous fait naistre,
Pleurs que desja mon œil ne peut plus tenir clos,
Sermens qui vous changez à tous coups sans propos,
Desseins dont un clin d'œil est bien souvent le maistre,

Espoirs, pensers, desirs, travaux, souspirs et pleurs,
Vous serments, vous desseins, enfans de mes douleurs,
Ne finirez-vous point quelque fois ma misere,

Avant que du trespas je ressente l'effort ?
Ou s'il faut que pour vous je semble à la vipere
Qui donne vie à ceux qui luy donnent la mort ?

- Que vous semble, madame, dit Phillis en arrivant, et apres avoir salué la druide et ses compagnes, de la voix de ce berger ? - Qu'elle est tres-belle, luy respondit Alexis, et luy, fort gentil berger, et non pas tant toutesfois qu'il est parfaictement amoureux. - Madame, respondit Diane, rougissant et sousriant un peu, vous pourriez peut-estre bien vous tromper au jugement que vous en faictes, car ces bergers de Lignon, sous l'innocent habit qu'ils portent ne laissent pas de couvrir une ame assez feinte et deguisée. - Je pense bien, adjousta la druide, que cela pourroit estre en quelques-uns, mais je suis tres-asseurée que je ne me trompe point en la creance que j'ay de celuy-cy. - Laissez luy dire, madame, interrompit Phillis, qu'en son ame elle en croit autant que vous, et que si les bergeres de Lignon n'estoient pas plus dissimulées que ce berger, elle-mesme ne parleroit pas de la sorte qu'elle faict. - Vrayement, ma sœur, reprit Diane, vous estes bien jolie de me traitter ainsi en la presence de cette belle druide, et quelle opinion luy donnerez-vous de moy ? - N'ayez peur, dit Alexis en sousriant, que ces paroles me puissent faire croire de vous chose qui vous soit desavantageuse ; j'ay assez de cognoissance de la vertu et des merites de Diane, outre que la dissimulation est quelquesfois si necessaire à celles de nostre sexe, qu'elle leur doit tenir bien souvent lieu de vertu. Il est vray que, puis que nous en sommes venues si avant, permettrez-vous, ma belle fille, à mon amitié de vous dire ce que desja elle a presenté sur ce mesme discours à vostre chere amie que voicy. - Madame, respondit Diane, ce me sera de l'honneur de sçavoir tout ce qu'il vous plaira me dire, et tout le mal est que je ne vaux pas la peine que vous en prenez. - Je ne doute point, sage bergere, dit la druide, que vous n'ayez assez souvent consideré ce que je vous veux dire, mais d'autant que quelquefois en nos propres affaires nous sommes plus irresolues que nous ne serions pas à donner conseil à quelque autre, et que l'opinion de nos amis nous fortifie grandement en celle que nous avions desja conceue, et d'autres-fois estant contraire, nous en divertist pour nostre bien, je ne laisseray de vous dire ce que dés hyer je representay à la belle Astrée, et suis tres-aise que Phillis y soit, afin de vous en dire son advis, puis que je sçay fort bien l'entiere confiance que vous avez en toutes deux.

Et à ce mot, elle luy rapporta toutes les considerations qu'elles avoient eues sur l'amour de Silvandre, et apres avoir conclud que ce n'estoit point par feinte, ny par gageure, mais à bon escient et qu'il n'en falloit plus douter, elle continua : Or ! ma belle fille, c'est à vous à y penser, parce qu'encores que Silvandre ne demeure pas avec la moindre peine, toutesfois ne dependant plus de luy de vous aimer ou de ne vous aimer pas, il ne luy reste plus rien à faire qu'à plaindre, ou à vivre content aupres de vous et tout ainsi que vous l'ordonnerez. Mais de vous depend non seulement son bien et son mal, mais le vostre aussi, d'autant que je veux bien croire que peut-estre vous n'avez point de ressentiment de la peine qu'Amour luy donne, encores qu'il soit bien difficile de se voir aymée et servie discrettement par un si accomply berger, sans avoir de la bonne volonté pour luy ; mais, que s'en soit, penseriez-vous vous exempter de toute la peine et ne rien contribuer à ses incommoditez ? Vous vous trompez, sage bergere, si vous avez ceste opinion, car si vous luy deffendez de vous aymer il n'en fera rien et vous devez estre tres-asseurée qu'il vous desobeira, et si par vos rigoureuses paroles vous luy commandez de vous esloigner, la violence de son affection en donnera tant de recognoissance à toute la contrée, qu'il n'y aura peut-estre berger qui ne l'apperçoive.

Et voicy le mal que je vois inévitable, si vous ne prenez quelqu'autre resolution. Tous ceux qui cognoissent Silvandre le jugent berger si aimable, qu'il n'y en a gueres qui pensent que la bergere qu'il aymera, si elle a de l'esprit, le puisse dédaigner, et quelle opinion pourra-t'on avoir de Diane, que chacun tient pour avoir tant d'esprit et de jugement, lors qu'ils sçauront que ce gentil berger l'ayme, la sert et l'adore avec tant d'affection ? Vous la pouvez juger aussi bien que moy, et vous resoudre à mesme temps de servir d'entretien à toutes les assemblées qui se feront. J'avoue qu'il y a bien icy de la peine, et que le remede en sera bien difficile ; toutesfois vous estes encores dans le temps d'y pouvoir trouver un milieu, dans lequel vous pourrez vivre avec moins d'incommodité, et que peut-estre l'occasion nous offrira quelque meilleur moyen pour en sortir entierement. Je vous en proposeray deux, l'un desquels toutesfois me semble plus asseuré, puis que vous voyez qu'il est impossible de divertir ce berger de l'affection qu'il vous porte, permettez-luy de vous servir secrettement, et ceste permission sera cause qu'adjoustant vostre prudence à la sienne, vous pourrez cacher cette amitié à ceux qui n'ont rien à faire qu'à considerer les actions d'autruy. Mais si vous n'aymez point ce berger, le conseil est mauvais, d'autant que par cette secrette intelligence vous vous obligerez à de certains soings, et à des tesmoignages d'affection qui vous cousteroient trop cher.

C'est pourquoy cet autre expedient me semble le meilleur : Permettez-luy qu'il continue la feinte de laquelle il s'est servy jusques icy, ceste permission luy donnant le moyen d'éviter son feu, il jettera ses flammes de moindre violence, et si, de fortune, il se va de sorte augmentant que chacun s'en prenne garde, l'on ne le trouvera point estrange, parce que l'on y est desja accoustumé. Et quelle recherche que sous ce pretexte il vous puisse faire, sçachant que c'est par feinte, on ne pensera pas que vous l'aymiez, je veux dire pour le commun des bergers, ne voulant pas nier que les plus mal pensants n'y trouvent quelque sujet d'en dire leur advis, mais qui peut éviter Ia piqueure de telles langues ? Tant y a que la plus grande partie n'y pensera point, et ce que je trouve de meilleur en cecy, c'est que vous ne vous obligerez point à luy, n'y ayant rien si dangereux pour une fille, que de se commettre à la discretion de celuy qui l'ayme, d'autant que la pluspart des hommes estans naturellement volages, lors qu'ils changent d'affection, ils ne perdent pas pour cela la memoire des choses qui s'y sont passées. Au contraire, pensans se faire estimer davantage, racontent plus avantageusement toutes les apparences qu'ils ont recogneues d'estre aymez, qu'en effect ils n'ont esté, et la mauvaise condition de nostre siecle estant telle que l'on croit plus aisément le mal que le bien, incontinent une fille est tenue pour avoir plus aymé qu'elle n'a esté aymée.

Or, ma belle fille, luy permettant de continuer cette feinte recherche, vous ne courez point de fortune en cecy, d'autant que vous ne serez point obligée de luy rendre aucune cognoissance de bonne volonté ; au contraire, sans qu'il s'en puisse plaindre, vous pourrez tousjours traitter avec luy et recevoir ces veritables affections comme si c'estoit une feinte. Et voicy encore un bien qui vous en viendra : je sçay que Diane a un peu de vanité, et ce n'est pas sans raison, estant bergere si remplie de perfection, et des principales de cette contrée. Au contraire Silvandre estant incogneu et n'ayant des biens de la fortune que ceux que son industrie luy peut acquerir, je ne doute point qu'elle ne rougist, si l'on cognoissoit qu'elle appreuvast une veritable recherche d'un berger qui luy est tant inferieur. Mais, belle bergere, par ce moyen vous estes exempte de ce mal, puis que luy permettant avec cette excuse de vous tenir des paroles d'amour, on dira que vous le traitterez comme vous devez, prenant en jeu une recherche si peu convenable, et seulement pour exercer la beauté de son esprit, et l'aiguiser avec ses feintes conceptions d'amour imaginée.

Ainsi finit Alexis, et lors que Diane voulut respondre, Astrée prenant la parole l'interrompit : Non, non, ma sœur, dit-elle, il n'y a plus rien à dire apres cette belle druide. Il n'y a point de consideration que vous puissiez faire qu'elle n'ait appreuvée, et à laquelle elle n'ait respondu, de sorte que je ne vous tiendrois point pour cette dame tant avisée, que je vous ay tousjours recogneue, si vous ne preniez l'advis qu'elle vous donne, que je vous conseille, et que je m'asseure que Phillis appreuvera tousjours pour tres-bon. Mais une seule chose me met un peu en peine, et à laquelle il se pourra bien treuver quelque remede : si Diane permet cette feinte à ce berger, et que cette permission ne soit donnée avec suject, je crains que cet artifice ne soit descouvert. Et vous sçavez, madame, que si on recognoist en quelqu'un de l'artifice, on explique aprés toutes ses actions tendre à ce qu'il a voulu couvrir par cette ruse. - Ne vous en mettez point en peine, respondit Phillis, Silvandre mesme nous donnera assez de suject pour bien couvrir cette permission, et il semble que veritablement le Ciel appreuve cette deliberation, parce que hyer sans dessein il fit naistre la meilleure occasion que nous eussions peu inventer. Car Diane me dit le soir, lors qu'elle se vouloit retirer, que Silvandre ayant obtenu, je croy, par l'ordonnance de la nymphe Leonide, ou d'Astrée, de pouvoir continuer tout le reste du jour la feinte recherche qu'il avoit commencée, il pretendoit que cette permission fust pour tousjours, et qu'elle et luy estoient tombez d'accord de s'en remettre à ce qu'Astrée et moy en jugerions, ce qui devoit estre faict dés le soir mesme. Mais d'autant que Diane ne vouloit pas que cette dispute se fist devant tous, et que vous, madame et Leonide, estiez dedans la chambre, le different fut remis à une autre fois, et Silvandre, en m'accompagnant en ma cabane, m'a raconté qu'il estoit bien aise que quelque chose en eust empesché Diane, parce qu'il vouloit bien le prolonger tant qu'il luy seroit possible, d'autant qu'il ne laissoit pas cependant de jouyr de son privilege. Il ne faut donc que reprendre ces mesmes erres, et au lieu que vous voulez, ma sœur, que cette action se fasse en particulier, je suis d'opinion qu'au contraire ce soit en lieu où tous le puissent sçavoir, afin que chacun, voyant que Silvandre continue, chacun sçache aussi que ce n'est qu'en continuation de la feinte commencée.

Alexis et Astrée appreuverent grandement ce que Phillis avoit dit, et Diane qui, peut-estre, le trouvoit aussi à propos que pas une d'elles, et qui jusques alors estoit demeurée sans parler, feignit de se laisser vaincre aux raisons d'Alexis, et au conseil de ses deux plus cheres amies. Et ainsi il fut resolu que l'on feroit venir ce different à propos, sans qu'il semblast que ce fust à dessein, lors qu'Adamas, Alcidon, et Daphnide y seroient, et que le plus briefvement qu'il seroit possible, Astrée et Phillis jugeroient à l'advantage de Silvandre.

De fortune Silvandre ayant ouy le murmure de la voix de ces belles bergeres auprés de luy, et tournant les yeux, les vit assises sur des aix qui estoient mis exprez de tant en tant entre les arbres pour la commodité de ceux qui se promenoient, parce que durant leurs discours elles s'y estoient allées mettre, et voyant que par hazard elles avoient le dos tourné contre luy, suivant la curiosité qui accompagne ordinairement ceux qui ayment, il s'approcha le plus prez d'elles qu'il peut sans estre veu, et puis se mettant en terre se coula, coude sur coude, et hanche sur hanche, jusques sous un gros buisson, qui n'estoit qu'à deux ou trois pas du lieu où elles estoient assises, et escoutant attentivement, il ouyt la plus grande partie des choses que ces belles filles avoient resolues, et qu'Alexis avoit proposées. Et Dieu sçait combien il creut avoir de l'obligation à cette belle druide, qu'en son ame il aymoit, et louoit le Ciel de l'avoir voulu faire revenir si à propos de Dreux pour son advantage, et pour donner un si bon conseil à Diane. Et lors qu'elles eurent pris la resolution qu'il desiroit, et qu'elles se leverent pour s'en aller, il les accompagna de toute sorte d'heureux souhaits, ne pouvant assez remercier sa fortune de l'avoir fait trouver en ce lieu en une si bonne occasion. Lors qu'il les vit si esloignées qu'elles ne pouvoient plus croire qu'il les eust escoutées, il se leva et les suivit au petit pas, et pour leur donner subject de l'attendre, il enfla sa corne-muse, et commença d'en jouer, afin de leur faire tourner la teste, et quand il pensa estre assez pres pour estre ouy, il chanta tels vers.


Sonnet


Contraires effects d'amour.

Faire vivre et mourir avec un mesme effort,
Embraser tous les cœurs, et n'estre que de glace,
S'armer en mesme temps de douceur et d'audace,
Et porter dans les yeux et l'amour et la mort ;

Attirer tous les cœurs d'un extreme transport,
Et les desesperer d'obtenir quelque grace,
Du bon-heur au mal-heur ne mettre point d'espace,
Et joindre en un subject ces contraires d'accord ;

Mais languir au rebours d'une amour trop extreme,
Brusler sans que ce feu s'allume qu'en soy-mesme,
Pour revivre en autruy vouloir mourir en soy,

Et pour gage donner et son cœur et son ame,
Que je puisse mourir, si ce n'est vous, madame,
Et remourir encor, si c'est autre que moy !

Alexis qui aimoit ce berger comme celuy que dés long temps elle avoit tenu pour l'un de ses meilleures amis : Et bien ! Silvandre, luy dit-elle, ne m'estes-vous pas fort obligé de vous avoir amené icy cette belle Diane, puis que sans moy elle seroit encores dans le logis, et vous seriez privé de sa veue ? - Madame, respondit le berger, vous ne sçauriez me rendre tant de bons offices que le visage que vous avez ne m'en promette encores d'avantage. Alexis feignant de ne le point entendre : Et pourquoy ? dit-elle, mon visage vous fait-il tant de promesses ? - Parce, repliqua Silvandre, que vous me permettrez de dire que vous avez, madame, le visage d'un berger qui n'eust pas mis seulement ses soings et sa peine pour moy, mais la vie aussi pour mon contentement. - Je suis bien aise, respondit Alexis, que la nature m'ait donné cette marque d'une personne que vous aymez si fort ; car je ne doute point qu'encore que je ne le merite, vous ne laisserez pas de m'aymer aussi pour l'amour de luy. - Mais, madame, reprit Silvandre, ce seroy luy maintenant, s'il vivoit, qu'il faudroit que j'aymasse pour l'amour de vous, vos merites estans tels, qu'il n'y a rien qui ne leur doive ceder. Et pour vous faire voir combien j'estime veritable ce que je dis, je veux mettre ma vie entre vos mains, s'il vous plaist de prendre la peine de juger d'une chose qui m'est plus chere que la vie propre. - Berger, reprit incontinent Diane, pourquoy voulez-vous changer les juges que nous avons desja esleuz ? Ce n'est pas que je refuse tout ce qu'il plaira à la belle Alexis d'ordonner de moy, mais il me semble que c'est signe de cognoistre sa cause fort mauvaise, que de prevenir les juges par des flatteries, et rejetter ceux qui sont desja accordez. - Je n'eusse pas pensé, ma belle maistresse, respondit Silvandre, que quelque louange que l'on peust donner à cette belle dame, fust estimée flatterie, puis que la flatterie se doit attribuer aux louanges qui sont par dessus les merites ; mais s'en peut-il trouver d'assez grandes pour égaler ses perfections ? Et je ne voudrois non plus que vous eussiez opinion que je voulusse refuser les juges que vous m'aurez une fois ordonnés, protestant que la mort me sera tousjours plus agreable que de manquer jamais à vos commandemens. Mais je propose seulement cette belle druide afin que si de fortune les deux juges que vous avez establis ne se pouvoient accorder, elle, comme estant par dessus, en peust ordonner : ainsi qu'elle trouveroit estre juste. - Jamais, respondit Diane, je ne vous desdiray des advantageuses paroles que vous pourrez dire pour ceste belle dame, que j'advoue meriter plus encores que les louanges ne peuvent luy donner, et pour monstrer que je dis vray, je l'accepte librement pour nostre dernier juge.

Silvandre vouloit repliquer, lors qu'ils virent venir Adamas, Daphnide et Alcidon, avec toute la compagnie qui avoit soupé le soir auparavant chez le vieux Phocion, horsmis Leonide et Paris qui estoient separez du reste de cette trouppe, afin de finir le discours qu'ils avoient commencé en la maison d'Adamas, d'autant que Paris, qui avoit une extreme affection pour Diane, n'en ayant pas eu la response telle qu'il eust desiré, vouloit prendre conseil avec Leonide de ce qu'il avoit à faire, et elle, qui l'aymoit comme elle devoit, ne le luy vouloit pas donner à la volée. C'est pourquoy l'ayant remis desja par deux fois, à ce coup, voyant que Paris ne luy laissoit point de repos, elle se resolut de luy en dire tout ce qu'il luy en sembloit. Et par ainsi apres s'estre retirez dans le petit bois de coudriers qui touchoit la grande allée : Mon frere, luy dit-elle, j'ay differé de vous resoudre sur l'affaire dont vous m'avez desja parlé par deux fois, parce que je voulois essayer si le temps ou quelqu'autre consideration vous en pourroit distraire ; maintenant que je vois que rien ne peut divertir ceste volonté, dictes-moy, je vous supplie, quelle est vostre intention?

- Je voudrois, respondit incontinent Paris, obliger tellement Diane à m'aymer, que je la peusse espouser. - Et avez-vous opinion qu'Adamas le trouve bon ? dit Leonide, car en cela il faut bien que vous y preniez garde. - Je ne luy en ay pas parlé ouvertement, dit Paris, mais il sçait bien que je l'ayme, et il ne le desappreuve point. - Cela, reprit Leonide, ne suffira pas, il faut le luy dire, et scavoir ce qu'il veut que vous en fassiez. En second lieu, et qui devoit estre le premier, avez-vous bien consideré si ce mariage vous est propre ? car l'amour clost bien souvent les yeux, et telle est bien agreable pour maistresse, qui est insupportable pour femme. Souvenez-vous que ces feux que l'amour produit s'esteignent bien-tost par l'abondance des faveurs, et soudain apres sont suivis de longues chaisnes d'ennuis que le repentir traine ordinairement apres soy. Mon frere, mon amy, il y a grande difference de l'amour au mariage, parce que l'amour ne dure qu'autant qu'il plaist, mais le mariage se rend d'autant plus long qu'il est plus ennuyeux : le premier, c'est le symbole de la liberté, parce que l'amour ne contraint personne que par la volonté ; au contraire, le mariage, c'est le symbole de la servitude, parce qu'il n'y a que la mort qui en puisse desnouer les liens. Il est vray que lors qu'un mariage est faict entre les personnes telles qu'il doit estre, il n'y a point, à ce que je croy, de plus grand heur entre les mortels, d'autant que tous les contentemens que l'on reçoit sont doubles, et s'augmentent de la moitié, et tous les maux diminuent à mesme proportion. Et puis la misere des vivans estant telle, qu'elle nous sousmet à cent et cent accidens de la fortune, la fidelle compagnie que l'on trouve dans le mariage ayde plus qu'on ne scauroit dire ; soit à les supporter, soit à les éviter, ou à les surmonter. Bref, il est certain qu'il est presque impossible d'avoir un heur entier sans avoir un autre soy-mesme à qui l'on le communique.

Mais, Paris, permettezmoy de vous dire qu'un homme doit bien sacrifier à la Fortune lors qu'il se marie, afin qu'elle luy face rencontrer son bon-heur. Or, mon frere, il faut donc que, sans prendre conseil de vos yeux ny de vos desirs, vous consultiez vostre raison et vostre jugement, et que vous voyez si, outre la beauté de Diane, elle n'a point quelque autre chose qui la puisse rendre desirable, non seulement pour maistresse, mais pour femme aussi, car la beauté n'est ordinairement qu'une trompeuse, et ne sert que de marque, comme à ces logis qui ont de belles enseignes pendues au devant de leur porte, et le plus souvent il n'y a rien dedans qui vaille. La beauté ressemble à ces lunettes qui rendent toutes choses beaucoup plus grandes qu'elles ne sont, à qui les regarde par ce verre trompeur, car la moindre bonne action d'une belle personne nous semble toute parfaicte, et lors que cette beauté qui ne dure qu'autant qu'une belle fleur, vient à se ternir, et que l'on reprend la veue avec la juste proportion de chaque chose, on recognoist bien alors la verité, mais il n'est plus temps, n'estant plus en nostre puissance, de nous en separer. Voylà donc la premiere consideration pour ce qui est de la beauté.

Apres, mon frere, prenez garde de ne rien faire en cecy dequoy vous puissiez avoir quelque reproche : vous estes fils du grand druide. Diane est veritablement accompagnée de beaucoup de merites, mais en fin c'est une bergere, et ne pensezvous point que ceux qui vous appartiennent ne trouvent estrange que vous preniez cette alliance ? Nous ne sommes pas nez pour nous seuls, il faut que bien souvent nous laissions nostre propre contentement pour la satisfaction de ceux qui nous ayment, et qui nous appartiennent, et je vous supplie de retenir cecy pour une chose tres-veritable. Souvenez-vous, mon frere, que le mariage fait ou deffait une personne, afin que vous preniez garde à n'y rien faire à la volée ; mais quand toutes les autres considerations y seroient, et que ceste derniere y deffailliroit, je penserois une personne plus miserable que ceux qui sont condamnez aux chaisnes d'une chourme, ou à servir toute leur vie dans une pile, je veux dire s'il espousoit une personne qui ne l'aymast point, car de tous les tourmens que les plus cruels tyrans ont peu inventer, il ne s'en sçauroit imaginez un plus grand, que de la passer aupres d'une personne qui ne vous ayme point. Figurez-vous, mon frere, quel plaisir ce peut estre de boire et manger, de coucher et dormir avec son ennemy ! Il faut donc que vous sçachiez sa volonté, car si elle estoit distraite ailleurs, ou que, sans en aymer point d'autre, elle n'eust non plus d'amour pour vous, je vous conseillerois d'espouser plustost le tombeau que Diane. Songez bien à toutes ces choses, et me dites ce qu'il vous en semble, et puis je vous diray ce que je juge que vous devez faire.

Paris, oyant parler Leonide avec tant de consideration, eut au commencement opinion qu'elle le voulust marier ailleurs, et qu'à cette occasion elle desiroit le distraire de Diane ; mais enfin, repassant ses raisons en soy-mesme, et voyant qu'elle n'avoit rien dit qui ne fust vray, il changea cette creance, et recogneut que c'estoit l'amitié qu'elle luy portoit qui la faisoit parler ainsi franchement. Et pour respondre à tout ce qu'elle avoit proposé, dit briesvement : Qu'à la verité Adamas ne luy avoit pas dit, qu'il recherchast Diane, mais qu'il ne le luy avoit pas deffendu, sçachant asseurément qu'il l'aymoit ; que, s'il l'eust desappreuvé, il le luy eust dist, comme il avoit toujours faict de toute autre chose ; Qu'il s'asseuroit doncques qu'il l'avoit agreable, et que quand il le supplieroit, il estoit certain qu'il le trouveroit bon pere, comme il l'avoit tousjours ressenty ; Que, quand aux conditions de Diane, c'estoit une folie à luy de disputer d'une affaire dont la pierre estoit jettée, et qu'il luy estoit plus aisé de vivre sans ame que d'estre heureux sans Diane, et qu'avec ce mot il respondoit à toutes ses considerations, et pource qui estoit de ses parens qui pourroient desappreuver ce mariage, il croyoit n'avoir pas un parent qui l'aymast plus qu'il s'aymoit luy-mesme, et que par ainsi il estoit plus obligé de satisfaire et contenter, que tout le reste de ses parents et amis ; Que, quant à ce qui estoit de la bonne volonté de Diane, et la verité, disoit-il, c'est sur ce poinct, ma chere sœur, que je vous veux demander conseil, et que je vous supplie de me le donner, car, estant fille comme elle, vous sçavez mieux juger de ses intentions que moy, à qui la passion peut en cela troubler beaucoup le jugement.

J'ay voulu tenter diverses fois de sçavoir sa volonté, et la derniere a esté au logis d'Adamas, lors que nous nous promenasmes si long temps ensemble. Je me plaignis de voir tous mes services si mal receus et presque inutiles, et monstray d'en avoir un tres-grand ressentiment; elle me respondit avec toute sorte de courtoisie et de civilité, et parce que je repliquay que ce n'estoit ny civilité ny courtoisie, mais amour que je recherchois d'elle, apres quelques autres discours, elle me respondit qu'elle m'honoroit autant qu'homme du monde, et qu'elle m'aymoit comme si j'estois son frere, me faisant entendre que, comme fille, elle ne pouvoit faire rien d'avantage. Mais lors que je repliquay que mon dessein estoit de l'espouser, et qu'en cela toute sorte d'affection luy estoit permise, elle me respondit : J'ay des parens qui peuvent disposer de moy, et c'est à eux à qui je remets semblables resolutions. Jusques icy il n'y avoit rien qui me deust contenter, mais, ma sœur, oyez ce qu'elle y adjousta : Et si vous voulez sçavoir ce que j'en pense, sçachez, Paris, que ny vous, ny personne ne m'en a donné, ny ne m'en donnera jamais la volonté. Je vous veux bien pour mon frere, mais non pas pour mary.

Or, ma sœur, nous fusmes interrompus là-dessus, et depuis je ne luy ay point voulu parler, avant que je sceusse vostre advis, et comme je m'y dois conduire, et je vous en conjure par toute l'amitié que vous me portez, car de me penser distraire de ceste affection, c'est une folie : la mort seule le peut, encore ne sçay-je si elle en aura bien la puissance. - Mon frere, dit Leonide en sousriant, vous me demandez conseil d'une chose que vous avez resolue ; mais je voy bien que vous voulez seulement que je vous die comme vous devez vous conduire pour gaigner cette bergere, laquelle à ce que je vois, amour n'a encores guere offencée pour vous. Toutesfois, puis que vous estes reduit en l'estat que vous dites, je suis d'opinion que vous obteniez d'elle la permission d'en parler à ses parens, parce qu'eux sans doute, aussi-tost que vous leur ouvrirez le propos, voyant le grand advantage qu'il y a pour Diane, ne refuseront jamais de vous contenter. Et elle qui est sage, et qui a vescu avec tant de prudence et de vertu, n'osera refuser leur opinion, de peur que l'on ne la puisse blasmer, ou d'opiniastreté, ou d'amour, ou de legereté. Et ainsi, sans y penser, se laissera peut-estre engager si avant que, quand elle s'en prendra garde, elle ne s'en pourra pas retirer. Mais je suis d'opinion que vous ne luy en parliez que le jour que nous partirons d'icy, afin que, si elle change d'advis, elle ne sçache où vous trouver pour s'en desdire, que pour le moins vous n'en ayez desja faict l'ouverture à quelqu'un de ses parens.

Telle fut l'opinion de Leonide, que Paris resolut de suivre entierement, et cependant qu'ils discouroient ainsi, Adamas avec toute la trouppe se joignit à celle d'Alexis et des bergeres qui estoient avec elle. Et parce que Silvandre s'estoit rendu fort hardy pour les discours qu'il avoit ouys, aussi-tost que les premieres salutations furent faictes, s'approchant de Diane : Ma maistresse, luy dit-il tout haut, je ne refuse point le jugement de celles que vous m'avez ordonnées, pourveu que vous en fassiez de mesme. - Il ne faut point douter de moy, respondit Diane, puis que j'ay esleu les juges, et que j'ay toute la raison de mon costé. - Ce different, reprit Silvandre, n'a pas besoin de tant de paroles que celuy qui a esté entre Phillis et moy ; c'est pourquoy je requiers que, sans aller plus loing, nous soyons jugez. - Je n'en finiray jamais la conclusion, dit-elle, puis que je l'espere du tout à mon advantage. - Quant à moy, repliqua Silvandre, je prends tout mon droit de la permission que vous m'avez donnée, car il est certain qu'il n'y avoit plus de raison pour moy qui me permist de continuer comme j'avois vescu avec vous depuis la gageure de Phillis, n'eust esté que vous m'avez fait cette grace de pouvoir le faire tousjours. - Comment, reprit Diane, je le vous ay permis pour tousjours ? Eh! berger, prenez-vous un jour pour tous les jours ? encore ne vous ay-je accordé que le reste de ce jour qui est passé et qui estant finy ne peut plus servir d'excuse à vostre feinte.

- Je vous supplie, ma maistresse, dit-il, vous peut-il bien souvenir que vous m'avez permis d'achever le jour qui me restoit de la mesme façon que je l'avois commencé ? - Il est vray, dit Diane, mais il est finy ce jour-là et j'en ay commencé un autre. - Vous avez raison, belle bergere, respondit-il, de dire que vous en avez commencé un autre, parce que c'est le propre du soleil de commencer et de limiter les jours, et vous estes le soleil de tous ces rivages ; mais non pas quand vous dites que le jour que vous m'avez accordé est finy. Car dites-moy, s'il vous plaist, ma belle maistresse, tant que la clarté dure, n'est-il pas vray que le jour n'est point finy ? - Je vous avoue, respondit Diane, ce que vous dites, mais aussi accordez-moy que, quand le soleil ne se voit plus, c'est la nuit. - Je le confesse, reprit Silvandre, et par ainsi j'ay gaigné ce que je demande, car mon ame ny mes yeux ne recognoissans point d'autre soleil qui leur esclaire que vostre beauté, et vos perfections, il est certain que tant que je ne seray point privé de cette lumiere et de ce soleil, il n'y aura point de nuit pour moy, et n'y en ayant point, n'ay-je pas raison de dire que le jour que je vous ay demandé n'est point finy, et qu'au contraire il durera autant que je vivray, et cela d'autant que jamais vos beautez et vos merites ne partiront de mon ame.

Diane, un peu surprise, ou pour le moins feignant de l'estre : Je vous pourray bien peut-estre advouer, dict-elle, que le jour que vous m'avez demandé fut tel que vous dictes, mais je sçay bien que celuy que je vous ay accordé n'a esté que tel que les jours naturels. - Ma belle maistresse, dit Silvandre, l'on explique tousjours les choses douteuses à l'advantage du pauvre, et de celuy qui mendie, et la liberalité et la generosité sont des perfections si dignes d'une ame bien née, que je m'asseure, mes juges, que quand il y auroit quelque doute du costé de Diane, jamais vous ne voudriez diminuer en ceste belle ame des vertus qui luy sont si bien deues et si honorables.

Alexis, alors se mettant à rire : Quant à moy, dit-elle, sans attendre ce qu'Astrée et Phillis en diront, je condamne Diane, et je donne toute la raison à Silvandre, parce que celuy qui donne doit bien expliquer et restraindre sa donation, s'il n'entend pas d'accorder tout ce que celuy qui requiert luy demande, autrement, il est à croire qu'il a eu la mesme intention que celuy qui reçoit le benefice. - Ah ! s'escria la bergere, j'ay perdu ma cause, car je sçay bien qu'Astrée accordera tout ce qu'Alexis trouvera bon, et que Phillis ne contredira jamais Astrée. - Et moy, dit Adamas, j'ordonne que si en ceste feinte Silvandre ressent à bon escient les forces d'une beauté, qu'il ne se plaigne point, ny de Diane, ny de ses juges, mais de luy seulement qui s'en sera procuré le mal, sans que la bergere soit obligée, ny par services, ny par la pitié de le plaindre.

Ce qu'Adamas disoit, c'estoit parce qu'ayant fait en soy-mesme dessein de donner Paris à cette bergere, et voyant bien que Silvandre ne luy estoit point trop desagreable, il estoit marry de la continuation de ceste recherche, craignant que Diane ne s'y laissast embrouiller encore d'avantage. Mais Silvandre qui ne fit pas semblant de le recognoistre, apres avoir baisé la main à ses juges, vint prendre celle de Diane, et un genouil en terre : Ma maistresse, luy dit-il, si jamais quelqu'une de mes actions dement le vœu que je vous fais de mon fidele et perpetuel service, dez à ceste heure je me condamne aux plus cruels supplices qu'un mortel puisse souffrir. Diane luy respondit assez froidement : Berger, ne vous tenez plus comme vous estes, et vous souvenez que tout ce qui vous est permis, n'est que de feindre, et que comme vous n'en devez point faire d'advantage, aussi ne recevray-je toutes vos actions, que comme feintes et dissimulées.

Silvandre eust respondu, n'eust esté que Diane suivit le reste de la trouppe qui, attendant l'heure du disner, entra dans le petit bois de coudres pour prendre le frais que son ombrage rendoit, et le petit ruisseau qui le baignoit tout d'un costé, et là, ils rencontrerent Leonide et Paris qui, en mesme temps, s'acheminoient pour les aller treuver. Et apres s'estre promenez quelque temps en ce lieu, et l'heure estant venue du repas, ils s'en allerent tous ensemble en la maison, ou ils trouverent les tables mises et chargées de viandes et de delicatesses, qui ne se ressentoient point d'avoir esté apprestées au village.