L’Astrée/troisième partie/Le Neufiesme Livre

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François Pomeray (Troisième partiep. 801-893).


TROISIESME PARTIE
LIVRE NEUFIESME


Florice finit de cette sorte les fortunes de la genereuse Cryseide et du gentil Arimant, laissant tous ceux qui l’avoient ouye pleins d’admiration de leur vertu. L’un estimoit Cryseide d’avoir mesprisé le sceptre et la couronne de Rithimer et de Gondebaut, pour se conserver à son fidele Arimant ; l’autre admiroit les resolutions d’Arimant à s’offrir à une volontaire mort ; mais tous d’un commun consentement louoient la fidelité et l’affection de Bellaris.

Un seul Hylas se moquoit de tous trois, et de tous ceux qui, ayans ouy le discours de Florice, appreuvoient toutes ces choses : N’est-ce pas, disoit-il, en branslant la teste, la plus entiere folie qui fut jamais, que celle de tous trois ? Cryseide, par sa sottise, au lieu de royne, demeure simple fille dans son pays, Arimant, par sa folie, s’opiniastre à la recherche de ceste Cryseide, perd son temps, est blessé, et conduit prisonnier, et en fin apres tant de peines et d’extremes perils, le voilà prest à finir honteusement ses jours, si la fortune ne se fust lassée de le tourmenter, et si le roy Gondebaut ne se fust monstré plus courtois et religieux de sa parole, que l’un et l’autre n’estoit fol. Et le bon est que le pauvre Bellaris qui n’en pouvoit pas mais, faillit de payer pour tous. Et ne valoit-il pas mieux que, sans se donner tant de peine, les uns aux autres, Cryseide fust royne des Bourguignons, puis que, possedant le cœur de Gondebaut, elle eust peu avec le temps et avec la prudence, donner à son Arimant toute la satisfaction qu’il eust sceu désirer ?

Mais, Silvandre scais-tu bien d’où tout leur mal-heur et toutes leurs peines sont procedées ? de cette seule sottise que tu nommes constance : elle seule les a tourmentez tant d’années, elle seule a failly de les conduire si honteusement au supplice, et enfin elle seule les a faict estre le jouet de la fortune et du hazard.

Silvandre, s’oyant nommer, s’approcha de Hylas, et apres, luy respondit : Toutes ces choses que tu racontes, Hylas, sont veritablement des effects de ceste constance que tu blasmes, et d’autant plus estimables, qu’ils sont accompagnez de peines, et de dangers. Ce ne sont que les courages genereux qui mesprisent les commoditez et les incommoditez, pour ne se dementir de leur devoir, et pour parvenir à l’accomplissement de leurs desseins. – Ce ne sont, dit Hylas, que les esprits peu sages qui courent apres l’ombre du bien, et laissent le bien mesme. Arimant n’est-il pas bien obligé à ceste constance qui, jeune, l’a engagé au service de Cryseide, et vieux, par apres la luy a donnée ? c’est donner à un chien qui n’a point de dents un os qui est bien dur à ronger. N’eust-il pas mieux valu pour ce gentil chevalier qu’il fust demeuré dans Eporede, pour la consolation de ce pauvre pere qui l’aimoit, que non pas le faire mourir de douleur, ou pour le moins rendre ses vieux jours si pleins de tristesse, et d’infortunes, que la mort luy devoit estre plus agreable ? Et pour le propre contentement qu’Arimant eust peu avoir, penses-tu que dans toute la ville il n’y eust point de fille que Cryseide ? He ! Silvandre, mon amy, quelle folie est celle-là de vouloir perdre son temps et son repos pour une marchandise si peu rare qu’une fille ? S’il eust suivy mes loix, deslors que tant de difficultez s’opposerent à ses désirs, il les eust sagement tournez ailleurs, et se fust addressé à quelqu’autre de laquelle la conqueste n’eust pas esté si penible, et si peu utile.

Chacun se mit à rire des propos d’Hylas. Et Tircis prenant la parole : Je voy bien, luy dit-il, Hylas, que tu ne seras jamais celuy qui fera bastir un temple à la Fortune, parce que mal-aisément en auras-tu jamais affaire. – Et moy, dit Hylas, je voy bien que tu seras celuy que les vieilles et mal-faictes adoreront. – Et pourquoy ? demanda Tircis. – Parce, respondit Hylas, que pour convier les amants à les servir laides et ridées, elles te proposeront comme un dieu, toy, dis-je, qui es si hors de sens que de t’opiniastrer à aimer ce qui n’est plus. – Tu es inhumain, Hylas, de representer à l’affligé avec des reproches le subject qu’il a de tristesse. Mais soit ainsi que je sois estimé de ces vieilles, desquelles tu parles, et proposé comme un dieu, hé ! mon amy, quel mal y a-t’il en cela pour moy ? ne vaut-il pas mieux estre creu un dieu que d’estre tenu pour inconstant ? Et quoy ? Hylas, les autels et les sacrifices ne sont-il pas agreables aux dieux mesmes que nous adorons ? et pourquoy les hommes les refuseront-ils ? – Et penses-tu, Tircis, respondit Hylas, que je n’aye pas à l’advenir aussi bien des autels, et des sacrifices que toy ? Si auray, pour certain, car je me veux rendre plus adorable que toy. Mais il n’y aura que cette difference que tu seras le dieu des vieilles et des laides, et moy, celuy des jeunes et des belles ; et par ainsi les sacrifices qui te seront faits, seront rances et chassieux, et les miens, jeunes et beaux. Aux tiens, l’on ne verra que des anciennes matrones, qui iront toutes accroupies, appuyées sur leurs petits bastons, avec la teste, et les mains tremblantes ; mais aux miens, l’on n’y trouvera que des plus jeunes et plus jolies pucelles de toute la contrée. De sorte que je cours fortune d’estre estimé avec le temps, le dieu de plaisir, de la joye et de la vie, et toy, celuy de l’ennuy, de la tristesse, et de la mort. Or dy moy à cette heure, sans passion, lequel de ces deux sacrifices te semble le plus agreable, ou le plus estimable.

Tircis vouloit respondre, lors que la venerable Chrisante ayant esté advertie qu’Adamas passoit avec toute cette troupe si prés d’elle, les vint rencontrer aupres du bois qui touchoit le pré du temple d’Astrée, et par sa venue interrompit leurs discours parce que le druide s’advança pour la saluer, et appellant Alexis, la luy presenta comme sa fille. La venerable Chrisante la baisant en la joue, l’embrassa avec un extreme contentement, et les vierges druides en firent de mesme, non point sans admirer sa beauté et sa bonne grace. Cependant la venerable druide s’addressant à Adamas et à Leonide, les supplia de ne la croire point avec si peu de civilité, ny de cognoissance de son devoir, que si elle eust peu, elle ne fut allée, avec toutes ces bergeres, luy offrir toute sorte de service, et se resjouyr du retour de sa chere fille, mais que le commandement qu’Amasis luy avoit fait de l’attendre, luy avoit fait perdre ce contentement. Ce que je regrette grandement, continua-t’elle, car elle n’est point venue et, à ce que je vois, j’eusse bien eu le loisir de retourner, puis qu’elle ne sera pas icy si tost qu’elle pensoit, pour l’accident qui est arrivé depuis. – Et qu’est-ce, dit Adamas, qu’il y a de nouveau ? – Je pensois, reprit la venerable Chrisante, que vous en fussiez adverty. Il faut que vous sçachiez qu’Argantée a esté tué en la presence de Galathée et de Polemas, par un chevalier estranger, et que, sur la fin du combat, l’un des lyons qui gardent la fontaine enchantée, cherchant à manger, est venu sur le mesme lieu, et a donné tant de frayeur aux chevaux qui estoient attelez aux chariots de Galathée et de ses nymphes, que les emportant au travers des champs, les uns se sont rompus et les autres gastez, de sorte qu’elle qui de fortune avoit mis pied à terre pour veoir mieux ou pour separer ce combat, fut contrainte de s’en aller à pied jusques à Mont-verdun, où elle a sejourné, tant pour attendre ses chariots, que la guerison du chevalier qui a tué Argantée, et y est encore, comme je croy.

Cependant qu’ils parloient ainsi, ils furent interrompus par la veue du jeune Lerindas, messager de Galathée, qui s’addressant au sage druide : Mon pere, luy dit-il, la nymphe vous mande qu’elle desire d’assister au sacrifice que vous devez faire pour le remerciement du Guy, et craignant d’y arriver trop tard, elle vous prie de l’attendre, et de luy mander en quel lieu vous le ferez.

Adamas oyant ce message, demeura un peu surpris, parce que se souvenant que Galathée avoit desja veu Celadon vestu en fille, ce n’estoit pas sans raison, il craignoit qu’elle le recogneust revenu en fille druide. Toutesfois, ne voulant donner cognoissance de la doute où il en estoit, il respondit froidement : Amy, tu diras à la nymphe que je serois extremement aise d’obeyr à ce qu’elle me commande, mais que le temps est si court, qu’il m’est impossible de luy donner le loisir de s’y trouver. Je sçay qu’elle ne voudroit pas que le service de Tautates fust retardé, et que toutes choses estans prestes, et l’assemblée de tant de bergers et bergeres, qui sont desja attendans sur le lieu, il m’est du tout impossible de remettre le sacrifice en un autre temps, sans un grand desordre et un tres-grand scandale ; mais que s’il luy plaist de veoir ces belles et discrettes bergeres, je promets de les luy mener toutes dans deux ou trois jours à Mont-verdun. Ce que je dis pour croire que la volonté qu’elle a d’assister à ce sacrifice, n’est que pour le desir qu’elle a de les veoir tous ensemble. – Je vous asseure, mon pere, dit le jeune Lerindas, que je pense que vous avez deviné, car à ce que je luy ay ouy dire, elle avoit envie de prendre ceste occasion pour veoir si les bergeres de Lignon sont aussi belles que je luy ay faict entendre. – Je l’ay bien jugé ainsi, dit Adamas, parce que le sacrifice que nous allions faire n’est pas tel qu’il la puisse convier d’y assister, n’estant qu’un petit remerciement que ces bergeres font, attendant que le sixiesme de la lune de juillet, ils fassent le sacrifice solemnel en cueillant le Guy, et auquel alors ils prendront la hardiesse de la supplier de vouloir leur faire l’honneur d’y assister. Tu luy diras donc, Lerindas, que la briefveté du temps et le peu solennel sacrifice que nous allons faire, luy doit oster la volonté d’y venir, et que toutes ces belles bergeres ne me dédiront pas de ce que je t’ay promis.

Astrée alors prenant la parole : Je m’asseure, mon pere, dit-elle, que nulle de nous ne vous dédira jamais, et principalement pour aller rendre un devoir, auquel la nature et nostre naissance nous oblige. – Vous avez raison, Astrée, reprit le messager, de respondre pour toutes, car je croy que vous, et Diane, estes les deux qu’elle desire le plus de voir, mais vous sur toutes. – Si nous eussions pensé, adjousta Diane, que nos noms eussent esté si heureux que d’estre cogneus d’une si grande nymphe, il y a longtemps que nous eussions satisfait à ce devoir. – Vos noms et vos beautez, dit Lerindas, ne se peuvent cacher dans ces bois solitaires, et j’advoue que je pense avoir esté en partie cause du desir qu’elle a de vous veoir, luy ayant dit ce que j’en ay veu. – Elle vous croira pour homme qui se cognoist peu en beauté, dict la bergere, lors qu’elle verra le contraire de ce que pour nous advantager, vous luy aurez dit de nous. – Je crains plustost, repliqua-t’il, qu’elle ne m’accuse de deffaut que d’excez en ce que je luy en ay raconté, et parce que je sçay qu’elle m’attend avec impatience, je m’en vay luy dire de vos nouvelles, et luy jurer avec verité, qu’elle peut bien faire cacher toutes ses nymphes lors que vous arriverez, si elles ne veulent qu’elles rougissent de honte et meurent d’envie.

Leonide qui estoit aupres de Daphnide, oyant ces dernieres paroles, et feignant d’en estre offencée : Et quoy ? Lerindas, est-ce ainsi que vous traictez mes compagnes ? Je vous jure, dit-elle, que je le leur raconteray. – Si vous le faictes, respondit-il, vous leur ferez double desplaisir : l’un, de leur faire paroistre qu’elles ne sont gueres belles, et l’autre d’ouyr une reproche qui les offence, et de laquelle avec raison elles ne se peuvent plaindre. Et à ce mot, sans attendre autre response, il s’en alla courant du costé de Mont-verdun. Et Adamas, craignant encores que Galathée vinst au sacrifice, afin de le faire plus promptement, se licentia de la venerable Chrisante, qui eust bien voulu y assister, n’eust esté qu’elle craignoit qu’Amasis ou Galathée ne vinssent cependant à Bon-lieu.

Peu apres toute ceste troupe arriva dans le petit pré qui estoit devant l’entrée du temple d’Astrée, où se trouva une tres-grande assemblée de pasteurs, de bergers,et de bergeres, avec les vacies, eubages, bardes, sarronides et druides des lieux circonvoisins, et toutes les choses prestes qui estoient necessaires au sacrifice. Entre les pasteurs qui s’y estoient assemblez, le prudent Phocion et le sage Diamis estoient recommandables pour leur venerable vieillesse, Amintor aussi, nepveu de Filidas, s’y trouva.

Et de fortune, Daphnis, la chere amie de Diane estant le soir auparavant arrivée avec Callirée, ne voulut faillir de s’y trouver, tant pour assister à ce sacrifice, que pour veoir tant plustost sa chere compagne, de laquelle elle avoit demeuré fort long temps absente. D’aussi loing qu’elles se recogneurent, laissans toute la compagnie, elles coururent les bras ouverts, et s’embrasserent avec un si grand contentement qu’elles firent bien paroistre l’absence n’avoir eu guere de pouvoir sur l’affection qu’elles se portoient, et apres s’estre quelque temps tenues de ceste sorte, et apres s’estre reprises par deux ou trois fois, Astrée et Phillis, qui survindrent, les contraignirent de se separer, afin de participer aux caresses qu’elles se faisoient. – Voyez, ma compagne, luy dit Diane, ce que j’ay acquis depuis que vous ne m’avez veue : voicy deux autres Daphnis que j’ayme comme ma vie, et que je veux que vous aymiez aussi, estant tres-asseurée que pour vos merites, et pour l’amour de moy, elles vous aimeront comme vous m’aimez. Alors Astrée et Diane reconfirmant ceste asseurance par cent protestations d’amitié, et Daphnis la recevant d’un semblable cœur qu’elle luy estoit offerte, elles contracterent une société entre elles, qui jamais depuis ne se separa.

Cependant Adamas, curieux de sçavoir si tout ce qui estoit necessaire pour le sacrifice estoit prest, trouva que les vacies avoient esté soigneux de preparer tout ce qu’il falloit. De sorte qu’apres s’estre lavé et les mains, et le visage, dans la fontaine qui estoit à l’entrée du temple de l’Amitié, et s’estant revestu de blanc, et couronné de verveine, et luy et les vacies, cubages, sarronides, et autres ordonnez pour le sacrifice, ils se chargerent tous des choses avec lesquelles on vouloit sacrifier. Le sage Adamas portoit en sa main le rameau du Guy, qui avoit esté cueilly l’année auparavant. L’un des vacies portoit la serpe d’or avec laquelle ce Guy avoit esté coupé, un autre, le linge blanc dans lequel il avoit esté recueilly, un autre avoit entre ses bras un faisceau de sabine, et un autre de verveine, apres les deux qui portoient le pain et le vin, qu’ils dévoient sacrifier. Et en fin deux taureaux blancs, couronnez de sabine, et de verveine, et couverts des fleurs, presque par tout le corps, estaient conduits par huict victimaires couronnez aussi, et ceinturez de verveine et de sabine.

Le sage Adamas, toutes ces choses ainsi preparées, et les faisant toutes passer d’ordre devant luy, venoit avec une gravité digne de celle de grand druide comme il estoit, et faisant trois tours, suivy de tout le reste des bergers et des bergeres, à l’entour du pré sacré, vint poser avec un grand respect le Guy sur un autel qui estoit dressé au pied du chesne bien-heureux sur lequel le nouveau guy se voyoit, et autant en firent ceux qui estoient chargez des choses que nous avons racontées.

Ce lieu estoit celuy où le temple d’Astrée avoit esté faict des petits arbres pliez les uns sur les autres, en façon de tonne par le berger Celadon. Et parce que, pour y parvenir, il falloit passer par le temple de l’Amitié, ainsi que nous avons dit, plusieurs de ceux qui suivoient le sacrifice, furent contraints de s’y arrester, pour estre le temple d’Astrée trop petit pour tenir une si grande troupe, et d’autant plus que les deux taureaux, et les huict victimaires tenoient une grande place. Et toutesfois Adamas fut, contrainct d’y faire le sacrifice, parce que l’arbre où estoit le Guy portoit presque toute la tonne de ce temple, et il falloit, selon la coustume, que le remerciement se fist au pied de l’arbre ainsi favorisé du Ciel.

Apres que le grand druide eut faict ranger tous les sacrificateurs, et qu’il vit tout le peuple en devotion, faisant apporter un grand brazier allumé dans un vaze d’argent, et le posant sur l’autel, il prit trois fueilles de guy, trois petits brins de verveine, et autant de sabine, et les jettant dans le feu, il dit en tenant le coin de l’autel :

C’est à toy, ô grand Hesus, Belenus, Tharamis, que ce peuple devot rend graces du present que tu luy fais de ton Guy salutaire, et c’est à toy, comme à son seul Tautates, que dans ce bois sacré il offre en sacrifice de remerciement le pain et le vin que je te presente, ensemble le sang et la vie de ces taureaux blancs : l’un pour tesmoignage que c’est de toy de qui nous recognoissons la conservation de nos vies, et l’autre, pour monstrer la sincerité avec laquelle nous t’adorons et te consacrons les plus pures et plus entieres victimes que nous ayons. Comme Hesus, rends les courages si hardis, et les bras si forts de nos chevaliers, et de nos solduriers, qu’ils puissent non seulement nous defendre de nos ennemis, mais en obtenir tousjours la victoire. Comme Belenus, sois le dieu des hommes, et les conserve pour en estre servy et adoré. Comme Tharamis, nettoye-nous et nous purge de nos fautes. Et enfin, comme Tautates, sois tousjours nostre seul et unique Dieu, en nous renvoyant cette déesse Astrée par la presence de laquelle nous esperons toute sorte de benedictions.

A ce mot, il jette dans le feu un peu de pain, et de vin, et fit signe aux victimaires de frapper, lesquels selon la coustume demanderent à haute voix : Ferons-nous ? Et leur ayant respondu qu’il estoit temps, deux avec les maillets les frapperent sur la teste, et deux en mesme temps les esgorgerent. Deux receurent le sang dans des vazes, et deux leur tenoient les jambes, de peur qu’en debattant elles ne blessassent les victimaires. Enfin les vacies les faisant emporter dans le pré sacré, les ouvrirent, visiterent les entrailles et les trouverent entieres, et de bon augure ; dequoy tous joyeux et contents, ils vindrent faire leur rapport au grand druide devant toute l’assemblée laquelle, apres que l’autel eust esté arrosé du sang, et qu’il en eust jetté un peu dans le brazier, remercia le grand Tautates d’avoir eu agreable ce sacrifice, et leur remerciement, le suppliant de ne se vouloir point lasser de leur faire tousjours de nouvelles graces. Et le signe de la fin du sacrifice estant faict, chacun plein de joye et de contentement, la plus grande partie des vieux bergers se retira en son hameau.

Cependant les victimes estans mises en pieces, et le feu en ayant consommé une partie selon la coustume, le reste fut cuit et mangé, tant par les vacies et autres sacrificateurs que par les bergers qui se voulurent mettre en leur troupe, ne demeurant dans le temple d’Astrée qu’Adamas avec Daphnide, Alcidon et les bergers et bergeres qui estoient venus de compagnie. Et parce que Daphnide qui estoit accoustumée de voir faire les sacrifices à la façon des Romains, estoit curieuse de sçavoir pourquoy l’on usoit en cette contrée d’autres ceremonies : Madame, luy dit-il, encore que cette contrée des Segusiens que nous appellons FOREST, soit en son estendue des plus petites de la Gaule, si est-ce que le grand Dieu monstre d’en avoir un plus grand soing, car sans parler des autres, les Galloligures, qui est ceste contrée que communément l’on nomme à ceste heure la Province des Romains, d’autant qu’elle a eu une si grande affinité avec les Romains, et que ses principales villes sont colonies des Focenses peuples Grecs, et adonnez à la pluralité des dieux, encores que dés le commencement, comme Gaulois, ils n’eussent que la religion de nos peres, toutesfois, ainsi que l’abus peu à peu se va coulant en toutes choses, de mesme ont-ils laissé glisser parmy leurs ceremonies et leurs sacrifices les fausses et idolatres opinions de ces divers peuples, et ont faict un meslange de la religion des Gaulois, des Romains et des Grecs, qui les rend non seulement differents de l’ancienne, mais aussi de toutes les autres desquelles elle a esté corrompue. Au contraire, cette petite contrée de Forests, n’ayant jamais eu communication avec les peuples estrangers, sinon avec quelques Romains, a esté plus soigneuse que je ne vous sçaurois dire, de conserver entiere et pure celle qu’elle a receue de ces vieux qui, apres avoir longuement flotté sur les eaux, et qui, à cette occasion, furent nommez Gaulois, vindrent descendre par l’Ocean Armorique, et apporterent la vraye et pure religion qu’ils avoient apprise de ce grand amy de Tautates qui seul avec sa famille fut sauvé de l’inondation universelle. Or celuy-cy leur avoit enseigné qu’il n’y avoit qu’un seul Dieu qu’il nommoit Tautates, et lequel par des surnoms il appeloit quelques fois Hesus, c’est-à-dire Dieu fort et puissant, Belenus, c’est-à-dire Dieu-homme, parce qu il n’y a de toutes les creatures mortelles que l’homme seul qui le recognoisse, ou peut-estre pour un mystere caché de la naissance d’un homme-Dieu, Tharamis, c’est-à-Dieu repurgeant et nettoyant les fautes des vivans. Et cette croyance a tousjours esté conservée pure entre nous jusques en ce temps, et peut-estre nous pouvons nous vanter d’estre le seul peuple des Gaules qui ayt eu ce bonheur, car les uns, par force, les autres, de bonne volonté, et par la communication qu’ils ont eue les uns des Romains, les autres des Visigots, les autres des Vandales, Alains, Pictes et Bourguignons, ont perdu ceste pureté que nous avons tousjours retenue, et en nostre croyance, et en nos sacrifices. Cependant qu’Adamas parloit de ceste sorte avec Daphnide et Alcidon, leur descouvrant les plus secrets mysteres de sa religion,

Astrée tenant sous les bras Alexis, luy alloit monstrant toutes les raretez de ce temple qu’elle avoit veues avant que la bergere, et que toutesfois elle feignoit d’admirer. Et mesme, quand Phillis luy dit que ce temple avoit esté faict d’une main incogneue, et qu’il n’y avoit berger en toute la contrée qui sceust celuy qui y avoit travaillé. – Si est-ce, respondit Alexis, que cet œuvre n’est pas le travail d’un jour. – Et toutesfois, respondit Astrée, jamais personne ne s’en est pris garde, qu’il n’ait esté parachevé comme vous le voyez. – Mais, madame, continua-t’elle, dites-moy, je vous supplie, estes-vous de la mesme opinion que nous sommes ? considerez un peu la peinture de la déesse Astrée, à qui diriez-vous qu’elle ressemble ? – A la plus belle bergere du monde, respondit Alexis. – Vous n’estes donc pas, reprit Astrée, de l’opinion de nous toutes, car ces bergeres m’asseurent, et quant à moy, il me semble qu’elles ont bien quelque raison, que ce visage a beaucoup du mien. – Il est tres-certain, repliqua Alexis, et je le dis bien aussi comme vous, car il est vray que ce portraict semble avoir esté pris sur vostre visage, et que cela ne vous empesche pas d’estre la plus belle bergere du monde. – Je reçois cette louange de la bouche d’Alexis, dit Astrée, parce que je desire d’estre telle qu’elle me dit, pour luy pouvoir estre agreable, et qu’elle n’estant pas bergere, mais druide, je ne pense luy faire point de tort en l’acceptant. – Quand je serois bergere, respondit Alexis, vous ne devriez faire de difficulté de la recevoir, puis qu’elle vous est si bien deue, et que, quand vous en feriez quelque difficulté par un excez de modestie, enfin la raison vous y contraindroit par le jugement de tous. Mais, belle bergere, ne parlons pas d’advantage d’une chose que personne ne peut nier, et voyons, je vous supplie, ce qui est sur cet autel, que je croy vous avoir esté dressé par les Pans et Egypans de ceste contrée sous le nom de la déesse Astrée.

La bergere, oyant parler de ceste sorte Alexis, demeuroit encore plus ravie que de coustume, car il luy sembloit d’ouyr tout à faict parler Celadon quand il luy tenoit de semblables discours, et ceste ressemblance luy donnoit tant de contentement qu’elle ne le pouvoit cacher à ses compagnes. Et en mesme temps qu’elles s’approcherent de l’autel, Diane et Phillis en firent de mesme, ayans avec elles Daphnis, qui estonnée de ce que ses compagnes luy disoient de ce lieu, alloit avec elles considerant tout ce qui y estoit. Et de fortune Diane jettant la main sur l’un des petits rouleaux de papier, dont il y en avoit quantité sur l’autel, et le desployant, elles trouverent qu’il y avoit de tels vers.


Madrigal

Enfer d’amour.

Quel enfer plein de rigueur
A des peines plus cruelles
Que celles que dans le cœur
Je sens pour vous eternelles ?
Les tenebres, les fureurs,
Les fers, les feux, les horreurs ;
 Bref, toute chose est establie
Pour le tourment de là bas
Si ce n’est que je n’ay pas
Cette eau qui fait qu’on oublie.

Diane qui tenoit le papier, et qui le laissoit lire à Phillis et Astrée : Il me semble, ma sœur, luy dit-elle, que je cognois cette escriture. – Elle est de Celadon, respondit Phillis, et je vous asseure que j’entre en la plus grande resverie du monde quand je vois ce qui est en ce lieu. Astrée rougit, oyant nommer Celadon, mais plus encores Alexis qui toutesfois, pour mieux se desguiser, luy demanda : Et qui est ce Celadon, duquel vous parlez ? – C’est, dit Diane, ou pour mieux dire, c’estoit le plus gentil berger de toute cette contrée, et qui par malheur se noya. – En quel lieu, adjousta Alexis, et comment ? – Ce fut, interrompit Astrée, dans le mal-heureux Lignon. Mais parlons d’autre chose, et voyons ces autres rouleaux.

Et prenant d’entre les mains de Daphnis celuy qu’elle commençoit de desployer, elle trouva que c’estoient des vers, et toutesfois escrits d’une autre main ; et parce que le caractere estoit assez difficile, elle les remit à Diane, qui les leut tout haut. Ils estoient tels.



Sonnet

Que nul ne se peut empescher d’aymer Celadon.

Attaint jusques au cœur d’outrage et de desdain,
Pendant que Celadon alloit faisant la plainte
Qu’il avait si long-temps en son ame contrainte,
Une nymphe grava ces regrets de sa main.

Si ce gentil berger arrousant son beau sein
De ses pleurs les tesmoins d’une amitié non feinte,
Celle dont il se deult de pitié n’est atteinte,
Qu’Amour ses feux esteigne, il les allume en vain.


Celle qui le verra sans aymer ce visage,
D’une tygre cruelle aura bien le courage ;
Mais s’il en est amant, sans qu’aussi tost apres

Elle n’aille bruslant d’une seconde flame,
Outre qu’elle a sans doubte un rocher pour une ame,
II faut croire qu’Amour n’a ny flames ny traicts.

Ces vers avoient esté escrits par la nymphe Leonide, lors que ne pouvant persuader à Celadon de laisser la triste vie qu’il passoit en ce lieu, elle le venoit visiter presque tous les jours ; et parce qu’elle ne pouvoit chasser de son ame la passion qu’elle avoit pour luy, esmeue de pitié de le voir en cest estat, elle escrivit ces vers pour tesmoignage du ressentiment qu’elle en avoit.

Lors que Phillis ouyt le nom de Celadon : Pour certain, dit-elle, c’est bien icy le lieu des merveilles, car il ne faut point douter que tout ce qui est icy ne soit faict pour Celadon, et toutesfois nous sçavons bien qu’il est mort. – Et comment le sçavez-vous ? adjousta Alexis. Astrée l’interrompant : Il n’en faut point douter, dit-elle, je l’ay veu mourir, et depuis, quelque temps apres, j’ay veu son esprit. Mais mon Dieu ! ma compagne, continua-t’elle, laissons-le en repos. Et lors s’en voulant aller, Diane la retint, en luy disant : Les vers que je viens de lire sont escrits d’une autre main ; mais voyez ce qui est dans ce papier, si je ne me trompe, ce sont les mesmes caracteres que les premiers. Et lors elles leurent toutes ensemble telles paroles :

Souspirs

I

Souspirs, enfans de ceste pensée qui sans cesse me tourmente, comment par vostre violence n’esteignez-vous le feu de mon ame, ou comment ne l’allumez-vous de telle sorte qu’il me puisse consumer entierement ?

II

Souspirs, qui souliez estre le soulagement de celuy de qui la douleur vous conçoit, pourquoy à mon dommage changez-vous ceste coustume, rengregeant les cruels desplaisirs qui me tourmentent ?

III

Souspirs, si vous sortez du profond de mon cœur avec une si grande peine, pourquoy ne l’emportez-vous plustost où vous allez, afin de me donner, ou la mort, en me la ravissant, ou la vie, en la portant au lieu où est la source de ma vie ?

IV

Souspirs, puis que c’est mon cœur qui vous donne naissance, et que l’Amour est celuy qui vous envoye vers celle où vous allez, pourquoy ne m’en rapportez-vous des nouvelles, afin de conserver la vie de celuy de qui vous naissez ?

V

Souspirs, qui naissiez autrefois dans l’excez de mon contentement, comment prenez-vous à ceste heure naissance dans le plus fort accez de mes desplaisirs ?

VI

Souspirs, les tesmoings d’une ame qui desire, comment sortez-vous de mon cœur, puis que tous mes espoirs estans perdus, tous mes desirs doivent estre estouffez !


Mal aysément ces belles bergeres eussent peu laisser un seul de ces rouleaux qui estoient sur les autels, sans les desployer et les lire, si Adamas qui alloit declarant à Daphnide et à Alcidon les secrets du temple de l’Amitié et de celuy de la déesse Astrée ne les eust interrompues. Elles donc, pour luy faire place, sortirent hors de ce lieu, et encores que personne de la troupe n’en peust sçavoir plus de nouvelles qu’Alexis, si est-ce qu’il n’y en avoit pas une qui en fist plus l’estonnée, leur demandant fort curieusement toutes les moindres choses qu’elle y voyoit.

Estans sorties, elles trouverent Hylas pres de la fontaine, qui s’y estoit assis pour ne vouloir non plus entrer dedans ce temple à cette fois qu’à la premiere. D’abord qu’Alexis le vit, ne sçachant pourquoy il ne les avoit suivies : Et que faictes-vous icy, mon serviteur, luy dit-elle, cependant que nous venons de voir le plus beau lieu qui soit en ceste contrée ? – Ma maistresse, respondit-il, j’ay pensé que je vous donnerois plus de desir de me revoir, quand je vous priverois pour quelque temps de ma veue. – Il ne faut point, repliqua-t’elle, que vous usiez de cet artifice, car je ne sçaurois le desirer plus que je fais continuellement. – Si cela estoit, reprit Hylas, vous fussiez demeurée icy aupres de moy, et n’eussiez pas preferé la curiosité de visiter ce lieu champestre au contentement que vous pouvez recevoir d’estre aupres d’Hylas. – Je pensois, adjousta Alexis en sousriant, que mon serviteur estoit si religieux envers les deitez bocageres, qu’il seroit des premiers et des plus avancez aupres de leurs autels ; et le croyant desja bien avant dedans ce temple, je l’y suis allé chercher. – Si vous ne me cediez point autant en affection, dit Hylas, que vous me devancez en merite, vous eussiez bien pris garde que j’estois demeuré à la porte, puis que j’ay bien veu quand vous estes entrée dedans. – Et vous, mon serviteur, dit incontinent la druide, ne me permettez-vous pas de vous reprocher que, si vous aviez autant de bonne volonté pour moy que j’en ay pour vous, puis que vous avez veu que j’allois dans ce lieu sacré, vous m’y eussiez suivie, comme tres-volontiers je me fusse arrestée icy, si j’eusse pensé que vous y fussiez demeuré ? – Ceste reproche n’est pas raisonnable, respondit Hylas. Que sçay-je si le Dieu à qui ce bois est consacré, a agreable que j’y entre ? ne voyez-vous ce qui est escrit sur ceste porte ?

Alors Alexis feignant de n’y avoir encore prins garde, elle y tourna les yeux, et vit en escrit.


Loing, bien loing, prophanes esprits,
Qui n’est d’un sainct amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entrée :
Voicy le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d’amour
Adore la déesse Astrée.

– Et que voulez-vous dire par là ? continua Alexis. – Il veut dire, interrompit Silvandre, que, n’estant point espris d’un sainct amour, il n’ose mettre le pied en ce lieu sacré, de peur de le prophaner, et en cela, madame, il se monstre plus religieux que parfaict amant. – Est-il possible, mon serviteur, reprit Alexis, que Silvandre ait dit la verité ? – Ma maistresse, respondit Hylas tout en colere, avez-vous envie que je vous ayme plus que je n’ay fait jusques icy ? – J’en serois bien aise, dit Alexis. – Esloignez donc de vous, dit-il, ces brouillons d’amour, car tel peut-on bien nommer ce berger, qui nous vient embrouillant l’esprit par ses resveries.

Chacun se mit à rire de la colere de Hylas, et luy, sans s’arrester aux autres, se retournant vers Silvandre : Penses-tu que je ne sois point entré, dit-il, dans ce bois, pour estre plus religieux que parfaict amant ? – Lequel, respondit Silvandre, veux-tu que je croye ? – Lequel que tu voudras, repliqua Hylas. – Or je diray donc, reprit Silvandre, que, non point pour estre religieux, mais pour avoir peur du chastiment, tu n’as osé entrer en ce lieu sacré, non plus à ce coup que la premiere fois que nous y fusmes. – Je ne veux pas desavouer, respondit Hylas, que je ne craigne la main d’un dieu courroucé ; mais je dis bien que, quand cela seroit, ma crainte est plus estimable que ton outrecuidance, car ne sçais-tu pas qu’il n’y a personne qui ne soit atteinte de quelque imperfection de l’humanité. Hé ! mon amy, penses-tu estre si parfaict qu’il n’y ait point de souilleure en toy ? Et cela estant, avec quelle effronterie oses-tu mettre le pied dans ce lieu deffendu ? – Je confesse, respondit Silvandre, que ce que tu dis de l’imperfection humaine est en moy, mais non pour cela en toutes les autres personnes qui vivent, estant tres-asseuré, qu’il y en a en ceste compagnie qui sont sans imperfection. Mais cela ne me peut empescher l’entrée de ce lieu sainct, puis qu’en la condition qu’il demande à ceux qui y peuvent entrer, je suis certain que je n’ay point de deffaut qui soit en l’amour, la mienne estant telle, que j’aimerais mieux la mort, que d’y souffrir aucun manquement. – Belle imagination ! je vous asseure, s’escria Hylas. Et dis-moy, Silvandre, où sont ces parfaictes personnes que tu nous vas imaginant ? – Tu as raison, respondit Silvandre, de demander où elles sont. Je croy que malaisément les sçaurois-tu recognoistre, et toutesfois il y en a tant icy que je ne me puis empescher de te les nommer.

Qu’est-ce que tu reprendras en Phillis ? – Elle est trop gaye, dit Hylas. – Et en Astrée ? adjousta le berger. – Elle est trop triste, respondit Hylas. – Et en Diane ? continua Silvandre. – Elle est trop sage, repliqua-t’il. – Et en Alexis ? reprit le berger. – Elle sçait trop, dit Hylas. – Et en Leonide ? continua Silvandre. – Trop ou trop peu, respondit Hylas. – Et en Celidée ? adjousta Silvandre. – Sa vertu me faict horreur, repliqua-t’il. – Mais que diras-tu de Florice ? dit le berger. – Qu’elle a un mary jaloux, respondit-il. – Et quoy de Palinice ? reprit Silvandre. – Qu’elle croit aisément d’estre aimée, dit Hylas. – Et de Circene ? reprit le berger. – Qu’elle esmeut sans resoudre, repliqua-t’il. – Et que reprendras-tu en Carlis ? dit Silvandre. – Qu’elle m’a trop et trop aymé, respondit Hylas. – Et en Stiliane ? adjousta Silvandre. – Qu’elle est trop fine, dict Hylas. – Et en Daphnide ? continua le berger. – Qu’elle a perdu, respondit Hylas, ce qui la faisoit estimer plus belle. – Et de Laonice, qu’en diras-tu ? dit Silvandre. – Que je ne l’ayme plus. – Et de Madonte ? dit le berger. – Qu’elle ressemble trop à Diane, respondit-il. – O dieux ! s’escria Silvandre, est-il possible que je ne puisse proposer personne où tu ne trouves quelque chose à redire ? – Vous avez oublié, dict alors Diane, parmy nous la bergere Stelle. – Il est vray, reprit Silvandre, et que veux-tu dire de celle-là ? – J’avoue, dit alors Hylas, que si ceste bergere continue à me plaire comme elle a faict depuis ce matin, je la trouveray bien à mon gré. – Comment, mon serviteur, dit incontinent Alexis, et me voudriez-vous bien quitter pour elle ?

Hylas, apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme, respondit froidement : Ma maistresse, je ne vous veux pas quitter, mais je pourrois bien vous donner compagnie. – Comment ? reprit Alexis, vous ne vous contentez pas de moy ? je me plaindray de vous à tout le monde. – Vous aurez tort, respondit Hylas, car ne m’avez-vous pas dit que vous vouliez que la loy fust esgale entre nous ? – II est certain, repliqua Alexis. – Or, si elle doit estre esgale, reprit-il, il me doit bien estre permis en vous aymant, d’en aymer encore une autre, puis que vous en faictes de mesme. – Et qui voyez-vous que j’ayme, dit-elle, sinon vous ? – Et qu’est-ce, respondit-il, que vous faictes donc tout le jour avec cette villageoise d’Astrée ? – O mon serviteur ! s’escria-t’elle, c’est une fille. – Et bien ! dit Hylas, et moy aussi j’aimeray une fille. – Ah ! mon serviteur, dit la druide en riant, si vous estiez fille comme moy, cela seroit bien bon, mais autrement j’ay grande occasion d’estre jalouse. – Ma maistresse, respondit froidement Hylas, demeurons sur ceste loy esgale, que vous avez accordée, qui doit estre entre nous. – Jamais, dit-elle, je ne consentiray que cet outrage me soit fait. – Et moy, repliqua Hylas, je ne veux point me relascher d’un seul de mes privileges. – De sorte, interrompit Diane, que voicy le commencement d’un grand divorce. – Quant à moy, dit Astrée, je ne puis qu’y gaigner beaucoup, quoy qu’il en advienne, car si cela est cause que leur amitié se separe, me voilà seule à posseder ceste belle dame ; et si elle ne se separe point, et qu’il soit permis à Hylas d’aimer aussi Stelle, j’auray tousjours un peu plus de loisir de me voir seule, cependant qu’il ira entretenir ceste nouvelle maistresse. – Et moy, dit Hylas, je ne puis aussi qu’y gaigner beaucoup, car si nostre amitié se rompt, je demeureray libre, et si elle continue, au lieu d’une, j’auray deux personnes qui m’aymeront. – Si bien, adjousta Alexis, qu’il n’y a de la perte que pour moy, d’autant que, si Hylas cesse de m’aimer, je perds l’amitié d’une personne que je cheris infiniment, et si elle me demeure avec ceste condition d’en pouvoir aymer un autre, je demeureray avec un demy serviteur, puis que ceste Stelle m’en ostera la moitié ; de sorte que de quelque costé que ceste piece tombe, ce sera tousjours dans mon jardin. Mais, mon serviteur, n’y a-t’il point de moyen que vous soyez tout à moy, sans que Stelle y ait part ?

Alexis disoit ces paroles avec une froideur telle, que l’on eust jugé qu’elle en parloit à bon escient. Hylas, de qui la constance commençoit à se lasser, et qui pensoit d’offencer grandement l’humeur qu’il avoit tousjours eue : Voyez-vous, ma maistresse, dit-il, il faut se resoudre, je ne puis demeurer incertain. Laisserez-vous Astrée, ou prendray-je Stelle, ou bien romprons-nous le marché ? car en fin je suis marchand de parole : la loy que vous avez establie égale entre nous, m’oblige de m’opiniastrer à ce que je dis.

Quelque force qu’Alexis se fist, si ne peut-elle s’empescher de rire des discours d’Hylas ; et parce qu’elle demeuroit trop à luy respondre : Et quoy, reprit-il, vous vous amusez à rire au lieu de me faire response ? – Ne le trouvez estrange, dit Alexis, je ne me vis jamais en une semblable affaire, car j’aymerois mieux estre seule, que d’estre mal accompagnée. – C’est à vous à choisir, respondit Hylas. – Mais, mon serviteur, vous me mettez le marché si librement et si souvent en la main, que je croy que vous avez desjà resolu de me quitter.

Toute la troupe de ces bergers et bergeres s’estoit assemblée autour d’eux pour ouyr cette plaisante dispute, et entre les autres Stelle y estoit accourue qui, s’oyant nommer et sçachant que c’estoit pour elle que Hylas parloit ainsi : Madame, dit-elle, s’addressant à Alexis, consentez seulement que Hylas me serve, car ce sera vostre advantage, puis qu’ayant recogneu mon peu de valeur, il fera beaucoup plus d’estime de vostre mérite. – Belle et courtoise bergere, respondit Alexis, j’aurois peur qu’il n’en advinst au contraire. – Puis, adjousta Stelle, que j’ay le courage d’entrer en cette preuve, il me semble que vous, madame, qui avez tant d’advantage par dessus moy, n’en devez pas faire difficulté. – Toutesfois, reprit Alexis, quand Silvandre luy a demandé que c’est qu’il pourroit reprendre en moy, il y a trouvé du defaut et de vous il n’a sceu que dire. – C’est peut-estre, respondit la bergere, qu’il trouvoit trop de choses à desappreuver. – Non, non, adjousta Alexis, c’est que l’amour a de coustume de boucher les yeux à ceux qui aiment bien. – En fin, interrompit Hylas, en quoy se conclurra tout ce long discours ?

Alexis qui se contentoit des importunitez que l’affection d’Hylas luy avoit rapportées, l’empeschant bien souvent de parler, et de demeurer seule avec Astrée, et prevoyant qu’avec le temps elle pourroit encores l’incommoder d’advantage, elle pensa qu’il estoit bien temps de s’en défaire, mesme que la raison qui le luy avoit faict souffrir, la pouvoit convier maintenant au contraire, car ç’avoit esté pour faire mieux croire qu’il fust fille ; et cette opinion estant de sorte en l’ame de chacun, elle creut n’estre plus necessaire de souffrir cette contrainte.

Et parce qu’elle demeura quelque temps à songer à toutes ces choses, et que l’humeur d’Hylas n’estoit pas d’avoir tant de patience : Ma maistresse, luy dit-il, ou resolution, ou congé. – Mon serviteur, respondit Alexis, nous qui sommes druides, ne nous hastons pas tant que les autres personnes, car en toutes nos affaires, avant que de les resoudre, nous consultons tousjours l’Oracle. – Et quoy ? ma maistresse, reprit Hylas, vous ne faites rien sans luy en demander congé ? – Chose quelconque, dit-elle. – De sorte, adjousta Hylas, que quand, apres vous avoir servie longues années, ou pour le moins quelques lunes, si pour recompense je vous demande un baiser, il faudra faire un sacrifice pour consulter l’oracle ? – O mon serviteur ! respondit en riant Alexis, nous ne demandons point ce congé à l’oracle, car nous sçavons desja qu’il ne le veut pas. – Comment ? s’escria Hylas, apres un long service, il n’est pas seulement permis d’avoir le baiser d’une main ? – Rien du tout, repliqua la druide. – Et qu’est-ce donc, dit Hylas, que je dois esperer apres vous avoir longuement aymée et servie ? – Le contentement, dit-elle, de m’avoir aymée. – Je ne trouve pas, dit Hylas, que ce plaisir soit si grand qu’il me puisse payer la despense qu’il faut que je fasse en ce voyage. – Ah ! mon serviteur, dit la druide, je voy bien que vous m’allez eschapper, et que je ne vous tiens gueres plus. – Vous n’avez jamais faict paroistre d’avoir tant de cognoissance, dit-il, qu’à ce que vous dites maintenant ; car il est vray que s’il y a quelque courtoisie en vous pour les services que vous avez receus de moy, permettez que je vous baise ou la main ou la robe. – Encores, respondit Alexis, que j’aye beaucoup de regret que vous me quittiez, et que les loix des druides soient en quelque sorte contraires à ce que vous me demandez, si ne veux-je point que le gentil Hylas se separe d’avec moy, sans en avoir eu ce qu’il en a demandé, et pource je vous permets et ma main et ma robbe. A ce mot, Hylas se jettant à genoux : Et moy, dit-il, je recois ceste faveur pour tesmoignage de l’estime que je fais d’Alexis comme de la plus parfaicte en qualité de druide qui fut jamais.

Et luy ayant baisé et la main et la robbe, il s’en courut vers Stelle, à laquelle prenant la main : C’est à vous, belle bergere, dit-il ; à qui je viens offrir toutes les faveurs qu’amour m’a faict obtenir de toutes celles que j’ay aymées ; et afin que vous ne croyez pas que j’en sois pauvre, recevez en premier lieu ces deux baisers que ceste belle druide m’a donnez. – Si les autres, interrompit Silvandre, ne sont pas plus grandes que celle-cy, je croy, Hylas, que tu n’as guere dequoy te vanter. – Et quoy ? respondit Hylas, tu n’estimes point la faveur qu’Alexis m’a faite ? – J’estime, continua Silvandre, ce que la belle Alexis a fait pour toy, mais en qualité de rançon et non pas de faveur. – Et qu’est-ce, reprit Hylas, que tu veux dire ? – J’entends, continua Silvandre, que ceste sage et belle druide, pour se rachepter de l’importunité qu’elle reçoit de toy, a esté bien aise de te permettre de baiser sa main et sa robbe, comme pour sa rançon et pour estre à l’advenir libre et exempte de ce qui la travailloit si fort. – Je serois bien trompé, dit Hylas, si tu disois vray. Mais je sçay, Silvandre, que dés long-temps tu es mon ennemy, je ne veux donc point croire à tes paroles, non plus que je ne te conseille pas d’adjouster foy aux miennes, quand je diray quelque chose contre toy. Mais vous, ma maistresse, dit-il, s’adressant à Stelle, ne vous arrestez point aux discours de ce berger, autrement je suis asseuré que vous ne m’aimerez guere.

Stelle qui n’estoit pas ignorante de l’humeur de Hylas, et qui toutesfois ne la trouvoit point desagreable : Mon nouveau serviteur, luy dit-elle, je cognois de sorte Silvandre, qu’il ne faut pas que vous m’en disiez d’avantage. Mais, continua-t’elle, est-ce à bon escient que vous voulez estre mon serviteur ? – Comment ? reprit Hylas, pensez-vous que je sois dissimulé comme vos bergers de Lignon ? Non, non, ma maistresse, sçachez que j’ay le cœur dans la bouche, et que toutes mes paroles sont tres-veritables, et de fait, ne voyez vous pas que soudain que je n’ay plus aymé Alexis, je le luy ay dit ? – Je croiray de vous, continua la bergere, tout ce que vous m’en dites, et plus encores s’il s’en peut. Mais puis qu’il est ainsi, je veux que de mesme vous en croyez autant de moy, et afin que nous vivions avec du contentement, je desire que nous fassions des conditions ensemble, lesquelles nous serons obligez d’observer, et que nous appellerons loix d’Amour. Et parce que je veux que vous puissiez vous en souvenir, et moy aussi, il faut que nous les mettions par escrit, de sorte qu’avant que nous fassions l’entiere resolution de nous aymer, je suis d’advis que nous ayons du papier et une escritoire. – Ma future maistresse, dit Hylas, c’est ainsi que vous voulez que je vous appelle, jusques à ce que nous ayons passé nos conditions par escrit, je prevois tant de contentement de nostre future amitié, que je ne voudrois pas dilayer d’avantage ; et si j’ay bonne memoire, il y doit avoir à ceste porte une escritoire, quant à du papier, j’en trouveray bien assez dans ma panetiere. Je vous supplie, mettons la main à l’œuvre. Et à ce mot, il s’en courut à la porte du temple, où il trouva celuy avec lequel il avoit falsifié les loix d’amour, et lequel il avoit retourné en sa place, lors qu’inutilement il l’estoit venu querir, pour escrire l’epitaphe du vain tombeau de Céladon.

Toute la troupe qui oyoit ceste nouvelle façon d’aimer, ne se pouvoit empescher de rire, et mouroit d’envie de voir quelles seroient leurs conditions ; et cela fut cause que chacun chercha du papier, de peur qu’à faute d’en avoir, ils ne remissent la partie à une autre fois. Et en fin toutes choses estans prestes, Hylas dit qu’il vouloit estre celuy qui escriroit les conditions. Mais Stelle respondit qu’il estoit plus raisonnable que ce fust elle, parce que ç’avoit esté elle qui avoit esté la premiere à les proposer. En fin, apres une longue dispute, Hylas accorda qu’elle les dicteroit, pourveu qu’elle ne les fist point escrire qu’il n’y eust consenty article par article. Mais cela estant arresté, il fallut sçavoir qui les escriroit, parce qu’Hylas craignoit que Stelle n’en escrivist plus qu’elle n’en prononceroit, et Stelle au rebours, ayant peur qu’Hylas n’en escrivist moins, ils ne vouloient point se fier l’un à l’autre.

Ceste dispute ne se pouvoit faire sans un extreme plaisir pour toute la compagnie. Et parce qu’Astrée voyoit que sa chere druide en rioit de bon cœur, elle dit à Silvandre qu’il les pouvoit bien relever tous deux de ceste peine : Je le ferois, dit-il, belle bergere, si la vraye et parfaicte affection que je porte à Diane, pouvoit souffrir que ma main peust escrire des choses si contraires à la fidelité et pureté de mon amour ; et à la verité, j’eslirois aussi-tost la mort, que de permettre que l’on vist de semblables conditions avec l’escriture de Silvandre. – Non, non, trop scrupuleux amant, dit Hylas, ne t’excuse point de ceste peine, je t’en descharge fort librement ; aussi la veritable amour qui doit estre entre ceste bergere et moy, ne sçauroit supporter qu’une personne de si differente humeur fust secretaire de ses ordonnances.

Corilas qui avoit ouy tout ce discours, et qui desiroit infiniment de voir Hylas et Stelle liez ensemble d’affection, luy semblant que deux personnes plus semblables ne se pouvoient jamais assembler : Donne-moy, Hylas, ceste charge, dit-il, et sois certain que je n’escriray que ce que tu accorderas. Et vous, Stelle, vous n’en devez point faire de difficulté, puis que vous sçavez bien que j’entends assez vostre langage, pour ne vous faire pas redire deux fois un mesme mot.

Et ayans tous deux consenty, prenant la plume et le papier, il s’assit en terre, et escrivit sur ses genoux les articles qui s’ensuivent, lors toutesfois que tous deux estoient bien d’accord.

Les douze condition avec lesquelles Stelle et Hylas promettent de s’aymer à l’advenir.

L’experience estant celle qui rend les personnes prudentes, et qui apprend à mettre les remedes necessaires pour eviter les inconveniens, où l’on a veu que les autres se sont auparavant perdus, nous ayant enseignez par les divers evenemens que nous avons remarquez entre ceux qui s’ayment, que le plus souvent toutes leurs amertumes et dissensions ne proviennent que de la tyrannie que l’un veut exercer sur l’autre, nous, Stelle et Hylas, sommes tombez d’accord de ce qui s’ensuit.

PREMIEREMENT[modifier]

Que l’un n’usurpera point sur l’autre ceste souveraine authorité, que nous disons estre tyrannie.

Que chacun de nous sera en mesme temps et l’amant et l’aymé, et l’aymée et l’amante.

Que nostre amitié sera eternellement sans contrainte.

Que nous aymerons tant qu’il nous plaira.

Que celuy qui voudra cesser d’aymer, le pourra faire, sans reproche d’aucune infidélité.

Que quand nous voudrons, sans nous separer d’amitié, nous pourrons aymer qui bon nous semblera, et tant qu’il nous plaira, continuer ceste amitié, ou la quitter sans congé.

Que la jalousie, les plaintes et la tristesse seront bannies d’entre nous, comme incompatibles avec nostre parfaite amitié.

Qu’en nostre conversation nous serons libres, et sans nous contraindre, chacun fera et dira ce qu’il luy plaira, sans nous incommoder l’un pour l’autre.

Que pour n’estre point menteurs, ny esclaves, en effect, ny en parole, tous ces mots de fidelité, de servitude et d’eternelle affection, ne seront jamais meslez parmy nos discours.

Que nous pourrons tous deux, ou l’un sans l’autre, continuer, ou cesser de nous entre-aymer.

Que si ceste amitié cesse, de l’un des costez, ou de tous les deux, nous pourrons la renouveller, quand bon nous semblera.

Que pour nous adstraindre à une longue amour ou à une longue hayne, nous serons obligez d’oublier et les faveurs et les outrages.

Ces articles estans escrits de ceste sorte : Et bien ! Hylas, luy dit Stelle, ces conditions vous sont-elles agreables ? – Et à vous ? respondit Hylas. – Quant à moy, repliqua la bergere, je ne les eusse pas faict escrire, si elles ne m’eussent semblé tres-justes et tres-raisonnables. – Quant à moy, interrompit Silvandre, j’y en voudrois adjouster encore une. – Et laquelle, respondit Hylas ? – Que, quand bon vous semblera, reprit Silvandre, vous n’observerez pas une de toutes celles que vous avez escrites, autrement vous contrevenez à vostre intention, car elle n’est que de vous aymer sans contrainte. Or si vous estes obligez d’observer ce que vous avez escrit, n’estes-vous pas contraints à suivre ce qui est escrit ? – Ma future maistresse, dit Hylas, apres y avoir un peu pensé, je croy que veritablement ce berger ne parle pas du tout sans raison. – Et quoy ! mon futur serviteur, dit Stelle, voudriez-vous changer d’opinion pour l’advis que Silvandre vous donne ? Silvandre, dis-je, que vous publiez par tout vostre grand ennemy. – La honte, respondit Hylas, par laquelle vous me voulez empescher de recevoir les conseils que je crois estre bons, n’a guere de puissance sur moy, y ayant fort long-temps que l’une des principales maximes, que je tiens pour la conduite de ma vie est celle-cy :


Qui voit son bien, et ne le veut,
A tort, puis apres, il se deult.

Et quant à ce que vous dites que Silvandre est mon ennemy, je le vous avoue. Mais y a-t’il rien de pire qu’un serpent, et toutesfois ceux qui ont la cognoissance des proprietez de chaque chose, ne laissent de s’en servir en leurs receptes pour le salut des hommes ; et les plus sages n’ont-ils pas accoustumé de tirer beaucoup de profit de leurs propres ennemis ? Et par ainsi, ne me dites plus, si je veux changer d’opinion pour Silvandre, mais voyons, si ce qu’il dit est bon ou mauvais. Quant à moy, qui suis nourry dans une pure et entiere liberté, il me fascheroit fort que deux doigts de papier barbouillé, comme celuy que vous avez faict escrire, me peust astreindre à changer de vie. Et toutesfois il est certain que, si nous lisons ce qui est mis icy, nous nous obligeons à observer ces articles, et toute obligation est en effect une contrainte, si l’on n’adjouste la condition que Silvandre nous a proposée. – Quant à moy, reprit Stelle, je consens qu’elle soit adjoustée aux nostres, car ma liberté m’est aussi chere qu’à vous la vostre. Mais parce que je crains qu’il n’y ait quelque malice cachée sous ces paroles, qu’on y mette en l’escrivant : Condition adjoustée par Silvandre. – J’appelle de ce jugement ; s’escria incontinent Silvandre, car je ne veux estre dans vos conditions, ny pour conseil, ny pour tesmoing. – Tu ne peux pas empescher, dit Hylas, que par force tu ne sois tous les deux, puis que chacun void que tu es tesmoing de ce que nous faisons, et que chacun a ouy que c’est par ton conseil que nous adjoustons cette treiziesme condition à celles que nous avions desja accordées.

Et parce que toute cette troupe fit une grande risée et le bruict en vint jusques à Daphnide et Alcidon, qui parloient avec le sage Adamas, ils sortirent par curiosité hors de ce temple champestre ; aussi bien avoient-ils desja visité les raretez de ce lieu. Et parce que les bergers et bergeres continuoient de rire, s’addressant à Silvandre qu’ils voyoient le plus de tous en action, il leur respondit que Hylas et Stelle luy vouloient faire un tort et qu’il supporteroit moins aisément que le trespas. Et lors, leur raconta tout ce qui s’estoit passé, et mesme leur fit voir les conditions escrites et approuvées d’un costé et d’autre. Et d’autant continua-t’il, qu’en me mocquant de cette nouvelle façon de contracter amitié, je leur ay dit qu’il y falloit adjouster :

Que quand bon leur sembleroit, ils n’observeroient pas une de ces conditions ils veulent joindre cet article aux leurs, mais soubs le nom de Silvandre.

Le druide, Daphnide et Alcidon, ne pouvoient se garder de rire tant de voir ces gracieuses conditions, que de la colere de Silvandre, et de la honte qu’il avoit d’estre nommé en ce contrat d’importance. Et d’autant que plus il en faisoit de refus, Hylas et Stelle s’opiniastroient davantage de l’y mettre, Adamas prenant la parole : Mes enfans, leur dit-il, voulez-vous que j’ordonne sur vos differents ? – Quant à moy, dit Hylas, j’y consents, et pour Stelle, et pour moy. – Et moy, adjousta Silvandre, je n’y consents pas seulement, mais je l’en supplie et conjure. – Dites-moy donc, Hylas, reprit le druide, pourquoy voulez- vous que Silvandre soit mis pour tesmoing de vos conditions, et pour autheur de celle que vous y voulez adjouster ? – Parce, respondit Hylas, que j’ayme la verité et que je ne suis point ingrat. Or la verité est, qu’il est tesmoing des conditions que Stelle et moy avons faictes, et que nous ayant donné ce bon advis, nous serions ingrats si nous ne recognoissions de le tenir de luy. – Et vous, Silvandre, que respondez-vous au contraire ? dit Adamas. – Je dis, adjousta Silvandre, qu’encore que je sois present, toutesfois je ne veux pas estre tesmoing, et que par raison je n’y puis estre contrainct. Car le grand Tautates n’est-il pas partout ? et toutesfois, quand l’on faict quelque meschanceté, le prend-on pour tesmoing ? – Et pourquoy, interrompit Hylas, ne seroit-il pas tesmoing ? – Parce, dit-il, qu’il en doit estre juge, et chastier telles meschancetez ; de mesme je ne puis pas estre tesmoing. – Si ne seras-tu pas aussi nostre juge, reprit Hylas, car nous aurions assez de cause pour recuser ton jugement. – Si je n’en suis le juge, continua Silvandre, j’en seray l’accusateur, ce que je ne pourrois pas estre, si j’estois tesmoing. Et quant à l’ingratitude de laquelle il parle, elle seroit bien plus grande, s’il pense de m’avoir de l’obligation en m’offencant si cruellement que non pas en taisant mon nom, que je prendray au contraire pour une tres-grande recompense.

Alors le sage druide, ayant quelque temps passé le temps à les faire disputer, ordonna de cette sorte : Mes enfans, apres avoir meurement consideré vos differents, Je juge les conditions de vostre future amitié estans toutes pour conserver la liberté de laquelle vous y pretendez jouyr, il ne seroit pas raisonnable qu’elles l’ostassent à d’autres, ny qu’elles les obligeassent par force à choses contre leur volonté. Et pour ce, de tous ceux qui sont presents, ceux-là en seront les tesmoings qui les voudront estre, et les accusateurs aussi, qui en voudront prendre la peine. Et parce que vous jugez cet article estre digne d’estre adjousté aux autres que vous avez desja faict escrire, et que n’estant de vostre invention, vous ne voulez point vous en attribuer l’honneur, et que d’autre costé Silvandre n’y veut pas estre nommé, j’ordonne qu’il sera escrit, mais de cette sorte.

Treiziesme et dernier Article.

Adjousté par advis et conseil, aux conditions avec lesquelles Hylas et Stelle promettent de s’aymer à l’advenir, et lequel ils jurent d’observer le plus religieusement.

Que toutesfois nous, Stelle et Hylas, sommes si soigneux de nostre liberté, et tant ennemis de toutes sortes de contraintes, qu’il nous sera permis, quand bon nous semblera, de n’observer une seule de toutes les conditions cy-dessus escrites et accordées.

Ainsi termina le different de ces gentils bergers, avec le contentement de tous, par le sage advis du druide, non point sans plusieurs plaisans discours sur ce propos et l’opinion que la plus-part eut que cette amitié seroit de durée, puis que ny l’une ny l’autre des parties n’avoit dequoy se plaindre. Corilas, les voyant ensemble, et se tenir par les mains, en signe de leur contentement : Or va, dit-il, Stelle, te voilà arrivée où ton humeur te devoit avoir conduite il y a long-temps ! Et toy ! Hylas, tu peux dire qu’apres avoir longuement cherché, tu as trouvé ce qui t’estoit necessaire, et je recognois que veritablement le Ciel est juste puis que parmy tant de divers evenemens, il vous a non seulement conservé l’un pour l’autre, mais en fin vous a liez ensemble d’une mutuelle affection.

L’amitié d’Hylas et de Stelle se commenca de cette sorte. Au commencement par jeu, mais en fin elle continua à bon escient, car Stelle estoit une fort agreable bergere, et qui avoit un esprit vif, et Hylas, de son costé, estoit de la plus douce compagnie qu’on peust imaginer, et leurs conditions estoient si favorables, et pour le serviteur et pour la maistresse, qu’il n’y avoit rien qui leur peust rapporter le moindre mescontentement ; de sorte que peu à peu vivant avec cette franchise, ils conceurent, et l’un et l’autre, une amitié plus grande qu’ils n’avoient pensé, ny jamais ressenty pour quelqu’autre subject qui se fust presenté devant leurs yeux.

Cependant le disner estant prest, et les tables dressées à l’ombrage du bois, et le plus pres de la fontaine que la commodité du lieu leur avoit permis, toute la troupe s’assit. Il est vray que les Vacies, Bardes, Sarronides, Eubages et Druides se mirent à une table separée, où ils mangerent ce qui leur appartenoit du sacrifice ; mais Adamas, pour rendre plus d’honneur à Daphnide et à Alcidon, mangea d’un autre costé avec eux, et avec le reste des bergers et bergeres qui estoient restez en ce lieu. Tant que le repas dura, l’on ne parla que des raretez de ce lieu, et de la saincteté de ce boccage sacré.

Mais le disner finy, et le soleil estant encores trop haut pour se pouvoir mettre en chemin, afin d’aller au grand pré où toute la troupe des bergers ou bergeres devoit se rendre pour les jeux rustiques qu’on avoit accoustumé de faire apres les sacrifices, Adamas eut opinion que la chaleur du jour se passeroit plus aisément aupres de la fraischeur de cette fontaine, si l’on y pouvoit trouver quelque honneste divertissement. Et se souvenant du jugement que Diane estoit obligée de faire sur la recherche de Silvandre et de Phillis, il pensa que le temps et l’occasion estoient tres à propos maintenant, et d’autant plus que Daphnide, qui ne s’arrestoit en ceste contrée que pour avoir plus de cognoissance de la douce vie de ces bergers et bergeres, seroit bien aise d’ouyr ce different, et le jugement que Diane en donneroit.

Il vint donc trouver Astrée et Phillis, et leur ayant fait entendre son dessein, il les pria de vouloir joindre leur credit avec ses prieres, pour faire que Diane y consentist. – Je m’asseure, respondit Astrée, qu’il ne l’en faudra guere soliciter, car je sçay que ce qui l’a fait retarder si long-temps, ç’a esté qu’il nous a semblé à toutes qu’il n’estoit pas raisonnable que ce jugement se donnast hors de la presence de la nymphe Leonide, puis qu’en ayant veu le commencement, il sembloit qu’elle deust aussi assister à la fin ; mais j’ay peur que si Silvandre s’en appercevoit, il ne nous rompe bien tost compagnie.

Phillis qui vid bien que le druide le proposoit avec raison, et qui, outre cela, se faschoit d’employer le temps à quelqu’autre entretien qu’à celuy de son bien-aymé Lycidas, duquel il sembloit que les soings qu’elle rendoit à Diane, encore que feints, la divertissoient plus qu’elle n’eust desiré : – Non non, ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l’ennemy quand il y pense le moins. Et haussant la voix : Ma maistresse, dit-elle à Diane, ceste compagnie vous demande, et je vous supplie de venir, sans vous arrester aux discours de celuy qui parle à vous, car je m’asseure qu’il ne vous dit rien à mon advantage. Silvandre estoit celuy qui l’entretenoit, et qui pour ne perdre le moindre moment, ne laissoit aucune occasion d’entretenir Diane, si bien qu’ayant veu Paris un peu esloigné avec la nymphe Leonide, il s’estoit approché d’elle et ne faisoit presque que commencer, lors que Phillis l’interrompit. Dequoy tout fasché : Je m’estonnois bien, dit-il, si ces deux mauvais demons qui me tourmentent continuellement, l’un pour le moins ne se trouvoit point icy pour interrompre mon bon-heur. – Vostre bon-heur, répondit Phillis, est tantost bien prés de sa fin, et le mien, au contraire, bien prés de sa supreme felicité. Car, ma maistresse, continua-t’elle, se tournant vers Diane, vous estes requise par cette bonne compagnie de juger le merite du service de Silvandre et de moy.

Il est certain que Diane demeura un peu surprise, car encore qu’elle eust faict dessein de rendre ce jugement bien-tost, toutesfois elle ne laissoit de prevoir ce qui luy pouvoit arriver en la recherche de Silvandre, duquel elle jugeoit que l’opiniastreté ne devoit ceder à la resolution qu’elle avoit de ne souffrir plus les declarations d’amitié qu’il luy souloit faire. Mais le berger le fut encore davantage, qui ne voyoit point de commodité pour eschapper ce jugement qu’il avoit si longuement dilayé, et lequel, estant prononcé, luy raviroit le moyen de se servir de la feinte dont Amour s’estoit couvert pour le rendre amoureux de cette bergere.

Ces considerations leur osterent à tous deux la parole pour quelque temps, dequoy Phillis s’appercevant : Et quoy ! ma maistresse, dit-elle, vous ne respondez point, et semble qu’il vous fasche de me donner par vostre jugement la gloire que vous ne pouvez refuser à mes services ou bien que, peut-estre, vous craignez de perdre ce berger, et d’estre exempte de ses importunitez ? Alors Diane, pour ne donner cognoissance du trouble qui estoit en elle, en sousriant luy respondit : Je ne scay où vous fondez les grandes gloires que vous pretendez pour vos services, puis que m’estans reprochez en si bonne compagnie, quand ils seroient beaucoup plus remarquables, ils seroient surpayez en les supportant comme je fais, ny pourquoy voulez-vous que ceux de Silvandre ayent le nom d’importunité, et non pas les vostres qui procedent tous d’une mesme cause ?

Silvandre, mettant un genouil en terre, et prenant la main de Diane, la luy baisa pour remerciement d’une si juste et favorable response ; et luy, se relevant : Ma maistresse, luy dit-il, cette bergere, ne sçachant que c’est que d’aimer, et voyant bien que plus elle va continuant, et plus elle monstre les deffauts de son affection, a pensé que ce luy seroit advantage de veoir finir une preuve en laquelle elle s’acquitte si mal. Car quelle autre occasion, continua-t’il, se tournant vers Phillis, vous pourroit convier de parler de cette sorte à nostre maistresse, puis que les services que vous luy reprochez sont si petits, que la gloire qu’ils meritent n’en peut estre guiere plus grande, et la crainte encore moindre que, comme vous dites, elle doit avoir de me perdre, estans tres-asseurée que, tant que je vivray, elle ne me perdra jamais ? – C’est ainsi, répondit Phillis, que le soldat peu courageux fuit les occasions du peril ; et, au contraire, c’est comme moy que le vaillant athlete recherche les plus dangereuses, et perilleuses rencontres, à fin de donner à chacun tesmoignage de ce qu’il vaut. Car si ce n’estoit ce que je dis, pourquoy esloigneriez-vous, peureux soldat que vous estes, le hazard de ce jugement qui doit rendre preuve de l’advantage que nous avons l’un sur l’autre ? Et si Diane ne le va point retardant par l’occasion que j’ay dicte, quelle autre est-ce que, vous et elle, pourrez alleguer pour excuse ? – Je crains, respondit froidement Diane, que nos rustiques discours ne rapportent beaucoup d’importunité à cette assemblée, et mesme à la belle Daphnide et à Alcidon, qui ne trouveront que fort maigres nos petits passe-temps de village, estans accoustumez à des sujects plus hauts et plus relevez.

Et parce qu’elle vouloit continuer en ses excuses : Vous vous trompez, discrete bergere, dit Adamas, Daphnide et Alcidon sont maintenant des bergers de Lignon, puis qu’ils en ont pris l’habit, d’autant qu’ils sçavent bien que la grandeur du personnage que chacun fait, n’est pas ce qui le rend estimable par dessus les autres, mais de se sçavoir bien acquitter de celuy que nous voulons representer. Et par ainsi, nous devons croire que, comme cette belle dame et ce gentil chevalier ont bien sceu faire le personnage de belle dame et de vaillant chevalier, tant qu’ils en ont porté le nom, de mesme, maintenant qu’ils sont revestus des habits de berger et de bergere, ils ne s’en acquitteront pas avec moins de perfection, pliant leur esprit aux douces naifvetez des pasteurs, et à leurs innocens exercices. Et la croyance que j’en ay eu, m’a convié de faire cette proposition à Phillis, afin que par vostre jugement ce nouveau berger et belle bergere apprissent quels sont les entretiens de vos hameaux. Et cela d’autant plus que l’ardeur du soleil estant trop grande pour nous en aller au grand Pré, où les bergers doivent faire les exercices accoustumez apres le sacrifice, nous ne sçaurions employer mieux le temps qu’à voir mettre fin au different de Silvandre et de Phillis, et apres nous pourrons estre encore à temps pour voir l’assemblée des jeunes bergers et bergeres. – Je sçay, mon pere, respondit Diane, que tout ce qui vient de vous ne sçauroit estre qu’avec beaucoup de raison, et que nous sommes obligez d’observer tout ce que vous nous ordonnez ; c’est pourquoy je ne mettray jamais difficulté en tout ce qu’il vous plaira, mais en cecy je supplieray seulement Daphnide et Alcidon qu’écoutant nos petits jeux, ils en reçoivent la simplicité pour l’ornement des leurs, et que si nous osons les leur faire voir, ils l’attribuent à l’obeyssance que nous en voulons rendre. – Belle bergere, respondit Daphnide, si toutes les autres contrées de la Gaule produisoient de semblables bergeres que celles de Forests, je croirois que les villes auroient bien dequoy porter envie aux villages et aux bois, et vous ne devez point faire de difficulté de nous donner part en vos passe-temps, puis que jusques icy tout ce que nous en avons veu ne nous a rapporté que beaucoup de contentement, et causé beaucoup d’admiration.

Cependant le sage druide avoit commandé que l’on disposast les sieges en rond, et qu’il y en eust un pour Diane un peu relevé, et appuyé contre le dos d’un arbre, de qui le feuillage espais faisoit tout à l’entour un ombrage gratieux. Et lors que tout fut en l’estat qu’il desiroit, se faisant apporter trois guirlandes de diverses fleurs, qui avoient esté cueillies dans le pré sacré, il en mit une sur la teste de Diane, et de mesme sur celle de Phillis et de Silvandre, et puis, prenant Diane par la main, la mit en son siege, et au devant d’elle à main droicte, mais un peu esloignée, la bergere Phillis, et Silvandre au costé gauche, et tout le reste en rond, ayant mis les sieges de telle sorte que l’un n’empeschoit point l’autre, mais faisoient comme une parfaite couronne qui commençoit et finissoit où estoit Diane.

Apres avoir prié qu’on fist silence, il ordonna à Leonide de faire entendre à ces bergeres estrangeres le commencement de la dispute de Phillis et de Silvandre, afin qu’elles peussent mieux juger de leur different, estant bien raisonnable qu’elle en racontast le subject, puis qu’en partie elle en avoit esté cause. Leonide qui n’avoit point pensé devoir faire en cette assemblée autre personnage que celuy d’escouter, fut un peu surprise d’en avoir un autre. Toutesfois pour obeyr au druide, apres y avoir un peu pensé, elle prit la parole de cette sorte, se tournant vers Daphnide : Peut-estre, madame, aurez-vous remarqué que Silvandre et Phillis nomment Diane leur maistresse, et qu’ils la servent et luy rendent les devoirs ausquels la beauté et les merites de cette bergere peuvent obliger tous les bergers qui la voyent. Et encores que je sçache asseurément que vous n’aurez point trouvé estrange que ce jeune berger, ayant l’esprit et le jugement que vous luy avez recogneu, ayme et serve une si belle et aymable bergere que Diane, je veux croire que vous ne serez pas demeurée sans estonnement de voir que Phillis, qui est bergere, la serve comme si elle estoit un berger, et use envers elle des mesmes paroles et des mesmes actions que les plus ardentes passions peuvent faire produire dans le cœur d’un amant le plus affectionné, parce que ce n’est pas la coustume de voir une fille servir avec de semblables soings une autre fille. Mais afin que vous sortiez de cet estonnement, il faut que vous sçachiez que Silvandre, tel que vous le voyez, avoit vescu parmy toutes ces belles et jeunes bergeres si longuement, sans en aymer pas une, qu’il s’estoit acquis le nom d’INSENSIBLE, n’y ayant personne qui le peut croire avoir du sentiment, et n’espreuver point la force de ces jeunes beautez.

Et parce que quelques-uns s’en estonnoient, et que plusieurs l’admiroient, Phillis, comme l’une de celles qui ne se pouvoient imaginer qu’il n’y eust quelque deffaut en ce gentil berger, qui estant jeune et beau, et vivant parmy tant de bergeres qui meritoient bien d’estre aymées, toutesfois estoit insensible et ne se pouvoit eschauffer à tant de feux, le rencontrant de fortune parmy ces campagnes, elle ne peut s’empescher de venir aux douces reproches avec luy, feignant de croire que, s’il n’entreprenoit point d’en servir quelqu’une, c’estoit faute de courage ou pour recognoistre son peu de merite. Et parce que le berger qui n’avoit ses pensées qu’au plaisir de la chasse, et qu’au soing de ses troupeaux, soustenoit le contraire, et que c’estoit pour avoir de meilleures et de plus douces occupations, il fut condamné par Astrée, Diane et moy qui nous y trouvasmes, de donner cognoissance que, si jusques en ce temps-là il n’auroit rien aymé, ç’avoit esté pour les occasions qu’il avoit alleguées, et non point pour celles que Phillis luy reprochoit. Et Diane luy ayant esté proposée comme bergere, à qui la beauté ne manquoit point pour estre aymée, ny le jugement pour sçavoir cognoistre son mérite, il commença de la servir et rechercher, tout ainsi que s’il en eust esté bien amoureux. Mais Phillis ne s’en alla pas exempte aussi de la mesme peine, parce qu’à la requeste de Silvandre, elle fut en mesme temps condamnée d’aymer et de servir Diane, avec les mesmes devoirs et les mesmes soings que les bergers ont accoustumé de rechercher celles desquelles ils sont amoureux passionnez, afin que trois lunes estans escoulées en cette recherche, Diane peust juger qui des deux se sçauroit mieux faire aymer.

Or depuis, cette honneste emulation a esté en ce berger et cette bergere de telle sorte, qu’ils n’y ont oublié ny la peine ny le soing de la plus ardente et veritable affection, et quoy que le terme fust prefix de trois lunes, dans lesquelles cet essay se devoit faire par eux, et juger par Diane, si est-ce qu’il a bien continué d’avantage, d’autant qu’il sembloit estre bien raisonnable que, comme j’avois esté des premieres à les condamner de rendre ce tesmoignage de leur merite, je me trouvasse aussi au jugement qui en seroit fait par Diane. Et cette occasion ne s’estant rencontrée depuis que les trois lunes ont esté passées, ils ont prolongé jusques à cette heure, qu’il semble que le Ciel a reservé ce jugement, afin qu’avec plus de solemnité il fust donné en vostre presence.

La nymphe Leonide finit de cette sorte. Et Daphnide, prenant la parole : J’advoue, dit-elle, se tournant vers Adamas, que ce n’a point esté sans estonnement que j’ay veu ces jours passez Phillis rechercher cette belle Diane avec des paroles d’homme ; mais maintenant, changeant cet estonnement en admiration, il faut que je die n’avoir jamais envié le bon-heur de personne que le vostre. Je veux dire, mon pere, que le Ciel vous ait esloigné de ces troubles et inquietudes des affaires du monde, pour vous faire vivre parmy la douceur et la tranquilité de cette vie. Heureux veritablement vous pouvez vous dire d’estre nay en Forests ! heureux d’y estre obey et aymé comme grand druide ! mais je vous dis encores plus heureux d’estre voisin de ces aggreables rivages de Lignon où le Ciel a voulu faire naistre les plus gentils bergers et les plus belles et discretes bergeres qui ayent jamais porté ce nom ! – Madame, respondit Adamas, j’accorde tout ce que vous dites, et vous proteste que je ne changerais pas mon bon-heur à celuy du plus grand monarque de la terre, n’ayant à supplier le grand Tautates, sinon qu’il nous le continue à longues années. Mais pour les louanges que vous donnez à ces bergers et discretes bergeres, je m’asseure qu’ils ne les recevront pas sans rougir, encore qu’ils l’ayent bien aggreable, venant de vostre bouche.

Et toute la trouppe se levant et faisant la reverence à Daphnide, pour approuver ce que le druide avoit dit : Mais, madame, dit-il, puis que vous avez sceu le suject de la recherche de Silvandre et de Phillis, ne vous plaist-il pas d’en ouyr le jugement qui en sera fait ? – Ce seroit, respondit Daphnide, me laisser avec un grand desir que de me priver de ce contentement, et je vous supplie, mon pere, d’ordonner qu’ils continuent et que nous en voyons la fin.

Le druide alors, se tournant vers Phillis : Ce fut vous, bergere, dit-il, qui fustes la premiere à provoquer Silvandre au combat, il est raisonnable aussi que vous soyez la premiere à dire les raisons par lesquelles vous devez avoir la victoire. Alors Phillis ayant fait une grande reverence à Diane et au reste de la compagnie, sans se r’asseoir, commenca de parler de cette sorte.

Harangue de la bergere Phillis[modifier]

Je n’eusse jamais pensé, ma maistresse, que parmy les bergers de cette contrée et particulierement entre ceux qui paissent leurs troupeaux le long des rives de Lignon, il s’en trouvast quelqu’un si remply de vanité, qu’il se peust estimer digne d’estre estimé et mesme d’une bergere si pleine de merite que Diane, Diane, dis-je, la plus accomplie et la plus parfaite, non seulement de toutes celles qui ont porté la houlette, et conduit les troupeaux, mais encore de toutes celles qui jamais ont eu le beau nom de Diane, me semblant que la simplicité de leur ame n’a point encore conceu une presomption si difforme, ny qu’un monstre si arrogant n’a point jusques icy esté recogneu parmy nous. Toutesfois, vous le voyez devant vos yeux, ma belle maistresse, non seulement avec un cœur et un visage plein d’amour, mais la teste couverte de chapeaux de fleurs, comme si desja il avoit emporté la victoire qu’injustement il pretend.

Mais, berger, dy-moy, je te supplie, d’où vient cette temeraire presomption et par quelle pretendue raison l’as-tu peu concevoir ? Tes merites au moins n’ont pas donné naissance à cette esperance si peu raisonnable, lors que tu as consideré les perfections de Diane, puis qu’elles sont telles que n’y ayant point de proportion entre ce qu’elle merite et ce que tu vaux, l’amour ne peut estre produite par des choses tant inesgales. Je m’asseure que l’outrecuidance qui est en toy ne sera pas si grande qu’elle te face nier ce que je dis, et qu’en ton ame tu ne m’advoues qu’il n’y a rien qui puisse esgaler les perfections de nostre maistresse. Et comment, arrogant et temeraire Ixion, ose-tu l’aymer ? Et de plus, comment as-tu la hardiesse de penser qu’elle te puisse quelquefois aymer, ceste belle et si belle Diane, que les yeux ne la doivent regarder que pour l’idolatrer ?

Mais si ceste outrecuidance est grande en ce berger, l’autre que je vay dire est bien, ce me semble, encores plus extreme. Parce que la beauté ayant des attraits si violens, il est certain que bien souvent elle clost les yeux à celuy qui en est touché, et l’empesche de prendre garde à son devoir, et fait passer ses desirs beaucoup plus outre qu’il n’est raisonnable. Mais, Silvandre, quelle excuse peux-tu apporter qui soit bonne en la pretention que tu as de devoir estre plus aymé d’elle que moy ? Puis que, quand je n’aurois aucun advantage par dessus ce que tu peux valoir, encores ne me scaurois-tu nier que chacun naturellement ne soit incliné à aymer son semblable, et moy, estant fille comme nostre maistresse, il est certain que naturellement elle me doit aymer d’avantage.

Mais, outre cela, qu’est-ce qui peut faire naistre l’amour que la longue et ordinaire pratique ? c’est par elle que les perfections sont mieux recogneues, c’est par elle que les merites estans recogneus, l’amour va jettant ses racines plus profondes ; et c’est par elle que les occasions se presentent à chasque moment de se rendre les reciproques devoirs, qui sont les veritables nourrices d’une parfaite et entiere affection. Or, que je n’aye cette ordinaire conversation avec elle, et que je ne l’aye eue de tout temps plus particuliere que toy, mal-aisément le pourras-tu nier, puis qu’elle mesme le sçait, et qu’elle te pourra à l’heure mesme convaincre de mensonge.

Mais outre toutes ces raisons, je t’en vay dire une qui te doit clorre la bouche, si pour le moins l’outrecuidance t’a laissé encore quelque partie de l’entendement que tu soulois avoir. Ne m’advoueras-tu pas que ce qui est de plus beau et de plus parfaict, est aussi plus aymable et plus estimable ? Te voicy, berger, pris en un facheux destroit ; si tu l’advoues, ta cause est perdue, et si tu le nies, quelle offence ne fais-tu pas à nostre maistresse ? car nostre sexe estant infiniment plus parfaict que celuy des hommes, il faut qu’en cette qualité tu me cedes, et que tu confesses que j’ay cet advantage par dessus toy, et pour lequel je dois estre plus aimée. Que quand toutes ces choses ne seroient point, n’est-il pas vray, Silvandre, que les déguisemens, les feintes et les dissimulations recogneues ne sont jamais cause de faire naistre l’amour ? Et toutesfois, penses-tu que cette belle Diane ne sçache asseurément que toutes ces recherches que tu luy fais, tous ces devoirs que tu luy rends, et bref toute cette affection que tu t’efforces de luy faire paroistre, ne sont que pour la gageure que nous avons faite, et ne procedent que du desir que tu as de me vaincre, et non pas des perfections ny de son beau visage ny de son bel esprit ? Il me semble que je t’ois desja respondre que cela est vray, mais que cette raison est de mesme contre moy, puis que la gageure estant reciproque, toutes les demonstrations que je luy fais de mon affection, peuvent avoir le mesme defaut et le blasme. O berger ! que tu te trompes ! puis que long-temps avant que nostre dispute fut commencée, je l’aymois veritablement, et je sçay que de mesme j’estois aimée d’elle, ce qui ne se peut dire de toy, qui ne fais que de venir parmy nous, et n’as jamais tourné les yeux sur bergere quelconque pour l’aymer, tant s’en faut que tu ayes osé regarder cellecy !

Mais dy la verité, Silvandre, ne confesseras-tu pas qu’avant cette gageure, à peine eusses-tu peu discerner le visage de Diane d’avec le mien, ou de quelqu’autre que ce fust des bergeres de Lignon ? Et ne penses-tu point que ces extremes passions que tu presentes en tes discours, ces trespas, ces languissemens, ces transports, et bref, toutes tes folies, ou plustost déguisemens, ne la convient point aussi tost à rire qu’à aymer ? Le voilà, ma maistresse, ce transi d’amour ! le voilà, cet idolatre de vos beautez qui brusle en ses discours et meurt pour avoir trop d’affection ! C’est celuy-là mesme qui, un moment avant nostre gageure, ne sçavoit presque si vous viviez, ou qui pour le moins n’avoit guere plus grande cognoissance de vous, que vostre nom luy en donnoit. Et toutesfois vous l’avez veu en mesme instant bruslant d’amour. Quoy ! bruslant ? mais desja en cendre, voire consumé entierement. Ne faut-il pas plustost rire de cette folie, qu’admirer son affection, ou s’il y a lieu d’admiration en cecy, ne faut-il pas plustost admirer l’asseurance avec laquelle il parle de cette amour, et de laquelle il fait tant de plainte, que de compatir avec luy à ses peines imaginaires ? Mais confessons-luy, encores qu’il y ait quelque estincelle de vostre beauté qui, pour s’en estre trop approché, l’ait veritablement un peu atteint, et que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous, n’est-il pas vray que c’est moy qui en dois avoir toute la recompense, puis que c’est moy qui en suis la seule cause ?

Je puis dire avec verité, et vous le sçavez, ma belle maistresse, que sans mes reproches, ceste gageure ne se fust jamais faicte, et ne se faisant pas, eust-il eu ny la volonté ny la hardiesse de vous regarder ? Si donc il veut pretendre quelque grace de vous pour les services que depuis il vous a rendus, n’est-ce pas à moy à qui elle se doit faire, puis que je le vous ay donné tel qu’il est ? C’est donc moy qui avec raison dois pretendre tout ce qu’il vaut, et qu’il merite, et quand il n’y auroit autre occasion pour me donner cette victoire qu’il me debat, je la devrois obtenir par celle-cy, puis que tous les devoirs, tous les soings, et toutes les actions qui le vous peuvent rendre aimable, doivent estre mis en mon conte, et à mon advantage.

Cesse donc, berger, de disputer avec moy une chose que tu cognois bien m’estre deue, et devançant le jugement que tu ne peux eviter, consens que la gloire me soit donnée, que ma fortune, ma condition et mes merites m’ont acquise par dessus toy. Si tu le fais, l’on cognoistra que tu ne t’es mis en cette entreprise que pour passe-temps, et ton esprit et ton jugement paroistront en cette action, et seront jugez de tous pour tres-estimables. Ton esprit, d’avoir sceu si bien déguiser une fausse affection sous les actions et le visage d’une veritable amour ; et ton jugement d’avoir sceu si bien cognoistre l’advantage que j’ ay par dessus toy. Que si tu ne le fais, tu ne prolongeras point d’advantage le terme du chastiment de ton arrogance, qu’autant que tu retarderas par la longueur de ta response le jugement que nostre maistresse en fera. Et parce que je ne sçay en quelle humeur tu es, afin d’estre bonne mesnagere du temps, et pour haster d’autant plus la gloire qui m’est preparée, je laisseray tant d’autres raisons que je pourrois alleguer, et les remettray toutes au bel esprit de nostre maistresse, m’asseurant, et qu’elle les sçaura mieux penser que je ne le sçaurois dire, et que tout ce que je sçaurois adjouster seroit desormais superflu, puis que desja la justice de mes infaillibles pretentions est si claire, qu’il n’y a rien qui luy puisse apporter plus de lumiere.

Seulement, ma maistresse, je vous supplie de vous souvenir que non seulement Silvandre est hayssable en ses feintes, mais qu’ayant sceu si bien déguiser une menteuse affection, il a rendu tous les hommes mesprisables, ou pour le moins leurs recherches et leurs affections, nous ayant appris par la preuve qu’il en a faicte, qu’il n’y a ny foy, ny verité parmy eux. Et ayant commis une si grande faute, n’est-il pas bien raisonnable qu’il vous ressente juge severe, mais juste, puis qu’il ne merite pas de vous avoir pour maistresse favorable, n’ayant que des feintes et des dissimulations ?

A ce mot, Phillis ayant fait une grande reverence à Diane, et au reste de la compagnie, ne voulant rien dire d’avantage, s’assit, non pas toutesfois sans regarder d’un œil sousriant Silvandre qui estoit tout esmeu des discours qu’elle avoit tenus contre luy, et qui toutesfois, dissimulant le mieux qu’il pouvoit, et ayant receu le commandement de parler, s’en alla mettre à genoux devant Diane, où posant son chappeau de fleurs à ses pieds, s’en revint en sa place, et sans se r’asseoir, apres avoir quelque temps tenu les yeux sur toute la troupe, il commença à parler de cette sorte.

Response du berger Silvandre.[modifier]

Si je n’estois devant le temple d’Astrée, et que ceux qui nous en ont donné la cognoissance nous ont faict entendre estre la déesse de la justice, et si j’avois un moindre juge que Diane, non seulement compagne, mais la plus chere et plus particuliere amie d’une autre Astrée, j’aurois tres-grande occasion de craindre la perte de cette cause, et d’en redouter le prochain jugement, non pas tant pour les paroles si bien fardées de cette bergere, ny pour toutes les raisons desguisées qu’elle a voulu rapporter contre moy, quoy qu’avec une artifice tres grande, que pour me recognoistre deffaillant en la plus forte et principale raison qui me seroit bien necessaire. Car le differend duquel nous disputons est fondé sur le seul poinct : à sçavoir, qui de nous deux se sçaura mieux faire aymer à cette belle Diane que nous avons esleue pour le centre où tous nos services et toutes nos affections doivent tendre. Voilà le poinct que nous allons cherchant, et qui est si mal-aisé d’estre approché, que je le tiens presque impossible, s’il ne plaist au grand Tautates de se monstrer aussi bien Tharamis, en purifiant de sorte mon amour, et la nettoyant si bien de toute imperfection qu’elle puisse meriter d’estre offerte à cette belle Diane, qu’il s’est faict paroistre Hesus, c’est à dire puissant, en la rendant si belle, et si parfaicte qu’il n’y a rien parmy les mortels qui puisse égaler ny sa beauté, ny sa perfection. Peut-estre vous pourriez-vous estonner, ma maistresse, qu’estant en ce lieu si sainct et dedié à la deesse de la justice, et en la presence de la plus chere et familiere amie d’une juste Astrée, j’ose pretendre un favorable jugement, puis que j’advoue que cette raison principale et plus necessaire me deffaut.

Mais oyez, s’il vous plaist, mon juge, surquoy je fonde ma juste pretention. Le propre de la justice n’est pas seulement de juger rigoureusement selon les loix qui nous sont données, mais apres avoir consideré la veritable puissance de chasque chose, establir avec equité la loy naturelle, que celuy qui faict tout ce qu’il peut n’est obligé à rien d’advantage, et que s’il ne parvient jusques où il seroit necessaire, l’on ne doit pas le luy imputer à quelque faute ou manquement, mais l’attribuer aux ordonnances de la nature qui s’est pleue de les establir de ceste sorte. Et tant s’en faut qu’il soit blasmable pour ce manquement, qu’il est grandement à estimer d’estre parvenu jusques au point que nul autre de son espece ne peut outrepasser, et où il y en a fort peu qui puissent arriver. Si ce point m’est accordé, que je croy, ma belle maistresse, ne me pouvoir estre mis en doute, pourquoy feray-je difficulté de me presenter au throsne de ceste juste amie d’Astrée, encores que je ne puisse attaindre à la perfection que la beauté de Diane demande pour estre dignement aymée, puis que mon affection est veritablement parvenue jusques au terme où jamais autre n’arriva, et que jamais amant n’outrepassera ?

Pourquoy donc, injurieuse Phillis, pensant favoriser et fortifier vos foibles et mal-fondées pretentions, me blasmez-vous sans raison ? puis que si je ne puis aymer avec plus de perfection celles que j’avoue, et que je recognois trop bien en Diane, ce n’est pas ma faute, mais de la nature qui ne m’a voulu donner ny plus d’esprit, ny plus de capacité, et de laquelle toutesfois je ne puis me plaindre, puis que c’est une loy commune à tous les mortels, si ce n’est que, comme mes yeux et mes desirs se sont eslevez à un subject qui surpasse en merites toutes les œuvres de ses mains, il semble qu’il eust esté raisonnable qu’elle m’eust aussi donné plus de puissance d’aymer, et plus de capacité pour le pouvoir faire plus dignement. Mais ceste sage nature ne l’ayant voulu de ceste sorte, il faut croire que ç’a esté pour quelque grande raison, et peut-estre pour monstrer plus clairement la tres-grande beauté de Diane qui, me contraignant de l’aimer (action à la verité qui est par dessus ce que les hommes peuvent et contre cette reigle d’égalité que vous proposez, Phillis, devoir estre entre ceux à qui il est permis de s’entr’aymer), fait voir sa grandeur par les effects, puis que la force doit estre tres-grande, qui esleve quelque chose par dessus les loix que la nature luy a imposées.

Doncques, bergere, si vous n’estes jalouse de la gloire de Diane, vous ne devez point treuver mauvais que je l’aime, ny m’accuser d’arrogance, puis que c’est la force de sa beauté qui m’y contraint, et qu’en cela la grandeur de ses perfections se faict mieux cognoistre à tous ceux qui me voyent. Et ne me demandez plus, je vous supplie, comment je l’ose aimer ? J’advoue que j’en suis aussi ignorant que vous, mais cette ignorance ne m’empesche pas que je ne sois le plus perdu d’amour que tous ceux qui ont jamais aimé. Et quand vous me dites que cette Diane est telle que les yeux ne doivent la regarder que pour l’idolatrer, pourquoy ne dites-vous adorer ? puis que s’il y a quelque chose en terre qui pour ses perfections merite les autels et les sacrifices, je croy que c’est cette Diane que je n’idolatre pas comme vous, mais que j’adore pour la vraye Diane en terre, qui esclaire dans la ciel, et qui commande dans les enfers.

Mais quand vous me demandez, d’où vient la temeraire pretention que j’ay d’estre aimé d’elle, et qu’en cela vous me nommez monstre d’arrogance et de presomption, vous faictes bien paroistre que vous scavez fort peu que c’est que l’amour, ny quels sont les effets qu’il produit en ceux qui le recognoissent. Vous m’avez cent fois advoué que l’amour est de soy-mesme bon, et je ne pense pas que vous vueillez maintenant dire le contraire, vostre silence me fait croire que vous y consentez. Et, à la verité, ce seroit autrement contrevenir au jugement de tous ceux qui en ont parlé avec raison, car, si rien ne peut produire que son semblable, amour procedant de cognoissance du bon et du beau, ne peut estre aussi que fort bon et fort beau. Mais ce qui est bon et beau, ne peut-il estre veu et cogneu sans estre aimé ?

Je ne vous estime pas si hors de raison que vous le vueillez dire, mais quand cela seroit, je vous convaincrois par les mesmes paroles que vous venez de dire ; et en voicy les mesmes mots. La beauté, dites-vous, a des traits si violents que bien souvent elle clost les yeux à ceux qui la voyent, et faict passer leurs desirs beaucoup plus outre qu’il n’est raisonnable. Si donc ce qui est beau et bon ne peut estre veu sans estre aimé, et si l’amour est beau et bon, pourquoy appellez-vous en moy arrogance, ce qui est raisonnable en tout autre, disant que c’est une temeraire pretention que celle que j’ay, aymant cette belle, de pouvoir estre aymé d’elle, puis que, si elle cognoist mon amour, et l’amour estant bon, comment voulez-vous qu’elle cognoisse en moy ce qui est bon sans l’aimer ? Ce seroit un deffaut en elle de jugement, lequel je ne pense pas que personne que vous luy puisse reprocher.

Advouez donc, Phillis, si vous ne voulez l’outrager grandement, que, cognoissant l’amour que je luy porte, elle l’aime, et que ma pretention n’est point outrecuidée, ny moy un monstre si difforme que vous me depeignez. Que si vous m’opposez que cette raison ne preuve qu’elle m’ayme, mais seulement l’amour que je luy porte, je vous responds, bergere, que cette amour que sa beauté a produit en moy, est un accident inseparable de mon ame, de telle sorte que l’une ne peut subsister sans l’autre. Et quand je dirois qu’ils sont tellement changez l’un en l’autre, que mon ame est cette amour et cette amour est mon ame, je dirois une verité tres-certaine, car il n’est pas plus vray que je vis avec ceste ame qui me donne la vie, qu’il est asseuré que je ne sçaurois vivre sans cette amour que je luy porte.

Que si vous repliquez que, quand cela me seroit accordé, toutesfois il ne s’ensuivroit pas que cette belle Diane me deust aimer, parce que peut-estre elle n’a pas encore veu, ny cogneu cette amour, je vous respondray, bergere, que je croy bien qu’elle n’en a pas veritablement encores recogneu la grandeur, ou plustost l’extreme immensité, car c’est ainsi qu’il faut nommer cette affection avec laquelle j’ayme, ou plustost j’adore ma maistresse, parce qu’il n’y a point d’assez grands services, ny d’assez grandes demonstrations pour la pouvoir faire recognoistre entierement. Mais je ne puis douter que ce bel esprit qui est en elle, n’en ayt clairement remarqué et cogneu une grande partie, puis que si mes actions ne l’ont peu si bien faire que je l’eusse desiré, vos reproches et vos paroles m’y ont aidé quelquefois, sans que vous y ayez pensé ; et mesme, en la presence de toute ceste honorable assemblée, vous luy venez de dire que je me presente devant elle avec un cœur et un visage plein d’amour. Les tesmoignages que nostre ennemy rend de nous quand ils nous sont advantageux sont bien plus croyables que ceux que les personnes indifferentes rapportent. De sorte que ma belle maistresse ne doutera nullement que, quand vous direz que j’ay le cœur plein d’amour, et qu’à tous propos vous la nommerez nostre maistresse, cela ne soit tres-veritable, puis que c’est un tesmoignage que je n’ay point mendié, et qui par consequent ne luy peut estre suspect.

Et ne faut que pour fuyr la rigueur de l’equité qui est en elle, recognoissant le peu de raison que vous avez de debattre ceste gloire, avec moy, vous recouriez aux faveurs que la nature vous a faictes, alleguant que, comme fille, elle doit plustost aymer une fille qu’un berger, et qu’en cette qualité vous avez de l’advantage par dessus moy. Car au contraire il est bien plus naturel à une fille d’aymer un berger, que non pas une autre fille comme elle, et d’effect, si nous voulons rechercher les loix que la nature nous donne, nous les trouverons tousjours exactement observées parmy les animaux, qui n’usent pour leur conservation que de ces seules ordonnances. Que si nous voulons considerer ce qu’ils font, avec qui est-ce que la genice contracte amitié ? choisit-elle dans tout le troupeau une autre genice comme elle, pour belle qu’elle puisse estre ? La colombe s’allie-t’elle avec une autre colombe ? Mais la tourterelle, de qui regrette-t’elle la perte d’un eternel veufvage ? n’est-ce pas de celuy à qui dés le commencement elle s’est appariée ? Vous le sçavez, Phillis, aussi bien que moy, et l’experience ordinaire vous empesche d’en douter. Mais les choses plus insensibles n’observent-elles pas cette loy de nature ? La palme peut-elle estre contente qu’elle ne soit aupres du palmier ? Et si elle en est esloignée, d’autant qu’elle est attachée par les racines, et qu’elle ne peut s’en approcher, on la void pancher et ses branches et tout le tronc du costé où il est, et où elle voudroit bien aller, s’il luy estoit permis.

Ce n’est donc pas, ô Phillis, par les loix de la nature, comme vous dites, que Diane vous doit aymer plus que moy, car si elle les vouloit suivre, elle ne tourneroit pas seulement les yeux de vostre costé. Que si toutesfois vous voulez qu’il soit ainsi, je vous accorde, bergere, qu’elle vous ayme comme fille, mais consentez aussi qu’elle m’ayme comme son serviteur. Vous ne pouvez pas y contredire, car il n’est pas plus vray que vous estes fille, qu’il est tres-certain que je suis son serviteur, ny il n’est pas plus naturel qu’une fille aime une fille, que chacun aime celuy qui l’aime ; par ainsi, et vous et moy, aurons obtenu ce que nous demandons. Mais je voy bien que maintenant vous changerez d’opinion, et que sans plus recourre à cette amitié naturelle, puis qu’elle ne peut estre à vostre advantage, vous rechercherez celle qui vient de l’eslection. Et d’effect voilà qu’incontinent vous dites qu’elle vous doit aimer plus que moy, parce que l’ordinaire conversation que vous avez avec elle, plus estroitte que je n’ay pas, augmente l’amour, soit parce que les perfections de la personne aimée sont mieux recogneues, soit d’autant que l’on a plus de commodité de se rendre ces devoirs mutuels, qui conservent et augmentent l’amour.

Mais, Phillis, ny mesme par cette voye vous ne parviendrez à ce que vous pretendez, car elle vous en esloigne encore plus que l’autre, d’autant que par la premiere raison vous pouvez peut-estre demander son amitié comme estant fille, mais par celle-cy, vous courez fortune de rencontrer la haine, au lieu de l’amour. Il est vray, bergere, que la practique d’une personne aimable la faict aimer d’avantage, mais il est tres-certain aussi que celle d’une personne desagreable la fait encores plus hayr, d’autant que, comme par l’ordinaire practique, nous venons à la cognoissance des perfections, de mesme par elle nous descouvrons mieux les imperfections cachées. Et par cette raison, il advient presque tousjours que ceste estroite pratique rompt plus d’amitiez, qu’elle n’en augmente, et qu’il semble que les petits esloignemens rendent l’amour beaucoup plus violente. Je ne voudrois pas, ô mon ennemie, expliquer d’avantage ce poinct, si je pensois que vous ne voulussiez vous en servir à mon desadvantage ; mais cela me contraint de dire que vous avez fait comme ces mauvais orateurs qui, au lieu de soustenir la cause de leurs cliens, descouvrent les raisons qui leur sont contraires. Comment, bergere, pouvez-vous penser que la conversation ordinaire vous face plus aimer ? puis qu’au rebours, c’est par elle que vous faites voir les deffauts de vostre amitié qui sont tres-grands, et lesquels vous ne pouvez nier, puis que cent et cent fois je vous en ay convaincue en presence de ma belle maistresse.

Il seroit trop long, mon juge, et la recherche que j’en pourrois faire, vous seroit trop ennuyeuse, si je voulois vous en faire souvenir par le menu, outre que je l’estime inutile, puis que vous avez assez bonne memoire, me semblant vous avoir ouy dire plusieurs fois que vous vous en souviendriez en temps, et lieu. C’est à ceste heure le temps, ô ma belle maistresse, et voicy le lieu qu’il le faut faire, tant pour monstrer que vous estes juste, que pour donner tesmoignage que vous avez memoire de ce que vous promettez. Punissez-la, cette glorieuse bergere, tant pour son outrecuidance, que parce que les perfections qui sont en vous ne peuvent souffrir les deffauts d’une si parfaicte amitié que la sienne.

Et par ainsi, ô Phillis, vous cognoistrez que l’advantage que vous pretendez de ceste particuliere practique, vous est plus ruineuse que favorable. Et à la verité ce que vous avez allegué en cela a plus du reproche que de la raison ; puis que vous estes plus prés de ma belle maistresse que moy, vous sçavez bien qu’il n’est pas raisonnable, et que j’en ay assez de desplaisir, sans que pour l’augmenter, vous me le remettiez devant les yeux.

Et toutesfois, ny mesme en cela vous n’avez point d’advantage par dessus moy, au contraire, je pense que si toutes choses sont bien considerées, je l’auray par dessus vous, puis que la demeure que vous faictes aupres d’elle, c’est seulement le jour, et encore de ce temps-là vous en employez une grande partie hors de sa presence, soit aux affaires de vostre maison, ou à d’autres divertissemens, desquels vous ne pouvez vous desrober, et par ainsi bien souvent ce que vous donnez à ma belle maistresse, c’est la moindre partie du jour. Mais moy, au contraire, quand est-ce que le jour me surprend que je ne sois aupres d’elle ? Quand est-ce que la nuict me vient trouver ailleurs ? Et quels divertissemens m’en peuvent separer ? Il faut, bergere, que vous sçachiez que tant s’en faut que ces choses qui sont hors de moy, m’ayent peu trouver en autre part qu’avec elle, que moy-mesme je ne me suis jamais pris garde d’avoir esté en quelqu’autre lieu depuis que j’ay commencé de l’aymer continuellement.

Phillis ! je la voy, continuellement je la contemple, et continuellement je l’adore, et vous pouvez dire que vous estes plus souvent aupres d’elle que je ne suis ? O bergere ! ostez ceste opinion de vostre ame, et croyez qu’elle-mesme n’y a peu estre plus souvent que moy, et si je ne craignois de dire trop et par dessus la creance de la plus grande partie de ceux qui m’escoutent, je dirois avec verité que je suis encore plus souvent aupres d’elle qu’elle-mesme. Et il est vray que j’y suis plus souvent, car elle, quelquefois se divertit par la presence des autres bergeres, quelquefois pour parler à elles, et quelquefois pour leur rendre les devoirs d’amitié et de courtoisie, et quelquefois pour les soucis des affaires domestiques, au lieu que moy, je suis continuellement attaché aupres d’elle comme Promethée sur son rocher, ou plustost comme le corps et l’ame le sont ensemble par les liens de la vie ; car il n’est pas plus naturel au corps de mourir aussi tost que l’ame s’en separe, qu’il seroit asseuré que je mourrois, si je me separois un moment de cette belle pensée.

Je voy bien, bergere, que vous riez de m’ouyr dire que je suis continuellement aupres de ma maistresse, puis que vous croyez que cela n’estant que de la pensée, je suis personne qui me contente fort des imaginations. Que voulez-vous, Phillis, que j’y fasse ? J’avoue que si j’y pouvois estre et de la pensée et du corps, je serois encore plus content ; mais si vous diray-je bien que de la façon que j’y suis, j’y suis plus parfaictement que vous, puis que le plus souvent que vous y estes de la presence, vous en estes infiniment esloignée par la pensée, qui vous emporte ordinairement fort loing de là, ne laissant où il semble que vous soyez, que le corps, qui est la moindre partie de vous, au lieu que la mienne n’ayant ny desir, ny contentement qu’aupres d’elle, elle n’en part jamais, pour quelque divertissement qui se puisse presenter.

Que si vous dites que ces pensées sont bien incapables et bien inutiles pour la servir, puis que ce ne sont que des imaginations, ah ! bergere, prenez garde que par mesme moyen vous ne blasmiez ces intelligences qui n’adorent le grand Tautates qu’avec la pure pensée, et qui continuellement ne parlent et ne conversent avec luy que par la voye de la contemplation ! Et vous semble-t’il que le moyen avec lequel je suis aupres de Diane soit inutile, et tant incapable de la servir, puis que je la sers et l’adore en terre comme ces pures pensées servent et adorent le grand Tautates dans le Ciel. Ce seroit un blaspheme de le penser, et plus grand encore de le dire, et duquel je m’asseure vous ne demeureriez pas longuement impunie.

Vous voyez donc, ô Phillis, combien cette raison que vous avez alleguée est meilleure pour moy que pour vous ; croyez que celle que vous dites de l’avantage du sexe duquel vous estes favorisée par-dessus le mien, n’est pas moins confusion. Car j’advoue, et je l’advoue avec verité, que les femmes sont veritablement plus pleines de merite que les hommes, voire de telle sorte que, s’il est permis de mettre quelque creature entre ces pures et immortelles intelligences, et nous, je croy que les femmes y doivent estre, parce qu’elles nous surpassent de tant en perfection, que c’est en quelque sorte leur faire tort que de les mettre en un mesme rang avec les hommes, outre que nous pouvons avec raison les estimer un juste milieu pour parvenir à ces pures pensées (c’est ainsi que les plus sçavans les nomment presque ordinairement), puis que nous apprenons par l’experience que c’est d’elles que toutes les plus belles pensées que les hommes ont, prennent leur naissance, et que c’est vers elles qu’elles courent, et en elles qu’elles se terminent. Et qui doutera qu’elles ne soient le vray moyen pour parvenir à ces pures pensées, et que Dieu ne nous les ait proposées en terre pour nous attirer par elles au Ciel, où nos druides nous disent devoir estre nostre eternel contentement ? Quant à moy, je l’avoue, je le croy, et je suis prest à le maintenir jusques à la fin de ma vie, mais que pour cela vous deviez estre plus aimée de ma maistresse, ô bergere ! rayez cette opinion de vostre creance, tant s’en faut, je croy qu’il doit faire un contraire effect.

Nous avons dit que, quand quelque chose faict tout ce que la nature luy permet de pouvoir faire, et qu’elle s’esleve à toute la hauteur où elle peut naturellement se hausser, elle est grandement estimable ; et maintenant je dis que celuy qui fait moins que ce que naturellement il peut faire, doit estre beaucoup plus blasmé, et mesme quand c’est une chose de soy-mesme louable, que si par la naturelle impuissance il laisse de la faire. Par cette raison, comment, bergere, ne serez-vous bien fort taxée, estant née fille, qui est un sexe si parfaict, qu’il tient le milieu entre ces purs entendemens et nous, d’aymer si imparfaictement que vous faites, et mesme un suject si plein de perfection ?

Je tiens pour certain que Diane, si quelquefois elle a daigné jetter les yeux sur nous, et je croy que sa douceur, sa bonté et sa courtoisie naturelle le luy a fait faire bien souvent, je tiens pour asseuré, dis-je, qu’elle n’a jamais consideré mon extreme affection sans l’estimer, ny la foiblesse de vostre amitié, sans la blasmer, car elle a veu la mienne si parfaite et entiere, et tellement exempte de toute reproche, qu’elle n’a peu moins faire que de louer grandement qu’un sexe tant imparfait que celuy des hommes, ait peu en moy comporter une si parfaite amour que la mienne. Et au contraire, elle n’a peu considerer en vous une amitié si pleine de deffauts et de manquemens, sans mesestimer celle qui est cause que le sexe des femmes, qui est de tant avantagé de la nature par dessus le nostre, soit tant inferieur en l’amour à celuy d’un homme.

Mais voicy d’autres raisons, ma maistresse, qu’elle allegue contre moy, qui ne sont guere plus à son advantage, pour m’accuser envers Amour du crime de leze-majesté. Elle dit que toutes les demonstrations que j’ay faictes de vous aymer, n’ont esté que des feintes et des desguisemens, et il luy semble de bien prouver cette calomnie, quand elle dit que c’est par gageure que je vous ayme, et qu’auparavant je ne vous aimois point. Mais je vous supplie, mon juge, prenez bien garde aux mauvaises consequences qu’elle tire de ses presuppositions. J’avoue, Phillis, que c’est par gageure que j’ayme Diane, et que ceste gageure a donné commencement à mon affection, mais faut-il conclure pour cela que mon amour ne soit que dissimulation, ou que pour n’en avoir point aimé d’autres auparavant, je n’ayme point maintenant Diane ? Nullement, bergere, car encore que par gageure on coure à qui atteindra plustost le terme proposé, faut-il croire que l’on ne coure pas pour cela à bon escient ? Au contraire, n’est-ce pas la gageure, et le desir de vaincre, qui nous fait faire des efforts veritables, qui semblent presque par dessus nos forces en nous attachant des aisles aux pieds, tant la naturelle inclination que chacun a en soy de surmonter, a de force en toute personne bien née ? Ne dites donques plus, mon ennemie, que mes extremes passions, que mes trespas et mes transports soyent des déguisements, des feintes et des dissimulations ; car il est vray que j’ay aymé par gageure, mais il est encore plus certain que mon affection est tellement veritable et asseurée, que je ne suis pas plus vrayement Silvandre, que je suis avec toute verité serviteur de cette belle Diane.

Et ne faut penser qu’encores qu’auparavant je n’eusse point d’amour pour elle, maintenant aussi je n’en aye point. Qui voudroit tirer cette conclusion de cette sorte, pourroit de mesme dire que Phillis n’est point au monde, parce qu’autrefois elle n’y a point esté, car, bergere, s’il vous disoit : avant que de naistre, vous n’estiez point née, doncque vous ne l’estes point encore, il diroit comme vous, lors que pour preuver que je n’ayme point Diane, vous dites qu’il y a cinq ou six lunes que je ne l’aymois point. Si vous disiez qu’il n’y a pas longtemps que cette amour est née, vous diriez vray, et je l’avouerais avec vous, non pas sans beaucoup de regret d’avoir vescu un si long aage sans l’avoir employé en son service ; mais quand vous taschez de preuver que je ne l’ayme point, parce qu’il y a quelque temps que je ne la cognoissois point, et qu’est-ce dire autre chose, sinon que celuy qui n’est pas nay aujourd’huy, ne naistra jamais plus ?

Or maintenant, voyez, ma maistresse, comme elle se contredit sans y penser, mais ne vous en estonnez point, car c’est le propre du mensonge et de la calomnie de se contredire, et d’estre diverse, au lieu que la verité est tousjours une. Mais confessons luy, dit-elle, que vostre beauté l’ait attaint un peu, et que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Et quoy ! Phillis, vous dites que vous avez de l’amour pour cette belle Diane, et que l’ordinaire pratique que vous avez d’elle vous donne plus de commodité d’en recognoistre les perfections, et comment entendez-vous ce que vous venez de dire ? Confessons luy, dites-vous, que vostre beauté l’ait attaint un peu, et que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Est-il possible, si vous avez recogneu les perfections de Diane, que vous puissiez croire que l’on les puisse aimer un peu ? O ignorance de la force de sa beauté ! jamais il ne part de sa main un coup qui ne porte jusques au cœur, et le cœur n’est jamais attaint que la blesseure n’en soit mortelle. Vous pourriez parler de cette facon des communes beautez qui se remarquent en quelques autres bergeres, et lesquelles, quand elles esgratignent un peu la peau, l’on pense qu’elles ont fait une tres-grande preuve de leur force, mais de celle de Diane ? ô que les coups vous en sont bien incogneus, puis que vous en parlez de cette sorte ! Apprenez de moy, ô mon ennemie, que le lezard qu’on dit ne demordre jamais, et que la remore qui peut arrester la violence d’un vaisseau qui a le vent à pleines voiles, s’attachent avec moins de fermeté que ces perfections, depuis qu’elles ont touché un cœur. Soyez tres-asseurée que les nœuds Gordiens qu’on estimoit indissolubles, peuvent estre desnoués plus aisément que ceux desquels elle lie une ame quand une fois elle l’a prise. Et croyez pour chose tres-veritable que le feu dont nos druides nous disent que tout l’univers à la fin doit estre embrasé, cede et en grandeur et en violence à la moindre estincelle de celuy dont ses yeux bruslent ceux qui les voyent.

Et ne dites plus, peu experimentée bergere, que l’on peut l’aymer un peu, ou que l’on peut estre en quelque sorte à elle. Tous ceux qui l’aimeront, ce sera extremement, et tous ceux qui seront à elle, le seront entierement. Et lors que vous dites que je l’ayme un peu, vous confessez sans y penser que je suis le plus amoureux homme du monde, et par consequent qu’il n’y a rien qui se puisse égaler à la grandeur de mon affection. Que si ces paroles peuvent faire, je pense, que ce seront ceux qui ne sçauront quels sont les effects d’amour ou qui n’en auront jamais ressenty les blesseures, car les autres compatiront à mon mal par le sentiment qu’ils auront du leur. Mais à vous, Phillis, il est permis de parler de ceste sorte, et de vous moquer de la grandeur de mon affection, qui vous estes trouvée un suject incapable d’en estre touchée, ou plustost qui n’avez jamais tourné les yeux sur le suject qui peut faire mourir d’amour tous ceux qui le verront.

Mais, ma maistresse, voyez, je vous supplie, quel reproche mon ennemie me fait pour preuver que je ne vous aime point, ou pour faire mespriser mon affection, et jugez par là si elle a ouy parler quelquefois d’amour ! N’est-elle pas bien gracieuse quand elle m’accuse de n’avoir jamais rien aimé que vous, et que vous estes la premiere qui m’avez surmonté ? J’advoue que voicy un blasme duquel je n’ay jamais ouy parler, et duquel toutesfois je me dis librement coulpable ; car il est vray que vous avez esté non seulement la premiere et la seule que j’ay aymée, mais de plus que vous serez encore la seule et la derniere que j’aymeray jamais. Et s’il advient autrement, escoutez bien, mon ennemie, afin que vous continuyez à m’accuser de ceste faute. Et s’il advient, dis-je, autrement, ô soleil qui m’esclairez ! ô air qui me laissez respirer ! et vous, ô terre qui me soustenez et qui me nourrissez ! couvrez mes yeux d’eternelles tenebres, estouffez mon cœur parjure, et m’engloutissez dans vos abysmes comme indigne de veoir de vivre, ny d’estre veu ! Je monstreray par mon unique affection que comme il n’y avoit rien qui fust capable de m’apprendre à aymer que la seule beauté de Diane, de mesme il n’y a point d’autre cœur qui puisse jamais arriver à l’aymer ; et j’apprendray aux plus sçavans par l’eternelle durée de mon amour, qu’ils se trompent, quand ils nous enseignent que tout ce qui a eu commencement doit avoir une fin, car, ô Phillis, cette affection que vous vous vantez d’avoir veu naistre, ne vous servira pas seulement, mais tous les siecles à venir.

Que si cette unique et eternelle affection est estimable, si celle à qui elle s’adresse m’en veut faire quelque grace, et comment, bergere, pouvez-vous dire qu’elle vous soit deue ? Est-ce comme vous presupposez que vos reproches ont esté cause de cette amour, et que tout ce qui en est procedé, vous doit estre attribué comme à celle qui en est l’origine ? Prenez garde, Phillis, que cela vous estant accordé, il ne soit fort à vostre desavantage, car ceux qui sont cause du mal en doivent estre chastiez ; mais si, comme vous dites, ma maistresse se doit plustost mocquer de moy, que d’avoir esgard à ma peine, il s’ensuivra que ce sera de vous de qui elle se rira, et non pas de Silvandre, puis que vous vous en attribuez toute chose.

Mais n’ayez peur, bergere, je ne veux pas vous quitter mes justes pretentions à si bon marché. Lors que quelqu’un faict par autruy quelque chose, il faut considerer quelle est l’intention de celuy qui la faict faire, car si son intention est bonne, il ne doit point estre blasmé du mal qui en arrive, pourveu que d’ailleurs il n’en soit point coulpable, non plus que si son dessein estoit mauvais, il ne doit point avoir part à la gloire ny au profit qui en procede. Or si vous m’accordez ce que je dis (je croy que personne ne le peut nier), voyons, avant que vous donner ny louange ny blasme, quelle estoit vostre intention, lors que nostre gageure fut proposée par vous. Nous n’aurons pas, ma maistresse, beaucoup de peine à le descouvrir, car elle-mesme nous l’a dit : les desguisemens, a-t’elle dit, et les feintes recogneues apportent de la haine. Mais Diane sçait que toutes tes recherches ne procedent que de la gageure que tu as faite, et que tout ce qui s’en est ensuivy n’est que par feinte, donc elle te doit vouloir mal.

Voyez vous, ma maistresse, comme elle a pensé qu’en cette gageure je n’userois que de feinte et de dissimulation, et puis l’on est louable ou blasmable par l’intention. Ne la condamnerez-vous pas coulpable de tous les desguisemens, de toutes les dissimulations et de toutes les feintes dont elle m’accuse, et desquelles elle pensoit que je me deusse servir ?

Et n’ay-je pas juste raison de dire : C’est vous, ô Phillis, qui par la gageure m’avez donné feintement à cette belle Diane, mais c’est mon cœur qui veritablement m’a donné à elle par la cognoissance qu’il a eu de ses perfections ? Doncques à vous se doivent les chastimens avec lesquels les feintes et les tromperies doivent estre chastiées, et à mon cœur les faveurs et les graces qu’une veritable affection peut meriter.

Ne me dites donc plus que je vous quitte cette pretendue victoire, pour monstrer mon esprit et mon jugement : mon esprit, ayant sçeu si bien desguiser une fausse affection, sous le visage d’une veritable amour ; et mon jugement, pour avoir si bien recogneu l’avantage que vous avez par dessus moy. Car au contraire, je monstrerois à tous que je n’ay point d’esprit, si j’avois aymé feintement ce qui est le plus digne en l’univers d’estre parfaictement aymé, et je donnerois cognoissance de n’avoir point de jugement, si je ne cognoissois bien l’avantage que ma vraye et parfaite affection me donne par dessus la vostre, feinte et si pleine de defauts.

Je veux, bergere, que vous confessiez vous-mesme le contraire de ce que vous me reprochez, et que vous soyez la premiere qui direz, voyant la durée de mon amour et sa perfection, qu’il n’y a point d’affection, pour mal commencée qu’elle soit, et à qui par gageure ou pour passe-temps on se laisse embarquer, qui ne puisse se rendre tres-veritable et tres-asseurée, puis que celle-cy, à qui un gratieux essay a donné naissance, s’est rendue telle en moy, que les années et les siecles qui peuvent mesurer toute l’estendue du temps auront moins de durée en l’univers que ceste affection en mon ame.

Mais, ô mon ennemie, toutes ces considerations et tous ces discours sont bien en vain, ce me semble, puis que ce n’est qu’entre nous que nous debattons à qui aura la victoire, ce n’est pas là où gist la difficulté. Je ne doute point que ce chapeau de fleurs que j’ay mis aux pieds de Diane ne me fust acquis avec raison, s’il falloit que quelqu’un de nous eust ceste victoire que nous pretendons. Mais helas, ô Phillis ! j’ay grand peur, et ce n’est pas sans raison, si je crains qu’elle ne sera ny à l’un, ny à l’autre ; car tout ce que nous avons allegué pour meriter son amitié, pourroit bien avoir lieu pour le regard de quelque autre, mais pour Diane nullement, Diane, de qui les perfections et les merites surpassans toutes les forces de la nature, mesprisent aussi toutes les loix qu’elle donne aux mortels.

Et par ainsi, quand nous disons que l’amour se doit payer par l’amour, et que les longs et fideles services sont dignes d’estre recogneus, ce sont veritablement des raisons pour les hommes, et qui les obligent à les ensuivre, mais nullement pour Diane, en qui le Ciel a voulu mettre tant de graces que, la relevant par dessus les mortels, elle l’a voulu esgaler à ceux qui habitent parmy les estoilles. A qui faut-il donc que je m’adresse ? et à quoy faut-il que je recoure ? M’addresseray-je à l’amour, et recourray-je à la justice avec laquelle toutes les choses sont balancées, et recompensées. Mais comment ne sera-ce inutilement, puis qu’amour n’a rien affaire avec Diane, et que ce qui est juste pour toute autre seroit injustice pour elle ? Adressons-nous, ô Silvandre, et recourons à elle-mesme, et laissans là toutes les autres puissances et toutes les autres raisons, disons luy.

A ce mot, il se jetta à genoux devant Diane, et puis, luy tendant les mains, il continua :

O Diane ! l’honneur non seulement de ces Forests et de ces rivages, mais la gloire de tous les hommes, et l’ornement de tout l’univers, vous voyez devant vous un berger, qui non seulement vous ayme, et vous offre son service et sa vie, mais vous adore, et vous sacrifie et son cœur et son ame, avec une si entiere affection, ou plustost devotion, que tout ainsi que la nature ne peut plus rien faire qui se puisse esgaler à vous, aussi l’amour ne sçauroit plus allumer une si grande ny si parfaicte affection dans quelque autre cœur que ce soit. Et toutesfois le grand Tautates s’est pleu à vous advantager de telle sorte par dessus les œuvres de ses mains, qu’encore que je sçache bien que cette extreme amour et entiere devotion me pourroit faire esperer avec raison de toute autre quelque grace et quelque faveur, et ne le recevant point, donner lieu à mes plaintes et à mes doleances, si recognois-je bien que pour vous, cela ne peut estre, à qui tous les cœurs et tous les services des mortels sont deus, et qui ne peuvent vous estre refusez sans offence, ny, vous estans rendus, meriter rien de plus avantageux pour nous, sinon qu’en vous aimant, servant, et adorant, nous vous rendons les devoirs ausquels tous les hommes vous sont obligez.

Aussi je ne me presente pas maintenant devant vos yeux pour vous demander quelque recompense de mes services, ny de mon affection, tant pour la consideration que je viens de dire, que d’autant qu’il n’y en a point qui soit digne d’elle que le seul honneur d’estre aymé de vous. Et cette demande seroit une outrecuidance trop extreme, et par dessus toutes mes esperances, mais seulement pour vous supplier par la chose du monde que vous avez la plus aymée, et (si jusques icy rien n’a esté assez heureux pour avoir eu cette faveur), je vous requiers par la personne bien-heureuse que le destin vous ordonnera d’aymer, de vouloir seulement rendre un favorable, mais juste tesmoignage que je sçay veritablement bien aymer, et qu’il n’y a personne qui ayme mieux que Silvandre, ny qui merite mieux d estre aymé par une vraye amour et parfaite affection.

Silvandre acheva de parler de cette sorte, et sans se vouloir relever, quelque signe que Diane luy fist de la main, il voulut attendre à genoux son jugement. Et parce que Phillis vouloit repliquer sur ce que Silvandre luy avoit respondu, Adamas, voyant que l’heure de partir pressoit, luy dit qu’elle ne le pouvoit plus faire, parce qu’il n’avoit tenu qu’à elle de dire tout ce qu’il luy avoit pleu. De sorte que Diane, apres avoir quelque temps consideré ce qu’elle avoit à dire, parla enfin de cette sorte.

==Jugement de la bergere Diane==

L’amour estant l’une de ces choses, desquelles les effets doivent rendre plus de tesmoignage que les paroles, et le different qui est entre Phillis et Silvandre estant de cette qualité, nous n’avons pas voulu mettre moins de soing à remarquer leurs actions et toutes les choses qui se sont passées jusques icy depuis le commencement de leur gageure, qu’à bien peser les raisons maintenant alléguées par tous les deux. Et ayant bien meurement balancé et consideré le tout, et usant du pouvoir qui en cet endroict nous a esté donné, NOUS DISONS et declarons que veritablement Phillis est plus aymable que Silvandre, et que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Phillis. Et pour ne laisser personne en doute de nostre intention, NOUS ORDONNONS que Phillis s’asseoira dans le siege où je suis, et que Silvandre me baisera la main ; et en fin, que Phillis rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas qui le luy a donné, et Silvandre reprendra le sien de mes mains, et le portera tousjours à l’avenir, en le renouvellant lors qu’il flestrira, afin que cette marque luy en demeure eternelle parmy les autres bergers. A ce mot, elle se leva et alla prendre Phillis par la main, et luy faisant rendre son chapeau de fleurs au druide, la fit asseoir dans le siege où elle estoit, et relevant la guirlande de Silvandre, la mit sur la teste au berger, et luy tendit la main tout à genoux qu’il estoit, afin qu’il la baisast, ce qu’il fit avec tant de contentement et de transport, que la bergere cogneut bien (si elle ne l’avoit faict encore) que ce n’estoit point un baiser qui procedast d’une feinte affection.