L’Atelier de Marie-Claire/12

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Eugène Fasquelle (p. 143-156).
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XII

Depuis le jour où Clément était entré dans ma petite chambre, ma vieille voisine semblait avoir oublié les vignes de son pays pour ne plus se souvenir que de son amour malheureux. Elle en parlait comme d’une histoire récente, et quand il m’arrivait de la regarder par hasard, j’étais toujours étonnée de la trouver vieille.

Elle ne se rappelait absolument rien de son enfance. Toutes ses peines et toutes ses joies dataient de ses dix-huit ans, comme si la vie n’eût vraiment commencé pour elle qu’à cet âge.

C’était à ce moment-là que l’amour était entré dans son cœur. Il y était entré si profondément que rien n’avait pu l’en chasser et que je l’apercevais comme un feu mystérieux qui la réchauffait sans cesse et empêchait ses lèvres de se flétrir.

Tout au début de ses confidences, elle avait mis un peu d’amertume dans son accent, pour dire : « Il nous voyait si coquettement vêtues, ma sœur et moi, qu’il s’imagina que nous étions riches ; mais quand il sut que nos parents ne nous donneraient pas même une livre d’or en mariage, il se détourna de moi pour en épouser une autre. »

Son état d’exaltation augmenta avec l’idée que je pourrais devenir un jour la femme de Clément. À l’atelier, elle était à l’affût de tout ce que pouvait dire Mme Dalignac sur son neveu. Et le soir elle n’attendait pas toujours que nous fussions chez nous pour me répéter qu’elle désirait ce mariage de tout son cœur. Elle faisait des projets à ce sujet, et s’il m’arrivait d’en rire, elle se fâchait. Puis, elle parut oublier qu’il s’agissait de mon avenir et non du sien, et bientôt elle parla de ce mariage comme d’un bonheur qui lui était dû.


En ce jour de Noël notre maison ressemblait à une cage ouverte. Les enfants s’en échappaient avec des cris joyeux et les appels des parents se perdaient dans la dégringolade continuelle de l’escalier.

Pour tout le monde c’était un beau jour de fête, mais pour Mlle Herminie, c’était surtout un jour de beaux souvenirs.

Il était tout pareil à celui-ci, le Noël qui avait vu son fiancé dans la maison de ses parents, et, tout comme aujourd’hui, les enfants battaient joyeusement du tambour et soufflaient à grands coups dans des trompettes de fer-blanc. Notre repas préparé avec soin la laissa presque indifférente, tant elle avait de choses à dire.

Je l’écoutais parler. Une sorte de jeunesse lui mettait du rouge aux joues et ses rides paraissaient moins creuses.

Cependant, lorsqu’elle eut dit tout au long la joie de ce jour lointain, elle ramena ma pensée vers Clément.

Nous savions par Mme Dalignac qu’il viendrait en permission pendant les fêtes et qu’il profiterait de ce temps pour parler d’une chose très sérieuse qui engagerait toute sa vie.

Le patron s’était moqué au reçu de la lettre de Clément :

— Té ! c’est clair, il va t’annoncer qu’il est amoureux d’une belle jeune fille et qu’il veut se marier.

Mme Dalignac n’avait rien répondu, mais son regard était devenu fixe comme si elle cherchait à voir au loin la belle jeune fille que son neveu avait choisie.

Était-ce moi ? comme il me l’avait assuré lors de sa visite, et comme le désirait si ardemment Mlle Herminie. Un doute me venait. Je n’avais pas revu Clément quoiqu’il fût venu plusieurs fois en permission depuis ce jour-là. Et si, dans ses lettres à Mme Dalignac, il parlait des ouvrières, mon nom n’était pas cité plus souvent que celui de Duretour ou de Bergeounette. Je n’en ressentais ni ennui ni joie. Rien ne m’éloignait de Clément, mais rien non plus ne m’attirait vers lui, et s’il n’avait pas été le neveu de Mme Dalignac, j’aurais eu vite fait de l’oublier.

Maintenant que nous avions approché nos chaises très près du poêle, Mlle Herminie parlait encore de son amour. Ses souvenirs s’échappaient un à un et me faisaient penser à de jolis oiseaux s’envolant par la chambre. Elle-même prenait par instant une forme merveilleuse dans ma pensée, tant elle mettait de nuances dans le son de sa voix et tant elle m’apparaissait loin du présent. Elle ne s’apercevait pas que le froid entrait en sifflant sous la porte et qu’il cherchait à nous mordre aux jambes. Elle n’entendait pas grandir la colère du vent qui charriait une neige dure et la poussait par rafales dans les vitres. Et elle ne vit pas davantage l’obscurité se lever de tous les coins pour venir lentement s’étendre sur nous. Elle ne regardait que le petit poêle rond qui rougissait par en haut. Et lorsque le couvercle fut devenu semblable à une boule de feu, et qu’on ne vit plus que lui et la lueur qu’il mettait au plafond, Mlle Herminie cessa de parler et s’endormit.

Je me levai sans bruit pour aller jusqu’à la fenêtre. Sur le boulevard bien éclairé, des groupes de gens se hâtaient en riant et parlant haut. Leurs ombres se mêlaient en se traînant à leurs pieds et leurs parapluies recouverts de neige semblaient d’énormes fleurs qu’un grand vent aurait balancées. Au-dessus des toits la nuit n’était pas encore complète, mais le ciel était si bas que j’imaginais pouvoir le toucher rien qu’en étendant un peu la main. Et là-bas, très loin, par-dessus les maisons, une cheminée d’usine lançait une épaisse fumée que le vent rabattait et qui s’allongeait vers moi, lourde et noire comme une menace.

Un appel de Mlle Herminie me fit revenir vers le poêle :

— Ne laissez pas éteindre le feu, disait-elle.

J’allumai d’abord la lampe et j’aperçus la vieille femme toute diminuée, et comme ratatinée sur sa chaise. Le rouge de ses joues s’en était allé et ses rides se creusaient profondément à chaque coin de sa bouche.

Elle fit silence un bon moment, puis, quand elle eut resserré ses jupes autour de ses jambes, elle parla de nouveau. Mais la mémoire aux jolis souvenirs s’était fermée et celle qui s’ouvrait maintenant ne contenait que des plaintes et des regrets.

J’activai le feu, mais le poêle eut beau faire rougir encore une fois le couvercle. Mlle Herminie resta grave et pleine de mélancolie.


Nos vacances ne devaient durer qu’une semaine ; aussi, malgré le mauvais temps, j’entraînais chaque jour ma vieille voisine à la promenade.

Elle n’apportait pas beaucoup d’attention aux choses de la rue. Elle s’appuyait à mon bras en continuant à parler de sa jeunesse, et quand elle ne trouvait plus rien à dire sur elle-même, elle contait les joies et les douleurs des autres. Dans notre quartier il n’y avait que le boulevard Saint-Michel qui la rendait attentive. Elle aimait ses trottoirs bruyants et encombrés où l’on rencontrait des couples jeunes qui s’embrassaient tout en marchant.

En dehors de ce boulevard, c’était surtout au Luxembourg que je la conduisais.

Par ces jours d’hiver le jardin semblait être devenu notre propriété. Des passants le traversaient dans un sens ou dans l’autre, mais personne ne s’y arrêtait. Il ne fallait pas songer non plus à nous y arrêter. Le vent qui soufflait sur la terrasse faisait baisser la tête à Mlle Herminie et coupait par le milieu ses plus belles histoires. Nous marchions à l’aventure, et le plus souvent, nous ne dépassions pas la pépinière dont les allées étaient les mieux abritées. Tout à côté, c’était le grand bois, un bois où les arbres gardaient tous la même distance et où l’herbe n’avait jamais poussé entre les cailloux. Tout y était de couleur sombre, les bancs se mêlaient à la terre et aux branches, et la baraque de guignol avait l’air d’une hutte abandonnée. Au loin dans les allées pleines de brouillard, des formes grises passaient, se croisaient et disparaissaient.

Dans la pépinière les arbres n’étaient pas moins noirs, et il ne restait aux pelouses qu’un semblant de verdure, mais les buis et les fusains conservaient toute l’épaisseur de leur feuillage d’été.

Dès notre entrée les moineaux nous reconnaissaient. Ils arrivaient par groupes au-devant de nous et volaient jusque sur nous pour prendre le pain que nous apportions. Les merles restaient à l’écart et se sauvaient tout peureux à notre approche, mais les pigeons réclamaient leur part avec insistance, et nous suivaient comme des mendiants. Tout comme les bancs du jardin, les oiseaux se confondaient avec la terre. Leurs belles teintes brillantes, leurs beaux plumages lisses avaient disparu. Les pigeons, surtout, semblaient être vêtus de laine usagée. Ils avaient perdu leur vivacité aussi, et sautillaient frileusement autour de nous. À notre départ, ils s’envolaient lourdement pour s’abriter dans l’encoignure des branches. Quelques-uns se perchaient au plus haut des arbres et, dans le soir tombant, ils ressemblaient à de vieux nids que le vent d’hiver n’avait pu jeter bas.

Seules les chaises de fer qu’on rencontrait de-ci de-là ne se mêlaient à rien. Toutes se ressemblaient par la rouille et l’usure ; mais chacune d’elles restait distincte comme un être vivant.

Quelques-unes tombées en travers du chemin semblaient accroupies comme des chiens de garde, tandis que d’autres bien étendues sur le dos paraissaient disposées à dormir longtemps.

Au milieu d’un groupe rangé en cercle, l’une d’elles juchée en équilibre sur sa sœur et balancée par le vent laissait échapper des cris aigus que les autres semblaient écouter en silence.

Deux couchées face à face à l’abri d’un massif avaient l’air de se parler tout bas, tandis qu’une troisième, à moitié cachée par un banc, se penchait sur elles comme pour surprendre leur secret.

Il y en avait dont la pose était si pénible à voir, que nous ne pouvions nous empêcher de les redresser.

Beaucoup étaient solitaires et nous surprenaient au passage comme des êtres mystérieux. Bien dissimulées contre un arbre, elles semblaient s’y appuyer seulement de l’épaule et levaient un pied.

Le jour de l’an était notre dernier jour de fête ; mais le froid devint si dur et le ciel si chargé de nuages que Mlle Herminie refusa de sortir. Elle ramena de chez elle un vieux fauteuil délabré qu’elle eut bien du mal à mettre d’aplomb. Puis, quand elle se fut enfoncée dedans au point de ne plus pouvoir en sortir sans aide, elle dit d’un ton très net :

— À présent, j’attends mes étrennes.

Ses étrennes !

Le rire qui nous gagna brusquement se prolongea, car, pas plus que moi, elle n’en pouvait attendre de personne.

Pour conjurer la mauvaise chance de l’année nouvelle, j’avais acheté dès le matin un petit bouquet de violettes, que nous avions partagé avec le soin le plus méticuleux. Une violette échappée du bouquet et tombée à terre pendant le partage avait même été le sujet d’une longue discussion. J’avais voulu la joindre à la part de Mlle Herminie en lui assurant qu’elle représentait pour elle une année de plus à vivre, mais elle l’avait refusée, prétendant que la fleur tombée était la part du destin. Et, sans perdre une minute, elle lui avait confectionné un minuscule vase en papier et l’avait posé au plus bel endroit de la cheminée.


Malgré le froid, notre maison n’était pas moins bruyante qu’au jour de Noël. Les lapins-tambours, les moutons bêlants et les carabines à répétition menaient le même vacarme dans l’escalier. Aussi, lorsque j’entendis frapper à ma porte, je ne bougeai pas, croyant qu’un enfant la heurtait par mégarde, mais les coups furent répétés avec plus de force et je me levai pour ouvrir.

C’était Mme Dalignac, un peu essoufflée d’avoir monté trop rapidement les étages.

Avant même d’entrer elle me demanda très vite :

— Est-ce vrai que vous voulez bien épouser Clément ?

Je restais interdite et je me sentis rougir violemment.

Elle attendit à peine et reprit en abaissant vers moi son front qui dépassait de beaucoup le mien.

— Dites. Est-ce bien vrai ?

Toute sa tendresse, tout son désir de bonheur pour son neveu éclatait si fort dans le tremblement de sa voix que je fis oui de la tête sans détacher mon regard du sien.

Elle laissa partir son joli rire vers le patron qui arrivait à son tour, et lui dit :

— Tu vois ! Clément n’a pas menti.

Le premier sourire du patron avait été pour sa femme, mais dans celui qu’il m’adressa ensuite il y avait un réel contentement.

Clément entra aussi avec un visage content.

Il se dandinait un peu dans son bel habit militaire, mais ses gestes étaient bien mesurés, et son regard se posa sur moi avec un grand calme.

Mme Dalignac expliqua tout en faisant asseoir son mari :

— C’est ce matin que Clément nous a parlé de vous.

Elle ajouta comme si elle s’excusait d’être venue :

— C’était trop grave, je ne pouvais pas attendre jusqu’à demain votre réponse.

Clément ne resta pas longtemps sans rien dire. Il fut même presque le seul à se faire entendre pendant le temps qui suivit. Il exposa lentement et nettement ses projets d’installation et de travail, et, à la façon dont il parla de notre futur ménage, je compris qu’il y avait longuement réfléchi.

Je suivais ses paroles sans en laisser perdre une seule. De temps en temps mon regard rencontrait le sien, mais la confiance en soi-même que j’y retrouvais chaque fois, m’obligeait à rechercher celui de Mme Dalignac qui restait un peu suppliant et plein d’espoir.

Le jour baissa tout à coup et la neige se mit à tomber. Elle tourbillonnait molle et légère comme du duvet fin et Mlle Herminie nous la montrait du doigt en disant selon son habitude :

— Les anges secouent leurs ailes.

Clément ne s’attarda guère à regarder la neige. La boutique de tapissier, bien décorée et bien achalandée où il se voyait déjà le maître, absorbait toute son attention. Il me prévint que notre mariage aurait lieu dès son retour du régiment et ses yeux s’adoucirent tout à fait, lorsqu’il me dit en se levant :

— Vous me serez très utile dans mon métier, et je suis sûr que vous ne regretterez rien.

Il allait commencer une autre phrase ; mais le patron l’en empêcha en se moquant :

— Eh ! On ne sait jamais… Ne chante pas si vite… donque.

Clément rit avec nous et Mme Dalignac qui s’était levée en même temps que lui, étendit la main pour me dire :

— Croyez-moi, c’est un bon garçon…

Elle riait doucement. Et toute la joie qui était en elle semblait se répandre autour d’elle.

Avant de partir. Clément jeta un rapide coup d’œil sur la plupart des objets comme s’il en faisait le compte. Puis il déplaça les deux bouquets du matin qu’il trouvait trop rapprochés l’un de l’autre, et après avoir flairé la petite violette solitaire, il la prit et la mit sans façon à la boutonnière de sa tunique. Il sortit derrière le patron et sa femme, et comme au jour où il était venu seul, je demeurai longtemps penchée sur la rampe de l’escalier.

Je retrouvai Mlle Herminie le front collé à la vitre. Elle gardait les yeux fermés, et ses mains se joignaient sous son menton.

Je restais silencieuse à côté d’elle. Devant nous les toits commençaient à retenir la neige. Les poteries déteintes des cheminées s’alignaient et semblaient se presser les unes contre les autres pour se garantir du froid. Parmi elles les longues cheminées de tôle se dressaient sous le capuchon de leurs girouettes, et tournaient obstinément vers nous l’entrée de leur gouffre noir.

Mlle Herminie revint à son fauteuil, et moi au petit banc qui me rapprochait d’elle ; cependant le reste de la soirée nous trouva souvent en désaccord. Et à l’heure du coucher, la pauvre vieille me dit tout attristée :

— Mes étrennes sont belles, mais je ne sais s’il faut m’en réjouir ou pleurer.

Cette nuit-là, je rêvai que Clément m’avait fait monter sur le siège d’une toute petite charrette, où il n’y avait de place que pour un seul. J’étais si serrée entre lui et la ridelle que j’en perdais le souffle. Clément ne se doutait de rien. Il tenait les guides à pleines mains et lançait hardiment le cheval sur un chemin tout encombré de bois coupé. La voiture restait d’aplomb et la bête bien tenue ne trébuchait pas, mais voilà qu’au tournant d’un petit pont, le chemin se fermait brusquement en cul-de-sac, et avant que Clément ait pu arrêter son cheval, il s’abattait lourdement et la charrette culbutait. Deux fois de suite je fis ce rêve et, la deuxième fois, je sentis mes membres toucher si rudement la terre que j’eus peur de me rendormir. Je me mis sur mon séant pour échapper au sommeil, et je cherchai à reconnaître les bruits du dehors. Ils avaient changé de son. La voix des passants attardés m’arrivait sans le choc de leurs pas, et je devinais le passage des fiacres sans en entendre le roulement. Puis l’église Notre-Dame-des-Champs sonna un coup qui me sembla très proche et très loin tout à la fois, comme si la cloche eût été enveloppée d’étoffes. Alors pour faire cesser l’angoisse qui commençait à m’oppresser, je sautai à bas du lit et courus à la fenêtre.

C’était la neige qui étouffait les sons. On ne la voyait pas tomber ; mais elle s’étalait épaisse et blanche sous les lumières. Et là tout près, sur le trottoir d’en face, un bec de gaz faisait reluire les flocons qui tournaient autour de lui comme de gros papillons blancs.

Je retournai à mon lit. Et longtemps, dans le silence de la nuit, je suivis par la pensée le vol des anges qui secouaient leurs ailes sur Paris.


Au matin, lorsque Mlle Herminie m’éveilla, un vent glacé soufflait sur la ville. Le temps s’était éclairci et des milliers de petits nuages blancs fuyaient dans le ciel en volant très haut.

En bas, des hommes rangés en ligne attaquaient la neige à grands coups de balai et tous ensemble la poussaient à l’égout, comme une chose malpropre.