L’Atelier de Marie-Claire/11

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Eugène Fasquelle (p. 125-142).
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XI

Au lieu de la réponse que j’attendais de Mme Dalignac, ce fut elle-même qui arriva. Son visage avait toujours son air de grande bonté mais son front semblait lourd et plein de pensées sombres.

Elle comptait laisser son mari dans les Pyrénées jusqu’à sa guérison, mais pour cela il fallait de l’argent, et elle revenait pour en gagner.

On eût dit que c’était elle qui venait emprunter la machine à coudre. Elle joignait les pieds et rentrait les coudes comme si elle craignait de prendre trop de place, et il y eut une grande timidité dans sa voix lorsqu’elle me dit :

— Vous pourrez vous installer dans l’atelier, et si vous le voulez bien, je travaillerai avec vous en attendant les commandes de mes clientes.

Dès le lendemain nous étions à l’ouvrage. Mme Dalignac n’avait aucune idée du travail de confection à bon marché, et son étonnement fut grand de me voir coudre une petite robe entièrement à la machine sans bâtis ni préparation d’aucune sorte, mais son étonnement devint presque de l’épouvante quand elle vit que le gain de mes journées ne dépassait pas deux francs.

Ce n’était pas une surprise pour moi. À mon arrivée à Paris, il m’avait fallu gagner ma vie coûte que coûte et j’avais dû accepter pour cela tous les travaux de couture qui se présentaient. C’était en confectionnant des vêtements pour les grands magasins, que j’étais devenue adroite à la machine, mais, que les vêtements fussent d’hommes, de femmes ou d’enfants, mon gain avait toujours été le même.

J’expliquai ces choses à Mme Dalignac. Je lui appris comment certaines patronnes gagnaient gros en faisant faire hors de chez elles des centaines et des centaines de vêtements. Je lui indiquai les maisons de la rue du Sentier où l’on portait des modèles, et d’où l’on rapportait les étoffes à pleines voitures lorsque le modèle avait du succès.

Elle m’écouta attentivement et ce nouveau travail lui apparut bientôt comme un métier où son mari pourrait s’employer sans grande fatigue. Elle réfléchissait après chaque détail qu’elle me faisait préciser, et quand elle sut que les maisons de gros payaient à date fixe et qu’elle ne serait plus obligée de présenter indéfiniment ses factures, elle décida de faire quelques jolis modèles qu’elle porta aussitôt rue du Sentier.

Elle revint un peu attristée des prix qu’on lui avait offerts. Cependant, elle rapportait douze commandes de la maison Quibu, qu’elle coupa immédiatement. Et, au bout de la journée, nous savions que notre gain allait s’augmenter du double.

Il nous vint un grand courage et une grande gaîté. Mme Dalignac riait de son rire frais et il me semblait entendre le patron quand il disait : « Elle rit joli, ma femme. »

La maison Quibu était une des plus importantes du Sentier. Aussi sa deuxième commande fut si grosse qu’il fallut rappeler les anciennes ouvrières et en demander de nouvelles.

Boudelogue ne fut pas contente de ce changement. Elle craignait pour la finesse de ses mains, mais quand elle eut compris que le travail aux pièces lui permettrait de gagner davantage lorsqu’elle peinerait davantage, elle cessa de grogner et ne parla plus d’aller chez une autre couturière.

Bergeounette, qui connaissait tous les genres de couture, donna des conseils. Selon elle les ouvrières du dehors causaient souvent des ennuis tandis que le travail de l’atelier était régulier et facile à surveiller. Seulement, il fallait des machines. Elle connaissait justement un marchand juif qui en vendait à crédit et elle offrit de l’amener.

Ce marchand était un homme jeune qui ressemblait à un vieux. Il regarda Mme Dalignac, puis il s’assit, et la pria de demander clairement ce qu’elle désirait.

Et pendant que chacune de nous se taisait, on entendit :

— Je voudrais trois machines à coudre.

— Oui, madame.

— Toutes neuves.

— Oui, madame.

— Il me faudra du temps pour les payer.

— Oui, madame.

Le ton du marchand était plein de déférence et il fermait les yeux en inclinant le buste à chaque réponse.

Mme Dalignac ne s’informa ni du prix des machines ni des conditions de paiement. Elle dit seulement tandis que le juif se levait pour partir :

— Je ne payerai peut-être pas régulièrement, mais je payerai sûrement.

Le marchand leva les deux mains en souriant pour montrer son entière confiance, et avant de sortir il salua si bas qu’une mèche de ses cheveux s’échappa, et se balança comme un pompon.

Les machines furent livrées le jour même et il y eut bientôt une quinzaine d’ouvrières à l’atelier.

Mme Dalignac ne pouvait plus suffire à la coupe. Je l’aidais et nous restions souvent très tard à préparer l’ouvrage du lendemain. Il nous fallut aussi établir les prix à payer pour chaque modèle. Ce fut une grosse difficulté. Je ne savais pas compter non plus, et nous arrivions à si bien embrouiller nos chiffres que le fou rire nous prenait devant notre maladresse. Mme Dalignac se décourageait parfois et disait : « Ah ! si mon mari était là. » Enfin, après un nombre considérable de recommencements, les prix furent fixés, et le livre de références devint net et facile à consulter.


Mme Doublé arriva comme d’habitude vers la fin de septembre. Elle était rouge en entrant et ses yeux noirs étaient tout brillants de colère.

Elle venait de rencontrer Duretour en bas qui lui avait appris sans politesse que nous ne ferions plus de robes à façon.

En la voyant Mme Dalignac eut une petite barre au-dessus des sourcils. Cependant elle lui fit bon accueil et lui parla avec sa douceur ordinaire.

Mme Doublé avait un tremblement dans la voix et ses yeux se déplaçaient comme s’ils étaient à la poursuite d’une chose qui fuyait pour leur échapper.

Elle fit brusquement un pas qui la lança beaucoup trop près de sa belle-sœur, et sa voix tremblante demanda :

— Eh bé ! Et moi ?

Mme Dalignac recula un peu. Son visage prit l’air de souffrance qu’il avait toujours lorsqu’elle cédait aux autres, et elle répondit :

— Je tâcherai de vous faire des modèles.

Et lorsque Mme Doublé fut partie, elle resta longtemps appuyée sur la table pendant que sa main traçait machinalement des lignes et des carrés avec la craie savonneuse.

Le patron ne savait rien de la transformation de l’atelier. Sa femme comptait l’en avertir plus tard pour ne pas troubler son repos ; mais, peu de jours après la visite de Mme Doublé, il arriva sans avoir prévenu de son retour.

Il était sans forces et pouvait à peine se tenir debout. Et, comme Mme Dalignac s’inquiétait tout affolée, il lui montra une lettre de sa sœur.

Sa confiance ne fut pas longue à revenir.

Il comprit vite la nouvelle organisation et il remisa lui-même sa machine à broder tout au fond de l’atelier.

Le travail allait bon train, mais l’intimité d’autrefois n’existait plus. C’était à chaque instant des disputes ou des rires bruyants que le patron ne savait pas faire cesser. Et la plupart des nouvelles laissaient entendre qu’elles ne reviendraient pas le lendemain si on les ennuyait avec des remontrances. Quelques-unes ne se gênaient pas pour se moquer de l’accent du patron. Comme il prononçait crante au lieu de quarante, on confondait souvent avec trente, et cela causait des erreurs dans les mesures. Aussi, on entendait tout à coup une voie hardie :

— Patron, combien faut-il de centimètres à l’encolure du vêtement bleu ?

— Crante… répondait le patron.

Et la voie hardie reprenait :

— Ça prend-il un 3 ou un 4, votre chiffre ?

Il n’osait pas se fâcher, mais il disait à sa femme :

— Elles sont un peu trop libres.

Aux heures de livraisons, un affolement gagnait tout le monde. Le patron vérifiait en hâte les étiquettes et passait les vêtements à Duretour qui les disposait en paquets.

Il arrivait qu’une étiquette de la Samaritaine était cousue à un manteau du Printemps. C’était alors des récriminations et des protestations assourdissantes. Personne ne se reconnaissait coupable, et Duretour, qui aimait de moins en moins enfiler une aiguille, était bien obligée de réparer l’erreur.

Il arrivait aussi qu’un bouton se détachait rien qu’en secouant le vêtement. Le patron essayait alors de dominer le bruit en criant à moitié fâché :

— Au moinss, mesdames, cousez-les pour qu’ils tiennent d’ici au magazing…

Ces heures d’activité bruyante lui plaisaient. Au milieu de l’agitation générale il semblait retrouver ses forces. Mais, dès que Duretour s’éloignait dans son fiacre tout débordant de paquets, il retombait sur sa chaise longue et n’en bougeait plus.

Mme Dalignac s’inquiétait pour lui de la poussière des lainages. Elle aurait voulu le voir retourner dans les Pyrénées, mais il ne voulait rien entendre.

— Je ne veux plus me séparer de toi, disait-il.

À M. Bon qui lui donnait le même conseil il répondait avec un air d’entêtement :

— Eh non ! je vous dis.

Et il continuait à suivre des yeux sa femme dont les énormes ciseaux grinçaient et mordaient sans relâche dans l’épaisseur des tissus.

Parmi les nouvelles ouvrières, il y avait Gabielle. Elle prononçait ainsi son nom, et personne ne songeait à l’appeler Gabrielle. C’était une grande et belle fille qui riait de tout et qui menait sa machine tambour battant. Elle avait la peau épaisse et un gros nez, mais ses dents étaient si blanches et ses lèvres si fraîches qu’on oubliait vite le reste du visage. Elle gardait les bras nus jusqu’aux coudes et son corsage s’ouvrait toujours à la poitrine.

Elle arrivait des Ardennes, et n’avait pas beaucoup plus de dix-huit ans.

Elle venait de quitter ses parents à la suite d’une scène qui la faisait rire aux larmes chaque fois qu’elle en parlait.

Ils avaient voulu la marier à un voisin qu’elle n’aimait pas et chacun d’eux en la prenant à part espérait la décider. Mais voilà qu’un dimanche son père et sa mère s’étaient mis à lui parler tous deux ensemble ; sa mère vantait les qualités du fiancé et prédisait un bonheur tout pareil à celui qu’elle possédait elle-même depuis son mariage. Et comme Gabielle s’entêtait à répondre qu’elle n’aimait pas le voisin, son père lui avait dit en l’embrassant : « Cela ne fait rien, ma petite fille. Tiens ! Vois-tu, moi j’ai épousé ta mère parce qu’elle était sage et qu’elle avait un peu d’argent, mais je ne l’aimais pas. » Aussitôt Gabielle avait vu sa mère se dresser contre son père en criant : « Ha ! Tu ne m’aimais pas ? »

Et elle l’avait vu se retourner d’un seul coup pour prendre le manche à balai. « Ha ! tu ne m’aimais pas… Méchant homme. » Et au souvenir de son père prenant la fuite, Gabielle riait, en ouvrant la bouche si grande qu’on apercevait le fond de sa gorge toute semblable à une fleur rose.

Elle aussi avait l’amour de la danse. En entendant parler d’un bal où Boudelogue se promettait de danser tout une après-midi, elle devint remuante au point de ne pouvoir tenir en place. Dans son pays elle allait au bal chaque dimanche et jamais ses parents n’y avaient trouvé à redire. Sa mère l’y accompagnait même de temps en temps, rien que pour le plaisir de la voir sauter. Bouledogue n’y voyait pas de mal non plus, et elle ne fit aucune difficulté pour l’emmener au bal Bullier le dimanche suivant.

À l’encontre de Bouledogue qui ne manquait jamais l’atelier, même lorsqu’elle avait dansé toute une nuit, Gabielle ne vint pas travailler le lendemain. Elle s’embrouilla un peu pour en donner la raison, et le regard que Bouledogue attacha sur elle la fit rougir et lancer sa machine à toute volée.

On sut qu’à ce bal tout avait bien marché au début. Tandis que les deux cousines tournaient avec entrain, Gabielle rieuse et tout à la joie passait sans crainte d’un danseur à l’autre. Mais à l’heure du départ, elle avait nettement refusé de suivre Bouledogue disant qu’elle saurait bien rentrer seule.

Ma vieille voisine était devenue aussi ma compagne d’atelier. Sa vieillesse et sa faiblesse avaient si fort apitoyé Mme Dalignac, qu’elle s’était engagée à l’employer d’un bout de l’année à l’autre, sans souci du travail qu’elle pourrait fournir, ni des heures qu’elle donnerait en moins. Son arrivée avait apporté du mécontentement aux autres, et il nous fallut l’installer dans la pièce de coupe où elle vint encore augmenter l’encombrement.

Pas plus que les ouvrières, le patron ne regardait la pauvre vieille d’un air aimable. Et Duretour, que personne ne gênait à l’ordinaire, m’avait dit avec une grimace :

— En voilà une idée d’amener ici une femme de l’ancien temps.

Cependant Mlle Herminie ne fut pas longue à gagner les sympathies. Sa franchise brusque et le ton d’égalité qu’elle prit avec chacun, plut vite au patron et attira l’attention des autres qui la rappelèrent dans l’atelier comme une jeune camarade. Ses comparaisons inattendues et ses récits pleins d’exagération étonnaient et amusaient.

Sa voix m’était si familière que, la plupart du temps, je n’en retenais que le son. Mais lorsque je voyais le patron s’approcher pour écouter, je prêtais l’oreille aussi.

Un jour, j’entendis :

— Arrivés dans la vigne, les garçons offrirent la main aux filles pour les aider à descendre de la charrette, mais moi qui ne faisais jamais rien comme les autres, je refuse la main du garçon, et… frrrout… je me lance, comme une hirondelle. Ma robe rose s’accroche au marchepied, et pan… je tombe sur la face, et je reste morte. On me releva la figure fendue de l’œil au menton, et deux soldats qui passaient par là me rapportèrent chez mes parents.

Le patron riait et cherchait à voir la cicatrice du visage, mais elle n’existait que dans l’imagination de Mlle Herminie.

Le dimanche, nous nous réunissions dans ma chambre comme aux jours passés des vacances.

L’escalier s’emplissait toujours d’odeurs de cuisine, mais l’odeur de nos propres repas s’y mêlait et nous ne cherchions plus à deviner le nom des mets ni la qualité du vin que buvaient les autres. Mlle Herminie mangeait maintenant sa côtelette tout entière et, lorsqu’elle avait bu par petites gorgées son café bien chaud, elle ne s’inquiétait plus de l’avenir.


En même temps que Gabielle, il nous était venu Mme Félicité Damoure. Ses deux noms semblèrent si drôles au patron qu’il ne voulut pas les séparer.

C’était une petite femme sèche et noire, et quoiqu’elle fût encore très jeune, sa voix ressemblait à celle d’une vieille femme.

Lorsqu’il y avait une dispute elle criait plus fort que tout le monde et disait toujours des choses ridicules.

Le jour de son arrivée, le patron nous avait dit :

— Elle est du Midi, mais pas du mien.

Ses tournures de phrases faisaient rire. Elle disait :

— Je me suis perdu le dé. Pourtang, je l’avais mis à la poche.

Mais ce qui lui attirait surtout les moqueries des autres, c’était sa confiance immodérée dans les tisanes. Elle faisait une consommation extraordinaire de plantes qu’elle appelait ses petites herbes. À l’en croire, depuis ses trois ans de mariage, elle avait sauvé son mari de la mort plus de vingt fois en l’obligeant à boire de la tisane à tous ses repas.

— Est-ce qu’il est souvent malade ? demanda Mme Dalignac.

Et à notre étonnement, Félicité Damoure répondit avec un nasillement tranquille :

— Non pas ! C’est un homme fort qui attend encore sa première maladie.

Son entrée du matin ne passait jamais inaperçue.

Au lieu du bonjour ordinaire et discret de chacune, elle laissait traîner sa voix fanée :

— Eh ! adieu, mesdames !

Parfois Bergeounette l’imitait en reprenant sur un ton aigu et désolé :

— Eh ! adieu, mesdames !

Gabielle éclatait de rire, et le patron, que cela amusait, disait en levant une épaule :

— Seigneur ! que cette Bergeounette est bête.

En décembre la morte-saison revint, mais la répétition des modèles donna suffisamment d’ouvrage pour occuper les anciennes. De plus, chaque fois que le froid augmentait, il nous arrivait des commandes pressées. Duretour alors partait en hâte chercher les nouvelles et les machines neuves reprenaient leur tapage.

Quelques jours avant la Noël, une forte gelée nous valut une série de manteaux qu’il fallait absolument livrer de suite. Mais Duretour eut beau courir, elle ne ramena que Gabielle et Félicité Damoure. Les autres étaient occupées ailleurs ou ne voulurent pas se déranger. Une grande inquiétude nous vint à toutes. Les manteaux étaient vendus d’avance. Les étiquettes que Duretour avait apportées en faisaient foi. Et si la maison Quibu ne pouvait pas les livrer à temps, il y aurait du désagrément pour elle et pour nous.

Bouledogue elle-même le comprit, et tout le monde décida de veiller pour terminer au plus vite.

Les deux premiers soirs tout alla bien, mais le troisième, après la journée finie, chacune manifesta son mécontentement d’être obligée de revenir passer la nuit du réveillon à l’atelier. Le patron promit des oranges et du vin chaud, mais sa femme ne cachait pas ses craintes pour cette dernière veillée.

Cependant vers neuf heures les ouvrières remontèrent les unes après les autres. Duretour ne parvenait pas à renfrogner son joli visage, malgré son ennui de ne pas réveillonner dans la famille de son fiancé.

Roberte et Félicité Damoure arrivèrent ensemble toutes recroquevillées par le froid. Puis ce fut Gabielle, les mains dans les poches de sa jaquette, et rejetant son souffle comme si elle avait trop chaud. Bouledogue entra, le nez tout plissé et les dents à l’air. Et, comme toujours la dernière de toutes, Bergeounette se précipita avec sa turbulence et son air évaporé.

Lorsque Mme Dalignac eut avancé ou reculé les lampes pour que chacune fût satisfaite, le travail reprit en silence.

Un roulement de voitures montait de l’avenue et les tramways faisaient grincer les rails.

Des bandes de jeunes gens descendaient de Montrouge en chantant à pleine gorge. Et dans les minutes d’accalmie, on entendait démarrer un fiacre dont l’une des roues râpait le bord du trottoir, tandis que les rires des femmes se mêlaient aux claquements fêlés des fers du cheval.

À mesure que la soirée s’avançait, nous apportions plus d’attention aux bruits du dehors. De temps en temps l’une de nous laissait échapper un gros soupir, et on ne savait pas si ce soupir s’en allait plein de regrets vers la fête ou s’il était causé par la fatigue de la veillée.

Un peu avant minuit, Bergeounette fit entendre une sorte de chant très lent et triste comme une plainte. Aussitôt Duretour se moqua :

— Voilà un air gai pour le réveillon.

— C’est un vieux Noël que ma mère me chantait quand j’étais petite, répondit Bergeounette.

Elle ajouta en remuant tout son corps comme d’habitude :

— C’est l’histoire de Joseph et Marie à Bethléem. Et tout de suite elle commença :

Allons, chère Marie,
    Devers cet horloger.
    C’est une hôtellerie,
    Nous y pourrons loger.

Et la voix de Bergeounette se fit soudain très douce, comme devait l’être celle de Marie, en répondant :

La maison est bien grande,
    Et semble ouverte à tous.
    Néanmoins j’appréhende
    Qu’elle ne le soit pour nous.

Gabielle s’aperçut qu’elle perdait du temps à écouter le Noël. Elle fit ronfler sa machine, et les paroles de Joseph, demandant asile pour sa femme, furent presque étouffées par le bruit. Cependant, on put entendre une voix irritée qui disait :

Les gens de votre sorte,
    Ne logent point céans.
    Frappez à l’autre porte,
    C’est pour les pauvres gens.

À travers le bruit de la machine, on suivait Joseph et Marie allant de porte en porte, et recevant sans cesse des refus et souvent des injures.

Le maître du Grand Dauphin n’avait « ni lit ni couverture » et M. La Rose-Rouge offrait à Marie un coin sur la paille avec les valets. Une femme s’apitoyait enfin sur le sort de Marie, elle disait avec surprise :


    Vous paraissez enceinte
    Et prête d’accoucher.

Et Marie, lasse et résignée, répondait :


    Je n’attends plus que l’heure,
    Non plus que le moment.
    Et ainsi je demeure
    À la merci des gens.

Mais du fond d’un couloir un homme rappelait « la bavarde » qui s’attardait sur la porte, et la femme rentrait à regret dans sa maison en disant :


    C’est mon mari qui crie,
    Il faut nous séparer.

La machine à coudre s’était arrêtée. Toutes les ouvrières se taisaient et, pendant un long moment, on n’entendit plus que le bruit des dés contre les aiguilles, et le froissement doux et chaud des fourrures contre les étoffes.

Le visage brun de Bergeounette avait un peu perdu de sa fermeté, lorsqu’elle dit dans le silence :

— Maintenant, Joseph et Marie s’en vont vers l’étable.

La machine à coudre se remit à ronfler.

Le battement de sa pédale faisait penser à un chien qui aboie furieusement après de pauvres gens qui passent trop près d’une maison bien gardée. L’aboiement se ralentissait pour reprendre l’instant d’après, et Bergeounette regardait constamment vers la fenêtre, comme si elle espérait voir passer Joseph et Marie.

Au dehors, le roulement des voitures s’espaçait. C’était maintenant, sur l’avenue, le piétinement des groupes qui revenaient de la messe de minuit. Et tout à coup, deux voix discordantes s’élevèrent pour chanter :


    Il est né, le divin enfant.

Gabielle se mit à rire. Tous les visages prirent un air de contentement comme à l’annonce d’une grande joie et bientôt l’atelier s’emplit de bavardages et de chant.

Presque toutes gardaient un Noël au fond de leur mémoire. La grande voix de Bouledogue fit entendre un air enfantin qu’elle avait appris à l’école, et personne ne se moqua de celui que Roberte entonna d’une façon tout à fait ridicule.

La douce voix de Mme Dalignac s’éleva aussi, et je me souvins moi-même d’un Noël où l’on voyait les bergers solognots quitter leur troupeau pour aller porter des présents à l’enfant divin.


    Sylvain lui porte un agnelet,
    Son petit-fils, un pot de lait
    Et deux moineaux dans une cage.
    Robin lui porte du gâteau,
    Pierrot lui porte du fromage
    Et le gros Jean, un petit veau.

La nuit était très avancée lorsque les vêtements furent terminés, mais personne n’en fit la remarque. Les tabourets furent rangés avec bonne humeur, et la descente de l’escalier fut pleine de rires.

Un froid vif nous surprit en bas. La lune haute et brillante éclairait l’avenue, comme si quelqu’un l’eût allumée exprès pour cette nuit de fête. Et pour finir le réveillon, Duretour nous entraîna dans une joyeuse ronde en chantant de sa voix fausse les derniers mots de mon Noël :

    Et nos troupeaux, laissons-les là.
    Et nos troupeaux, laissons-les là.