L’Atelier de Marie-Claire/16

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Eugène Fasquelle (p. 197-212).
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XVI

Depuis que Mlle Herminie pouvait disposer de quelques francs par semaine en plus de ses dépenses ordinaires, les boulevards et les jardins de Paris ne lui suffisaient plus. Il lui fallait suivre la foule des Parisiens qui s’en allaient chaque dimanche à la campagne, et pour cela elle se levait tôt et prenait goût à sa toilette. Moi-même j’étais heureuse d’échapper une journée entière à la ville, et toutes deux nous partions joyeuses et affairées comme pour une contrée lointaine et merveilleuse. Le plus souvent un tramway nous conduisait seulement dans la banlieue, mais d’autres fois le chemin de fer nous emportait bien au delà, et c’était alors que Mlle Herminie croyait retrouver un peu du pays qu’elle avait quitté et qu’elle regrettait si amèrement. Le trajet était déjà pour nous comme une fête. Dès la sortie de Paris, c’était de chaque côté de la voie les immenses jardins maraîchers avec leurs cloches de verres s’alignant par centaines, et brillant sous le soleil comme des bassins d’eau claire. Puis venaient les vergers. Le printemps les avait fleuris de blanc et rose. Et lorsque le mois de juin fit rougir les premiers fruits il couvrit en même temps de coquelicots les larges talus du chemin de fer. Tout cela se brouillait au passage du train, et on ne savait plus si les fleurs étaient des cerises ou si les cerises étaient des coquelicots.

La vallée de Chevreuse avait nos préférences.

Lozère surtout ravissait Mlle Herminie. Les coteaux manquaient un peu de vignes à son gré, mais les pentes couvertes de fraisiers et de pêchers grêles lui plaisaient plus que la plaine avec ses champs d’avoine ou de blé.

Après une matinée de marche sur les routes, ou le long de sentiers perdus, nous nous arrêtions dans une petite auberge, sous une sorte de hangar ouvert à tous les vents, et construit spécialement pour les Parisiens du dimanche. Un moineau y avait fait son nid au croisement d’une poutre et d’un pilier qui soutenaient le toit. Les petits avançaient la tête sans crainte au-dessus du nid, et les parents venaient jusque sur les tables prendre les miettes de pain. Il y avait un tel silence dans la vallée que personne n’osait parler haut sous le hangar. Les plats se faisaient attendre, mais personne ne s’impatientait et chacun faisait bonne figure à la servante qui riait sans se presser. Puis nous repartions, mais que nous fussions en marche sur une route en plein soleil ou assises à l’ombre fraîche d’un bois, Mlle Herminie rappelait toujours un souvenir qui allégeait nos pas ou prolongeait notre repos. Les maisons étroites et hautes rencontrées sur le chemin lui faisaient vanter la largeur et la profondeur de celle où elle était née, et le jardin minuscule d’une belle villa, où des cailloux choisis remplaçaient la verdure, lui fit dire :

— Mon jardin à moi était plein de fleurs et de feuilles, et lorsque le soleil y entrait après la pluie, les feuilles prenaient des couleurs si rares et se paraient de gouttes d’eau si étincelantes qu’elles devenaient alors plus belles que les fleurs.

Comme je m’étonnais qu’elle ait pu quitter de son plein gré un endroit qui lui était si cher, elle répartit vivement :

— Le jardin m’a retenue trois ans après la mort de mes parents, mais la maison vide m’effrayait, le silence des nuits m’empêchait de dormir et ma santé déclinait.

Elle fit une longue pause pour reprendre ensuite :

— Et puis, le travail vint à manquer, les femmes ne m’apportaient plus leurs robes à faire.

Elle ajouta comme en colère :

— C’était ma faute aussi… Je portais mon chagrin comme une infirmité.

Il y avait de la rancune dans le son de sa voix, et j’osais alors lui demander :

— Qu’avez-vous fait le jour du mariage de votre fiancé ?

À ma grande surprise elle répondit simplement :

— Je suis allée à l’église, et j’ai longtemps prié pour son bonheur.

Et ainsi, nos dimanches se suivaient, tout remplis de grand air et de douces paroles. Et tandis que j’écoutais parler Mlle Herminie, il me semblait recevoir d’elle le précieux cadeau d’une très longue vie, toute faite d’amour et de courage, de misère et de regrets.

Le beau temps ne nous favorisait pas toujours. Les routes se transformaient parfois en bourbiers et les chemins fleuris en fondrières, mais nous ne faisions qu’en rire, tant notre joie était grande d’être dehors. Souvent, même après la nuit tombée, nous nous attardions à écouter le chant si pur des crapauds dans les fossés. La fraîcheur de la terre nous pénétrait, et la lune nous glaçait comme un linge mouillé. Par les chaudes soirées de juillet nous laissions passer les trains de retour sans pouvoir nous décider à rentrer. Il nous fallait bien pourtant prendre le dernier, un train bondé et bruyant, lancé vers la ville dont l’éclairage à l’arrivée nous surprenait et nous éblouissait.

Quant à la Bourgogne, nous nous contentions de faire des projets pour y aller. Ce n’était pas faute d’en parler à l’atelier cependant. Tout en racontant par le menu nos sorties du dimanche, la vieille femme ne cessait de déplorer que son pays ne fût pas aux environs de Paris.

Mme Dalignac, qui compatissait à tous les ennuis des autres malgré son propre chagrin, finit par me dire :

— Emmenez-la.

Et comme nous étions à la veille du 15 août, elle décida de nous accorder trois jours pour ce voyage.

Trois jours à passer dans son pays ! Mlle Herminie ne pouvait pas le croire. Elle devint nerveuse au point de nous effrayer pour sa santé, et elle se mit à pleurer :

— Ce sont de bonnes larmes, disait-elle pour nous rassurer.

Mais une crainte soudaine lui vint :

— Si j’allais mourir après un si grand bonheur.

Et Mme Dalignac qui ne connaissait pas sa peur de la mort, lui répondit :

— Cela ne fait rien, vous mourrez contente au moins.

Le matin du départ, il pleuvait à verse. Toute la nuit l’orage avait tonné sur Paris, et maintenant le vent poussait la pluie qui tapait contre les vitres et faisait déborder les gouttières du toit. J’hésitais avant d’éveiller Mlle Herminie ; mais, au premier coup frappé doucement à sa porte, elle sortit tout habillée :

— Oh ! me dit-elle, pour m’empêcher de partir, il faudrait une autre pluie que celle-là.

Et dans la rue, son parapluie d’une main et ses jupes ramassées dans l’autre, elle avançait si rapidement que j’avais peine à la suivre.

Le voyage s’accomplit sans un mot. Elle tenait les yeux baissés ou regardait distraitement les autres voyageurs, et les stations passaient sans qu’elle y apportât la moindre attention. Elle aurait laissé passer de même celle de son pays si je ne l’avais avertie que le train entrait en gare. Alors, elle fut la première à la portière, l’ouvrit d’une main sûre et sauta sur le quai, frrrout ! comme une hirondelle, ainsi qu’elle avait sauté de la charrette à vendanges dans sa jeunesse. Seulement, si sa robe noire ne s’accrocha pas au marchepied, elle se retroussa fortement à l’ourlet, et laissa voir toute la broderie de son jupon blanc.

Pendant tout le jour ce fut l’émerveillement.

Selon Mlle Herminie, rien n’était comparable à la rivière qui coupait la ville en deux, ni à la rue principale qui descendait rapide comme un torrent, et dont les pavés raboteux nous empêchaient de poser les pieds d’aplomb.

Jusqu’au soir ce ne fut que promenades à travers les rues et causeries avec de vieilles gens reconnues au passage. Cependant au moment de se mettre au lit elle croisa les mains comme pour une prière et dit :

— Où est celui qui m’a tant fait pleurer ?


Le lendemain ce fut aux vignes qu’elle me conduisit. Presque toutes étaient chétives, et plusieurs d’entre elles avaient l’air bien malades. Mlle Herminie ne les reconnaissait pas. À cette époque de l’année où les ceps auraient dû disparaître sous le feuillage et les grappes, on n’apercevait que bois noir et feuillage brûlé.

— Où sont donc les vignerons ? disait la vieille femme en se tournant de tous côtés.

El les chemins se déroulaient sans travailleurs ni charrettes. Et ces vignes que je m’attendais à voir splendides et bruyantes n’offraient dans leur étendue que maladie et abandon.

Devant nous la côte Saint-Jacques s’étalait haute et large avec les mêmes vignes maigres et flétries, mais sur le sommet, juste par le milieu, un grand espace nu brillait sous le soleil et retenait le regard. À mesure que nous avancions, le carré se détachait plus brillant et plus net, et Mlle Herminie s’arrêta brusquement pour me demander :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est un chaume, répondis-je aussitôt, car en approchant je venais de reconnaître la paille jaune et luisante du blé.

Mlle Herminie en resta suffoquée. Elle leva les mains comme à l’annonce d’un malheur irréparable, et elle s’exclama :

— Du blé dans nos vignes !

Puis elle se signa lentement en disant plus bas :

— Seigneur ! ayez pitié de nous !

Et au lieu d’avancer, elle fit retour pour aller s’asseoir sur un tas d’échalas qui pourrissait au bord de la route.

Un très vieux vigneron qui montait péniblement un sentier de traverse vint s’asseoir auprès de nous en reconnaissant Mlle Herminie, mais au lieu de parler de leur jeunesse comme je m’y attendais, ils ne parlèrent que de la vigne.

Le vieux aussi l’aimait. Toute sa vie s’était passée à la cultiver et à l’embellir. Seule la vieillesse, en lui prenant ses forces, l’avait obligé au repos. Mais il ne pouvait s’en séparer. Depuis qu’elle était malade, il la visitait chaque jour avec une grande pitié. Au début il lui arrachait par-ci par-là une mauvaise feuille sans trop croire à la gravité de son mal, mais aujourd’hui, il voyait bien qu’elle allait mourir :

— Tant, et tant de bon vin qu’elle a donné, dit-il.

Et sa bouche resta ouverte comme pour laisser passer un long regret.

Il tourna la tête vers le chaume d’en haut, et lorsqu’il ramena son regard sur la vigne, il dit d’un ton résigné :

— C’est peut-être qu’elle est trop vieille, elle aussi.

Il nous quitta pour redescendre le sentier. Il était si courbé que son front touchait les sarments aux passages. Et derrière lui un jeune gars aux bras solides monta le même sentier avec une brouette chargée de ceps morts qu’il balança et déversa d’un seul coup au creux du fossé.

Mlle Herminie ne parlait plus, elle tenait les yeux fixés sur trois gros ormes mal tournés qu’on voyait au loin et qui faisaient penser à trois vieillards rapprochant leurs têtes pour se confier un secret.

— Autrefois, dit-elle tout à coup, on les appelait les trois petites demoiselles.

Elle se leva en reprenant :

— Eux aussi ont vu la vigne plus belle. Alors elle était fraîche et saine avec des feuilles couleur de miel.

Elle eut un geste de dégoût :

— Maintenant, elle est comme du pain gâté.

Elle n’avait plus de joie, et son bras pesa lourd au mien tandis que nous redescendions la côte. Pourtant les chemins herbus qui se croisaient ou se rejoignaient étaient pleins de sauterelles et de papillons. Chacun de nos pas les faisaient lever par douzaines. À terre ils se confondaient avec la poussière et les herbes ; mais quand ils s’envolaient, leurs ailes ouvertes laissaient voir toutes les couleurs des fleurs.

La route qu’elle me fit prendre en bas était bordée de peupliers qui bruissaient sans fin dans l’air chaud. Tout à côté la rivière coulait pleine et claire, et son chuchotement montait vers les arbres et en augmentait le bruit joyeux.

Mlle Herminie chercha une place pour s’asseoir de nouveau, et n’en trouvant pas, elle s’adossa à l’un des peupliers. Son regard erra d’un endroit à l’autre et elle dit lentement :

— Comme tout est triste ici !

Je protestai malgré moi :

— Triste ! cette belle route et cette jolie rivière qui voyagent de compagnie et semblent rire ensemble tout le long du chemin.

Je cessai de parler devant l’air étonné de Mlle Herminie et je n’osai pas lui dire que c’était sa propre tristesse qu’elle répandait sur les choses. Elle venait d’en faire une si grande provision qu’elle ne pouvait plus la porter et qu’il lui fallait bien en laisser échapper une partie. L’endroit la lui rendait plus amère encore. C’était à cette même place qu’après plusieurs années le hasard l’avait remise en présence de l’homme qu’elle aimait. Aussi, dans la chanson du feuillage et de l’eau, sa voix me parut aigre pendant qu’elle disait :

— C’était au printemps, je me promenais avec ma sœur qui portait avec orgueil son bel enfant dans ses bras. Lui, s’arrêta net en nous voyant, et la femme qui l’accompagnait en fit autant. Celle-là portait aussi un bel enfant dans ses bras, et elle me dévisageait sans rien dire. Alors, je me mis à parler, je ne savais pas bien ce que je disais, mais je parlais pour ne plus entendre le silence.

Mlle Herminie se tut un moment. Puis, tout son visage se plissa de souffrance et ses vieilles mains remontèrent d’un seul coup à ses oreilles quand elle reprit sourdement :

— Oh ! ce silence, il devint si terrible que je pris peur et que je m’enfuis vers la maison en courant de toutes mes forces.


À présent nous y arrivions à tout petits pas, à cette maison. Elle était un peu en retrait de la route et précédée d’un jardin tout rempli de rosiers roses.

Deux jeunes filles blondes y cousaient à l’ombre d’une treille formant berceau. Elles levèrent la tête à notre approche et leurs mains cessèrent de coudre.

Mlle Herminie toucha le loquet de la barrière comme si elle voulait entrer dans le jardin, mais elle n’en fit rien, elle dit seulement de sa voix ordinaire :

— Rien n’est changé.

Elle baissa un peu le ton pour ajouter :

— La plus blonde, vous voyez ? celle qui est plus mince, c’est moi.

Oui, c’était bien ainsi qu’avait dû être Mme Herminie. Pendant une seconde je crus la voir à vingt ans et je ne pus m’empêcher de sourire à la jeune fille qui nous regarda partir en souriant aussi.

Nous revenions vers la ville, et déjà la rivière s’assombrissait sous le pont qui reliait ses deux rives, lorsque Mme Herminie tourna brusquement dans une venelle, afin de revenir par un détour derrière la maison aux rosiers roses.

De ce côté la maison paraissait beaucoup moins grande. Une treille la couvrait sur toute sa largeur et ne laissait de libre qu’une porte noire et deux fenêtres arrondies par le haut. Les rayons du couchant n’en éclairaient plus que le toit et faisaient paraître roses les cheminées blanches.

Le potager s’étendait jusqu’à nous. C’était un immense jardin tout en longueur où les treilles encadraient les légumes et où les rosiers trouvaient aussi leur place. Les arbres fruitiers poussés au hasard étaient pour la plupart des pêchers. L’un d’eux trop chargé de fruits appuyait ses branches sur des piquets en fourches, et autour de lui, les abeilles et les guêpes faisaient un grand concert de bourdonnements. Sur la branche la plus élevée, un rouge-gorge gazouillait : « Tzille-tzille, Terrruis-tzille, Tzille-tzille ». Il se trémoussait et se dépêchait comme s’il lui fallait absolument finir sa chanson avant la nuit. Il était de la même couleur que les pêches et il semblait lui-même un fruit que le soleil avait rougi par places.

À peu de distance du potager s’élevait une cabane faite de briques dégradées et de planches déclouées. Tout autour de la cabane, ce n’était que détritus et pierrailles, mais du milieu de ce fouillis sortait un figuier si touffu qu’il ne permettait pas aux gens de la maison de voir ce qui se passait derrière lui.

Ce fut le coin que Mlle Herminie choisit pour s’asseoir. Elle le connaissait bien ce figuier poussé là sans qu’on sût comment, et dont les branches noueuses et douces avaient l’air de membres cassés et mal remis. Elle connaissait bien aussi la vieille cabane à peine plus dégradée que de son temps. Elle s’y était abritée par les jours de pluie dans son enfance, et elle s’y était réfugiée plus tard pour y pleurer à l’aise son amour perdu. Le figuier et la cabane semblaient difficiles à séparer, ils étaient comme soudés l’un à l’autre, et si le mur et les planches se bombaient comme un appui, le figuier posait ses branches sur le toit, comme pour y maintenir les tuiles brisées qui menaçaient de s’échapper.

Les bruits du soir sonnaient clair dans l’éloignement. Des fumées transparentes et minces commençaient à monter au-dessus des maisons, et les quelques points blancs qu’on voyait bouger dans la vigne se répandirent par les routes et les sentiers.

Le jeune gars que nous avions vu sur la côte repassa devant nous ; il avait laissé là-haut sa brouette et il rentrait au logis les mains libres et une fleur à la bouche. Il ôta sa fleur en nous apercevant, et il nous regarda comme surpris de nous retrouver là, puis il reprit son air insouciant et s’éloigna en chantant d’une voix forte :

Je l’ai menée à la claire fontaine.
    Je l’ai menée à la claire fontaine.
  Quand elle fut là elle ne voulut point boire,
        Dondaine,
          Don.
      C’est l’amour qui nous mène,
        Don-don.

Mlle Herminie le suivit des yeux jusqu’au tournant du chemin.

Les trois ormes plus rapprochés de nous paraissaient plus vieux et plus difformes encore. Ils étaient les seuls grands arbres du voisinage, et les oiseaux venaient de toute part se nicher dans leurs branches. On les entendait pépier tous à la fois comme si chacun d’eux rendait compte de ce qu’il avait fait dans la journée. On entendit aussi des cris furieux et toute une troupe s’envola. Quelques-uns seulement revinrent aux branches, et aussitôt le calme se fit.


Le soleil s’en était allé en emportant sa lumière, mais avant que l’obscurité ne fût venue, une autre clarté se leva en face du couchant. Une clarté mystérieuse et voilée qui grandissait timidement comme une chose défendue. Et soudain la lune apparut au faite du coteau. Elle était énorme et jaune et sa face toute barbouillée de noir avait l’air de se pencher prudemment pour s’assurer que rien ne viendrait gêner son passage au cours de la nuit. Le vent frais qui l’accompagnait semblait courir devant elle ; il bousculait le maigre feuillage des vignes en même temps qu’il balayait les nuages légers qui s’attardaient au ciel. Il buta contre nous avant d’entrer dans le potager où il alla secouer avec la même rudesse les choux et les rosiers, et il pénétra dans le figuier où il resta un long moment à retourner les larges feuilles et à siffler par les trous de la cabane.

Mlle Herminie parlait d’une voix chantante et fine et, malgré le vent qui lui soufflait sur la bouche, j’entendis :

— Le jour où il partit, son baiser ne fut pas moins tendre que celui de la veille, ni ses mains moins caressantes. Et quand il eut refermé sur lui la barrière du jardin, il se retourna tout comme les autres fois pour regarder le seuil de la maison qui me retenait encore.

Elle se tut brusquement. Une des fenêtres de la maison venait de s’éclairer et deux ombres remuaient devant la lumière ; elles remuèrent longtemps et se réunirent souvent ; puis la fenêtre s’ouvrit toute grande et la lumière s’éteignit.

— Nous aussi nous aurions laissé la fenêtre ouverte sur le jardin, me dit tout bas Mlle Herminie.

Et une fois de plus elle laissa partir ses regrets, qui s’envolèrent légers et discrets comme les oiseaux de nuit qui nous frôlaient sans que rien ne nous annonçât leur venue.


Un temps très long passa. Le vent nous avait quittées pour courir plus loin, et la brise qui le remplaçait était si douce que les feuilles ne bougeaient même pas à son approche.

Autour de nous une vapeur blanche couvrait la terre comme un fin tapis, tandis que là-haut, en face de nous, la lune maintenant rayonnante et pure surpassait en éclat tout ce qui brillait au firmament.

Tout était au repos. Les chiens avaient cessé d’aboyer dans le lointain. Les vignes proches apparaissaient comme des étangs endormis, et les trois ormes tout blanchis de lumière à la cime semblaient avoir mis un bonnet pour la nuit.

Une sorte de hurlement s’éleva soudain près de moi. On eût dit la plainte d’un jeune chien, et il me fallut un moment pour comprendre que c’était Mlle Herminie qui pleurait. Assise sur des pierres éboulées, les mains à l’abandon et la tête renversée sous la lune, elle poussait un cri monotone et long comme si elle lançait dans l’espace un appel convenu afin que sa douleur soit recueillie et que rien n’en fût perdu.

Une feuille du figuier tomba derrière nous, elle tomba lourdement comme un fruit trop mûr et son bruit fit cesser la plainte. Un instant encore Mlle Herminie resta immobile, puis elle se leva pour s’accrocher à mon bras :

— Allons-nous en, allons-nous en, me dit-elle.

Et au lieu de remonter vers la ville qu’elle avait tant désiré revoir, elle lui tourna le dos et m’entraîna vers la gare.