L’Atelier de Marie-Claire/17
XVII
L’atelier s’agrandit encore. Les portes qui faisaient communiquer les pièces de l’appartement furent enlevées, et les meubles se tassèrent les uns contre les autres pour faire place à de nouvelles machines. Malgré cela, lorsque novembre ramena la pluie et le froid, les commandes devinrent si nombreuses que les ouvrières de l’atelier ne suffirent plus et qu’il fallut en prendre une dizaine au dehors.
Les ménagères du quartier savaient que chez Mme Dalignac le travail était mieux payé qu’autre part, aussi à toute heure du jour il s’en présentait pour emporter de l’ouvrage. Beaucoup d’ailleurs s’en retournaient désappointées en voyant l’élégance des façons. « Ah ! vous faites le beau ? » disaient-elles. Et sans cesser de regarder le modèle elles ajoutaient :
— Moi, je ne sais faire que le commun.
Et leur enveloppe noire, pliée et repliée, elles s’en allaient lentement.
Il nous resta Bonne-Mère. C’était une veuve encore très jeune avec cinq enfants ; ses deux aînés, Marinette et Charlet, lui venaient déjà en aide. Marinette, qui n’avait pas encore douze ans, cousait presque aussi bien que sa mère, et Charlet, qui venait d’avoir dix ans, gagnait quelques sous à vendre des fleurs après ses heures de classe. Le gamin montait rarement à l’atelier, il restait en bas pour surveiller ses petits frères tout en vendant ses fleurs. On entendait seulement sa voix grêle : « Fleurissez-vous, mesdames. »
Quelquefois c’était des citrons qu’il avait dans son panier. Il lui arrivait de l’oublier et d’inviter tout de même les dames à se fleurir.
Alors Bonne-Mère souriait et nous disait :
— Écoutez le fou.
Il en vint une autre que Bergeounette dénomma tout de suite Mme Berdandan.
Pour la première fois depuis la mort du patron, Mme Dalignac rit de bon cœur, tant le sobriquet allait bien à la nouvelle venue. Elle était si haute, si large et si lourde que le parquet tremblait à son passage, et elle avait un tel balancement dans la marche qu’on craignait un peu de la voir tomber sur soi.
Mais son caractère ainsi que sa voix n’avaient aucune lourdeur. Elle chantait en parlant et sa bouche ne s’ouvrait que pour dire des choses gaies ou apporter de bonnes nouvelles. « Une vraie cloche de bonheur » disait Bergeounette.
Et lorsque Mme Berdandan repartait avec son paquet entre les bras, Bergeounette ne manquait jamais d’imiter le son lent et sourd d’une énorme cloche qui se met en branle.
Bien différente était Mlle Grance malgré ses cinquante ans passés. Son petit corps bien fait s’accordait parfaitement avec son air naïf et sa voix enfantine, mais ses corsages manquaient toujours de longueur à la taille, tandis que ses jupes balayaient les bouts de fil et les épingles qui traînaient sur le parquet.
Pendant que Mme Dalignac vérifiait son travail et lui en préparait d’autre, elle se balançait sur la pointe des pieds et marmottait avec vivacité en regardant fixement le plafond. Duretour s’approchait d’elle sournoisement pour tâcher de comprendre ce qu’elle disait, mais elle n’y parvenait pas. Et chaque fois elle lui demandait :
— Vous faites votre prière. Mademoiselle ?
Chaque fois aussi Mlle Grance abaissait brusquement son regard, comme étonnée de se trouver là. Elle souriait sans répondre, reprenait son marmottage et son balancement. Puis, les coins de son enveloppe noués comme des bouffettes de ruban, elle emportait son paquet et gardait son secret.
Duretour, maintenant, n’avait pas une minute à perdre. C’était par pleines voitures qu’elle apportait les étoffes et reportait les vêtements. Les cochers de fiacre la connaissaient bien, sa jolie tournure et sa bonne humeur déridaient les plus grognons, et tous étaient heureux de la conduire malgré ses paquets encombrants.
À l’atelier, elle n’avait plus le temps de raconter les parties fines du dimanche ni d’énumérer des quantités de mets inconnus de nous. Et lorsque, le lundi, Bergeounette lui demandait comme autrefois :
— Qu’avez-vous mangé de bon hier ?
Elle répondait toujours comme pour aller plus vite :
— Une poularde en cocotte.
Mais si elle ne prenait plus le temps de causer elle se rattrapait sur les refrains de café-concert. Et tout en cousant les étiquettes au col des vêtements elle chantait en trémolo :
Paradis de la femme…
Mme Dalignac n’allait à la maison Quibu que pour présenter ses modèles et en fixer le prix. Elle m’emmenait pour avoir plus d’aplomb, mais ma présence n’empêchait pas le marchand de diminuer les prix d’un quart, quand ce n’était pas de moitié, et Mme Dalignac, incapable de défendre ses intérêts plus de cinq minutes, se soumettait, prête à pleurer d’impuissance. Elle enviait les autres entrepreneuses qui bataillaient, criaient et s’en allaient ayant presque toujours obtenu ce qu’elles désiraient. L’une d’elles, surtout, discutait âprement avec des mots à côté du sujet. Et rouge, hors d’haleine, finissait toujours par dire au marchand :
— Vous n’avez que la peine de vendre, ici.
Pendant les heures d’attente les entrepreneuses causaient entre elles. Les plus hardies dénigraient la maison Quibu et donnaient le conseil de lui tenir tête, tandis que les timides parlaient seulement d’être fermes avec les ouvrières.
Une petite à l’air doux, qui faisait des modèles en séries et dont les prix ne variaient guère, dit à son tour :
— Autrefois, je me contentais de prélever cinquante centimes par vêtement sur mes ouvrières, mais depuis que j’ai un enfant je prélève le double, et mon travail se fait tout de même.
Et comme Mme Dalignac lui demandait si ses ouvrières gagnaient leur vie, elle répondit :
— Bien sûr que non ; mais, moi, il faut que je gagne la mienne.
Toutes ne pensaient pas ainsi ; mais toutes s’étonnaient que Mme Dalignac ne fût pas une grande couturière au lieu d’une entrepreneuse pour beaux modèles.
Clément, aussi, s’étonnait de voir sa tante continuer ce métier. Aussitôt rentré du service militaire, il s’était intéressé aux affaires de l’atelier, et Mme Dalignac avait espéré lui voir prendre la place du patron ; mais, au premier mot à ce sujet, Clément avait secoué la tête :
— Non, je veux être le maître dans ma maison.
Et quelques jours après il était entré comme ouvrier chez un tapissier des grands boulevards. Le dimanche matin, tandis que nous faisions propre l’atelier, il mettait de l’ordre dans les livres. Il le faisait vite et bien mieux que nous, et quand il eut mis au net les comptes très embrouillés de la maison Quibu, il demanda à sa tante :
— Où est ton bénéfice ?
— Il viendra, répondit Mme Dalignac.
— Et ton loyer qui est en retard ?
— Je le payerai prochainement.
— Et les machines de ce Juif sur lesquelles tu n’as donné que des acomptes ?
— N’aie pas peur, je ne lui ferai rien perdre.
Elle fit toutes ces réponses d’un ton tranquille, comme si c’était là des choses insignifiantes et d’un arrangement facile. Cependant le propriétaire apparaissait de plus en plus souvent pour réclamer son dû, et le Juif venait chaque samedi avant la paye des ouvrières pour être sûr d’emporter une petite somme.
Mme Dalignac ne semblait pas se soucier de leurs exigences, elle ne parlait que de créer des modèles, afin d’employer beaucoup d’ouvrières. Rien ne la contrariait plus que de voir repartir une ouvrière avec son enveloppe vide. À celles de l’atelier elle disait :
— Si vous êtes embarrassées pour quoi que ce soit, ne craignez pas de vous adresser à moi.
Et elle démontrait et expliquait avec une inlassable patience.
Sa douceur et sa bonté ne la mettait pas à l’abri des insultes. Une ouvrière à l’air malade qui se présenta un matin le prit de haut sans raison. Elle semblait être entrée avec l’injure à la bouche et dès les premiers mots elle cria :
— C’est parce que vous vivez trop bien que, moi, je crève.
Ses yeux étaient effrayants dans sa face maigre, et elle fut prise de défaillance avant d’être au bout de sa colère.
Mme Dalignac restait comme clouée à sa place. Cependant elle leva un doigt, et me dit :
— Donnez-lui un verre d’eau sucrée.
La malade but lentement, avec des hoquets de suffocation, puis elle cracha la dernière gorgée aux pieds de Mme Dalignac en disant d’un ton haineux :
— Tenez, mauvaise femme, le voilà votre verre d’eau sucrée.
Et comme elle se retournait trop brusquement pour partir. Mme Dalignac allongea vivement le bras pour la préserver du coin de la table.
Mme Doublé ne s’étonnait pas moins que Clément de voir sa belle-sœur rester confectionneuse. Depuis longtemps déjà, elle offrait à Mme Dalignac une association qui, selon elle, assurerait à toutes deux une grosse clientèle et une vie très confortable.
Mme Dalignac serait là pour créer les modèles et faire les essayages, et Mme Doublé tiendrait les comptes et s’occuperait des ouvrières.
Tout de suite après la mort du patron, elle était devenue notre voisine. Mme Doublé, et sur sa porte qui s’ouvrait tout à côté de la nôtre on pouvait lire en lettres d’or ces deux noms accouplés : Doublé-Dalignac. Ce voisinage lui permettait des visites répétées.
Comme toujours, elle en profitait pour critiquer ce qui se faisait chez nous, et quand elle ne trouvait rien à dire sur le travail, elle s’en prenait directement à Mme Dalignac. Elle la rendait responsable de la perte de ses clientes qui s’éloignaient une à une, faute de trouver chez elle les modèles variés d’autrefois. Et un jour qu’elle était plus hargneuse encore que de coutume, elle reprocha à Mme Dalignac son manque de coquetterie et lui fit honte de ses sarrauts usés.
— J’en achèterai d’autres, dit tranquillement Mme Dalignac.
Hors d’elle-même, Mme Doublé cria :
— Avec quoi ? grand Dieu ! avec quoi ?
Et Mme Dalignac, l’air absent, répondit :
— Mais, avec de l’argent.
Mme Doublé sortit comme une folle en laissant la porte ouverte derrière elle.
Gabielle restait quand même la plus habile. Elle avait une manière de faire que les autres imitaient sans parvenir à l’égaler.
Elle était revenue à sa machine à peine convalescente ; mais depuis longtemps déjà elle avait repris ses belles joues rondes et sa gaîté. On remarquait seulement que son corsage restait solidement agrafé et que sa taille était fortement serrée dans une ceinture de cuir.
Jacques espérait toujours la voir devenir sa femme, mais, si elle ne s’éloignait plus de lui comme autrefois, elle ne paraissait pas davantage décidée à l’épouser. Elle ne pensait qu’à travailler dur pour gagner de quoi acheter les meubles qui lui permettraient de ne plus demeurer à l’hôtel.
Il était souvent auprès de nous, le malheureux Jacques, ainsi que l’appelait Mme Dalignac, et il continuait à pleurer l’éloignement de ses enfants sans rien faire pour s’en rapprocher.
À le retrouver si souvent à la maison, Clément avait fini par le prendre en amitié et il lui rapportait de-ci de-là un renseignement utile à la recherche des petits. Jacques le remerciait affectueusement, puis il regardait du côté de Gabielle et disait :
— Si elle était ma femme, elle saurait bien s’occuper de ces choses.
Clément pensait aussi qu’un mariage serait bon entre Gabielle et Jacques. Il m’en parlait ainsi :
— Elle commanderait, il obéirait, et tout irait bien.
Cependant comme ce mariage semblait de moins en moins possible, Mme Dalignac conseillait surtout à Jacques de faire les démarches qui lui rendraient au plus tôt ses enfants :
— Du courage ! Allons, lui dit-elle un jour.
Jacques eut un mouvement de tout son corps pour repousser on ne savait quoi, et ses deux bras lancés en avant me firent penser à la petite souris levant ses deux pattes vers le monstre qui s’apprêtait à la dévorer.
— Du courage ! fit-il en se rasseyant lourdement.
Et il se mit à pleurer.
Clément riait d’une façon méprisante et cruelle, mais Mme Dalignac disait des mots de douceur et d’espoir.
Bouledogue ne savait pas comme Gabielle trouver les bonnes idées, mais ses doigts délicats poussaient adroitement les tissus sous l’aiguille de la machine et jamais ses coutures ne déviaient d’un fil. Elle ne grognait plus comme au temps des clientes. Elle prenait seulement beaucoup de place autour d’elle, sans s’inquiéter s’il en restait pour ses voisines. Et lorsque sa machine se détraquait, elle l’injuriait et la cognait durement.
Bergeounette avait quitté son mari. Elle était sortie si meurtrie de leur dernière bataille que ses plaies avaient mis plus d’un mois à guérir. À se sentir libre une joie exubérante la soulevait. Elle remuait ses coudes comme des ailes et levait les pieds sans raison.
Son mari, tout repentant, la guettait à la sortie de l’atelier, dans l’espoir de la ramener au logis. Mais elle ne se laissait pas fléchir. Aux heures où il aurait dû être à son travail on le voyait assis sur un banc de l’avenue, en face de nos fenêtres.
Gabielle, qui n’aimait pas voir les hommes à ne rien faire, disait :
— Qu’est-ce qu’il fait là à tuer le temps ?
— Le temps le tuera aussi, répondait en riant Bergeounette. Et à l’idée de voir son mari porté en terre elle chantait gaiement :
On sonnera les cloches
Avec des pots cassés.
Roberte qui ne perdait pas l’habitude des mots de travers disait de Bergeounette :
— Elle est gaie comme un pinson dans l’eau.
Les mots stupides de Roberte faisaient toujours rire les autres à ses dépens, mais elle ne s’en fâchait pas. Elle prenait une pose prétentieuse pour placer une nouvelle phrase saugrenue, et tout était dit.
Par contre Félicité Damoure supportait mal l’imitation de son accent, et ses remarques désagréables entretenaient la chicane dans son entourage. Elle ne supportait pas mieux l’idée d’un atelier où personne ne gouvernait et où chaque ouvrière avait une façon différente de mener à bien son travail. Dans la bousculade des moments de livraison, elle restait comme ahurie, et c’était toujours dans le calme revenu qu’elle lançait d’une voix rageuse :
— Là où il n’y a pas de commendemengue, il n’y a que du désordre.
Elle regrettait le patron qui savait commander et mettre chacun à sa place et il lui arrivait de vouloir l’imiter ; mais les répliques ne se faisaient pas attendre. Bergeounette ne lui épargnait pas les railleries :
— Un seul ordre de vous, belle Damoure, et la discorde arrive au galop.
Et comme Félicité Damoure ne savait pas répondre à Bergeounette, elle prenait le parti de rire avec les autres, et disait :
— Ici c’est toujours la même chose. Quand on croit faire une fille, on ne fait qu’un garçon.
Parmi ces femmes trop près les unes des autres les disputes ne manquaient pas ; elles éclataient sans que l’on sût comment, et l’ouvrière qui criait le plus fort n’en avait pas toujours le droit.
Mme Dalignac faisait cesser le tapage rien qu’en apparaissant dans l’encadrement de la porte.
Appuyée des deux mains au chambranle, elle était si grande, si calme et si grave, que les cris se changeaient immédiatement en murmures.
Quand tout était apaisé, elle disait lentement :
— Essayez donc de vous aimer un peu entre vous.
Le soir, dans ma chambre, je retrouvais Mlle Herminie. Sa santé ne lui permettait plus de venir à l’atelier, et le travail qu’elle emportait n’était jamais terminé à temps. La journée finie, elle venait au-devant de moi, et nous remontions tout doucement l’avenue.
Oh ! qu’elle était vieille maintenant, Mlle Herminie. Ses yeux bleus si frais encore quelques mois auparavant semblaient tout déteints, et, à la place de ses lèvres, on croyait voir deux minces feuilles de roses roulées et séchées. Son caractère changeait aussi. Elle se mettait en colère pour un rien. De petites colères ridicules où sa voix sans force ne parlait que de tuer.
Jusqu’à un pauvre chat efflanqué qui longeait timidement la gouttière pour venir mendier à notre fenêtre, et qui lui faisait dire :
— Oh ! ce chat, je le tuerai trois fois.
Son dos se courbait encore et elle perdait conscience d’elle-même pendant des jours entiers. Ces jours-là, elle restait au lit sans colères ni soucis ; mais dès que la raison lui revenait elle s’éloignait de son lit dans la crainte de la mort :
— Pourquoi mourir ? disait-elle.
Et à l’entendre, on eût pu croire qu’il était facile d’éviter ce malheur.
Elle ne parlait plus de son passé. Une fois seulement, dans un moment de détresse, elle avait fait allusion à notre voyage, en disant :
— J’ai tout détruit, et je ne sais plus où me reposer.
Elle, si curieuse autrefois, ne s’intéressait plus à rien. Dehors elle marchait la tête baissée, et dans la maison elle somnolait appuyée au dossier de sa chaise, ou enfoncée dans son vieux fauteuil. Mon futur mariage même la laissait indifférente, et c’est à peine si elle regardait Clément. Seul un jeune nègre, qui suivait en sens inverse le même chemin que nous, la faisait sortir de sa torpeur. Mlle Herminie n’aimait pas les nègres et à chaque rencontre elle faisait des remarques désobligeantes sur celui-ci. Pourtant la face noire du jeune homme avait comme un reflet de bonne humeur, et on eût dit qu’il tenait son sourire tout près pour nous le montrer au passage. La haine de Mlle Herminie s’augmentait de ce sourire et, un soir qu’un embarras de voitures nous immobilisait auprès du nègre, elle lui dit effrontément :
— Vous ne vous êtes pas débarbouillé, ce matin.
Il sourit plus largement encore en répondant :
— Non, il faisait trop froid.
Sa voix était harmonieuse, et il n’avait aucun accent étranger. Je le fis remarquer à Mlle Herminie qui ne voulut pas en convenir et me répliqua avec aigreur :
— On dirait que vous le préférez à Clément.
Elle s’excusa de sa brusquerie, mais dans le même instant je compris que le visage du nègre m’était aussi agréable à voir que n’importe quel visage aimable.
Les grands froids supprimèrent les sorties de Mlle Herminie ; mais c’était toujours avec le même plaisir que je la retrouvais. Les soins à lui donner me faisaient oublier tout ce qui m’avait troublée dans la journée, et je ne désirais plus rien que son contentement.
Il n’en était pas de même pour la pauvre vieille. Son visage s’éclairait à peine lorsque j’arrivais, et je m’aperçus bientôt que les longues heures de solitude altéraient peu à peu ses facultés.
Un soir, elle me dit comme en confidence :
— Aujourd’hui, j’ai cinquante-treize ans.
Elle appuyait sur moi un regard tout changé qui m’effraya. Pendant toute une semaine elle répéta :
— Aujourd’hui, j’ai cinquante-treize ans.
Puis elle oublia ma présence. Tandis que je lui parlais, elle sortait sur le palier pour guetter mes pas dans l’escalier, ou bien elle ouvrait la fenêtre pour tâcher de m’apercevoir au loin, et souvent, le regard vague et l’oreille aux écoutes, elle chantonnait une ronde enfantine :
Reviens, reviens, c’est l’heure
Où le loup sort du bois.
Bientôt elle refusa de manger et elle sortit dans la rue à peine vêtue.
Il fallut bien la conduire dans un asile.
Clément s’inquiétait de plus en plus des dettes de Mme Dalignac. Il étalait devant elle des papiers couverts de chiffres et disait :
— Tu ne gagnes pas plus que tes ouvrières.
— Cela me suffit, répondait Mme Dalignac.
Il me semblait que Clément la regardait avec un peu de mépris dans ces moments-là.
Un dimanche, tandis que nous étions seuls pour un moment, il s’emporta :
— Ses dettes montent… montent… Elle dirige mal son affaire et n’y veut rien changer.
Il frappa les papiers, puis il eut un haussement d’épaules, pour me dire :
— Voyez-vous, Marie-Claire, ma tante ne s’aime pas, et quand les gens ne s’aiment pas eux-mêmes ils n’arrivent à rien.
J’osai la défendre :
— Elle arrive à faire vivre une trentaine d’ouvrières.
Il s’impatienta :
— Personne ne l’y oblige. Qu’elle se fasse vivre d’abord.
Et il menaça de ne plus s’occuper des comptes de l’atelier.
Il vint cependant avec nous chez Quibu, le lendemain. Sa présence donna de l’audace à Mme Dalignac et elle maintint ses prix comme je ne le lui avais jamais vu faire.
Le marchand lui répondit d’abord poliment, avec l’air de condescendance des autres fois, puis il devint plus ferme, et comme elle ne cédait pas, il se fit dur et lui dit avec insolence :
— Est-ce vous qui avez la peine de vendre vos modèles ?
Mme Dalignac ne serait pas devenue plus rouge, si on l’eût accusée de vol. Elle eut cet affaissement des épaules que je connaissais bien, et ce fut fini. À peine dehors, Clément donna raison au marchand :
— Il ne laisse pas sa part aux autres, lui. Et c’est ainsi que je ferai lorsque je serai patron.
Et comme nous marchions vite, il nous obligea de ralentir le pas, en ajoutant :
— Il faut toujours tirer la couverture à soi.
Je cherchai le regard de Mme Dalignac, mais je ne le rencontrai pas. Il se posait bienveillant et gai sur son neveu :
— Tu deviendras riche, toi, lui dit-elle.
Et son joli rire fit retourner les passants.
À chacune de ses visites le propriétaire, qui ne recevait que de faibles acomptes, disait à Mme Dalignac :
— Vous finirez par lasser ma patience.
Elle en restait toute confuse quoiqu’elle lui eût donné jusqu’à son dernier sou. Ce qui la mettait dans un grand embarras en attendant la paye de la maison Quibu.
Le propriétaire ne paraissait pas méchant. C’était un homme d’une cinquantaine d’années dont les cheveux trop noirs reluisaient autant que ses souliers, et dont la moustache était beaucoup trop reluisante aussi.
Duretour se moquait de sa jaquette collante et Bergeounette, qui l’avait dénommé M. Pritout, disait qu’il avait l’air d’un vieux meuble sur lequel on aurait laissé choir un pot de vernis.
En les écoutant Mme Dalignac riait et reprenait son calme. Elle était persuadée que l’abondance du travail lui procurerait le moyen de se libérer rapidement de toutes ses dettes. Et à la voir si tranquille, je me persuadais moi-même que rien de grave ne pouvait la menacer.
La patience de M. Pritout se lassa vite, et les feuilles de papier timbré commencèrent d’arriver.
Mme Dalignac les lisait à peine. Elle les accrochait à un clou avec d’autres papiers sans importance et les oubliait aussitôt.
Clément, qui les lisait attentivement, s’en épouvantait et demandait conseil à Mme Doublé. Mais Mme Doublé ne donnait pas de conseils ; elle se contentait de faire des reproches à sa belle-sœur et de renouveler ses offres.
Un dimanche matin elle entra chez nous, la face hardie et la voix résolue, en disant :
— Il faut pourtant nous entendre pour cette association.
Et tout de suite elle montra un carré de carton blanc où elle avait écrit en lettres noires : Doublé-Dalignac sœurs.
L’expression de lassitude qui s’étendit sur le visage de Mme Dalignac fut si vive que Mme Doublé perdit un peu de son arrogance et dit d’une voix moins rude :
— Je payerai vos dettes et nous rendrons les machines à ce Juif.
Mme Dalignac resta silencieuse. Ainsi que cela lui arrivait toujours dans les grandes émotions, elle semblait avoir perdu l’usage de la parole.
— C’est dans votre intérêt, reprit Mme Doublé.
Et sans perdre une minute elle exposa son projet de diviser les pièces du logis :
— La coupe restera ici, mais l’atelier deviendra un salon d’essayage, où je placerai une porte qui fera communiquer mon appartement avec le vôtre.
Elle se leva pour mieux indiquer l’endroit choisi. Et, avec une craie rouge, elle traça sur le mur la forme d’une grande ouverture.
Clément avait écouté sans rien dire, mais, quand il vit Mme Dalignac effacer soigneusement la marque rouge, il prit la parole à son tour.
Il dit à sa tante comment ses jolis modèles tenaient le premier rang aux vitrines des grands magasins ; il en avait noté les prix élevés et il trouvait injuste que tant de savoir et de peine ne profitât qu’aux autres. Tandis que, dans l’association Doublé-Dalignac sœurs, il prévoyait des bénéfices sûrs et rapides. Il ajouta en se penchant affectueusement sur Mme Dalignac :
— Tu sais travailler… Mme Doublé sait vendre… À vous deux vous pouvez réaliser une fortune.
Pour la première fois, je vis faire un mouvement de révolte à Mme Dalignac :
— N’insiste pas, Clément, C’est inutile.
Clément n’insista pas, mais il eut un geste qui brisa en trois morceaux la craie savonneuse.
Mme Dalignac ramassa les trois morceaux qu’elle fit sauter machinalement dans sa main, en disant :
— Doublé-Dalignac sœurs.
Elle rit un peu, puis elle jeta les débris, et dit fermement :
— Non, je ne veux pas.
Ce fut au tour de Mme Doublé de rester sans voix.
Elle se leva d’un mouvement violent et rentra chez elle.
Mme Dalignac respira plus librement et soudain, toute sa tranquillité revenue, elle embrassa son neveu :
— Aie confiance, Clément. J’ai un grand courage.
En m’accompagnant sur l’avenue, Clément me dit :
— J’avais compté sur elle pour notre installation, mais je vois bien qu’il me faut y renoncer.
Et il me prit le bras aussi familièrement que si nous étions déjà mariés.
Il m’accompagna souvent par la suite. Nos conversations ne différaient guère. Il n’était question que d’une boutique à louer et du travail que nous ferions. Il disait :
— Parmi les clients de mon patron, je choisis ceux qui deviendront les miens.
Et il s’arrêtait pour écrire un nom sur son calepin. Sur une autre feuille de son calepin, il notait tous les objets qu’il comptait demander à sa tante pour monter notre ménage. J’en étais choquée :
— Mais elle a besoin de ces choses.
— Moi aussi…, me répondait-il.
Puis il m’indiqua les objets que j’aurais à demander moi-même.
Je refusai. Il s’étonna de ma résistance et me dit presque fâché :
— Je vous croyais plus intelligente.
La rencontre du nègre devint un autre motif de querelle entre nous. Pas plus que Mlle Herminie il ne pouvait supporter la vue du pauvre garçon, qui évitait cependant de sourire lorsque Clément marchait auprès de moi. Mais un soir qu’il me crut seule, sa bouche s’ouvrit large et fraîche et son regard s’arrêta un instant sur le mien.
Clément, qui n’était qu’à quelques pas, eut un mot blessant qui fit brusquement fermer la bouche et détourner les yeux.
J’en restai mécontente et froissée et, le lendemain, en apercevant le jeune nègre, j’éprouvai un remords, comme si ce fût moi qui l’eût offensé.
Il ne m’adressa pas de sourire, quoique je fusse seule. Une tristesse mettait comme un voile très doux sur ses prunelles noires, et en passant très près il me dit :
— J’ai du sang rouge aussi ; et mes mains ne sont pas sales.
J’avais une nouvelle amie. Peut-être était-elle déjà dans ma chambre du temps de Mlle Herminie, mais je ne l’avais remarquée qu’après son départ. C’était une mouche. Une toute petite mouche, propre, fine, vive et confiante. Dès que le poêle était allumé, elle sortait de sa cachette et faisait entendre sa musique. Je lui parlais :
— Bonsoir, petite mouche.
Elle volait de ma tête à mes mains, ou bien elle tournait sans se lasser autour de la lampe.
Mais, c’était surtout pendant le repas qu’elle me tenait compagnie. Tout ce qui était sur la table servait à son amusement. Elle franchissait le verre d’eau, escaladait le pain, et se tenait en équilibre sur les pointes de la fourchette. Elle dédaignait les miettes que je disposais de place en place pour elle, et préférait chercher sur la nappe des choses à son goût. Parfois elle venait s’assurer de ce qu’il y avait dans mon assiette. Elle en faisait le tour en se tenant très au bord, puis elle avançait avec précaution, goûtait, secouait la tête comme pour dire qu’il n’y avait là rien de bon et s’en retournait sur la nappe où elle courait dans tous les sens. Quelquefois, elle semblait poursuivre une proie. Elle était tellement lancée qu’elle dépassait le but. Elle faisait alors un brusque mouvement de recul et, après quelques sauts désordonnés, elle paraissait déguster un mets délicieux. Je la regardai de très près. Je pris même les lunettes de Mlle Herminie pour tâcher de voir ce qui la régalait ainsi, mais je ne vis que sa fine trompe qui plongeait dans les fils de la toile et sa tête ronde où les yeux tenaient la plus grande place.
Son dîner fini, elle lissait longuement ses ailes, frottait ses pattes avec soin et se tenait tranquille sur le livre que je lisais ou sur la page que j’écrivais.
Un soir de mai, une fumée lourde et chaude entra comme une bourrasque dans l’atelier.
— C’est le feu, cria Félicité Damoure.
Aussitôt toutes les ouvrières se levèrent.
Gabielle, qui avait fait comme les autres, regarda au dehors et dit sans hâte :
— C’est la scierie d’en face qui brûle.
Il n’y avait aucun danger pour nous, la scierie se trouvant assez en retrait de l’avenue. Il s’agissait seulement de tenir les fenêtres fermées pour se garantir de la fumée. Cependant, comme de grandes quantités de bois flambaient et que le vent poussait les flammes de notre côté, les pompiers commencèrent d’inonder du haut en bas la façade de notre maison.
— Couvrez les tissus, disait Mme Dalignac.
Et elle-même entassait les pièces d’étoffe, tandis que Bergeounette m’aidait à ramasser l’ouvrage que des ouvrières peureuses avaient abandonné. Pendant ce temps, Gabielle, les manches relevées très haut et sa jupe enroulée autour des hanches, épongeait l’eau qui entrait malgré les fenêtres fermées. Et chaque fois qu’elle voyait du bois enflammé sauter en l’air en lançant une pluie d’étincelles, elle riait fort et disait :
— Bien joué, monsieur le feu.
Mme Doublé avait renvoyé en hâte ses ouvrières.
Son appartement donnait sur la cour et ne recevait même pas le jet des pompes. Mais elle avait peur, une peur qui la rendait stupide et humble, et lui avait fait chercher asile auprès de nous. Elle restait près de la porte sans oser sortir ni rentrer, et son air terrifié la changeait tellement que Duretour la houspillait, et que Bergeounette me dit :
— Elle ne serait même pas capable de rendre une gifle.
Chaque fois que les flammes s’élevaient davantage ou que la fumée augmentait, Mme Doublé retrouvait un peu de voix pour dire :
— Tout va brûler.
D’après elle les maisons voisines allaient prendre feu, la nôtre aussi, et tout le quartier allait flamber.
Des ouvrières la regardaient, prêtes à la croire ; mais Bergeounette les rassurait :
— Ne l’écoutez pas ! ce n’est qu’une imbécile qui a peur.
Elle allait de l’une à l’autre, son pas était ferme comme sa voix, et ses gestes ressemblaient à des ordres.
Bouledogue, un chiffon propre en main, faisait reluire le volant nickelé de sa machine.
Mme Dalignac ne remuait pas, mais rien n’échappait à son regard tranquille.
Le feu baissa rapidement, et la fumée commença de se dissiper.
Dans notre maison, des pompiers montaient et descendaient pour s’assurer des dégâts faits par l’eau. L’un d’eux, un jeune sergent au visage frais, entra chez nous. Il s’assit familièrement sur la tablette d’une machine à coudre d’où il pouvait voir le foyer d’incendie qui rougeoyait dans la nuit venue, et il dit à Mme Dalignac :
— Il ne pouvait pas tenir longtemps, toutes les bouches d’eau ont bien fonctionné.
Il rit en apercevant Gabielle auprès de lui et il reprit d’un ton gai :
— Je ne savais pas qu’il y avait d’aussi belles bouches à Montparnasse.
Il rit encore et Gabielle fit comme lui.
Tous deux restèrent à se regarder en riant, puis Gabielle prit tout à coup un air sage et gêné et elle se baissa pour chercher à terre des choses qui n’y étaient pas.
D’autres pompiers entrèrent chez nous. Un grand blond fit recoudre sa culotte déchirée au genou, et un petit brun réclama du secours pour sa manche qui ne tenait plus que par un fil à l’épaule.
Les aiguilles entraient difficilement dans le drap mouillé, et, pendant une demi-heure, il y eut des mots lestes et des rires bruyants.
Mais au départ, le jeune sergent fut le seul à dire au revoir.
On devait le revoir en effet. Dès le lendemain à l’heure de la sortie des ouvrières, il se tenait sur le trottoir d’en face, comme s’il était chargé de surveiller les ruines de la scierie.
— C’est pour moi qu’il vient, nous dit Gabielle.
Et aussitôt elle devint comme transportée de joie. Elle attendit cependant qu’il se fût éloigné pour descendre. Elle fit de même le lendemain, mais le troisième jour, en le voyant se rapprocher de notre maison, elle s’affola :
— Comment lui échapper ? dit-elle.
Et elle nous supplia, Bergeounette et moi, de dire au jeune homme qu’elle ne faisait plus partie de l’atelier.
Ce fut à moi que le pompier s’adressa :
— Mademoiselle. Dites-moi, la jolie fille… est-ce qu’elle ne travaille plus là-haut ?
Il avait un air si honnête et si inquiet que je ne tins pas compte des recommandations de Gabielle.
— Si, dis-je, mais elle quitte plus tard parce qu’elle a peur de vous.
— Peur de moi ! fit-il.
Et son inquiétude sembla augmenter tandis qu’il reprenait :
Mais c’est pour nous marier ensemble que je cherche à lui parler.
Il rit, en ajoutant :
— Il n’y a pas un de mes camarades qui ait une femme aussi belle.
Et tout de suite il me donna son nom et son adresse.
Gabielle ne fut pas joyeuse comme nous l’espérions à cette nouvelle. Elle oublia d’un coup tout le bonheur entrevu et ne songea plus qu’à son histoire du bal Bullier.
— Avant tout, dit-elle, il faut qu’il sache la vérité.
Et malgré les haussements d’épaules de Bergeounette, elle écrivit une lettre dans laquelle elle racontait simplement son malheur et où elle avouait avec la même franchise l’amour que le sergent lui inspirait.
Plusieurs jours passèrent, puis Gabielle, qui surveillait l’avenue, aperçut un soir le jeune homme accoté à un arbre assez éloigné. Elle rougit violemment et se détourna un peu pour nous dire :
— Celui-là aussi me méprise.
Et toute frémissante, elle me supplia d’aller chercher la réponse.
— Vous feriez mieux d’y aller vous-même, conseilla Mme Dalignac.
— Oh ! non, répondit Gabielle, s’il me touchait seulement les doigts, je sens bien que je serais perdue.
Moi aussi, j’avais hâte de connaître la réponse, et tout en prenant la lettre que me tendait le pompier, je demandai :
— Vous êtes toujours décidé à vous marier ?
— Non, fit-il.
Je m’éloignais si vite qu’il lui fallut faire quelques pas en courant pour me rattraper. Des gens passèrent entre nous, pendant qu’il répétait :
— Excusez, excusez, mademoiselle.
Je m’arrêtais. Il resta tout confus devant moi, puis une colère lui fit lever le poing, et une grande rougeur passa sur son visage tandis qu’il m’expliquait :
— Vous comprenez ? Sa faute serait vite connue, mes camarades se moqueraient, et personne ne nous respecterait.
Il me parut soudain aussi malheureux que Gabielle, et je le quittai sans rancune.
Pendant tout une semaine, Gabielle eut un rire qui nous obligeait à la regarder chaque fois qu’elle le faisait entendre, puis un soir elle s’attarda encore, pour dire à Mme Dalignac :
— Je voudrais parler à Jacques au sujet de notre mariage.