L’Atelier de Marie-Claire/18

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle (p. 240-260).
◄  XVII



XVIII

La saisie des meubles surprit Mme  Dalignac comme une catastrophe. Elle consulta ses livres avec attention, compara ses dépenses avec son gain, additionna les sommes dont elle était redevable, et comprit enfin qu’elle s’était trompée en ne comptant que sur son courage et sa bonne volonté. Elle comprit en même temps que son atelier allait être détruit et que ses ouvrières seraient sans travail. Alors elle se jugea coupable de négligence. Et en pensant que tout était perdu par sa faute, elle cacha son visage dans ses mains et pleura.

Clément fut comme étourdi par la mauvaise nouvelle. Malgré tout, il avait conservé l’espoir de voir prospérer sa tante. Et s’il ne pleura pas comme elle, il mit aussi ses mains sur son visage.

Lorsqu’il fut plus calme, il chercha un remède au mal qui était dans la maison. Il n’en trouva pas d’autre que l’association Doublé-Dalignac sœurs. Il rappela les mots de Mme  Doublé : « Je payerai vos dettes et nous rendrons les machines à ce Juif. » Et ce qu’il dit ensuite était si juste et si rassurant pour l’avenir que Mme  Dalignac se laissa convaincre et s’abandonna.

Elle vécut peu d’heures tranquilles, car dès le lendemain elle regrettait la parole donnée. Elle disait tout angoissée :

— Avec elle je ne pourrai rien faire de bien. Quand elle est près de moi, il me semble qu’elle ferme la porte de mon cerveau et qu’elle en garde la clef dans sa poche.

D’autres tourments vinrent la harceler.

Que deviendraient Bouledogue et Bergeounette ?

Elle savait bien que ni l’une ni l’autre n’entrerait dans l’atelier d’à côté. Puis elle se vit seule dans son appartement si bruyant depuis toujours. Elle imagina la porte de communication s’ouvrant à tout moment pour laisser passer Mme  Doublé et ses exigences. Et devant les désagréments qu’allait lui apporter l’association Doublé-Dalignac sœurs, elle perdit courage et dit :

— Oh ! mon Dieu ! Comme il est difficile de vivre.

Son chagrin ne diminua pas. Mme  Doublé, qui ne savait pas plus cacher sa joie que sa colère, l’augmentait par ses familiarités et ses conseils, et, en très peu de temps, le beau visage de Mme  Dalignac se flétrit.

Il me vint une idée. Les sommes qui n’avaient pas été payées par les anciennes clientes représentaient largement les quelques milliers de francs que devait Mme  Dalignac, et si on pouvait faire rentrer cet argent, tout serait sauvé.

Mme  Dalignac refusa de tenter ce moyen.

— Pas une de ces dames ne consentirait à payer la façon d’une robe usée, me dit-elle.

Cependant le jour où elle devait donner sa signature d’associée, son chagrin devint si vif, que je partis avec les factures sans vouloir l’écouter.

La première cliente à laquelle je m’adressai s’étonna grandement et promit d’écrire à Mme  Dalignac. La seconde rit beaucoup et rappela sa bonne qui revint bourrue et rageuse pour me pousser dehors. La troisième dit :

— En voilà une histoire.

J’allais de l’une chez l’autre où j’entendais les mêmes mots de regrets ou de révolte, mais je ne me décourageais pas. Coûte que coûte il me fallait de l’argent. J’avais gardé pour la dernière la plus grosse somme, et mon espoir grandissait. C’était une cliente qui habitait tout en haut des Champs-Élysées et qui portait plusieurs noms et titres que Duretour avait transformés en Mme  de Machin-Chose.

La femme de chambre disparut avec la facture et revint en m’affirmant que sa patronne était sortie.

Ma confiance était si grande que je décidai d’attendre le retour de la riche cliente. J’attendis longtemps, si longtemps que le silence m’effraya tout à coup, et que je m’aperçus qu’il faisait nuit dans l’antichambre. Je m’inquiétai vivement de l’heure présente, et je remuai dans l’espoir de voir arriver quelqu’un. Presque aussitôt j’entendis un bruit de pas et je reconnus la voix de Mme  de Machin-Chose qui demandait :

— Est-ce que cette couturière attend toujours ?

J’eus un bourdonnement dans les oreilles, et avant qu’il eût cessé, la même voix reprit :

— Renvoyez-la donc.

Dehors, je restai comme assommée. Les hautes lampes électriques m’éblouissaient de leur lumière et je ne savais plus de quel côté me diriger pour retourner avenue du Maine. Je voulus m’asseoir sur un banc pour essayer de mettre un peu d’ordre dans mes idées, mais une peur de moi-même me fit repartir.

Il me sembla que mes idées tournaient dans ma tête avec une vitesse effrayante et que rien désormais ne pouvait les arrêter.

En rentrant je trouvai Clément et Mme  Doublé assis de chaque côté de Mme  Dalignac. Tous deux étaient rouges comme les gens qui ont beaucoup parlé, mais si Mme  Dalignac restait pâle, je fus surprise de voir que son visage n’était plus crispé, et qu’il gardait au contraire comme un reflet de grand contentement.

Son regard ne se posa qu’un instant sur les factures que je tenais à la main. Elle fit vers Clément un geste que je ne compris pas. Puis elle prit la plume, la trempa deux fois dans l’encrier et signa le papier qui était devant elle.

Sur l’avenue, Clément fit montre d’une joie désordonnée en m’apprenant que sa tante avait donné sa signature de bon cœur parce que Mme  Doublé avait promis d’avancer l’argent nécessaire à l’installation d’une boutique de tapissier.

Et comme je ne me réjouissais pas avec lui, il me dit, l’air désagréable :

— Elle n’est pas à plaindre, Mme  Doublé saura bien l’enrichir.


Il n’était pas possible de fermer sur l’heure l’atelier de confectionneuse ainsi que le désirait Mme  Doublé. L’engagement pris à la maison Quibu devait suivre son cours jusqu’à épuisement des modèles, ce qui n’arriverait qu’à la fin de l’année, et nous n’étions encore qu’au début d’octobre.

Mme  Dalignac prévint cependant les ouvrières afin de laisser libres celles qui voudraient s’en aller tout de suite. Mais toutes décidèrent de rester jusqu’à la fin.

— Hé ! pardi ! on n’est pas pressée d’être mal, disait Félicité Damoure.

Roberte se tortilla longtemps avant de dire :

— Moi, chez une autre patronne, je vais me consommer.

Bouledogue désirait surtout posséder une machine qui lui permettrait de travailler chez elle tout en soignant sa grand’mère.

Duretour parlait de se marier à la Noël, et Bergeounette était décidée à faire n’importe quoi plutôt que de retourner auprès de son mari.

Mme  Dalignac prêtait attention à ce que chacune disait. Elles les aimait et souffrait de s’en séparer.

Elles étaient là, avec leurs caractères différents, méchantes ou bonnes, tristes ou gaies, sottes ou intelligentes, mais toutes courageuses et appliquées au travail.

Il y avait la belle Vitaline qui faisait penser à un diamant bien taillé. Ses cheveux et ses yeux brillaient, ses dents brillaient. Son teint brillait et quand elle remuait, elle semblait jeter de la lumière sur ses compagnes.

Il y avait Julia qui allait figurer le soir dans les théâtres pour gagner de quoi acheter des souliers vernis et des gants de peau. Les souliers qu’elle portait trop courts lui meurtrissaient les pieds, les gants qu’elle portait trop étroits lui déformaient les mains, mais pour rien au monde elle n’eût changé la pointure de ces deux objets.

Il y avait aussi Fernande qui déjeunait de trois morceaux de sucre dans un verre d’alcool, parce qu’elle perdait aux courses, chaque dimanche, le peu d’argent qu’elle gagnait pendant la semaine.

Il y avait encore Mimi l’orpheline qui n’avait pas seize ans et qui élevait sa petite sœur.

Et dans le coin le plus reculé, à l’endroit où le jour pénétrait le moins, il y avait la mendiante. Elle était aussi terne que Vitaline était brillante et elle avait une façon de regarder qui était comme une main tendue. Son ton pleurnichard la faisait souvent rabrouer par les autres. Et Bergeounette qui la détestait l’accusait de tendre une main derrière et l’autre devant.

Un jour qu’elle s’attardait à l’heure de midi, je ne pus supporter sa face implorante, et d’un rapide mouvement je lui passai mon porte-monnaie contenant quelques francs. Elle s’éloigna aussitôt ; mais au lieu de sortir par la porte habituelle, elle traversa la pièce de coupe où je l’entendis s’arrêter l’espace de quelques secondes.

J’y entrai après elle et je me disposais à demander à Mme  Dalignac de bien vouloir payer le repas que nous prenions ensemble au restaurant, lorsqu’elle me dit :

— Vous paierez pour moi aujourd’hui, car je n’ai pas le sou.

Le mouvement d’inquiétude qui m’échappa la fit me regarder plus attentivement. Je rougis alors et elle aussi. Nos regards restèrent en contact, puis comme si une vive lumière éclairait brusquement le chemin que venaient de prendre nos deux porte-monnaie, un rire violent nous saisit. Ce fut comme une vague de gaîté qui nous jeta de droite et de gauche. Le rire si clair, si léger de Mme  Dalignac s’élançait et s’éparpillait pendant que le mien large et sonore le suivait et l’accompagnait partout.

Notre déjeuner se composa de rires et de pain sec ce jour-là. Et la mendiante qui gardait au retour l’air triste des gens qui ont faim put croire en nous voyant si gaies que nos mets avaient été copieux et choisis.


Les après-midi de dimanche, lorsque Mme  Dalignac était libre je l’entraînais au jardin du Luxembourg. Elle s’asseyait de préférence aux endroits où s’était assis son mari, et comme lui elle regardait passer la foule.

Nous y retrouvions Gabielle et Jacques avec leurs enfants. Jacques ne se tenait pas beaucoup plus droit qu’autrefois, mais Gabielle portait sa nouvelle grossesse de telle sorte qu’il était bien difficile aux passants de l’ignorer. Elle n’était pas moins fière de marcher entre le petit garçon et la petite fille de Sandrine qu’elle avait su faire rendre à leur père. Le petit Jacques l’appelait maman et ne la quittait guère. C’était un joli enfant qui s’effarouchait de la moindre bousculade et refusait de s’éloigner, tandis que la petite Sandrine se mêlait à tous les groupes et savait toujours retrouver ses parents.

Oh ! comme elle ressemblait à sa mère, la petite Sandrine. Mêmes cheveux soyeux et bouclés, mêmes yeux dont le regard semblait vous avertir que l’on pouvait compter sur elle. Elle n’avait que huit ans et déjà son tout petit visage avait une expression sérieuse.

Jacques était en admiration devant sa fille.

Il lui prenait les mains comme il les prenait autrefois à Sandrine, et il lui disait tout ému :

— Petite chère amie.

À les regarder Mme  Dalignac oubliait sa peine. Elle y pensait encore quand la petite famille n’était plus là, et elle disait comme pour elle seule :

— Ce Jacques…

Pour moi, c’était surtout le changement de Gabielle qui me surprenait. Elle paraissait si heureuse auprès de son mari que j’osai lui demander en confidence :

— Vous aimez Jacques maintenant ?

— Oui, je l’aime, répondit-elle vivement.

Et tout de suite elle ajouta avec orgueil :

— Lui aussi m’aime.

Bouledogue ne faisait que passer dans le jardin. Elle nous confiait d’un coup d’œil sa grand’mère, et gagnait au plus vite l’avenue de l’Observatoire.

Puis c’était Clément qui nous rejoignait.

Je le voyais venir de loin. Le haut de son corps gardait beaucoup d’aisance, mais il avait je ne savais quoi qui l’alourdissait par en bas. Et toujours il me faisait penser à un arbre qui se serait déplacé sans jamais sortir de terre une seule de ses racines.

Il s’asseyait auprès de nous, mais s’il prenait beaucoup de place sur le banc, ses remarques sur les passants n’étaient jamais méchantes ni ennuyeuses.

L’automne était doux. Les moineaux gorgés de graines délaissaient le pain qu’on leur offrait, et les pigeons, isolés, ou par groupes dans les arbres, semblaient de gros fruits mûrs tout prêts à se détacher des branches.

Autour de nous, les feuilles tombaient une à une, sans hâte ni bruit.


À l’heure du dîner j’accompagnais Mme  Dalignac et Clément chez Rose. Ces soirées du dimanche passées en famille ne me laissaient jamais de regret. Églantine m’embrassait comme une sœur très affectueuse. Les enfants me recevaient avec des cris joyeux, et Rose fraîche et parée me semblait plus belle que les plus belles fleurs du Luxembourg. Elle aussi me recevait affectueusement. Elle n’était pas très flattée de m’avoir pour belle-sœur, mais elle m’aimait à cause de ma ressemblance avec Églantine.

J’avais toujours entendu parler de cette ressemblance sans y apporter la moindre attention. Mais ce soir, parce que Rose insistait en faisant des comparaisons, une curiosité me vint, et je levai le nez vers une glace qui reflétait toute la famille autour de la table et me renvoyait mon image.

Je restai tout d’abord stupéfaite de ma pâleur, et j’eus l’impression que je me voyais pour la première fois.

C’était à moi ce visage aux traits si réguliers qu’il me faisait penser à des lignes tracées sur du papier blanc ?

Non, je ne ressemblais pas à Eglantine dont le teint était rosé comme celui de sa sœur et qui avait le front très haut. Ses joues minces avaient bien la même forme que les miennes, et son menton une fossette toute pareille, mais ses yeux, bleus comme les miens, me rappelaient ceux de Mme  Dalignac. Et si ses cheveux trop lourds croulaient aussi de tous côtés, la nuance en était plus unie et beaucoup plus claire.

C’était surtout à ses yeux que je revenais. Ils étaient si calmes et si doux qu’on avait de la peine à en détourner les siens. La lumière y entrait profondément et on eût dit qu’il faisait jour derrière eux.

Dans l’espoir de trouver les miens semblables je voulus les revoir, mais je ne les retrouvai pas. Il me sembla voir à leur place deux fenêtres largement ouvertes où quelqu’un se tenait penché.


Mme  Doublé n’attendit pas la fermeture de l’atelier pour obliger sa belle-sœur à créer des modèles et faire les essayages de ses clientes. C’était pour Mme  Dalignac une fatigue de plus qui la laissait déprimée et nerveuse à l’excès. La journée finie, elle refusait de manger et restait tassée sur un tabouret au lieu de s’étendre sur la chaise longue du patron.

À l’heure du coucher, elle disait :

— Je suis si lasse que j’ai la paresse de me mettre au lit et que l’envie me vient de me coucher dessous comme un chien.

Elle, qui n’avait jamais été malade, souffrait des reins maintenant. Son beau corps si droit se ployait pendant les heures de travail. Alors, les coudes appuyés sur la table, elle me disait pour s’excuser de ce repos :

— Il y a des moments où je ressens comme une lassitude de mort.

Mme  Doublé n’était pas lasse, jamais elle n’avait paru aussi active. Son acte d’association en main, elle obligeait Mme  de Machin-Chose et les autres à payer leurs notes arriérées. Elle savait ce qu’il fallait leur dire pour cela, et la somme rentrée ainsi grossissait de jour en jour.

Mme  Doublé reconnaissait que cet argent ne lui appartenait pas, mais elle en remettait le règlement à plus tard ; pour l’instant il lui servait à dédommager le propriétaire et à faire à Clément les avances nécessaires à sa boutique de tapissier.

Clément ne lui savait aucun gré de ces avances. Il les recevait comme son dû, et refusait de lui en donner reçu sous prétexte qu’elle n’avait pas encore sorti un sou de sa poche, et qu’il était tout aussi capable qu’elle de faire payer les anciennes clientes de sa tante.

Mme  Doublé en convenait avec lui, mais elle se froissait de son insolence et se vengeait sur Mme  Dalignac en lui reprochant sa négligence passée. Elle alla même jusqu’à prétendre que le patron avait manqué de soins faute de cet argent. Et pour la dixième fois peut-être, elle répéta sur le ton élevé, qui lui était habituel :

— Ah ! pôvre frère, c’est une femme comme moi qu’il lui aurait fallu.

Je crus qu’elle allait sortir violemment comme les autres fois, mais ce fut de mon côté qu’elle se lança pour me dire :

— Je n’aime pas à être regardée de cette façon-là.

Je baissai les yeux, car je sentais bien que je ne pourrais jamais la regarder d’une autre façon.

Pour meubler sa boutique Clément emportait de chez Mme  Dalignac tout ce qu’il lui était possible d’emporter. Il disait seulement à sa tante :

— Je prends ça.

Elle riait de le voir si chargé, et devant mon air confus, elle disait tout heureuse :

— Laissez donc, ce qui est à moi est à lui.

À mes reproches Clément répondait :

— Elle laissera prendre cela aux autres, autant vaut-il que ce soit moi qui en profite.

De notre futur logement il n’était pas question. « L’arrière-boutique suffira », avait dit Clément. Et en deux autres phrases il avait désigné l’emplacement de notre mobilier. « Ici, un lit pour dormir, et là, une table pour manger. »

Cette arrière-boutique était humide et noire.

Jamais le soleil n’y avait pénétré et il s’en dégageait une odeur qui m’obligeait à m’en éloigner dès que j’y entrais.

Clément riait si fort de ma répugnance que je finissais par faire comme lui.

Rien ne le rebutait. Il lavait les murs, grattait le parquet et décorait sa boutique sans accepter aucun conseil.

Le soir, assis bien à l’aise entre sa tante et moi, il disait ses espoirs de richesse, et faisait des projets d’avenir. Maintenant qu’il avait une boutique il désirait une maison de campagne. Et bien souvent sur une carte des environs de Paris étalée sous la lampe, il suivait du bout de son crayon la Seine ou la Marne, à la recherche d’un endroit joli et d’accès facile. Il me forçait à suivre avec lui, et disait :

— Choisissez-nous un beau pays.

Je me lassais vite de chercher. Ma pensée s’en allait loin de la Seine ou de la Marne, vers un pays que j’avais choisi depuis longtemps et où j’aurais voulu vivre toujours.

Ce pays, c’était une colline toute fleurie de bruyères roses qui s’appelait la Rozelle.

C’était aussi une rivière étroite et pleine de cailloux blancs qui s’appelait la Vive.

C’était encore un grand bois de sapins qui tenait tête au vent, et dont les grands arbres gardaient à leur pied un rond de sable sec où l’on pouvait s’asseoir et attendre la fin de la pluie. Dans ce pays il y avait un chien qui venait glisser son museau frais au creux de ma main. Et tout près de la rivière, dans une maison grande ouverte au soleil, il y avait un homme d’une trentaine d’années, au regard attentif, et au visage qui ne semblait fait que de douceur et de bonté.


Le quinze décembre approchait. C’était la date fixée pour notre mariage, et déjà Mme  Dalignac s’occupait des derniers préparatifs. Cependant, avant de fêter ce grand jour, elle tenait absolument à se rendre sur la tombe de son mari. Elle était obsédée par cette idée depuis plus d’une semaine ; mais comme elle se sentait vraiment souffrante et que le cimetière de Bagneux était loin, elle avait comme une crainte d’y aller seule.

Je ne demandais pas mieux que de l’accompagner, mais pour cela il nous fallait assurer le travail des ouvrières pendant notre absence, et nous avions déjà tant à faire au cours de la journée qu’il nous était impossible de faire plus.

Clément qui ne s’embarrassait d’aucune difficulté nous conseilla de veiller un peu et de partir le lendemain matin avant l’arrivée des ouvrières. C’était en effet le seul moyen qui pouvait nous permettre de nous absenter ensemble, et Mme  Dalignac décida de l’employer le soir même. Cette fois encore elle ne comptait que sur son courage, mais comme elle était à bout de forces, elle dut renoncer à la veillée dès le début.

Il n’en était pas de même pour moi. Trois jours seulement me séparaient de mon mariage. J’étais dans un état fébrile qui m’empêchait de sentir la fatigue, et la nuit passa sans que je me fusse aperçue de la longueur du temps.

Vers cinq heures du matin, alors que je finissais de préparer l’ouvrage, un bruit de sabots que l’on traîne en marchant monta de l’avenue. Un deuxième suivit, puis d’autres encore, et bientôt des chocs de roues cognant durement contre les pavés se mêlèrent aux chocs des sabots.

Je ne me souvenais pas d’avoir jamais entendu ce bruit et j’ouvris la fenêtre pour regarder en bas.

C’étaient les balayeurs de la ville qui sortaient d’une baraque proche où ils venaient de prendre leurs instruments de nettoyage. Les hommes roulaient les brouettes chargées de pelles et de tuyaux, et les femmes portaient plusieurs balais sur l’épaule. Tous s’en allaient lentement, avec une démarche lourde comme s’ils étaient déjà fatigués de la journée à venir.

Les chevaux attelés aux tombereaux débouchèrent à leur tour de la rue voisine. Eux aussi avançaient lentement. Leurs fers claquaient à faux sur le pavé. Et sous l’énorme lassitude qui semblait peser sur eux, leur échine se creusait, et leur ventre se rapprochait de terre.

Je refermai la fenêtre quand ils eurent disparu sous les lumières lointaines, mais il me fut impossible de me tenir tranquille.

Pour ne pas réveiller Mme  Dalignac que j’entendais remuer et se plaindre en dormant, j’entrai dans l’atelier où il me sembla bientôt que je troublais le repos des machines. À mon passage, l’une d’elles laissa tomber une goutte d’huile. Une autre fit deux tours de roue lorsque je frôlai sa courroie et deux ou trois firent entendre de forts craquements quoique je fusse loin d’elles.

Je revins dans la pièce de coupe, et j’essayai de dormir quelques minutes sur la table, comme au temps des dures veillées, mais ce ne fut pas le sommeil qui vint, ce fut le souvenir d’une scène qui me faisait détester Clément et que les balayeurs m’avaient fait oublier un instant.

La veille, tandis qu’il se préparait à emporter la chaise longue du patron ainsi que trois des meilleurs tabourets, Mme  Dalignac l’avait retenu pour lui emprunter une petite somme dont elle avait besoin sur l’heure. Aussitôt, j’avais vu les traits de Clément se durcir et ses prunelles devenir fixes. Il avait posé son fardeau de mauvaise grâce, et compté une à une les pièces blanches en les faisant sonner sur la table, puis en reprenant la chaise et les tabourets, il avait dit d’un ton sec à sa tante :

— Tu n’oublieras pas de me rendre cet argent qui est à moi.

Le beau regard de Mme  Dalignac avait eu comme un chavirement. Elle avait fait oui de la tête, en essayant de sourire, puis elle s’était levée pour aider son neveu qui passait difficilement la porte avec son chargement, et quand enfin elle avait pu sourire elle s’était tournée vers moi pour me dire :

— Il est bien mal luné, aujourd’hui, notre Clément.

Ma rancune ne voulait pas s’apaiser. Je ne pouvais éloigner de ma pensée les yeux fixes de Clément, et c’était sans joie que je regardais ma robe blanche étalée sur le mannequin. Le roulement d’un tramway me rappela que nous devions partir à Bagneux de bonne heure, et aussitôt j’éveillai Mme  Dalignac.


Dans la grande allée du cimetière il n’y avait personne d’autre que nous, et une frayeur me vint à entendre le bruit de nos pas sur le gravier. Mme  Dalignac marchait vite et me dépassait. Elle avançait dans un mouvement qui la soulevait si fort que je voyais toute la semelle de ses souliers.

Ma frayeur augmenta quand il nous fallut prendre les allées de traverse. Elles étaient boueuses et noires, et des fleurs pourrissaient sur toutes les tombes. À chaque instant nous faisions lever des merles. Il y en avait de très noirs au vol vif et aux plumes allongées, mais d’autres étaient gris et courts et semblaient des pierres qui auraient eu des ailes. Ils disparaissaient comme ils étaient apparus et rien ne venait dénoncer leurs retraites.

Je m’assis sur une dalle de granit, tandis que Mme  Dalignac se couchait à moitié sur la pierre bombée qui recouvrait son mari.

Elle resta sans mouvement, la joue appuyée sur son bras comme sur un oreiller, et sans l’expression d’intolérable souffrance qui la rendait méconnaissable j’aurais pu croire qu’elle s’était endormie.

Dans ce coin de cimetière où un grand carré de terre restait en friche, les moindres bruits me causaient de longs tressaillements. Les fourrés s’agitaient, et des glissements traçaient des sillons dans les herbes couchées.

Du côté des tombes les choses paraissaient vivre aussi. Une pierre brisée et dressée semblait une tête décharnée implorant on ne savait quel secours d’en haut. Un arbre complètement dépouillé de ses feuilles tendait vers nous ses branches raides et noires, et dans l’allée proche un cyprès gémissait comme s’il était seul à supporter le vent humide.

Deux corbeaux s’abattirent sur une croix blanche. Ils paraissaient épuisés et il leur fallut de longues minutes avant de pouvoir se tenir d’aplomb ; mais à peine avaient-ils trouvé l’immobilité nécessaire à leur repos, que la voix dure d’un autre corbeau qui passait au loin les fit repartir comme en détresse.

Mme  Dalignac avait entendu aussi le rude appel, et, comme si elle y répondait, elle demanda :

— Quelle heure est-il ?

Je tirai de mon corsage la petite montre d’or qu’elle m’avait donnée, et je vis qu’il était neuf heures. Elle sursauta :

— Et l’atelier, dit-elle.

Je dus l’aider à se mettre debout. Elle se plaignit d’une grande faiblesse dans les jambes et pour marcher elle fut obligée de s’appuyer à mon épaule.

Elle s’inquiétait à l’idée que sa présence manquait aux ouvrières, mais, chaque fois qu’elle voulait hâter le pas, sa tête penchait brusquement en avant. Comme nous allions sortir du cimetière elle m’arrêta :

— Attendez, je ne vois plus clair.

Je la regardai. Elle n’était pas plus pâle que l’instant d’avant, et dans ses yeux si doux il n’y avait rien de changé.

Elle fit encore un pas, toucha le grand portail comme pour y chercher un nouvel appui, et sans un mot elle s’affaissa malgré mes efforts pour la retenir.

Deux hommes la portèrent dans un hôtel proche. Le médecin qui vint m’attira un peu à l’écart pour me poser quelques questions. Et comme je m’informais de la gravité du mal de Mme  Dalignac, il me dit simplement :

— Elle va mourir.

J’eus un instant l’espoir qu’il se trompait.

Après quelques soins, Mme  Dalignac serra ma main qui tenait la sienne, et je vis qu’elle voulait parler. Mais ses lèvres ne remuèrent pas, sa gorge seulement fit de grands efforts et je compris qu’elle disait :

— L’atelier, l’atelier.

Puis ses yeux se fermèrent. Toute souffrance s’effaça de son visage et son souffle cessa.


Midi sonnait aux églises et sifflait aux usines lorsque j’entrai de nouveau dans l’atelier. Toutes les ouvrières étaient debout, prêtes à sortir. Bergeounette, penchée à la fenêtre, s’assurait que le chemin était libre, et Duretour chantait de sa voix fausse et joyeuse :


Paris, Paris,
Paradis de la femme.


────────







────────
Paris, — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.
────────