L’Atelier de Marie-Claire/3

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Eugène Fasquelle (p. 24-37).
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III

On approchait de la Toussaint, et toutes les clientes réclamaient leurs vêtements pour ce jour-là. Une activité pleine d’appréhension emplissait l’atelier. Mme Dalignac nous distribuait l’ouvrage avec un front soucieux, et les indications qu’elle donnait d’un air absent n’étaient pas toujours comprises. Bergeounette, qui ne prenait plus le temps de regarder par la fenêtre, supportait mal les observations, et Duretour, qui ne pouvait plus rire, se mettait à pleurer au moindre reproche. Bouledogue grognait et disait que nous faisions le travail de deux journées en une seule. Personne ne lui répondait, mais les mouvements nerveux augmentaient. Une bobine s’en allait rouler sous la table, ou une paire de ciseaux tombait avec bruit sur le parquet.

Bouledogue n’arrivait jamais en retard à l’atelier, mais elle ne donnait jamais une minute en plus du temps qu’elle devait. À midi, ou à sept heures tapant, elle se levait de son tabouret, et si l’une de nous s’attardait pour finir quelques points, elle la regardait de travers et disait :

— Une journée de travail suffit.

Maintenant elle était sans cesse de mauvaise humeur et rudoyait tout le monde.

Mme Dalignac essaya de la calmer :

— Allons, Bouledogue, encore un peu de courage, bientôt nous serons moins pressées.

Mais Bouledogue, au lieu de se calmer, se dressa et répondit très haut :

— Si vous ne disiez pas toujours oui à vos clientes, elle seraient bien forcées d’attendre que leurs robes soient faites.

Elle se rassit un peu tremblante, et elle ajouta :

— Moi aussi, je voudrais une robe neuve pour la Toussaint. Pourtant, il faudra bien que je m’en passe.

Le patron ne savait pas non plus se retenir. Il se lança sur Bouledogue et lui cria en pleine figure :

— Ma femme est une sainte ! entendez-vous ?

Et Bouledogue, qui n’était pas encore apaisée, répondit en le repoussant du coude :

— Je le sais bien.

Lorsque Bouledogue était en colère, sa voix semblait monter du plus profond d’elle-même. Elle résonnait sourdement, et faisait penser à une cognée qui frappe un chêne.

Le patron en restait intimidé, et Bergeounette, qui ne craignait rien ni personne, se taisait dans ces moments-là.

Le lendemain de ce jour, Sandrine ne vint pas. Mme Dalignac s’aperçut tout de suite qu’elle n’était pas à sa place. Et comme aucune de nous ne connaissait la cause de son absence, elle parla d’envoyer quelqu’un chez elle, craignant qu’elle ne fût malade.

La grande Bergeounette posait déjà son tablier ; mais le patron lui appuya fortement sur l’épaule pour la faire tenir tranquille.

— Cette Bergeounette ! disait-il. Elle a toujours un pied en l’air pour courir dehors.

Il croyait, lui, que Sandrine était seulement en retard, et qu’elle allait arriver d’un instant à l’autre.

La crainte que Sandrine ne fût malade me vint à moi aussi. Depuis deux jours elle avait un gros rhume, et la veille au soir en rentrant sous la pluie, elle avait eu beaucoup de peine à remonter l’avenue avec son paquet d’ouvrage, qui n’était cependant pas lourd.

Je voulais dire cela à Mme Dalignac, mais la petite Duretour racontait qu’elle avait failli manquer aussi, parce que son fiancé avait voulu la quitter.

Sa voix était pleine de rire, et le patron eut une moquerie apitoyée en forçant son accent :

— Au moinss, pôvre petite ! vous l’avez retenu, cet homme ?

— Il est aussi entêté que moi, disait Duretour. Il voulait se promener sur l’avenue du Maine, et moi je voulais aller sur le boulevard Montparnasse. Alors il s’est fâché. Il a retiré son bras de ma taille et il s’en est allé à grandes enjambées.

— Et vous avez couru derrière lui comme un petit chieng ? dit encore le patron.

— Oh ! non, répondit Duretour. Quand j’ai vu qu’il partait pour de vrai, j’ai perdu la tête et j’ai crié : « Au voleur ! »

Personne n’avait envie de rire. On pensait à Sandrine et au travail pressé, et Duretour n’osa pas dire la fin de son histoire.

Sandrine arriva au moment où tout le monde avait cessé de penser à elle.

Elle venait demander la permission de se reposer tout le jour. Elle s’excusa en disant qu’elle avait la fièvre et qu’il lui était impossible de travailler.

Ses yeux étaient brillants et ses lèvres rouges, mais son visage paraissait très diminué.

Presque aussitôt elle eut une quinte de toux.

On eût dit qu’elle avait quelque chose de fêlé dans la gorge, et Duretour lui cria :

— Arrêtez-vous donc, vous toussez comme un vieux bonhomme.

Sandrine se mit à rire à travers sa toux, puis elle dit en frappant sa poitrine de son poing fermé :

— C’est la première fois qu’un rhume me fait aussi mal.

Dès qu’elle fut partie, Mme Dalignac parut s’inquiéter à son sujet et le patron grommela :

— Il ne manquerait plus que ça qu’elle soit malade.

Le lendemain elle manqua encore, et Duretour, qui était allée aux nouvelles, rapporta que la fièvre avait augmenté et que Sandrine était incapable de se lever.

Le regard de Mme Dalignac se fixa un long moment sur les robes à moitié faites qui s’étalaient partout. Et le patron parlait déjà de prendre une nouvelle ouvrière pour remplacer Sandrine.

Sa femme l’empêcha de s’agiter davantage en disant :

— Je travaillerai tous les soirs jusqu’à minuit. Voilà tout.

Elle ajouta d’un air un peu gêné en se tournant vers nous :

— Si l’une de vous a envie d’en faire autant, nous veillerons ensemble.

Personne ne répondit. Mais le soir, comme neuf heures sonnaient, Bergeounelle arriva en même temps que moi. Et presque aussitôt, Bouledogue entra à son tour.

Le patron fut grandement surpris en la voyant. Il ne pouvait pas croire qu’elle voulût veiller aussi.

— Oh ! c’est pour Sandrine, répondit Bouledogue de son air malgracieux.

Et chacune se mit à travailler en silence.

Le patron avait pris un coin de la table. Il dessinait une garniture de broderie pour un manteau, et quoique son fusain se cassât souvent dans ses doigts, il ne s’impatientait pas comme d’habitude.

Les veillées suivantes furent plus animées.

Bouledogue et le patron se chamaillaient, ou bien Bergeounette se plaignait de la vie insupportable qu’elle menait dans son ménage.

Les plaintes de Bergeounette avaient toujours quelque chose de si comique que personne ne la prenait en pitié. Même le matin où elle était arrivée avec un œil meurtri et une joue saignante, tout le monde s’était mis à rire en lui voyant prendre un air drôlement triste pour dire :

— Si mon mari ne me battait pas, je serais la plus heureuse des femmes.

À coudre tranquillement sous la lampe, elle finissait par oublier ses ennuis, et les veillées ne s’achevaient pas sans qu’elle ait longuement parlé de la mer et de sa Bretagne.

Elle répétait souvent les mêmes choses, mais on ne se lassait pas de les entendre, et c’était comme si elle eût recommencé une très belle chanson, lorsqu’elle disait :

— La mer est comme un être aveugle et sourd dont la puissance et la force n’auraient pas de limites. Elle hurle, elle frappe, elle broie, et ses vagues lancées comme des cavaliers fous le long des côtes, les déchirent et les émiettent sans fin.

Bouledogue grondait avec un peu de crainte.

— C’est une mauvaise bête que la mer.

Mais Bergeounette reprenait vite :

— Il y a des jours où elle est si paisible et si molle qu’on a envie de s’étendre sur elle pour dormir longtemps.

Puis, sans qu’on sache pourquoi, elle se met tout à coup à danser sous le soleil. On dirait qu’elle balance les plis de sa robe. Et les vagues pleines d’écume lui font comme une multitude de jupons blancs.

Nous l’écoutions, et personne n’eût osé l’interrompre, quand elle récitait comme une litanie les noms des barques et des pêcheurs du petit port où elle était née :

« Notre-Dame de Souffrance », à Locmaël.

« La Volante », au gars Turbé.

« Le Forban », au vieux Guiscrif.

Le soir où elle parla des filets de pêche qui séchaient au bout des mâts, et qui flottaient plus fins et plus légers qu’un voile de mariée, elle assura fermement :

— Il y en a qui sont bleus comme la robe de la Vierge Marie les jours de mai.


Le lendemain de la Toussaint, je ne trouvai pas mes compagnes à l’atelier. Elles étaient au cimetière, et le patron me demanda pourquoi je n’y allais pas aussi.

Il pleuvait, et je répondis que j’aimais mieux travailler que d’aller me promener par le vilain temps.

Il cria comme s’il se fâchait :

— Ce n’est pas une promenade, c’est une visite à nos morts.

Un peu de gaîté me vint à le voir si furieux et je répartis en riant :

— Oui, mais moi, je n’ai pas de morts.

Il me regarda comme si je venais de lui dire une chose extraordinaire, et il sortit aussitôt pour se rendre lui-même au cimetière.

Mme Dalignac cousait déjà à la place de Sandrine. C’était la première fois que je me trouvais seule avec elle. Elle me regarda de la même manière que le patron, avant de dire :

— Vous avez de la chance de ne pas avoir de morts.

— C’est que je n’ai pas de vivants non plus, dis-je.

Elle s’arrêta de coudre avec un air d’étonnement très marqué, puis elle eut un mouvement des lèvres comme pour me poser une question, et enfin elle dit un peu vite :

— Lorsque vous êtes venue ici, je vous croyais aussi jeune que Duretour, mais par la suite, j’ai bien vu que vous aviez dépassé vingt ans.

Elle se tut, et il me sembla qu’une sorte de gêne l’empêchait de me regarder lorsqu’elle me demanda un instant après :

— Vous habitez seule ?

— Oui, madame.

Elle se tut encore. Ma réponse parut augmenter sa gêne. Cependant, elle reprit d’un ton enjoué :

— Vous avez bien un amoureux ?

— Non, madame.

Elle rougit en se reprenant :

— Je veux dire… un fiancé, enfin, quelqu’un qui vous aime.

Je ne sais pourquoi je pensai à Sandrine et à son Jacques et je répondis nettement encore.

— Non, madame.

Mais au même instant ma pensée me montra un vieux visage affectueux et je me repris à mon tour :

— Si, pourtant, il y a Mlle Hlerminie qui m’aime.

Et devant l’attention de Mme Dalignac, je me hâtai d’expliquer :

— C’est une très vieille voisine à qui je rends quelques petits services et qui me récompense en me racontant des histoires.

Mme Dalignac sourit avec satisfaction :

— Vous avez là une bonne grand’mère ?

La vérité était si différente que je répliquai aussitôt :

— Oh ! non, elle est bien plutôt mon petit enfant.

Un silence se fit, puis, comme si Mme Dalignac avait de la peine à le supporter, elle leva la tête et nos yeux se rencontrèrent. Les siens se baissèrent les premiers, mais il me sembla qu’ils avaient la même expression que ceux de Sandrine et qu’ils venaient aussi de m’offrir quelque chose.

Le patron revint vers le milieu de la matinée. Il ramenait Sandrine qu’il avait rencontrée dans une allée du cimetière. Elle était essoufflée, et ses vêtements gardaient une odeur de terre humide. Elle s’assit en disant d’un air las :

— Les tombes sont toutes trempées de pluie.

Mme Dalignac la gronda doucement :

— Puisque vous êtes malade, vous n’auriez pas dû sortir par ce vilain temps.

Sandrine se récria :

— Mais je ne suis pas malade. Je suis seulement enrhumée.

Et ses yeux noirs avaient comme une inquiétude quand elle répéta :

— Je ne suis pas malade, je vous assure.

Mme Dalignac lui sourit pour la rassurer :

— Nous le savons bien, dit-elle, mais vous auriez pu aller au cimetière un autre jour.

Elle ajouta comme si elle n’attachait aucune importance à tout cela :

— Les cimetières ne s’envolent pas, et les morts ont le temps d’attendre.

Sandrine dit presque aussitôt :

— Demain, je reviens travailler.

Elle voulut dire autre chose, mais sa voix devint rauque avant qu’elle n’eût achevé le premier mot, et elle fut prise d’une quinte de toux.

Elle toussait par à-coups avec une sorte d’impatience. Elle aspirait fortement et faisait de violents efforts pour tâcher d’arracher de sa poitrine une chose qui paraissait y avoir pris de profondes racines. Sa toux avait toujours les mêmes sons creux et fêlés, mais aujourd’hui elle semblait remuer une chose épaisse et mouvante qui restait accrochée au fond.

Elle fut obligée de s’asseoir, son visage devint tout blanc, et la sueur lui coula sur le front.

Elle fit encore un effort pour tousser. Il y eut dans sa gorge un claquement sec, comme lorsqu’on vient de casser un fil solide. Puis elle se frappa la poitrine de son poing fermé comme la première fois, et elle dit en riant :

— Il faudra bien que je me débarrasse de ce rhume.

Elle remonta sa mante qui glissait de ses épaules et elle partit en toussant de nouveau.

Son départ laissa un malaise. Le patron restait debout sans parler, et Mme Dalignac, qui tenait les mains à plat sur son ouvrage, dit tout à coup :

— Il y a des rhumes qui font mourir.

Le patron resserra sa veste sur sa poitrine comme s’il sentait brusquement venir le froid. Puis il attira son tabouret très près de sa femme et le silence revint.

Les jours qui suivirent, Sandrine toussait beaucoup moins. Cependant, son souffle restait court et plein de rudesse, et sa toux semblait toujours accrocher quelque chose dans sa poitrine.

De temps en temps, le patron lui demandait d’un air gai :

— Cela va, Sandrine ?

Et Sandrine répondait du même air gai en imitant l’accent du patron :

— Cela va biengne.


À présent, l’atelier était tranquille. La table à ouvrage laissait voir ses fils de toutes couleurs, et la corbeille pleine de tresses et d’agrafes était bien en ordre. On n’entendait plus les exclamations d’impatience ni les mots d’énervement quand il s’agissait de retrouver une dentelle ou une doublure tombées sous la table et que l’une de nous foulait aux pieds sans les voir.

Le patron ne heurtait plus les mannequins en passant d’une pièce dans l’autre, et Mme Dalignac avait son visage reposé, si agréable à regarder.

Tout le monde écoutait, lorsque Bergeounette chantait ou racontait une histoire. Elle avait une voix très voilée, et ses notes hautes faisaient penser à un mauvais sifflet ; mais ses notes graves étaient pleines et très douces à l’oreille.

Elle parlait avec facilité et ne pouvait souffrir les mots malsonnants. Et quand l’une de nous cherchait à savoir si un mot était français ou non, elle affirmait avec autorité :

— Je le sais, moi, j’ai mon brevet.

Bouledogue ne savait pas tourner ses phrases comme Bergeounette. Elle jetait les mots comme on jette une pierre, et il semblait toujours qu’elle allait démolir quelque chose.

Elle chantait rarement, quoique sa voix fût plus belle que celle de Bergeounette.

Depuis qu’on était moins pressées, elle était moins grognon, et un jour elle dit :

— Il faudrait que le travail soit toujours réglé ainsi.

Mme Dalignac s’approcha :

— Je le voudrais comme vous, dit-elle, mais si j’avais renvoyé les clientes, nous n’aurions plus rien à faire maintenant et je serais forcée de vous renvoyer aussi.

Bouledogue se renfrogna, puis elle reprit :

— Puisque nous travaillons davantage dans les moments pressés, nous méritons de gagner davantage.

Mme Dalignac remua la tête comme lorsqu’on sait une chose impossible, et Bergeounette se moqua :

— Tu voudrais faire une révolution, peut-être ?

Bouledogue découvrit ses dents, et sa voix roula un peu pour répondre :

— Le travail ne devrait jamais être une peine.

Je savais que Mme Dalignac était sans défense contre les exigences de ses clientes, et que réclamer le prix de ses façons était pour elle un gros ennui. Mais ce que venait de dire Bouledogue me paraissait si juste que je m’apprêtais à lui donner raison, lorsque Bergeounette me devança :

— Voilà celle-ci qui va prêcher maintenant.

Ce n’était pas la première fois qu’elle me faisait ce reproche, aussi j’en restai confuse et je me contentai de regarder Mme Dalignac.

Le patron n’aimait pas les discussions. Il détourna les idées en demandant à Bergeounette une chanson de son pays. Et Bergeounette, qui continuait à se moquer, chanta une très vieille chanson dont elle avait souvent fredonné l’air :

Dans le bon vieux temps,
Me dit souvent ma grand’mère…
Dans le bon vieux temps,
Un jupon durait cent ans.

Cela fit rire tout le monde ; mais Mme Dalignac reprit vite son air soucieux. Elle me fixa à son tour et dit comme si elle répondait à un reproche :

— Ma peine est semblable à la vôtre, et ma part d’argent est souvent la plus petite.

Elle fit à reculons les trois pas qui la séparaient de sa table de coupe, sans cesser de me regarder, et Bergeounette commença un autre couplet de sa chanson.