L’Atelier de Marie-Claire/4

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Eugène Fasquelle (p. 38-44).
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IV

La fin de décembre ramena la morte-saison et il fallut nous séparer encore une fois.

Bouledogue quitta la première, pour s’embaucher dans une fabrique de conserves alimentaires.

Jusqu’à présent, elle avait employé son temps de chômage à faire de la lingerie fine avec une amie, mais l’amie venait de partir à l’étranger et Bouledogue ne savait à qui s’adresser pour avoir le même travail.

C’était elle qui faisait vivre sa grand’mère avec laquelle elle habitait. Son gain était vite dépensé et les moindres journées perdues condamnaient les deux femmes à toutes les privations.

Elle était après Sandrine la meilleure ouvrière de l’atelier. Il ne fallait pas lui demander une idée nouvelle, ni l’obliger à disposer des garnitures à son goût, mais quand elle avait dit : « J’ai fini de coudre la robe », on pouvait se fier à elle, car jamais elle n’oubliait un point.

Le jour de son départ, elle tourna les yeux vers les planches vides, comme si elle leur gardait une mauvaise rancune, et sa voix eut un large grondement pendant qu’elle disait :

— Lorsque grand’mère ne mangeait pas à sa faim pour me permettre d’apprendre un joli métier, elle ne se doutait pas qu’il me faudrait aller quand même à l’usine.

Sandrine fut la seule qui resta. Mme  Dalignac partageait avec elle le peu d’ouvrage qu’apportaient les clientes.

Je partis à mon tour et, dès le lendemain, j’entrais chez un fourreur qui demandait des ouvrières pour un coup de main.

Le prix qu’on m’offrait était de beaucoup plus élevé que chez Mme  Dalignac, aussi j’apportai toute mon attention à ce nouveau travail.

Mes doigts eurent peu de peine à manier l’aiguille carrelée, mais j’éprouvai tout de suite une grande difficulté à respirer. Des milliers et des milliers de poils fins s’échappaient des fourrures et s’envolaient dans l’air de la pièce.

Un chatouillement insupportable me prit à la gorge, et je toussais sans arrêt.

Les autres me conseillaient de boire des grands verres d’eau. Mais la toux recommençait une minute après. Au bout de quelques heures, je fus prise d’un violent saignement de nez. Et le soir même, le patron me mit à la porte :

— Allez-vous en… Vous n’êtes bonne à rien ici.

La crainte d’un long chômage me fit chercher un nouvel emploi.

Je le trouvai dans une maison de stoppage où je m’appliquai de toute ma volonté. Mais là aussi je trouvais un grave inconvénient. Devant la boutique déjà peu éclairée où je m’alignais avec les autres stoppeuses, des hommes de tous âges s’arrêtaient à chaque instant. Certains d’entre eux s’approchaient si près et restaient si longtemps à barrer le jour, qu’il m’arriva de ne plus voir la trame des fils et d’embrouiller mes reprises. Et malgré mon désir de bien faire, je dus partir pour ne plus entendre les reproches de la patronne.

Lasse de chercher à m’employer selon mes capacités, je me décidai à entrer dans une maison que venait de quitter ma vieille voisine. Mlle  Herminie. Il s’agissait de coudre des bandes de cuir et de flanelle sur des rouleaux servant à l’imprimerie. C’était un dur travail qu’il fallait faire debout et qui n’avait pas mis trois mois à rendre bossue Mlle  Herminie. Je l’abandonnai à la fin de la première semaine, car je sentis que je deviendrais bossue aussi.

Sandrine, que je rencontrais souvent dans la rue, m’engagea à venir passer mon temps à l’atelier au lieu de rester seule chez moi.

J’y retrouvai Bergeounette qui n’avait pas cessé d’y venir. Son mari ne voulait pas la nourrir ni la supporter sans rien faire au logis ; et, à chaque chômage, c’était entre eux des batailles sans fin.

Elle était forte et hardie, et ne craignait pas de se battre avec lui. Mais elle recevait par-ci par-là un mauvais coup qui la laissait peureuse et tremblante. Aussi pour éviter les disputes, elle faisait semblant de travailler une partie de la journée. L’ouvrage commencé qu’elle traînait avec elle n’avançait guère. Elle s’occupait surtout à regarder par la fenêtre, et toujours elle descendait à l’heure où le manchot passait.

Je me trouvais si bien dans l’atelier que j’en oubliais les soucis du chômage.

Tout comme Bergeounette, j’apportai mon linge à réparer. C’était du linge sans dentelles ni garnitures, dont elle se moquait, et qui lui faisait dire :

— Cela ne vaut pas la peine d’être raccommodé. Vous reprisez ici et ça se déchire là.

Comme elle aussi, je m’approchais souvent de la fenêtre et elle s’étonnait de voir mon regard s’en aller par-dessus les toits au lieu de se fixer sur les gens qui passaient dans l’avenue. Elle levait un doigt vers le ciel et me disait malicieusement :

— Ce n’est pas de là-haut qu’il viendra.

Parfois j’apportais un livre enveloppé dans le même papier que mon pain du goûter. Le patron le feuilletait et me le rendait très vite, avec un ton de gronderie :

— Vous avez la passion de la lecture, hé ?

Ce reproche m’avait été adressé si souvent déjà que j’avais pris l’habitude de m’excuser en répondant que je lisais seulement à temps perdu, ou pendant la nuit, lorsque je ne dormais pas.

Malgré le manque de travail, Bergeounette gardait ses joues pleines, et son goûter était aussi copieux que par le passé.

Par contre je me sentais très déprimée. Mes joues se creusaient à l’endroit des mâchoires et mon cou ne remplissait plus le col de mon corsage.

Le patron me taquinait :

— Votre nez s’allonge, disait-il.

Sandrine riait avec moi, et Bergeounette affirmait que la lecture n’était pas meilleure que le pain sec.

Je ne plaisais guère à Bergeounette. Elle supportait mal de me voir rester une demi-journée sans parler ni remuer les pieds, et elle m’accusait de n’aimer que le silence.

Pourtant lorsqu’elle chantait ou racontait, je l’écoutais toujours avec un grand plaisir, et bien des fois, j’avais réclamé la suite d’une histoire que le patron avait interrompue.

Mon visage non plus ne lui plaisait pas. Elle disait qu’on ne savait pas comment il était fait. Elle regardait le sien dans une petite glace et, quand elle s’était assurée qu’il restait brun et d’aspect solide, elle s’étonnait que le mien soit tantôt pâle et flétri, comme si j’étais malade, et tantôt éclatant de fraîcheur, comme si je possédais la plus belle santé du monde. Et quoiqu’il n’y eût jamais de chicanes entre nous deux, nous paraissions séparées par un obstacle que ni l’une ni l’autre ne pourrait jamais franchir.

La petite Duretour ne tarda pas à venir passer quelques heures près de nous. Mais elle n’apportait rien à coudre. Sa gaîté suffisait à l’occuper. Elle s’amusait à sauter d’un pied sur l’autre et elle n’en finissait plus de raconter les parties fines qu’elle faisait le dimanche avec son fiancé. Elle singeait les actrices et les danseuses. Ou bien elle imitait les gestes apprêtés d’un garçon de restaurant, en train de découper une volaille de prix. Et pendant qu’elle faisait mine de découper la corbeille à fils, en tenant ses coudes en l’air et ses doigts en ailes de pigeon, elle semblait elle-même une volaille délicate et très précieuse.

Il y avait de longues discussions entre elle et Bergeounette au sujet des mets. Bergeounette parlait du ris de veau, qu’elle aimait beaucoup. Mais Duretour n’aimait pas le ris de veau. Elle disait avec une petite grimace de dégoût :

— C’est bon pour les vieux qui n’ont plus de dents.

Et elle riait en nous montrant les siennes qui étaient plus claires que de la porcelaine fine.

Elle parlait des théâtres et des restaurants, avec des détails qui faisaient dire au patron :

— Elle finira par tomber dans les grandeurs.

Cependant elle n’avait aucun désir de luxe. Elle avouait même se trouver souvent intimidée au milieu des gens du dehors.

Son fiancé n’était pas plus hardi. Un jour qu’ils avaient voulu jouer aux riches et qu’ils s’étaient fait conduire en voiture aux Champs-Elysées, tous deux étaient descendus de voiture pour regarder les gourmandises d’un confiseur. Mais ils étaient restés si longtemps devant la boutique que le cocher s’était endormi sur son siège. Ni l’un ni l’autre n’avait osé le déranger, et ils avaient fait les cent pas sur le trottoir en attendant son réveil.

Quand Duretour n’avait rien de nouveau à nous apprendre, elle collait son front contre la vitre. Mais son attention ne s’arrêtait pas sur les passants ni sur l’étendue du ciel au-dessus des toits. Elle ne s’intéressait qu’aux enterrements, qui défilaient tout le long du jour dans l’avenue du Maine.

Dès qu’elle apercevait le corbillard des pauvres, tout mince et léger qui avançait vite en sautant d’un air maladroit sur les pavés, elle disait :

— Ha ! voilà la sauterelle.

Mais lorsque un corbillard tout alourdi de panaches et de fleurs montait lentement l’avenue, elle gonflait ses joues, pour dire avec un respect exagéré :

— Ça, c’est un gros mort.

Elle essayait aussi de faire des signes aux maçons d’en face, mais ils ne prenaient plus le temps de regarder l’atelier. La pluie les mouillait sans discontinuer, et leurs ceintures rouges et bleues disparaissaient sous les sacs à plâtre qu’ils s’attachaient aux épaules.

C’était à leur tour d’être pressés. Les truelles puisaient sans arrêt dans les auges pleines de mortier ; et les pierres s’ajoutaient et augmentaient rapidement la hauteur des murs.

Les tombereaux déversaient toujours la meulière et le sable sur le trottoir, mais maintenant les pierres roulaient dans la boue avec un bruit sourd, et le vent d’hiver nous empêchait d’entendre le glissement soyeux et frais du sable.