L’Atelier de Marie-Claire/5

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Eugène Fasquelle (p. 45-55).
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V

En janvier, Sandrine eut une rechute grave. Pendant les deux premiers jours elle ne s’aperçut pas des soins que je lui donnais, mais, dès que sa fièvre fut calmée, elle me pria d’aller lui chercher du travail.

Le patron cria en prenant sa tête à pleines mains :

— C’est épouvantable… Où prendra-t-elle la force de travailler ?

Et il tournait tout courbé autour de la pièce, comme s’il cherchait du secours sous la table ou derrière les tabourets.

Mme Dalignac fit un grand geste d’impuissance et prépara le paquet d’ouvrage que j’emportai aussitôt.

Je retrouvai Sandrine assise dans son lit en train de coudre une petite culotte de garçon.

Ses cheveux noirs lui cachaient la moitié des joues, et leurs boucles s’allongeaient jusque sous son menton. Elle respirait difficilement, sa poitrine faisait entendre un bruit de gargouille et ses lèvres étaient sèches et toutes craquelées.

Elle défit très vite le paquet, et la petite culotte, qu’elle jeta au pied du lit, resta gonflée par le fond.

Chaque jour je retournai chez Sandrine. J’y arrivais parfois très tôt, mais toujours je la trouvais assise avec son ouvrage éparpillé sur les couvertures. Sa mante qu’elle gardait aux épaules lui couvrait la taille et s’étalait autour d’elle. Et tout son corps posé de travers se tendait vers la fenêtre en tabatière.

Elle ne montrait aucune mauvaise humeur du temps sombre. Elle disait seulement :

— Si jamais je deviens riche, je me ferai bâtir une maison où les murs seront tout en fenêtres.

Il y avait des jours où la pluie coulait si épaisse sur la vitre en pente qu’elle faisait comme un rideau qui empêchait le jour d’entrer. D’autres fois c’était le vent qui secouait le châssis comme s’il voulait l’arracher pour l’emporter au loin. Et lorsque le vent et la pluie se mêlaient, un froid humide entrait dans la chambre et pénétrait jusque dans le lit de Sandrine.

Elle resserrait son vêtement et ramenait les pieds sous elle, mais une fatigue l’obligeait vite à étendre les jambes. Alors elle disait avec un peu de regret :

— Quand le repos vient, la chaleur s’en va.

Le froid me faisait souffrir aussi et j’aurais bien voulu allumer du feu, mais il n’y avait ni poêle ni cheminée dans la chambre.

Cette chambre était si petite que le lit en prenait toute la longueur d’un côté. L’autre côté se trouvait rempli par une table et deux chaises et il eût été difficile de s’asseoir dans le passage du milieu.

Des planches s’étageaient un peu partout, mais ce qui dominait dans la pièce, c’était des photographies d’enfant. Un petit garçon et une petite fille, tantôt seuls, tantôt se tenant par la main. Et au-dessus de la table, à l’endroit où aurait pu être la cheminée, un cadre plus grand que les autres montrait les enfants et leurs parents réunis. Jacques retenait les deux petits entre ses genoux et Sandrine, debout derrière eux, se penchait pour les entourer de ses bras.

La fillette avait comme sa mère des cheveux tout en boucles et un visage bien fait, tandis que le garçonnet avait comme son père des cheveux lisses et un visage dont les contours semblaient tout effacés.

Bergeounette venait me retrouver chez Sandrine. Elle mettait une animation extraordinaire dans la petite chambre qu’elle emplissait de désordre et de bruit. C’était comme si elle se fût assise sur tous les meubles à la fois, et après son départ j’étais toujours obligée de donner un coup de balai.

Cela faisait rire Sandrine qui trouvait que Bergeounette ressemblait à un bon chien mal dressé.

Puis c’était Jacques qui arrivait pour quelques instants. Il se troublait en me voyant, et il restait debout comme un étranger.

Sandrine le forçait à s’asseoir sur le pied du lit, et à toute minute elle levait les yeux sur lui comme si elle craignait qu’il n’eût disparu tout à coup.


Les commandes revinrent avec les premiers jours de mars, et Mme Dalignac rappela Bouledogue et Duretour.

Bergeounette, qui ne s’était souciée de rien pendant le chômage, fit montre d’un contentement exagéré d’être occupée. Son rire bas et comme cassé se faisait entendre à tout moment, et on n’obtenait pas de réponse quand on lui en demandait la raison.

Lorsque Bergeounette était debout, tout son corps remuait avec aisance, mais quand elle se tenait tranquille sur son tabouret, elle faisait penser à une chose difficile à manier. Ses épaules carrées paraissaient dures comme le granit, et en passant près d’elle on prenait garde à ses coudes. Mais, qu’elle fût remuante ou paisible, ses cheveux fins et lisses restaient collés contre sa tête, tandis que sa face semblait virer à tous les vents.

Une après-midi, en revenant travailler, je la vis descendre l’avenue dans une galopade extraordinaire. Elle avançait par bonds énormes et bousculait tout le monde pour échapper à son mari qui la suivait de près. Et brusquement elle disparut sous la porte cochère qu’elle repoussa derrière elle.

L’homme essaya d’enfoncer la porte, puis il donna un grand coup de pied dedans, et après avoir regardé en l’air comme s’il espérait voir sa femme à une fenêtre, il tourna le dos et s’éloigna.

Je retrouvai Bergeounette en haut. Elle était tremblante et en nage, et, à travers son essoufflement, elle disait d’un air plein de crainte :

— S’il m’avait saisie, il m’aurait tuée.

Lorsqu’elle fut plus calme, le patron fit chanter son accent pour lui demander :

— Étiez-vous aussi blanche qu’un petit agneau et lui disiez-vous des choses jolies quand sa colère est venue ?

Elle se mit à rire, et tout en remuant ses bras d’une façon désordonnée, elle avoua que depuis le début de la morte-saison, elle volait chaque semaine une pièce d’or dans la cachette de son mari, et que l’instant d’avant, dans une terrible dispute, elle s’en était vantée par bravade.

— Comment ferez-vous pour rentrer ce soir ? demanda Mme Dalignac.

Bergeounette fit un geste de la main pour la tranquilliser.

— Je rentrerai tard, dit-elle.

Elle rit de nouveau très bas et comme en dedans, et elle ajouta :

— Il n’est jamais méchant lorsqu’il est couché.

Le lendemain elle revint avec son visage ordinaire, et personne ne lui parla de ce qui s’était passé la veille.


Depuis son retour à l’ouvrage, Bouledogue ne cessait de bougonner après ses doigts qui avaient perdu leur souplesse et la finesse du toucher :

— Comment voulez-vous que je tienne une aiguille avec des doigts raides et durs comme cela ?

Et elle nous montrait ses mains pleines de durillons et d’ampoules crevassées.

Elle avait la spécialité des petits plis et des fronces dans les tissus légers et son habileté était telle qu’aucune de nous ne pouvait la remplacer.

Lorsqu’après de longues heures de travail, un corsage de mousseline de soie sortait tout plissé de ses mains, on eût dit qu’il venait d’être fait par magie tant il gardait de fraîcheur.

Le patron osait à peine le toucher. Il l’élevait avec précaution dans la lumière et il disait tout content :

— Je crois bien qu’il a poussé tout seul au soleil.

Aussi maintenant lorsque Bouledogue voyait les tissus s’accrocher et s’érailler à ses doigts, elle entrait dans de violentes colères qui finissaient par la faire pleurer.

Mme Dalignac essayait de lui faire prendre patience. Mais Bouledogue était incapable d’avoir de la patience ; elle jurait comme un homme et maudissait le monde entier. De plus, elle ne pouvait pas dire assez combien les femmes de la fabrique s’étaient moquées de ses mains fines, en lui voyant toucher les boîtes de fer-blanc qui lui écorchaient les paumes et lui cassaient les ongles.

À l’écouter, une grande appréhension nous venait de la prochaine morte-saison, et chacune de nous disait tout haut son espoir d’éviter la fabrique.

Seule Bergeounette se moquait de cela, comme elle se moquait de tout le reste. Elle réussissait même à calmer Bouledogue en attirant adroitement son attention sur des soirées dansantes que des petites sociétés d’ouvriers donnaient, ici ou là, dans le quartier de Plaisance. Bouledogue aimait la danse par-dessus tout. Sa voix devenait tout autre pour s’informer de la date exacte et du lieu où devait se donner le bal.

Son amour de la danse l’obligeait à faire toutes sortes de mensonges à sa grand’mère à qui elle n’osait l’avouer.

Elle avait heureusement une cousine de son âge qui partageait son goût. En s’entendant à l’avance, elles trompaient la grand’mère et se rendaient libres.

Pendant l’été, elles allaient jusqu’à Robinson, mais c’était loin, et le train qui devait les ramener ne leur laissait qu’une heure de répit. Aussi elles ne perdaient pas une minute, elles couraient d’une traite de la gare à la salle de bal. Et là, sans s’occuper des garçons en quête de danseuses, elles s’enlaçaient et dansaient avec l’angoisse constante de manquer le train du retour.

L’hiver, elles allaient au bal Bullier, mais si elles n’avaient plus le souci du voyage, elles craignaient d’être reconnues et dénoncées. Bouledogue en avait une crainte si intense qu’elle croisait parfois ses deux mains sur sa tête en disant :

— Si grand’mère apprend un jour que je vais à ce bal, elle en mourra de honte.

Cela ne l’empêchait pas de prétexter, le dimanche suivant, une promenade au jardin du Luxembourg où elle n’entrait jamais.

Il arrivait que la grand’mère désirait aussi se promener au jardin, mais comme elle était vite lasse, les jeunes filles l’installaient sur une chaise et s’éloignaient rapidement derrière son dos.

Ces jours-là, il ne fallait pas songer à s’attarder au bal. La cousine y serait bien restée, mais Bouledogue la ramenait sans pitié vers la grand’mère. Et du même ton dont elle nous disait : « Une journée de travail suffit », elle disait à la cousine : « Une danse suffit pour s’en passer l’envie ».


Sandrine avait repris sa place en même temps que nous. Sa poitrine ne faisait plus entendre qu’un léger ronflement, et quand le patron lui criait du bout de l’atelier : « Cela va, Sandrine ? » elle répondait tout de suite : « Oh ! oui, cela va très bien. »

Elle souriait en nous regardant, et ses yeux noirs étaient doux comme du velours neuf. Cependant ses cheveux n’étaient plus aussi brillants, et ses boucles paraissaient moins élastiques, mais jamais elle ne se plaignait.

Une fois seulement elle parla ainsi de la fatigue de ses nuits :

— C’est drôle… Depuis que j’ai ce rhume, je ne peux plus m’étendre dans mon lit, et il me faut être à moitié assise pour pouvoir dormir un peu.

Un matin, je la surpris dans l’escalier alors qu’elle se croyait seule. Elle montait avec lenteur, en tenant le buste raide et la bouche fermée. Mais l’air qu’elle rejetait par le nez faisait un bruit fort comme celui d’un soufflet.

Mme Dalignac l’envoya chez son médecin, qui conseilla un long repos et une bonne nourriture. Sandrine riait de tout son cœur en rapportant les paroles du médecin :

— Du repos…, disait-elle. Où diable veut-il que je prenne cela ? Je ne connais pas de marchand qui en vende.

Mme Doublé, qui se trouvait là, lui lança un regard plein de malveillance. Elle parla longuement des rhumes qui tournaient en maladie contagieuse et dit qu’elle ne supporterait pas une ouvrière tuberculeuse dans son atelier.

Je levai les yeux sur Sandrine. Elle gardait son air tranquille et un peu enfantin, et, lorsque Mme Doublé fut sortie, elle dit en riant :

— Ses ouvrières feront bien de ne pas s’enrhumer.


Le mois d’avril ramena le travail pressé.

Les mains de Bouledogue avaient retrouvé toute leur souplesse, et ses doigts longs et bien tournés maniaient avec adresse les tissus les plus fins. Mais son énervement revenait avec le désordre de la table à ouvrage, et sa voix grondait sourdement, quand on était à la recherche d’une chose égarée.

Bergeounette restait indifférente aux ennuis du travail. Elle continuait à regarder passer le manchot. Et, dès que l’une de nous marquait trop d’impatience, elle chantait sa vieille chanson qui avait un couplet pour toutes les circonstances :

Dans le bon vieux temps,

Les pâtés et les brioches,
Dans le bon vieux temps,

Croissaient au milieu des champs.


En approchant des fêtes de Pâques, les journées redevinrent aussi dures qu’avant la Toussaint. La machine du patron n’avait plus de temps d’arrêt, et le ronflement de la mienne ne faisait pas beaucoup moins de bruit. Et chaque fois que Duretour partait avec une robe terminée, le patron disait, en tapant dans ses mains :

— Courage, mesdames ! Pâques va nous apporter deux jours de fête pour nous reposer.

La veille de Pâques, comme il répétait cela, Bergeounette lui répondit :

— Sandrine aura le temps de courir après son souffle pendant ces deux jours-là.

Tout le monde regarda Sandrine. Elle gardait la bouche ouverte et il y avait comme une buée autour de son visage.

Le soir, après la journée finie, elle prit le temps de sourire en nous disant :

— C’est vrai, pourtant, que je cours après mon souffle aujourd’hui.

Sa voix était tremblante et comme effacée, et on eût dit que ses yeux laissaient glisser toute leur lumière.

Et pour la première fois, depuis bien longtemps, elle remonta l’avenue avec moi, sans son paquet d’ouvrage pour la veillée.