L’Atelier de Marie-Claire/9

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Eugène Fasquelle (p. 96-108).
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IX

Le lundi matin, l’atelier était propre et sans un bout de chiffon. Il n’y avait que les fils et les agrafes qui s’entremêlaient dans la corbeille. Bouledogue qui n’aimait pas à attendre demanda dès qu’elle fut assise :

— Qu’est-ce que je vais faire, moi ?

Et aussitôt les autres firent la même demande.

Mme Dalignac dépliait une toile rose sur sa table, et ce fut le patron qui répondit avec bonne humeur :

— Dites donque ? Hé ? ma femme a dormi toute la nuit au lieu de couper des robes.

Il leur montra les fils emmêlés :

— Amusez-vous à débrouiller ça !

Mme Dalignac gardait un air d’extrême fatigue. Elle pliait sur elle-même, et semblait ne plus pouvoir porter son corps qu’elle appuyait contre tout ce qu’elle trouvait à sa portée.

Il y eut un long silence. Le vieux brodeur et moi inondions nos machines de pétrole pour en enlever le cambouis et les ouvrières débrouillaient et enroulaient les fils avec vivacité comme s’il leur restait une crainte de perdre du temps. Puis Les voix emplirent de nouveau l’atelier. Chacune racontait ce qu’elle avait fait de son dimanche. Duretour avait entraîné son fiancé aux courses rien que pour s’assurer que Mme Linella n’avait pas mis sa robe blanche.

La veille, après avoir livré la robe, elle était revenue en hâte pour nous faire savoir que la femme de chambre lui avait dit : « Ne la dépliez pas. Je vais la mettre dans l’armoire. »

Et maintenant, elle était gaie comme une gamine en racontant comment elle s’y était prise pour se faire reconnaître de la cliente, qui était devenue aussi rouge que sa robe en l’apercevant.

Bouledogue n’était même pas allée au bal, elle avait passé sa journée à laver et repasser le linge de deux semaines. Et comme le patron lui disait qu’elle aurait mieux fait de se reposer, elle répondit sans grogner :

— Un travail repose d’un autre travail.

Bergeounette non plus n’était pas allée aux courses. Elle avait rôdé dans les églises du quartier selon son habitude.

Le patron ne pouvait pas croire qu’elle pût rester tranquille pendant le temps d’une messe et Bergeounette avouait qu’elle ne prenait aucun plaisir à s’agenouiller pour prier. Mais les autels resplendissants, les costumes magnifiques des prêtres et le large chant des orgues lui donnaient un contentement dont elle ne se lassait pas.

Aujourd’hui, elle tenait surtout à dire qu’elle m’avait vue debout contre un pilier de Notre-Dame-des-Champs. Elle était sûre que je ne priais pas ; puisque j’avais le nez en l’air, mais malgré cela elle n’avait pu réussir à attirer mon attention.

Duretour, qui n’était jamais entrée dans une église, cria :

— Elle attendait qu’un fiancé lui tombe du ciel.

Je répondais peu aux railleries, mais quand Bergeounette eut fini de tourner en ridicule mon air de ne penser à rien, je ne pus m’empêcher de me moquer d’elle à mon tour en disant que je l’avais très bien vue à son arrivée dans l’église, où elle avait changé de place plus de vingt fois en un quart d’heure. Et tandis qu’elle s’étonnait de ma réplique j’en profitais pour ajouter :

— À ce moment-là, vous n’aviez guère le temps de penser à moi, tant vous étiez occupée à vous agenouiller de tout côté.

Duretour, qui avait crié sur moi, cria de même sur Bergeounette :

— Elle jouait à cache-cache avec les anges du paradis.

Le patron s’en mêla aussi :

— Té ! ses prières n’étaient pas plus longues qu’un alléluia, je pense.

L’atelier débordait de rires et Bergeounette se remuait et riait plus fort que tout le monde. Personne ne pensait plus aux fatigues passées ni aux caprices des belles clientes, qui font veiller les ouvrières pour avoir une robe de plus dans l’armoire. Mme Dalignac elle-même semblait redevenue forte, et son visage si doux était plein de clarté. Et pendant qu’elle activait la préparation du travail, Bergeounette continua de nous amuser avec une histoire de son enfance.

Elle aimait tant la petite église de son pays qu’elle arrivait toujours la première au catéchisme. Mais elle ne pouvait rester tranquille, et toujours aussi, elle se disputait avec ses compagnes.

Le vieux curé la grondait, puis il joignait les mains comme s’il demandait à Dieu la patience de la supporter, et, quand il n’en pouvait plus, il l’envoyait s’asseoir du côté des garçons.

Et Bergeounette raconta ainsi :

— C’était un peu avant la fin du catéchisme, la gifle que je venais de donner à mon voisin avait claqué si fort que toutes les filles se levèrent pour voir d’où elle était partie.

« Le vieux curé se leva aussi, bien plus vite que je ne le croyais capable de le faire, et il me poussa jusque sous l’escalier sombre qui menait au clocher. Tout d’abord, je n’osai pas bouger dans la crainte de tomber dans quelque trou, mais bientôt j’aperçus une grosse corde qui pendait auprès de moi, et pour faire comme les marins j’essayai de grimper après. Ce n’était pas facile, mes sabots glissaient le long de la corde et je retombais toujours. Mais voilà qu’au-dessus de ma tête la cloche se met à tinter un coup, puis un autre, puis encore un autre, tout comme si on sonnait le glas. Je m’arrêtai de sauter pour écouter, mais au même instant M. le curé me tira de ma cachette en disant tout indigné : « Oh ! Oh ! Oh ! »

« La cloche ne tintait plus et les enfants arrivaient en se bousculant, pendant que M. le curé ne trouvait pas autre chose à dire que : « Oh ! Oh ! Oh ! »

« Il ouvrit la porte de l’église et je sortis au milieu des filles et des garçons qui couraient devant moi en riant et criant comme cela n’était jamais arrivé dans le village. »

Et Bergeounette acheva, sans rire :

— Lorsque ma mère troussa mes jupes, ce ne fut pas le glas qu’elle sonna, mais la volée des plus beaux jours de fête.


La semaine n’apporta pas la tranquillité qu’on attendait. On compta les robes qui restaient à faire et déjà Bouledogue s’épouvantait à l’idée que le travail allait manquer. De plus le patron paraissait s’affaiblir encore et il supportait difficilement le bruit des machines. Mme Dalignac commençait à préparer leur départ pour les Pyrénées. M. Bon l’avait conseillée dans ce sens avec l’espoir que le malade se remettrait plus vite à l’air de son pays.

Elle passait une partie de son temps à courir d’une cliente chez l’autre pour toucher le prix de ses façons, mais elle rentrait souvent sans argent, lasse et contrariée. Le soir, je l’aidais à relever ses factures, et tout en feuilletant le livre de comptes, je m’étonnai de la grande quantité de notes qui n’avaient pas été payées depuis plusieurs années. Pourtant, les mêmes clientes continuaient à se faire habiller à la maison. Quelques-unes étaient même très exigeantes et ne payaient les nouvelles façons que par petites sommes espacées.

Je fis le compte des sommes perdues ainsi, et je ne pus retenir un accent de reproche, en disant :

— Cet argent vous serait très utile en ce moment, il permettrait à votre mari de se reposer longtemps et peut-être de guérir pour toujours.

Ses yeux s’agrandirent et devinrent très attentifs. Elle fixa le vide comme si elle apercevait brusquement un chemin facile pour arriver plus vite au but, mais bientôt ses paupières s’abaissèrent, sa bouche et son menton eurent un petit frémissement comme lorsqu’on a envie de rire et de pleurer tout à la fois, puis elle courba la tête et dit avec une grande honte :

— Je n’ai jamais su réclamer mon dû.

Une immense pitié me vint pour elle. J’eus honte à mon tour de l’avoir obligée à s’humilier, et je repoussai le livre de comptes avec colère, comme si ce fût lui qui eût adressé le reproche.


L’idée de quitter Paris était insupportable au patron. Il regardait sans cesse les balcons de la maison neuve que le soleil éclairait et chauffait. Celui du milieu surtout attirait son attention. Il s’avançait large et rond comme un énorme ventre, et Bouledogue affirmait qu’il était deux fois grand comme la chambre qu’elle habitait avec sa grand’mère.

Le patron disait à sa femme :

— Vois-tu ! s’il était à nous, tu m’y ferais une tente avec un drap et je resterais tout le jour couché sur la pierre chaude.

— Mais, puisque nous allons dans les Pyrénées, répondait Mme Dalignac.

Et le patron grommelait en faisant la grimace :

— Dans les Pyrénées… dans les Pyrénées…


Dès la deuxième semaine de juillet l’ouvrage manqua tout à fait.

Jamais la morte-saison n’avait commencé si tôt. Ce fut parmi nous comme un désastre. Bergeounette se déplaçait avec des mouvements désordonnés et Bouledogue, qui oubliait de montrer ses dents, roula son tablier dans un journal avec un air de profond découragement.

Malgré ses ennuis de toutes sortes, Mme Dalignac ne voulut pas partir sans donner la petite fête qui réunissait tous les ans sa famille et les ouvrières. Et, d’accord avec le patron, elle choisit pour cela le jour où son neveu Clément devait venir en permission.

Je n’avais jamais vu Clément qui faisait son service militaire dans une garnison assez éloignée de Paris, mais j’en avais souvent entendu parler.

Des petites discussions s’élevaient à son sujet entre Mme Dalignac et son mari. Le patron aurait préféré le voir un peu moins volontaire et têtu, tandis que sa femme appelait cela de la fermeté de caractère. Elle disait en riant :

— Ce sera un homme.

Un jour, en parlant d’un accident où elle aurait pu perdre la vie, elle avait ajouté :

— Heureusement que Clément était là. Avec lui je n’avais rien à craindre.

Le patron qui se trouvait à l’autre bout de l’atelier s’était retourné pour répondre d’un air vexé :

— Eh ? dis un peu ? S’il n’avait pas été là, est-ce que je ne t’aurais pas sauvée, moi ?

Mme Dalignac avait ri doucement en tendant sa main ouverte vers son mari, et son geste affectueux était en même temps si plein de protection que le patron avait incliné la tête comme si la main le touchait vraiment, et qu’il pût s’y appuyer.

Clément avait deux sœurs : Églantine et Rose.

C’était tout ce qui restait de famille à Mme Dalignac. Elle les avait recueillis tous trois à la mort de leurs parents, alors que les fillettes avaient déjà quatorze et quinze ans et que Clément n’était encore qu’un gamin d’une dizaine d’années.

Rose, l’aînée, s’était mariée à un garde de Paris.

Elle était élégante et coquette, et passait tout son temps à se parer et à parer ses enfants. Églantine vivait auprès du jeune ménage. Elle aimait et soignait les petits de sa sœur avec un dévouement sans bornes, et le patron disait que leur vraie mère n’était pas Rose.

On voyait bien que le patron préférait Églantine à Rose, mais on voyait aussi que sa femme aimait Clément plus qu’Églantine.


Lorsque j’arrivai pour aider Mme Dalignac à l’arrangement du dîner de fête, Clément était déjà là.

Il me parut propre et reluisant comme un objet neuf, et je vis tout de suite que son sourire avait beaucoup de hardiesse.

Lui aussi arrêta son regard sur moi, et il me sembla que sa poignée de main durait plus longtemps qu’il n’était nécessaire.

Il était en train de vider l’atelier pour faire de la place. Rien ne l’embarrassait. Il rangea les mannequins face au mur en les serrant fortement les uns contre les autres, et il étagea au-dessus une énorme pile de cartons. Ses gestes avaient une grande souplesse et ses vêtements bien ajustés suivaient tous ses mouvements.

Tout en accouplant les deux tables pour n’en faire qu’une, il m’indiquait la place de chacun :

— Surtout, disait-il, mettez bien les bambins à côté d’Églantine, et n’oubliez pas de placer Rose auprès de son mari.

Mme Dalignac riait avec lui, et son visage montrait une sérénité si parfaite, qu’il semblait qu’aucun souci ne pourrait jamais plus la troubler.


Le repas se composait de mets solides. Une gaîté franche accueillait chaque plat, et les mots drôles faisaient rouler les rires d’un bout à l’autre de la table.

La grande glace de la cheminée reflétait la tête ronde et le dos bien droit de Clément. Et elle faisait paraître encore plus éclatant le teint de sa sœur Rose.

Églantine s’inclinait constamment sur l’un ou l’autre des enfants et la plupart du temps je ne voyais de son visage qu’une joue mince et deux lèvres fraîches qui s’allongeaient pour un baiser.

Elle ne ressemblait pas à son frère, et pas davantage à Rose qui était belle et très différente.

Je ne voyais pas le patron, mais j’entendais son accent à travers les autres voix :

— Donne-m’en un autre peu, hé ?

Ce fut Bergeounette qui chanta la première chanson au dessert.

Bouledogue la suivit. Sa voix large et vibrante retint l’attention de tous.

Roberte, qui vint après, chanta en se trémoussant de telle sorte que Duretour se sauva dans la cuisine pour ne pas entraîner les rires des autres. Et pendant que Rose se campait orgueilleusement avant de se faire entendre, Églantine gardait une posture incommode pour ne pas déranger l’un des petits qui s’était endormi sur ses genoux.

Clément se fit un peu prier quand le patron lui dit :

— Chante-nous donc Le vin de Marsala.

Je croyais à une chanson à boire, mais lorsque Clément se fut mis debout pour chanter, il prit un air si grave que j’apportai aussitôt de l’attention.

Il chercha les premières paroles et commença :


    J’étais un jour seul dans la plaine,
    Quand je vis en face de moi,
    Un soldat de vingt ans à peine,
    Qui portait les couleurs du roi.

Tous les yeux se braquèrent sur lui et tous les coudes se posèrent sur la table, pendant qu’il attaquait le refrain et criait :

Ah ! que maudite soit la guerre.

Puis les couplets se déroulèrent, racontant tout au long l’histoire de mort :

Ah ! je ne chantai pas victoire,
    Mais je lui demandai pardon.
    Il avait soif, je le fis boire.

La voix de Clément montait et descendait avec des inflexions qui faisaient soulever plus haut nos poitrines.

Nous le suivions tandis qu’il courait porter secours au blessé, nous nous penchions avec lui pour chercher la blessure et la panser, et tout le monde voyait nettement le portrait de la vieille dame que le jeune soldat portait tout contre son cœur.

Aussi, lorsque Clément eut dit que le regret de cette mort durerait aussi longtemps que sa vie, toutes nos voix s’unirent à la sienne pour lancer comme un grand cri de haine :

Ah ! que maudite soit la guerre.

Il n’y eut pas d’applaudissements comme aux autres chansons.

Clément s’assit un peu essoufflé. Il avait mis tant d’ardeur à son chant qu’on eût dit qu’il venait vraiment de tuer un homme dans la plaine. L’éclat de ses yeux devait le gêner lui-même, car il ferma plusieurs fois les paupières.

Le silence se prolongea. Il semblait qu’une crainte mystérieuse venait d’entrer dans la pièce et rôdait autour de la table pour en chasser la gaîté. Les coudes restaient sur la nappe, mais chaque poing fermé devenait un support où les visages pleins de gravité s’appuyaient fortement.

Le patron eut recours à Bergeounette pour ramener l’entrain, mais Bergeounette gardait un air préoccupé, et ce fut d’une voix indifférente qu’elle chanta une vieille romance triste.

On se sépara dans le bruit revenu.

J’aidai Églantine à mettre le manteau des enfants pendant que leur mère s’assurait devant la glace que le sien ne faisait aucun pli sur ses hanches.


Le lendemain était jour de départ. C’était aussi la veille de la Fête nationale. Des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres de l’avenue et des gamins faisaient déjà partir des pétards contre la bordure des trottoirs.

Je retrouvai Mme Dalignac au milieu de ses malles à moitié faites.

Clément s’empressait autour d’elle. Il touchait les choses avec adresse et trouvait du premier coup la bonne place.

Mme Dalignac le suivait d’un regard affectueux. Et quand il eut chargé et descendu les deux lourdes malles sans que son corps eût plié sous le poids, elle lui dit avec un peu d’admiration :

— Te voilà bon à marier maintenant.


Les quais de la gare étaient encombrés de gens qui se bousculaient pour monter dans les wagons déjà pleins. Le patron se laissait heurter de tout côté. Il était comme raidi et ne prononçait pas un mot. Cependant, lorsqu’il fut monté dans son compartiment, il me tendit la main :

— Adieu, petite !

Je répondis en riant :

— Au revoir, patron, pas adieu.

Il me regarda fixement :

— Vrai ! Vous le croyez, que je reviendrai ?

Sa voix était si différente de l’instant d’avant que j’en restai surprise. Je n’eus pas le temps de lui répondre. Un employé qui courait le long du train me repoussa et ferma vivement la portière.

Le patron voulut baisser la glace de la portière, mais elle était dure, et déjà le train démarrait.

À travers la vitre je vis ses yeux pleins d’interrogation et ceux de sa femme craintifs et soucieux. Puis les deux visages se confondirent avec la boiserie et les barres de cuivre, et le train prit la courbe en faisant sonner durement les plaques tournantes qui se trouvaient sur son passage.