L’Atelier de Marie-Claire/10

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Eugène Fasquelle (p. 109-124).
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X

La grande étendue de Paris qui se trouvait sous ma fenêtre s’éclairait ce soir-là de mille et mille lumières. De place en place les monuments publics resplendissaient et augmentaient encore la clarté. Plus près de moi, l’église Notre-Dame-des-Champs était tout enguirlandée de lampions de couleur, tandis que la gare Montparnasse s’entourait d’une rampe de gaz qui lui faisait comme une ceinture de ruban blanc. Et là-bas, très loin au-dessus de la ville, une lueur rouge descendait lentement et paraissait glisser du ciel comme un large rideau de soie.

Le 14 juillet commençait sa fête de nuit.


Ma vieille voisine frappa du bout des doigts à ma porte comme elle le faisait chaque samedi ou chaque veille de fête, et sa voix grêle demanda :

— Êtes-vous là, Marie-Claire ?

Je voulus allumer la lampe, mais elle m’en empêcha. Elle heurta la table qui était au milieu de la pièce, et en tâtonnant elle prit la chaise que je lui avançais. À peine assise, elle dit :

— Voilà ! J’ai fini. Ma dernière cliente vient de partir à la mer.

Il y avait un grand contentement dans son accent.

Mais tout de suite après, elle eut un ton craintif pour dire qu’elle allait rester deux mois sans rien gagner.

Et comme si elle apercevait d’un seul coup toutes les privations du chômage, elle fit très bas :

— Ah ! mon Dieu !

Mlle Herminie avait plus de soixante-dix ans et son corps était si menu qu’on pouvait le comparer à celui d’une fillette de treize ans.

Elle gagnait sa vie à faire des raccommodages, mais la plupart du temps, elle était forcée de rester chez elle tant elle souffrait de l’estomac. Pendant les vacances d’été, elle manquait souvent du nécessaire et c’était un miracle qu’elle pût continuer à vivre.

Maintenant elle tenait une main appuyée sur le rebord de la fenêtre, et son autre main faisait une petite place claire sur sa robe noire.

À mon tour, je parlai du départ des Dalignac et du long chômage qui m’attendait. Et elle fit encore très bas :

— Ah ! mon Dieu !

Des bruits pleins de gaîté montaient des rues voisines et du boulevard. On eût dit que tous ces bruits se reconnaissaient en se rencontrant et qu’ils se mêlaient joyeusement pour éclater avec plus de force.

De tout côté des fusées s’élançaient et s’épanouissaient sous les étoiles pendant que des feux de bengale s’allumaient et fumaient dans les coins sombres.

Puis la musique d’un bal en plein vent se fit entendre. Les sons se heurtaient aux maisons et nous arrivaient à moitié cassés. Et de temps en temps, un drapeau qu’on ne voyait pas claquait brusquement.

Nous nous taisions. L’air frais qui venait du couchant nous touchait au visage et nous apportait comme un apaisement. Et longtemps, très longtemps dans la nuit de fête, ma vieille voisine resta près de moi à écouter le bruit que faisait la joie des autres.


La première semaine de vacances nous parut douce. C’était comme si chaque jour eût encore été un dimanche. Mademoiselle Herminie trouvait que nous n’avions pas trop de temps pour ne rien faire, et elle ne se plaignait plus de son estomac.

Elle voulut m’emmener promener, mais elle n’avait pas plus que moi l’habitude de la promenade.

Nous nous hâtions comme pour nous rendre à notre travail, et nous rentrions lasses et ennuyées de l’encombrement des rues. Aussi, après quelques jours, lorsque l’une demandait : « Sortons-nous aujourd’hui ? » l’autre répondait :

— On est bien ici.

Et nos journées se passaient en nettoyage et raccommodages.

Mlle Herminie avait un esprit vif et enjoué, mais elle ne convenait jamais de ses torts.

Le jour où je lui fis remarquer qu’elle trouvait toujours le mot juste pour sa défense, elle me répondit :

— Quand on est faible de corps, il faut avoir la langue solide.

Ses boutades me faisaient rire, et je ne tenais aucun compte des airs bourrus qu’elle prenait parfois.

Elle craignait la mort plus que tout, et aucune misère ni aucune souffrance ne pouvait la lui faire désirer. En temps ordinaire elle se rebiffait contre la maladie, mais dès qu’elle se sentait plus mal, elle prenait peur et disait :

— Ça m’est égal de souffrir, pourvu que je vive.

Je me trouvais très à l’aise auprès d’elle, nous étions presque toujours d’accord, nos âges si différents se confondaient, et nous nous sentions jeunes ou vieilles selon qu’il y avait entre nous des rires ou de la tristesse.

Pour diminuer nos dépenses, il nous vint à l’idée de prendre nos repas en commun. La cuisine n’était pas difficile à faire ; nous mangions surtout des pommes de terre et des haricots. Un jour sur deux, Mlle Herminie mangeait une côtelette étroite et plate que je faisais griller sur la braise du petit fourneau. Il arrivait souvent que la côtelette lui servait aux deux repas. Elle en détachait le milieu et repoussait le reste sur son assiette en disant :

— Je garde l’os pour ce soir.

Elle mettait un temps infini à manger les bouchées qu’elle découpait menues comme pour un tout petit enfant. Sa mâchoire n’avait plus que deux dents, longues et inutiles qui sortaient d’en bas, à chaque coin de la bouche, et qui me faisaient penser à la barrière d’un champ où il ne serait resté que deux piquets vermoulus et mal d’aplomb.

Les grandes chaleurs vinrent avec le mois d’août. Nous tenions ouvertes la porte et la fenêtre ; malgré cela il y avait des heures où la chaleur était si lourde que nous allions nous asseoir sur les marches de l’escalier dans l’espoir d’un courant d’air.

Mlle Herminie souffrait surtout la nuit. Elle étouffait dans la chambre toute en longueur. Sa fenêtre s’enfonçait si profondément entre deux pans de mur, qu’elle semblait elle-même vouloir fuir cette chambre étroite.

La vieille femme avait une véritable haine pour ces deux pans de mur qui s’abaissaient jusqu’au milieu de la pièce. Elle leur parlait comme à des être vivants et malfaisants, et lorsque je riais de ses colères, elle disait avec des yeux tout courroucés :

— C’est eux qui empêchent l’air d’entrer ici.

Elle habitait là depuis plus de trente ans, et jamais rien n’y avait été changé. Son bois de lit démonté et cassé le jour de l’emménagement restait dans une encoignure en attendant sa réparation. Son sommier posé à même le parquet et creusé par le milieu retenait le matelas qui s’enfonçait dans le trou. Elle en riait et disait :

— Comme cela il n’y a pas de danger que je tombe du lit.

Il y avait aussi une vieille armoire à glace qui se cachait derrière la porte. Il avait fallu lui couper les pieds pour qu’elle pût entrer.

Cela lui donnait un air misérable et ridicule, et il me semblait toujours que cette armoire restait à genoux pour ne pas se cogner la tête au plafond.

Mlle Herminie habitait autant chez moi que chez elle. Si ma chambre n’était guère plus grande que la sienne, elle était beaucoup moins encombrée, et rien n’empêchait d’approcher de la fenêtre.

Le soir nous entendions les voisins descendre pour aller prendre le frais sur le boulevard.

Nous avions essayé de faire comme eux, mais la poussière que soulevaient les voitures et les piétons rendait l’air plus épais et plus désagréable qu’en haut. C’était encore chez nous que nous étions le mieux.

La porte ouverte laissait passer la lumière du gaz de l’escalier, et lorsque nos voisins remontaient, l’ombre de leur tête entrait toujours dans la chambre comme si elle venait regarder ce qui s’y passait.

Quand nous n’avions rien à dire et que nous étions lasses du silence, ma vieille voisine m’obligeait à lui chanter l’une des plus jolies romances de Bergeounette :

Un beau navire à la riche carène…

Je la chantais très bas, pour nous deux seulement. Mlle Herminie reprenait avec moi au refrain :

Si tu le vois, dis-lui que je l’adore.

Sa voix fine et tremblante ne dépassait pas la fenêtre.

Parfois les soirées s’allongeaient. C’était lorsque chacune de nous parlait de son pays.

Mlle Herminie parlait du sien comme d’une chose bien à elle et qu’elle aurait dû posséder toute sa vie.

Sa voix prenait de la force pour nommer les bourgs et les villages tout entourés de vignes et qu’on découvrait à perte de vue du haut de la côte Saint-Jacques. Elle n’avait pas oublié le bruit des pressoirs ni l’odeur du vin nouveau qui se répandait dans toute la ville à l’époque des vendanges. Elle gardait aussi un souvenir gai des bruyantes disputes des vendangeurs :

— Oh ! disait-elle. Chez nous les garçons se battent d’abord, ensuite ils s’expliquent, et tout s’arrange.

Elle n’était pas retournée dans son pays depuis qu’elle l’avait quitté. Mais son plus grand désir était de le revoir. Souvent elle me disait :

— Voyez-vous, Marie-Claire, ceux qui n’ont pas vu la Bourgogne ne savent pas ce que c’est qu’un beau pays.

Et comme si elle y était transportée tout à coup, elle retrouvait des coins nouveaux qu’elle me décrivait avec soin. Je l’écoutais, et il me semblait qu’aucun des chemins qu’elle m’indiquait ne m’était inconnu. Je montais avec elle la côte Saint-Jacques qui donnait un vin si merveilleux que les enfants n’en buvaient qu’aux grands jours de fête. Je marchais à travers les vignes qui devenaient si jaunes à l’automne que le pays avait l’air d’être tout en or, et j’entrais dans les immenses caves où les tonneaux s’alignaient et s’étageaient par centaines.

Mlle Herminie avait un peu de mépris pour ses clientes qui allaient à la mer au lieu d’aller en Bourgogne, et elle me prenait en pitié à l’idée que ma Sologne ne produisait que des sapins et du blé noir.

J’en ressentais pour moi-même comme une plus grande pauvreté, et devant les richesses qu’elle venait d’étaler, et qui m’entouraient de toutes parts, je n’osais plus parler des bruyères fleuries ni de la fraîcheur des chemins pleins d’ombre de mon pays.


Dès la deuxième semaine de vacances, il nous avait fallu réduire nos dépenses.

Nous avions supprimé le petit déjeuner du matin et la tasse de café du midi. Puis la soupe du soir fut supprimée à son tour et remplacée par du pain sec.

Mlle Herminie recommençait à se plaindre de son estomac, et parfois elle avouait au matin :

— Cette nuit, j’ai bu un grand verre d’eau pour tromper ma faim.

Le dimanche, la cage de l’escalier s’emplissait d’odeurs de cuisine ; cela sentait la viande chaude, la pâte dorée et les vins forts en alcool.

Nous en étions réjouies comme si nous avions pris part au festin. Et ma vieille voisine disait toute satisfaite :

— Heureusement, il y en a qui mangent.


Une après-midi Clément se montra dans la porte ouverte. Il n’avait pas son costume de soldat et il me fallut un instant pour le reconnaître. Il entra sans gêne en me tendant la main, et il eut un geste vague quand je m’informai du motif de sa visite.

Je ressentis un peu d’ennui de le voir là, et je retirai ma main qu’il gardait encore trop longtemps.

Mlle Herminie s’était levée aussitôt pour rentrer chez elle, et comme Clément semblait vouloir prendre sa place, je m’éloignai de la chaise et me tins debout devant la fenêtre.

Il s’en approcha pour s’accouder sur la barre d’appui, et il commença plusieurs phrases sans les achever, puis ses doigts remuèrent avec impatience, et tout à coup il saisit l’épaulette de mon tablier en disant :

— Voilà ! Je vous trouve très jolie, moi.

J’étais si étonnée que je levai vivement les yeux sur lui.

Il ne baissa pas les siens, mais son regard marqua de l’inquiétude. Ses paupières remontèrent et découvrirent beaucoup de blanc au-dessus de la prunelle.

Il reprit en tirant plus fort sur l’épaulette de mon tablier :

— Oui, moi, je vous trouve très jolie.

Sa façon d’appuyer sur les mots disait clairement que lui seul pouvait penser ainsi, mais que l’opinion des autres lui importait peu.

Il ne fit qu’une toute petite pause et sa voix recommença de se faire entendre. Il parlait comme les gens qui ont hâte d’être approuvés. Il réunissait en un seul nos deux avenirs comme pour mieux les tenir dans sa main et les diriger à sa guise. Mais tandis qu’il m’exposait ce que serait notre vie à tous deux lorsque je serais devenue sa femme, j’oubliai sa présence, et je n’entendis même plus le son de sa voix.

Les maisons et les rues s’effacèrent aussi, des bruyères et des sapins s’élevèrent à leur place. Et là, devant moi, au milieu d’un buisson de houx et de noisetiers sauvages, un homme se tenait immobile et me regardait.

Je reconnaissais ses yeux larges et doux dont la prunelle ne se séparait pas des paupières, et qui semblaient deux oiseaux peureux venant se poser sur moi avec confiance. Puis les yeux et les bruyères se changèrent en pierres précieuses et s’éparpillèrent sur les toits revenus, pendant que Clément disait en haussant le ton :

— Je vois bien que vous ne m’aimez pas. Mais qu’est-ce que cela fait ? Vous m’aimerez quand nous serons mariés.

Je voulus lui répondre, mais il tenait son visage si près du mien, qu’il me sembla qu’il n’y aurait pas assez de place pour mes paroles. Son souffle me donnait chaud aux joues, et sa main était très lourde à mon épaule.

Je me retrouvai avec lui près de l’escalier, sans savoir comment nous y étions venus. Il s’appuya un instant contre la rampe avant de dire :

— Je ne suis pas méchant.

Il hésita un peu pour ajouter :

— Et vous n’êtes pas heureuse, cela se voit.

Quand il eut descendu une dizaine de marches il se retourna et me sourit comme si nous étions d’accord en tout et pour tout. Et tandis qu’il s’éloignait, je vis que son cou était solide et bien posé entre ses épaules.


Mlle Herminie ne me fit pas de question. Elle dit seulement avec un sourire :

— J’avais oublié que vous étiez en âge d’être mariée.

Les prunelles fixes de Clément reparurent devant moi, et je répondis aussitôt :

— Je n’aime personne.

Mlle Herminie rentra son sourire. Elle leva vers moi son menton mal arrondi, et d’une voix que je ne lui connaissais pas, elle dit :

— Les enfants apportent un si grand bonheur que les souvenirs douloureux s’effacent vite.

Je remuais la tête en signe de doute. Alors elle écarta les bras en essayant de redresser son buste plus raide que du bois, et, comme si elle s’exposait aux regards du monde entier, elle dit avec un rire plein d’ironie :

— Regardez-moi donc… Le souvenir de mon amour perdu m’a semblé plus précieux que tout.

Son visage exprimait un immense regret, et, pour la première fois, je vis que ses lèvres étaient encore pleines et très fraîches.

Elle laissa retomber ses bras maigres en ajoutant sourdement.

— On est comme une chose morte… et les autres s’éloignent de vous.

La soirée s’acheva dans le silence et je me couchai harassée, comme si j’eusse marché pendant des heures sur une mauvaise route.

Mon sommeil ne fut pas bon non plus.

Je rêvais qu’un ouragan m’emportait dans les airs. Je rassemblais toutes mes forces pour résister à la furie des vents ; mais leurs tourbillons m’arrachaient mes vêtements un à un et de larges gouttes de pluie glaçaient mon corps dévêtu.


Ma tranquillité s’en alla. Ma porte ouverte me donnait une inquiétude constante, et pour ne pas me laisser prendre par l’ennui, je décidai de chercher du travail en attendant le retour de Mme Dalignac.

Chaque matin j’allais aux endroits où je savais trouver des affiches. Je rencontrais là des jeunes filles qui avaient comme moi des joues creuses et des vêtements usagés. Il y venait aussi des jeunes femmes avec des enfants sur leurs bras. Les petits griffaient les papiers sales et en mettaient des morceaux dans leur bouche.

Parfois un gamin de treize à quatorze ans s’arrêtait en passant. Il souriait aux jeunes mères et regardait les jeunes filles avec audace, puis, il se haussait pour écrire au crayon bleu sur la partie blanche des affiches, et il repartait les mains dans ses poches en sifflant et traînant les pieds sur le trottoir. Et derrière lui on pouvait lire :

On demande
Une bonne ouvrière pour le costume d’Adam.

Les jeunes mamans riaient à grand bruit et s’en allaient en faisant sauter leurs poupons au bout de leur bras.

Aux affiches de la porte Saint-Denis, je retrouvai la jolie femme de chambre avec son bonnet et son tablier blanc. Elle guettait les ouvrières et leur parlait comme si elle avait des places à leur offrir. Quelques-unes la regardaient avec méfiance et s’éloignaient sans vouloir l’entendre, tandis que d’autres paraissaient enchantées de ce qu’elle leur proposait.

Je la vis venir à moi avec un peu de crainte.

Je pensais aux regards de celles qui ne s’étaient pas laissées approcher, et j’eus envie de me mettre à courir pour lui échapper.

Elle me dit d’un ton aimable :

— Ma patronne a de l’ouvrage pour toutes les jeunes filles. Elle n’est pas exigeante et paye très bien.

Je me sentis rassurée, mais je me souvins des mains rugueuses de Bouledogue, et je demandai :

— Est-ce que c’est un travail qui abîme les doigts ?

Le rire qu’elle fit entendre me choqua et j’expliquai tout intimidée.

— Je suis couturière et je ne veux pas entrer dans une fabrique.

— Cela tombe bien, dit-elle, ma patronne a justement besoin d’une ouvrière couturière.

Les fossettes de ses joues se creusaient comme si elle retenait une nouvelle envie de rire. Cependant elle redevint sérieuse en tirant de sa poche une carte de visite. Mais avant de me la remettre elle demanda précipitamment, comme si elle avait oublié de poser plus tôt la question :

— Vous n’êtes pas mariée, au moins ?

Le regard aigu qu’elle attachait sur moi ramena toutes mes craintes et je répondis :

— Si…

Elle insista :

— Mariée pour de vrai ?

— Oui.

J’avais répondu si vite que j’en restais étonnée ; mais en même temps j’en éprouvais un contentement comme lorsqu’il m’arrivait de faire un saut de côté pour ne pas être renversée par un fiacre.

Le regard de la jolie femme de chambre fouilla tout mon visage, puis il descendit sur le mince cercle d’or que je portais à la main gauche, et, quand il se releva, il était chargé d’un profond mépris pour toute ma personne. Elle remit la carte dans la poche de son tablier, et elle se dirigea vers une autre jeune fille.


Tandis que je revenais lentement par les rues, l’image de Clément semblait marcher devant moi. C’était à lui que j’avais pensé en répondant que j’étais mariée, et maintenant ses épaules solides m’apparaissaient comme une chose contre laquelle je pouvais m’appuyer en toute sécurité. Ses dernières paroles me revinrent à la mémoire : « Je ne suis pas méchant, et vous n’êtes pas heureuse non plus. »

Puis ce fut sa voix forte du dîner de fête qui vint chanter à mon oreille.

Le commencement d’un couplet surtout m’obsédait :

Je voulus panser sa blessure,
    J’ouvris son uniforme blanc.

Non, il ne devait pas être méchant, et il avait grandi auprès de Mme Dalignac.

En remontant mon escalier les paroles de Mlle Herminie tournèrent aussi autour de ma tête : « On est comme une chose morte, et les autres s’éloignent de vous. »

Elle m’attendait comme chaque jour. Son sourire si affectueux et son regard si pur me firent oublier le rire grossier et les yeux perçants de la jolie femme de chambre, et je ne parvins pas à expliquer mes craintes à son sujet.

Mlle Herminie ne comprit rien non plus à ma méfiance, et le reste du jour se passa pour nous deux à regretter cette patronne qui n’était pas exigeante et qui payait très bien.

Le lendemain je trouvai du travail chez une entrepreneuse de confections pour enfants. Elle confiait les petites robes à des ouvrières ayant chez elles une machine à coudre, mais elle exigeait pour cela un certificat de domicile signé du commissaire.

Je revins toute joyeuse, quoique je n’eusse pas plus de certificat que de machine à coudre. Je savais que Mme Dalignac ne refuserait pas de me prêter celle de l’atelier. Et pour fêter la bonne nouvelle, je préparai une bonne soupe au lait pour notre dîner.