L’Atlantide/XII

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 187-202).



CHAPITRE XII


MORHANGE SE LÈVE ET DISPARAÎT


Ma fatigue était telle que je ne fis qu’un somme jusqu’au lendemain. Je me réveillai vers trois heures de l’après-midi.

Immédiatement, je songeai aux événements de la veille, et ne manquai pas de les trouver très étonnants.

— Voyons, me dis-je. Procédons par ordre. Il faut d’abord consulter Morhange.

En outre, je me sentais un formidable appétit.

Le timbre indiqué par Tanit-Zerga était à portée de ma main. Je le heurtai. Un Targui blanc parut.

— Mène-moi à la bibliothèque, — commandai-je.

Il obéit. En traversant de nouveau un labyrinthe d’escaliers et de couloirs, je compris que je ne saurais jamais me retrouver sans aide.

Morhange était effectivement dans la bibliothèque. Il lisait avec intérêt un manuscrit.

— Un traité perdu de Saint-Optat, — me dit-il. — Ah ! si Dom Granger était ici ! Voyez : de l’écriture semi-onciale.

Je ne répondis pas. Sur la table, à côté du manuscrit, un objet avait immédiatement fixé mon attention. C’était une bague d’orichalque, identique à celle qu’Antinéa m’avait remise la veille, et à celle qu’elle-même portait.

Morhange sourit.

— Eh bien ? — dis-je.

— Eh bien ?

— Vous l’avez vue ?

— Je l’ai vue effectivement, — répondit Morhange.

— Elle est bien belle, n’est-ce pas ?

— La chose me paraît difficile à contester, — répondit mon compagnon. — Je crois même pouvoir affirmer qu’elle est aussi intelligente que belle.

Il y eut un silence. Morhange, très calme, faisait tourner entre ses doigts l’anneau d’orichalque.

— Vous savez quel doit être notre destin ici ? — demandai-je.

— Je le sais. M. Le Mesge nous l’a expliqué hier en termes discrets et mythologiques. C’est évidemment une très extraordinaire aventure.

Il se tut, puis, me regardant bien en face :

— Mon repentir est immense de vous y avoir entraîné. Une seule chose pourrait l’adoucir, c’est de voir que vous prenez assez facilement, depuis hier soir, votre parti de tout cela.

Où Morhange avait-il puisé cette science du cœur humain ? Je ne répondis pas, lui fournissant ainsi la meilleure preuve qu’il avait vu juste.

— Que comptez-vous faire ? — murmurai-je enfin.

Il referma son manuscrit, se carra confortablement dans un fauteuil, alluma un cigare et me répondit en ces termes :

— J’y ai mûrement réfléchi. Un peu de casuistique aidant, j’ai découvert ma ligne de conduite. Elle est simple, et ne souffre pas de discussion.

« La question ne se pose pas pour moi tout à fait comme pour vous, à cause de mon caractère quasi-religieux qui, je dois le reconnaître, est embarqué dans une inquiétante galère. Je n’ai pas prononcé de vœux, c’est entendu, mais outre que je me vois interdire par le vulgaire neuvième commandement des relations avec une personne qui n’est pas ma femme, j’avoue que je n’ai aucun goût pour l’espèce de service commandé en vue duquel cet excellent Cegheïr-ben-Cheïkh a bien voulu nous recruter.

« Ceci posé, il reste cependant à considérer que ma vie ne m’appartient pas en propre, avec faculté d’en disposer comme pourrait le faire un explorateur privé, voyageant pour des buts à lui et par ses propres moyens. Moi, j’ai une mission à remplir, des résultats à recueillir. Si je pouvais donc reconquérir ma liberté, après avoir payé le singulier droit de péage qui est de coutume ici, je consentirais à donner satisfaction à Antinéa, dans la mesure de mes moyens. Je connais assez l’esprit large de l’Église, et en particulier celui de la congrégation à laquelle j’aspire : cette façon de procéder serait immédiatement ratifiée, et, qui sait ? peut-être approuvée. Sainte Marie l’Égyptienne a livré son corps aux bateliers dans une circonstance analogue. Elle n’en a retiré que glorifications. Mais, ce faisant, elle avait la certitude d’atteindre son but, qui était saint. La fin justifiait les moyens.

« Or, en ce qui me concerne, rien de semblable. Que j’obtempère aux caprices les plus saugrenus de cette dame, cela ne m’empêchera pas d’être bientôt catalogué dans la salle de marbre rouge avec le numéro 54, ou 55 si elle préfère s’adresser d’abord à vous. Dans ces conditions…

— Dans ces conditions ?

— Dans ces conditions, je serais impardonnable d’acquiescer.

— Que comptez-vous faire, alors ?

— Ce que je compte faire ?…

Morhange appuya sa nuque sur le dossier du fauteuil, lança au plafond une bouffée de fumée, sourit.

— Rien, — dit-il, — et c’est assez. Voyez-vous, l’homme a, sur la femme, en la matière, une incontestable supériorité. De par sa conformation, il peut opposer la plus complète des fins de non-recevoir. La femme pas.

Et il ajouta, avec un regard ironique :

— N’est contraint que qui le veut bien.

Je baissai la tête.

— J’ai essayé, — reprit-il, — vis-à-vis d’Antinéa, de tous les trésors de la plus subtile dialectique. Peine perdue. « Mais enfin, ai-je dit, à bout d’arguments, pourquoi pas M. Le Mesge ? » Elle s’est mise à rire. « Pourquoi pas le pasteur Spardek ? a-t-elle répondu. MM. Le Mesge et Spardek sont des érudits que j’estime. Mais

Maudit soit à jamais le rêveur inutile,
Qui voulut, le premier, dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté.

« En outre, a-t-elle ajouté, avec ce sourire qu’elle a réellement charmant, il est probable que tu ne les as ni l’un ni l’autre bien regardés. » Ont suivi quelques compliments sur ma plastique, auxquels je n’ai rien trouvé à répondre, tant ces quatre vers de Baudelaire m’avaient désarçonné.

« Elle a daigné m’expliquer encore : « M. Le Mesge est un savant qui m’est utile. Il connait l’espagnol et l’italien, classe mes papiers et s’efforce de mettre en ordre ma généalogie divine. Le révérend Spardek sait l’anglais et l’allemand. Le comte Bielowsky possède à fond les langues slaves ; en outre je l’aime comme un père. Il m’a connue petite du temps que je ne songeais pas encore aux bêtises que tu sais. Ils me sont indispensables dans les rapports que je peux avoir avec des visiteurs de nationalités différentes, quoique je commence à user assez bien des dialectes dont j’ai besoin… Mais voilà bien des mots, et c’est la première fois que je donne des explications sur ma conduite. Ton ami n’est pas si curieux. » Là-dessus, elle m’a congédié. Drôle de femme, en vérité. Je la crois un peu renanienne, mais avec plus d’habitude que le maître des choses de la volupté. »

— Messieurs, — dit tout à coup M. Le Mesge survenant, — que tardez-vous ? On vous attend pour le dîner.

Le petit professeur était ce soir particulièrement de bonne humeur. Il avait une rosette violette neuve.

— Alors ? — interrogea-t-il d’un petit air gaillard. — Vous l’avez vue ?

Ni Morhange, ni moi ne lui répondîmes.

Le révérend Spardek et l’hetman de Jitomir avaient déjà commencé de dîner quand nous arrivâmes. Le soleil à son déclin mettait sur les nattes crème des reflets framboise.

— Asseyez-vous, messieurs, — fit bruyamment M. Le Mesge. — Lieutenant de Saint-Avit, vous n’étiez pas des nôtres hier soir. Vous allez goûter pour la première fois de la cuisine de Koukou, notre cuisinier bambara. Vous m’en direz des nouvelles.

Un serviteur nègre déposa devant moi un superbe grondin, émergeant d’une sauce au piment rouge comme tomate.

J’ai déjà dit que je mourais de faim. Le mets était exquis. La sauce me donna aussitôt soif.

— Hoggar blanc, 1879, — me souffla l’hetman de Jitomir, en emplissant mon gobelet d’une fine liqueur topaze. — C’est moi qui le soigne : rien pour la tête, tout pour les jambes.

Je vidai d’un trait mon gobelet. La société commença à m’apparaître charmante.

— Hé, capitaine Morhange, — cria M. Le Mesge à mon compagnon qui dégustait posément son grondin, — que dites-vous de cet acanthoptérygien ? Il a été pêché aujourd’hui dans le lac de l’oasis. Commencez-vous à admettre l’hypothèse de la mer Saharienne ?

— Ce poisson est un argument, — dit mon compagnon.

Et il se tut, soudain. La porte venait de s’ouvrir. Le Targui blanc entra. Les convives firent silence.

Lentement, l’homme voilé alla vers Morhange. Il toucha son bras droit.

— Bien, — dit Morhange.

Et, s’étant levé, il suivit le messager.

La buire de Hoggar 1879 était entre moi et le comte Bielowsky. J’en emplis mon gobelet, — un gobelet d’un demi-litre, — et le vidai nerveusement.

L’hetman me jeta un regard sympathique.

— Hé ! hé ! — dit M. Le Mesge, me poussant le coude, — Antinéa respecte l’ordre hiérarchique.

Le révérend Spardek eut un pudique sourire.

— Hé ! hé ! — répéta M. Le Mesge.

Mon gobelet était vide. Une seconde, j’eus la tentation de le lancer à la tête de l’agrégé d’histoire. Mais, baste ! je le remplis et le vidai de nouveau.

— M. Morhange ne goûtera que par cœur à ce délicieux rôti de mouton, — fit le professeur, du plus en plus égrillard, en s’adjugeant une large tranche de viande.

— Il n’aura pas à le regretter, — dit l’hetman avec humeur. — Ce n’est pas du rôti : c’est de la corne de mouflon. Vraiment, Koukou commence à se moquer de nous.

— Prenez-vous-en au révérend, — riposta la voix aigre de M. Le Mesge. — Je lui ai répété assez souvent de chercher des catéchumènes autres que notre cuisinier.

— Monsieur le professeur, — dit avec dignité M. Spardek.

— Je maintiens ma protestation. — cria M. Le Mesge, qui, dès cette minute, me parut un peu gris. — J’en fais juge monsieur, — continua-t-il en se tournant de mon côté. — Monsieur est nouveau venu. Monsieur est sans parti pris. Eh bien, je le lui demande. A-t-on le droit de détraquer un cuisinier bambara en lui bourrant tout le jour la tête de discussions théologiques auxquelles rien ne le prédispose ?

— Hélas ! — répondit tristement le pasteur, — comme vous vous trompez. Il n’a qu’une propension trop forte à la controverse.

— Koukou est un fainéant, qui profite de la vache à Colas pour ne plus rien faire et laisser brûler nos escalopes, — opina l’hetman. — Vive le pape, — hurla-t-il en remplissant les verres à la ronde.

— Je vous assure que ce Bambara m’inquiète, — reprit avec beaucoup de dignité M. Spardek. — Savez-vous où il en est maintenant ? Il nie la présence réelle. Le voici à deux doigts des erreurs de Zwingle et d’Œcotampade, Koukou nie la présence réelle.

— Monsieur, — dit M. Le Mesge, très excité, — on doit laisser en paix les gens chargés de la cuisine. Ainsi le comprenait Jésus, qui, je pense, était aussi bon théologien que vous, et à qui l’idée ne vint jamais de détourner Marthe de ses fourneaux pour lui conter des sornettes.

— Parfaitement, — approuva l’hetman.

Il tenait entre ses genoux une jarre qu’il s’efforçait de déboucher.

— Côtes rôties, côtes rôties, — me souffla-t-il, y étant parvenu. — Les gobelets, rassemblement.

— Koukou nie la présence réelle, — continua le pasteur, en vidant tristement son verre.

— Eh ! — me dit à l’oreille l’hetman de Jitomir, — laissez-les dire. Vous ne voyez donc pas qu’ils sont tout à fait ivres.

Lui-même grasseyait beaucoup. Il eut toutes les peines du monde à remplir mon gobelet à peu près jusqu’au bord.

J’eus envie de repousser le vase. Puis, une pensée me vint :

« À l’heure actuelle, Morhange… Quoi qu’il puisse dire… Elle est si belle ! »

Alors, attirant le gobelet à moi, je le vidai de nouveau.

Maintenant M. Le Mesge et le pasteur s’embrouillaient dans la plus extraordinaire controverse religieuse, se jetant à la tête le Book of commun Prayer, la Déclaration des Droits de l’homme, la Bulle Unigenitus. Petit à petit, l’hetman commençait à prendre sur eux cet ascendant de l’homme du monde qui, même ivre à en pleurer, s’impose de toute la supériorité qu’a l’éducation sur l’instruction.

Le comte Bielowsky avait bien bu cinq fois plus que le professeur et le pasteur. Mais il portait dix fois mieux le vin.

— Laissons là ces ivrognes, — fit-il avec dégoût. — Venez, cher ami. Nos partenaires nous attendent dans la salle de jeu.

— Mesdames et messieurs, — fit l’hetman en y pénétrant, — permettez-moi de vous présenter un nouveau partenaire, mon ami, monsieur le lieutenant de Saint-Avit. — Laisse faire, — murmura-t-il à mon oreille. — Ce sont les serviteurs de la maison… Mais je me donne l’illusion, vois-tu.

Je vis effectivement qu’il était très ivre.

La salle de jeu était étroite et longue. Une vaste table, à ras du sol, entourée de coussins sur lesquels étaient vautrés une douzaine d’indigènes, composait l’essentiel de l’ameublement. Au mur, deux gravures témoignant du plus heureux éclectisme : le Saint Jean-Baptiste, du Vinci, et la Maison des dernières cartouches, d’Alphonse de Neuville.

Sur la table, des gobelets de terre rouge. Une lourde jarre, pleine d’alcool de palme.

Parmi les assistants, je retrouvai des connaissances : mon masseur, la manucure, le barbier, deux ou trois Touareg blancs qui avaient abaissé leur voile et fumaient gravement leurs longues pipes à couvercle de cuivre. Tous étaient en attendant mieux, plongés dans les délices d’une partie de cartes qui me parut bien être le rams. Deux des belles suivantes d’Antinéa, Aguida et Sydya, étaient au nombre des convives. Leur lisse peau bistre luisait sous les voiles lamés d’argent. J’eus de la peine de ne point apercevoir la tunique de soie rouge de la petite Tanit-Zerga. De nouveau, je pensai à Morhange, mais seulement l’espace d’une seconde.

— Les jetons, Koukou, — commanda l’hetman. — Nous ne sommes pas ici pour nous amuser.

Le cuisinier zwingliste déposa devant lui une caisse de jetons multicolores. Le comte Bielowsky se mit en devoir de les compter, les répartissant en petits tas avec une gravité infinie.

— Les blancs valent un louis, — m’expliqua-t-il. — Les rouges cent francs. Les jaunes cinq cents. Les verts mille. Ah ! c’est qu’on joue ici un jeu d’enfer, vous savez. Au reste, vous allez voir.

— Je prends la banque à dix mille, — dit le cuisinier zwingliste.

— Douze mille, — dit l’hetman.

— Treize, — dit Sydya, qui, avec un sourire mouillé, assise sur un des genoux du comte, disposait amoureusement ses jetons en petites piles.

— Quatorze, — dis-je.

— Quinze, — fit la voix aigre de Rosita, la vieille négresse manucure.

— Dix-sept, — proclama l’hetman.

— Vingt mille, — trancha le cuisinier.

Et il martela, nous jetant un regard de défi.

— Vingt. Je prends la banque à vingt mille.

L’hetman eut un geste de mauvaise humeur.

— Satané Koukou ! Il n’y a rien à faire contre cet animal. Vous allez avoir à jouer serré, lieutenant.

Koukou s’était placé en potence au bout de la table. Il battait maintenant les cartes avec une maestria dont je restai interloqué.

— Je vous l’avais dit : comme Chez Anna Deslions, — murmura l’hetman avec fierté.

— Messieurs, faites vos jeux, — glapit le nègre. — Faites vos jeux, messieurs.

— Attends, animal, — dit Bielowsky. — Tu vois bien que les verres sont vides. Ici, Cacambo.

Les gobelets furent immédiatement remplis par le masseur hilare.

— Coupe, — fit Koukou, s’adressant à Sydya, la belle Targui, qu’il avait à sa droite.

La jeune femme coupa, en personne superstitieuse, de la main gauche. Mais il faut dire que sa droite était occupée par le gobelet qu’elle portait à ses lèvres. Je vis se gonfler la fine gorge mate.

— Je donne. — dit Koukou.

Nous étions placés de la manière suivante : à gauche, l’hetman, Aguida, dont il enserrait la taille avec la plus aristocratique désinvolture. Cacambo, une femme targui, puis deux nègres voilés, graves, attentifs au jeu. À droite, Sydya, moi, la vieille manucure Rosita, Barouf, le barbier, une autre femme, deux Touareg blancs, graves et attentifs, symétriques de ceux de gauche.

— J’en veux, me dit l’hetman.

Sydya fit un geste négatif.

Koukou tira, donna un quatre à l’hetman, se servit un cinq.

— Huit, — annonça Bielowsky.

— Six, — dit la jolie Sydya.

— Sept, — abattit Koukou. — Un tableau paie l’autre, — ajouta-t-il froidement.

— Je fais paroli, — dit l’hetman.

Cacambo et Aguida l’imitèrent. De notre côté, on était plus réservé. La manucure, notamment, ne risquait que vingt francs à la fois.

— Je demande l’égalité des tableaux, — fit Koukou, imperturbable.

— Que ce particulier est insupportable, — maugréa le comte. — Voilà. Es-tu content ?

Koukou donna, et abattit neuf.

— Honneur et patrie ! — hurla Bielowsky. — J’avais huit…

Moi qui avais deux rois, je ne manifestai pas ma mauvaise humeur. Rosita me prit les cartes des mains.

Je regardai, à ma droite, Sydya. Ses immenses cheveux noirs couvraient ses épaules. Elle était réellement très belle, un peu ivre, comme toute cette fantasmagorique assistance. Elle me regardait aussi, mais en dessous, avec un air de bête timide.

« Ah ! pensai-je. Elle doit avoir de la crainte. Il y a écrit sur ma tête : chasse gardée. »

Je frôlai son pied. Elle le recula peureusement.

— Qui veut des cartes ? — demanda Koukou.

— Pas moi, — fit l’hetman.

— Servie, — dit Sydya.

Le cuisinier tira un quatre.

— Neuf, — dit-il.

— La carte qui m’était destinée, — sacra le comte. — Et cinq, j’avais cinq. — Ah ! si je n’avais pas jadis promis à Sa Majesté l’empereur Napoléon III de ne plus jamais tirer à cinq. Il y a des moments où c’est dur, dur… Et voilà cette brute de nègre qui fait Charlemagne.

C’était vrai, Koukou, ayant raflé les trois quarts des jetons, se levait avec dignité, et saluant l’assistance.

— À demain, messiés.

— Allez-vous-en tous, — hurla l’hetman de Jitomir. — Restez avec moi, monsieur de Saint-Avit.

Quand nous fûmes seuls, il se versa encore un grand gobelet d’alcool. Le plafond de la salle disparaissait dans la fumée grise.

— Quelle heure est-il ? — demandai-je.

— Minuit et demi. Mais vous n’allez pas m’abandonner comme cela, mon enfant, mon cher enfant. J’ai le cœur lourd, lourd.

Il pleurait à chaudes larmes. Les basques de son habit, sur le divan, derrière lui, faisaient de grands élytres vert pomme.

— N’est-ce pas qu’Aguida est belle, — fit-il pleurant toujours. — Tenez, elle me rappelle, à peine en plus brun, la comtesse de Teruel, la belle comtesse de Teruel, Mercédès, vous savez bien, qui se baignait toute nue, à Biarritz, devant le rocher de la Vierge, un jour que le prince de Bismarck était sur la passerelle. Vous ne vous souvenez pas ? Mercédès de Teruel ?

J’eus un haussement d’épaules.

— C’est vrai, j’oubliais, vous étiez trop jeune. Deux ans, trois ans. Un enfant. Oui, un enfant. Ah ! mon enfant, avoir été de cette époque, et être réduit à tailler une banque avec des sauvages… Il faut que je vous raconte…

Je me levai et le repoussai.

— Reste ! reste ! — supplia-t-il. — Je te dirai tout ce que tu voudras, je te conterai ce que tu voudras, comment je suis venu ici, des choses que je n’ai jamais dites à un autre. Reste, j’ai besoin de m’épancher dans le sein d’un véritable ami. Je te dirai tout, je te répète. J’ai confiance en toi. Tu es Français, gentilhomme. Je sais que tu ne lui répéteras rien.

— Que je ne lui répéterai rien. À qui ?

— À…

Sa voix s’empâta. Je crus y saisir un frisson de crainte.

— À qui ?

— À… à elle, à Antinéa, — murmura-t-il.

Je me rassis.