L’Au delà et les forces inconnues/M. Émile Gautier et les « Coulisses de l’Au delà »

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 197-211).

M. ÉMILE GAUTIER & LES « COULISSES DE L’AU-DELÀ »


Les dangers de l’occultisme et des sciences psychiques. — Le jeu en vaut-il la chandelle ? — L’occultisme doit être laissé aux idéologues et aux dilettantes.


Un savant et un philosophe qui daigne être le vulgarisateur le plus avisé des applications industrielles et pratiques de la science moderne, c’est M. Émile Gautier. Des esprits comme le sien ont une influence souvent plus considérable sur leur époque que les habitués des laboratoires et les inventeurs qu’ils pourraient être, d’ailleurs.

Il se trouve par la clarté de ses exposés et les idées ingénieuses qu’il en tire l’intermédiaire en quelque sorte obligé entre l’inaccessible Sinaï scientifique et la multitude impatiente et avide qui en attend des révélations. M. Émile Gautier, s’il pense que les sciences physiques ne peuvent apporter à notre société que des bienfaits, est beaucoup plus sévère pour notre science psychique. Elle lui apparaît dangereuse, susceptible d’aggraver, comme le surmenage et les excitations excessives de notre civilisation, l’état morbide de nos nerfs. Les raisons qu’il en donne sont fort judicieuses et je ne nie pas qu’il ait raison en beaucoup de cas ; cependant, de ce qu’une étude soit dangereuse, il n’en faut pas conclure nécessairement qu’elle doive être abandonnée. C’est comme les progrès dans la science des explosifs ou les explorations en pays lointain. Peu importe après tout le sacrifice de quelques vies humaines, si la conscience de la planète en est augmentée. D’ailleurs, le spiritisme lui-même le cède aux mathématiques en tant que cause de folie. Il y a dans les hôpitaux plus de fous mathématiciens que de fous spirites. La vérité c’est que toujours il naîtra des gens à cerveaux faibles ou fêlés. Pour ceux-là les sciences psychiques sont certainement un piège, mais il y a des chances pour que, si vous les en écartez, ils ne succombent en quelque autre aventure. Tout devient pour leur raison une occasion de la perdre. C’est moins la faute des circonstances que le douloureux attribut de leur conformation mentale.



« À Jules Bois. »


« Mon cher confrère et ami,

» Vous avez entrepris une enquête consciencieuse et documentée sur ce que vous appelez l’« Au delà », c’est-à-dire sur ces phénomènes mystérieux dont le fantasmagorique ensemble constitue l’Occultisme, cette nouvelle religion qui, paraît-il, compte ses fidèles par millions.

» Nul n’était aussi bien préparé que vous à cette œuvre délicate et scabreuse. En outre que ces problèmes vous ont captivé de tout temps, et que vous savez apporter à leur étude autant de pondération et de sang-froid que de curiosité avec un esprit critique également réfractaire à la crédulité irréfléchie, comme au scepticisme intransigeant, vous êtes probablement mieux renseigné qu’homme du monde sur la matière. Vous avez lu presque tout ce qui s’est écrit là-dessus, dans toutes les langues lisibles, jusques et y compris le sanscrit, appris tout exprès ; vous avez vécu, de pair à compagnon, avec tout ce qui compte dans l’état-major des Kabbalistes et des mages, non seulement en Europe et en Amérique, mais même dans l’Inde, le pays d’élection de la sorcellerie fabuleuse, où vous avez des correspondants et des amis parmi les brahmanes, les Yoghis et les fakirs, et il ne valse pas une table, il n’apparaît pas un fantôme, il ne surgit pas un voyant, un liseur de pensées, un médium, une somnambule extra-lucide, un envoûteur, sans que vous ne soyez là aux premières loges. Ajoutez à cela une érudition de bénédictin, un style chatoyant et charmeur, prenant comme une caresse, capiteux comme un philtre, la plus exquise probité littéraire, de la maîtrise et de la philosophie — toute la lyre…

» Quelles que puissent être vos conclusions finales, dont je ne préjuge pas, le livre de bonne foi que vous avez débité ainsi feuille par feuille aux foules avides, est donc appelé sans doute à faire époque dans l’histoire obscure de l’âme humaine si orageuse et si complexe.

» Comprenant, d’ailleurs, avec votre claire vision des choses, que l’analyse de ces troublants phénomènes dépasse la compréhension d’un seul penseur, pour subtil et averti qu’on le suppose, vous avez fait appel, aussi bien pour l’interprétation des faits que pour leur évocation et leur contrôle, à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté, parmi lesquels vous m’avez fait l’honneur de m’assigner une place.

» Jusqu’ici, l’obsession despotique du devoir professionnel m’avait empêché de répondre à la flatteuse invite.

» L’heure est pourtant venue de m’exécuter.

» Jamais, au demeurant, la passion du merveilleux n’a été aussi répandue ni aussi intense qu’à l’heure où nous sommes. Ni la frivolité mondaine, ni le réalisme scientifique, ni le flot montant de l’incrédulité n’ont pu en avoir raison : on dirait que les sorciers reviennent au fur et à mesure que les dieux s’en vont… La question est donc une question d’actualité au premier chef. Pour tout un public, beaucoup plus considérable qu’on ne pourrait se l’imaginer à priori, c’est même le capital souci du jour.

» Effectivement, il y a là un facteur nouveau — moral et social à la fois — dont force est bien aux plus détachés de tenir compte.

» Attachant apparemment quelque prix à l’opinion motivée du modeste vulgarisateur que je suis, vous me demandez de vous dire ce que j’en pense, sous réserve de faire état de ma réponse, de la reproduire et de la commenter.

» Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Dussé-je surprendre et même froisser, sinon Jules Bois lui-même, dont je connais l’imperturbabilité, au moins tels ou tels de ceux qui voudront bien s’intéresser au débat, je dirai tout à trac que je n’entends rien à l’Au delà, et qu’il ne me plaît pas d’y rien entendre. Systématiquement, je me refuse à m’aventurer sur ce terrain instable et brûlant.

» Permettez-moi d’expliquer le pourquoi.

» Les phénomènes dits « merveilleux » ont, à mes yeux, un vice rédhibitoire : c’est que leur caractère distinctif est d’être surnaturels, c’est-à-dire en dehors du plan général de nos connaissances acquises, et, par conséquent, en contradiction avec les principes sur lesquels repose notre certitude expérimentale.

» Si ces phénomènes venaient à être vérifiés, c’en serait fait ipso facto de tout ce que nous savons et de tout ce que nous sommes. Le bel édifice que le genre humain a mis des siècles à se construire, pierre à pierre, pour y abriter son intellectualité comme dans une citadelle inexpugnable, croulerait par la base. Nous ne serions plus sûrs de quoi que ce soit et toute notre éducation serait à refaire. Nous n’aurions même plus de mètre, de criterium, pour mesurer la valeur des nouvelles croyances qui dès lors s’imposeraient à notre esprit.

» Quand il s’agit, en effet, de juger un fait inédit, une idée neuve, nous n’avons qu’un moyen : c’est de comparer cette idée ou ce fait aux notions antérieurement établies et dont la combinaison constitue l’étoffe de notre foi démontrable. Si cette pierre de touche venait à nous faire défaut — et c’est ce qui résulterait logiquement de la réalité d’un seul phénomène surnaturel ou extra naturel, c’est-à-dire d’un phénomène inconciliable avec le jeu normal des lois de la nature, — nous ne saurions plus que faire, nous ne saurions plus que penser. Nous en serions réduits à croire, au petit bonheur, quia absurdum, c’est-à-dire à bâtir sur le sable… Si 2 et 2 ne font plus infailliblement 4, partout et toujours, comment oser seulement entreprendre une addition, fatalement incertaine et douteuse ?

» Je sais bien, parbleu, que la science nous apporte à chaque instant des surprises extraordinaires, telles que le téléphone, le télégraphone, l’induction, les rayons X, la télégraphie sans fils, la photographie de l’invisible, etc., qui vous ont comme un parfum de magie…

» Tout de même, il y a une nuance… À y bien regarder, ces prétendus miracles ne sont que des applications inattendues sans doute, mais logiques, de principes antérieurement admis. Nulle contradiction avec les principes scientifiques, procédant de l’observation de la nature, qui forment le patrimoine mental de cet être polycéphale, qui ne cesse de s’instruire, et qu’on appelle l’Humanité. Et si l’on n’aperçoit pas toujours très clairement la connexion qui rattache ces progrès étourdissants aux faits constatés et aux doctrines consacrées, il n’en est pas moins incontestable que cette connexion existe, et que ceci a engendré cela.

» L’occultisme, au contraire, serait une négation flagrante de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous savons, un démenti catégorique à toutes les conceptions sur lesquelles nous avons accoutumé d’asseoir nos croyances et nos hypothèses.

» Il y a là vraiment de quoi faire hésiter un esprit honnête, tremblant de lâcher la proie pour l’ombre, et de se trouver finalement, entre deux normes, l’une qui a fait ses preuves, l’autre qui flotte dans le vide, le séant en l’air.

» Voilà pourquoi il me répugne de pénétrer, fût-ce sous votre pavillon, mon cher ami, dans la terra incognita dont on me montre la décevante silhouette par delà les horizons palpables. Errant au sein d’une forêt ténébreuse, j’ai, pour guider mes pas, une toute petite et clignotante lanterne, la lanterne de la Science, dont la lueur, il est vrai, va en grandissant d’heure en heure. On me convie à l’éteindre pour aller battre à tâtons les halliers à la poursuite d’un feu follet. Grand merci ! Je ne marche pas — et je garde mon humble falot.

» On me dira peut-être — on me l’a déjà dit — que j’ai peur. Soit ! j’accepte l’accusation.

» Oui, c’est vrai, j’ai peur. Peur de perdre mon temps d’abord. Peur, ensuite de m’égarer dans un labyrinthe sans issue, où je risquerais de laisser, comme tant d’autres que je sais et qui valaient autant que moi, sinon davantage, mon équilibre d’esprit et ma sérénité d’âme.

» S’il faut même dire toute ma pensée de derrière la tête, j’ajouterai que rien ne me semble aussi dangereux que cette épidémie de superstition qui sévit sur les générations contemporaines, avec d’autant plus de succès que s’allège davantage le contre-poids des habitudes cultuelles et des croyances religieuses. Il n’est que temps de réagir contre cette ivresse frelatée du mysticisme qui, du moment que les événements apparaissent comme pouvant être à la merci de je ne sais quelles forces surnaturelles, partout au dehors et au-dessus des lois nécessaires, fatalement indéterminées, capricieuses, rebelles à tout classement, réfractaires à toute prévision, échappant à tous les procédés traditionnels de recherche et de connaissance, aurait tôt fait de détruire toute espèce d’ordre, de discipline, de logique, de moralité même, et de jeter les individus et les peuples dans les pires aventures.

» Ce n’est donc pas seulement pour moi que j’ai peur, c’est pour le genre humain, menacé dans sa raison, c’est-à-dire dans ce qui l’élève au-dessus de l’ancestrale animalité.

» Entendez-moi bien, je n’ai pas l’outrecuidante prétention que nous aurions atteint, d’ores et déjà, le summum infranchissable, comme qui dirait les colonnes d’Hercule de la science, dont le domaine me paraît, au contraire, appelé à s’agrandir sans cesse de conquêtes imprévues, sinon même improbables. Je suis convaincu que certains des faits étranges dont la hantise tourmente les rêveries seront, tôt ou tard, expliqués par la science, et perdront, ipso facto, leur couleur de surnaturel. Mais je ne suis pas moins convaincu que cette explication, qui, jusqu’ici nous échappe, se rattachera logiquement aux lois acquises, aux faits établis, à tout ce bloc expérimental auquel je me cramponne, aujourd’hui, avec l’énergie du naufragé qui a trouvé une bouée, de peur de n’avoir plus où accrocher mes conceptions de demain.

» Je ne nie donc pas qu’il puisse être intéressant, nécessaire même de jeter de temps en temps un regard enquêteur par dessus le mur de la science objective, dans ce que notre ami commun Georges Vitoux a si drôlement appelé les coulisses de l’« Au delà ». Je préfère cependant laisser à d’autres le mérite et le risque de ces redoutables explorations. Il y a tant à faire, ici-bas, dans le champ du labeur immédiat, pour tracer son sillon, et la vie est si courte que, pour qui de son mieux a rempli le programme, il ne doit guère rester de quoi faire bavarder les commodes ou interviewer les mânes des défunts.

» Sans compter que la besogne est ardue, et exige une prudence extrême. En outre, en effet, que, dans les questions de ce genre, il faut toujours faire une large part non seulement à la supercherie préméditée, mais encore à l’hallucination involontaire et inconsciente, les faits les plus simples, ceux qui confinent encore au cognoscible et à l’expérimentable, étant trop souvent eux-mêmes sujets à caution, m’est avis qu’il faudrait commencer par créer de toutes pièces la méthode particulière, appropriée à ces études confuses, qui ont toujours, forcément, quelque chose de chimérique, de hasardeux et de fortuit. Peut-être, alors, en procédant timidement du simple au composé, du connu à l’inconnu, en commençant par les faits les moins anormaux, par ceux qui s’éloignent le moins de ce que nous savons, par la suggestion mentale, par exemple, et la télépathie, qui voisinent avec les prodiges, en train de s’industrialiser, de la télégraphie sans conducteurs, ou par certains phénomènes de double vue, qui vous ont des faux airs d’opérations radioscopiques, pourrait-on espérer, en allant d’anneau en anneau, sans jamais perdre le fil, de jeter une vague lueur au seuil du vaste domaine de l’Inconnu, et d’élargir un peu la sphère, trop étroite, effectivement, de la science courante. Mais le jeu en vaudrait-il la chandelle, et n’avons-nous pas mieux à faire ?

» C’est la question que se posent, en fin de compte, les esprits simples, dont je m’honore d’être, et qu’ils s’abstiennent de résoudre, laissant délibérément la viande creuse, sinon même toxique, de l’occultisme, aux idéologues et aux dilettantes.

» Vous avez là, mon cher confrère et ami, le fonds et le tréfonds de ma pensée.

» Sur ce, je vous serre cordialement les deux mains,

Émile Gautier.