L’Au delà et les forces inconnues/Le superhomme d'après M. Max Nordau

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 212-219).


LE SUPERHOMME D’APRÈS M. MAX NORDAU


Les hypothèses sur la télépathie sont de la poésie et non de la science. — Le mystique a une mentalité spéciale pathologique. — Appréciation sur les « Petites religions de Paris. » — Description de l’homme supérieur.


C’est 8, rue Léonie, au pied de Montmartre, dans un hôtel que précède un petit jardin ombragé par un arbre et le feuillage des jardins voisins. M. Max Nordau est un grand travailleur. Anthropologiste, disciple de Césare Lombroso, romancier, dramaturge, psychologue, polémiste. Je l’ai trouvé à son cabinet de travail, avec ce même visage de santé et de force qu’encadre la blancheur de la barbe et des cheveux. Sur la table une petite souris se promène, flairant de son museau fin les papiers et les livres, et, de temps en temps peureuse, se réfugiant dans sa petite maison de verre. Elle est comme l’âme minuscule de ce cabinet austère, presque un symbole vivant de cet esprit critique, de cette agitation intellectuelle dont le maître de la maison est tourmenté.

M. Max Nordau écrit lui-même ses réponses à mes questions. C’est à la fois plus sûr et plus agréable pour moi.


Nous commençons par l’hypnotisme et la suggestion.

— Je suis de l’avis de M. Bernheim, affirme le célèbre polygraphe : l’hypnotisme n’est qu’un cas spécial de ce phénomène général : la suggestion. La suggestion n’est pas un épiphénomène de l’hypnotisme, c’est l’hypnotisme qui est un état suggéré.

— Allons plus loin, vous savez qu’il est beaucoup question aujourd’hui des pressentiments, de la télépathie. Y croyez-vous ?

— Je n’ai jamais observé personnellement un cas de télépathie : je pourrais faire des hypothèses expliquant la télépathie, mais ce ne serait pas de la science. Vous vous rappelez ces savants qui expliquaient très lucidement et très plausiblement pourquoi un poisson était beaucoup plus lourd hors de l’eau que dans l’eau, mais qui avaient négligé de vérifier d’abord le fait…

— Très franchement, estimez-vous, intellectuellement parlant, les spirites, les occultistes, les théosophes ?

— Je pense que ce sont des observateurs médiocres et partiaux, placés comme ils sont sous la domination d’une idée préconçue. Tous les faits réellement constatés par les spirites s’expliquent sans difficulté par les mouvements inconscients. À ces faits-là la fantaisie de témoins superstitieux a ajouté beaucoup.

— Quelle est la structure mentale qui détermine le mystique contemporain ? — Est-il à vos yeux un aliéné, un neurasthénique ou un dégénéré ?

— Les mystiques sont des esprits faussés par des lectures mal choisies, mal digérées, parfois ; en d’autres cas, ce sont des affaiblis ou des malades, à vie intérieure très prépondérante, en proie à des hallucinations ou à des illusions des sens, ou enclins à des interprétations délirantes d’impressions et perceptions réelles. On n’est mystique de nature que par une mentalité spéciale, pathologique ; mais l’éducation peut faire un mystique de tout esprit qui n’est pas assez fortement trempé pour refuser toute formule imposée d’autorité.

— Étant à la fois écrivain et médecin, vous réunissez les conditions les plus complexes pour nous donner une bonne psycho-physiologie du mystique.

— Vous êtes trop aimable. J’ai essayé de donner la psycho-physiologie du mysticisme (voir « Dégénérescence », tome 1er.) C’est un peu long et très aride, je crains. Mais j’y ai dit honnêtement et sincèrement tout ce que je crois la vérité à ce sujet.

— L’attachement à ces études est-il un signe de décadence ou de progrès intellectuel ?

— Je ne peux pas voir un progrès dans un travail d’où jusqu’à présent aucun fait nouveau, aucune vérité nouvelle ne sortirent. Les occultistes se meuvent sur un plan irréel et ils n’emploient pas les méthodes qui sont en usage dans les sciences positives.

— En dehors de l’hypnotisme et de la suggestion, pensez-vous qu’il y ait grâce aux sciences psychiques des forces nouvelles à découvrir et quelle est votre opinion sur des savants comme Lombroso, comme Richet, Crookes, Ockorowicz, etc., qui se sont attachés à ces sciences et à ces études ? Est-ce de leur part une défaillance après tout très possible chez des hommes de valeur ou bien au contraire un témoignage de leur supériorité ?

— Parmi les noms cités ici, il y en a devant lesquels je m’incline avec un profond respect. Mais tous n’ont pas la même valeur. Toutes les curiosités sont belles et nobles, lorsqu’elles sont désintéressées et ont pour objet la connaissance pure. Ce n’est pas une défaillance que de poser des questions. Elle ne commence que lorsqu’on se contente de réponses qui sont ou arbitraires ou évidemment absurdes.

— La littérature pourra-t-elle profiter des sciences psychiques ?

Ici M. Max Nordau tint à se montrer trop bienveillant pour moi.

— Oui ; ainsi par exemple votre livre sur les « Petites religions de Paris » est un des plus attachants, des plus curieux, des plus précieux de ces derniers dix ans. Mais ce qui fait sa valeur, c’est précisément l’amour de la recherche de faits peu ou pas connus, la fidélité de l’observation, le pittoresque des découvertes, la grande érudition dans des théologies abolies, et l’indépendance avec laquelle l’auteur plane au-dessus de son sujet.

— Le superhomme, tel que vous le concevez, jouira-t-il, ainsi que l’imaginent les théosophes, de pouvoirs supranormaux (intuition, pressentiment, don d’apparaître) ?

— Le superhomme, pour employer cette expression antipathique, est un homme supérieur. Cela le définit. Il aura, il a les mêmes facultés que tous les autres hommes, mais il les a à un degré de développement exceptionnel. Il est un sensitif de la perception, un athlète de la volonté, un instrument de précision du jugement, il est servi par une mémoire abondante et sûre ; le jeu de ses associations est facile et rapide, sa vision interne est aiguë et ses réactions aux excitations organiques sont en même temps puissamment énergiques et contrôlées par une inhibition tout aussi puissante. Avec ces qualités organiques, on est ce qu’on veut : Napoléon ou Victor Hugo, Carriès ou Auguste Comte. »


La causerie s’éparpilla. M. Max Nordau raconta qu’il avait assisté à quelques curieuses expériences de spiritisme, mais que toutes étaient entachées de prestidigitation. « Parfois j’ai vu le truc, parfois je ne l’ai pas vu, me dit-il, mais il ne pouvait pas ne pas y avoir truc. » M. Nordau est un cerveau équilibré malgré une évidente impétuosité nerveuse ; il ne donne dans aucune chimère mystique. Mais peut-être est-ce aussi, dans une certaine mesure, une superstition, la plus honorable d’ailleurs, que de croire aussi fortement en notre science moderne encore rudimentaire ?…

Cette réserve faite, l’auteur de Dégénérescence a le droit, par la fermeté de son jugement, de sourire à propos de ces savants remarquables dans leur spécialité, mais s’égarant dès qu’il s’agit d’autres sujets. Ainsi ce Michel Charles, géomètre descriptif de premier ordre, qui acheta, croyant à leur authenticité, les autographes des Apôtres écrits en français. Bien de correctes intelligences se laissent aller à de semblables erreurs quand elles évoluent vers les sciences psychiques, et elles s’embrument parce qu’elles n’emploient pas les méthodes familières, et se laissent prendre à l’appât du faux merveilleux.