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L’Autel (Pert)/5

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Paul Ollendorff (p. 113-131).

V

Cette même nuit, vers deux heures du matin, madame Henriette Féraud fut brusquement réveillée par une succession de coups de timbre. Comme la domestique ne couchait pas dans l’appartement, elle se leva, passa rapidement un peignoir et courut à l’antichambre.

— Qu’y a-t-il ?… Qui est là ?… demanda-t-elle avec inquiétude.

La voix de Castély résonna sourdement de l’autre côté du battant, altérée d’émoi.

— Venez, je vous en supplie, madame !… Suzanne !… Suzanne va mourir !…

Madame Féraud poussa une exclamation étouffée, détacha promptement la chaîne et ouvrit la porte.

— Qu’est ce que vous dites ?… Suzanne ?

La veille, elle avait passé deux heures près de sa jeune amie, qu’elle avait trouvée beaucoup plus forte que les jours précédents et qu’elle jugeait remise de son alerte. — Elle croyait à une fausse couche arrivée naturellement.

Livide et défait, un veston jeté sur sa chemise de nuit, Robert expliqua :

— Une hémorragie… Elle se meurt, je vous dis !… Il faut que je coure chercher Dolle, et je n’ose la laisser seule !

Madame Féraud fit un geste.

— Je suis à vous…

Elle rentra en courant dans l’appartement, s’assura que ses deux filles dormaient paisiblement, prit son passe-partout et revint à l’antichambre. Robert n’y était plus. La porte de son appartement était ouverte. Madame Féraud entra, pleine d’angoisse.

Dans la chambre de Suzanne, vivement éclairée, la jeune femme était renversée sur ses oreillers, pâle, semblant privée de sentiment.

Courbé sur elle, répondant à l’interrogation effrayée des yeux de madame Féraud, Robert murmura :

— Non, non, elle vit… mais elle est si faible !…

Puis, quittant Suzanne, il continua :

— L’hémorragie paraît arrêtée… Pourtant si, pendant mon absence, elle recommençait, vous savez ce qu’il faut faire… des injections très chaudes… il y a de l’eau bouillante dans le cabinet de toilette…

Madame Féraud eut un cri.

— Pour Dieu, n’allez pas jusque chez Lucien Dolle !… La rue de Vaugirard, c’est trop loin… ce serait trop long !… Il y a un médecin tout près, dans la rue, au numéro 55 !…

Mais Robert cria violemment :

— Eh ! je ne peux pas !… Julien seul doit la soigner !…

Quelque chose d’indicible en son accent — trouble, frayeur, menace, rancune — frappa madame Féraud, précisant tout à coup en elle de vagues soupçons.

Il recommença ses recommandations ; puis, son pardessus jeté sur ses épaules, son chapeau hâtivement mis sur sa tête, il disparut.

Le silence qui succéda parut affreux à Henriette. Sa responsabilité, son ignorance des véritables causes, du degré de gravité de l’accident de Suzanne, la terrifiaient. Elle fut traversée par ce sentiment d’épouvante, de suprême impuissance qui, à certains moments, gagne les plus courageux.

Pourtant, cette minute de faiblesse ne dura pas, sa nature énergique prit vite le dessus. Sans cesser de surveiller attentivement la jeune femme, toujours dans un état de prostration absolue, elle rangea la chambre en désordre, fit disparaître d’impressionnants linges ensanglantés, s’assura du remède à portée, apporta à tout hasard auprès du lit de l’eau de Cologne, des sels.

Ses yeux ne cessaient de se porter sur la pendule, suivant avec anxiété les aiguilles, si lentes à se mouvoir. Enfin, n’ayant plus à agir, elle vint s’asseoir au chevet du lit et ne quitta plus du regard le pâle visage amaigri de Suzanne.

— Pauvre petite ! murmura-t-elle, très assombrie, emplie d’une pitié infinie.

Au bout de quelques instants, les paupières de la jeune femme se soulevèrent ; elle ne bougea pas, mais ses yeux se tournèrent, elle aperçut madame Féraud.

— Vous, Henriette ? fit-elle avec étonnement.

Puis elle se souvint, — comprit.

— Oui, j’ai été très malade… Robert vous a appelée… il est parti chercher un médecin…

Henriette se pencha sur elle et l’embrassa avec affection.

— Ne parlez pas… Vous pourriez vous faire mal. Votre mari va bientôt ramener le docteur Dolle.

Au nom du médecin, les traits de Suzanne se contractèrent.

— Oh, lui !

Elle ferma les yeux, sembla se recueillir en une intérieure vision d’horreur ; puis, elle les rouvrit tout grands, et avec une expression indicible, elle dit lentement, bas :

— Ils m’ont tuée.

Madame Féraud tressaillit, douloureusement frappée,

— Chut, chut, ma chérie !… Calmez-vous. Essayez de dormir…

Un imperceptible sourire tirailla tristement les lèvres décolorées de Suzanne.

— Je n’ai pas la fièvre, je ne divague pas, dit-elle avec un peu plus de force. Je sais que je ne mourrai pas… Ceci est un accident dont je me remettrai… mais, je veux dire que je suis morte… bien morte pour l’aimer, lui Robert… pour être aimée de lui… C’est fini, je le vois bien… il s’éloigne… il s’éloignera de plus en plus… Je ne suis plus pour lui qu’une pauvre petite chose qu’il soigne, qu’il plaint, qui peu à peu lui pèsera, le répugnera… Et tout cela, à cause de ce qu’ils ont fait !… de ce qu’ils ont voulu !… de ce qu’ils m’ont imposé !… — À lui, Robert, je ne lui en veux pas, il ne se doutait pas… Mais son ami !… Ce chirurgien, et elle, cette femme… qui savaient !… Les bourreaux, les misérables !

Tout à fait alarmée par l’agitation qui montait en Suzanne, madame Féraud saisit ses mains, la conjura :

— Ne parlez pas, ne pensez pas !… Au nom du ciel, ma petite… mon enfant, fermez les yeux, apaisez-vous… ne songez plus à quoi que ce soit de pénible !…

Mais Suzanne eut un léger soubresaut, ses yeux virèrent, égarés.

— Ah ! Henriette… madame !… Je m’en vais !… Je meurs !…

Madame Féraud, épouvantée, souleva les draps, qui poissaient…

Peu de minutes plus tard, Robert entrait précipitamment, suivi de Julien Dolle et de Sacha Ouloff.

Deux heures après, tout danger écarté, Julien prit le bras de Robert.

— Va t’installer sur le divan de ton cabinet, il est essentiel que tu prennes un peu de repos. Sacha couchera sur le petit lit, près de Suzanne, et la surveillera. Quant à moi, si madame Féraud le permet, je dormirai quelques heures dans son atelier. Ce n’est pas d’une correction parfaite, mais je la crois au-dessus de ces niaiseries, et, du reste, personne ne le saura.

Henriette serra énergiquement la main de Castély, jeta un dernier coup d’œil à Suzanne endormie et fit un signe de tête à Dolle.

— Venez.

Elle le conduisit sans mot dire dans son atelier, une grande pièce simplement décorée, aux murs couverts d’études. Elle jeta sur le divan plusieurs coussins, apporta une fourrure et se disposa à regagner sa chambre.

Sur le seuil, ses yeux rencontrèrent ceux de Julien, son regard exprimant malgré elle une interrogation mélangée de blâme.

Le jeune homme eut un geste, hocha la tête et, soudain, s’écria avec irritation :

— Eh bien, oui, vous avez deviné !… D’ailleurs, je ne le nie pas… et je recommencerais… et je persiste à croire que je leur ai rendu un service imminent… que je les ai sauvés !… Ne vous exagérez pas l’accident de cette nuit, dans quinze jours, il n’y paraîtra plus… Et, du reste, jamais il ne fût survenu si de graves imprudences n’avaient été commises !…

Madame Féraud ferma résolument la porte, revint vers Julien et s’assit.

— Alors, c’est vrai ? fit-elle, la voix altérée par l’indignation.

Il eut une amertume.

— Comment, vous aussi, vous allez me parler de crime ?… invoquer la Société à qui il faut sans cesse des enfants, un troupeau de misérables, d’affamés…

Elle lui coupa la parole :

— Vous savez très bien que je suis au-dessus de ces préjugés… que j’estime, au contraire, que c’est une faute inqualifiable de mettre au monde des êtres frappés d’avance par une tare quelconque, physique ou morale, de malheureux enfants condamnés à la misère, à la souffrance, ou simplement à la torture de n’être ni aimés ni choyés en un foyer où ils entrent en intrus.

— Eh bien ? s’écria Dolle avec une certaine violence.

Madame Féraud éleva la voix, elle aussi :

— Mais encore ne faut-il pas sacrifier la femme !…

Il cria :

— Quand je vous répète que l’avortement — oui, appelons cela par le nom que les bonnes femmes prononcent en se voilant la face, dont les juges se gargarisent quand ils martyrisent la malheureuse fille qui s’y est décidée ! — Eh bien ! l’avortement, exécuté quand il faut, comme il faut, n’est que l’opération la plus élémentaire, la plus insignifiante !…

Madame Féraud étendit le bras dans la direction de l’appartement des Castély.

— Exemple !…

Dolle s’exaspéra.

— Comprenez-donc que Suzanne est folle et que Robert est une brute !… Je ne le lui ai pas caché tout à l’heure, je vous en réponds !… C’est leur faute, uniquement leur faute si cet accident est arrivé !… je leur avais assez répété qu’il fallait du repos… qu’il était urgent, indispensable d’observer un calme moral et sexuel absolu pendant six semaines, ou même deux mois !… Et, cette nuit, pas même quinze jours après l’opération !… C’est insensé ! — Qu’est-ce que vous voulez que le chirurgien fasse à cela ?… C’est comme lorsque, derrière le dos du médecin, le malade enfreint le traitement, se bourre de tout ce qui lui est pernicieux, et vient ensuite accuser celui dont il ne suit pas les prescriptions !… Est-ce juste ?

Madame Féraud eut un geste ; et, la voix incisive et vibrante :

— Mais vous, docteurs, vous montrez-vous logiques et sensés, vraiment scientifiques, lorsque vous n’envisagez vos sujets qu’au point de vue matériel ?… Quand vous agissez témérairement en supposant que vos défenses peuvent arrêter la course du cerveau, du cœur, des sens… paralyser l’affection, brider la jalousie, l’amour !… Opérez-vous des mannequins ou de la chair vivante ?… des animaux inférieurs ou des individus aux sens affinés, compliqués, soumis aux mille influences de l’existence où ils se trouvent, dont il leur est impossible de se dégager ? — Voilà le ménage de nos amis… Il règne entre ces jeunes gens un amour sensuel exalté par de jolis sentiments tendres, exacerbé par leur solitude dans la pénible lutte qu’ils soutiennent, par l’anxiété de leurs jours… Certes, la maternité dans ces conditions était inquiétante à tous points de vue pour Suzanne…

Le chirurgien triompha.

— Ah ! vous l’avouez !…

Henriette riposta avec feu :

— Mais, malheureux !… si la maternité normale, si les suites morales de la naissance d’un enfant pouvaient tourmenter, quel danger devait donc avoir une intervention antinaturelle !…

Dolle s’obstina :

— Il n’y avait aucun danger. Vous parlez en ignorante…

Elle l’interrompit.

— Je parle en femme qui a vécu, senti, réfléchi !… qui n’a pas étudié des formules abstraites, mais qui a regardé autour d’elle, qui, tant de fois, a vu les plaies secrètes de misérables femmes… Ces plaies inguérissables, matérielles et morales, que vous n’apercevez jamais, vous autres, hommes de science ! Que m’importe que vous me répétiez que l’opération ne comporte aucun aléa si la victime suit vos prescriptions avec obéis- sance… quand je sais qu’elle ne les suivra pas !… qu’elle ne pourra pas les suivre !…

Julien protesta.

— Elle ne pourra pas ?… et pour quelle raison ?…

— Pour mille raisons ! — Suzanne adore Robert… Lui, il a pour elle cet amour égoïste des hommes à qui il faut trouver à toute heure, à tout moment, l’amour, la pensée, le corps et le cœur de leur femme. Jusqu’à ces temps derniers, il l’a aimée uniquement, parce qu’en elle il n’y avait pas une parcelle qui ne fût à lui, que pas une de ses pensées n’était distraite de lui… Du jour où la souffrance l’a vaincue, lui a créé une personnalité, ils se sont détachés. — J’ai été la confidente du désespoir de cette pauvre petite, qui sentait se rompre, s’évanouir cette communion qui était tout son bonheur, toute sa vie… Elle s’exaspérait de ne pouvoir suivre son mari, partager comme auparavant son existence de tous les instants… elle s’affolait surtout de le sentir nerveux, déséquilibré par la privation de cet amour perpétuel auquel leur vie intime absurde l’avait accoutumé. Une peur lancinante la hantait, qu’il ne cédât à la tentation, auprès d’autres femmes, jolies et valides…

Julien s’exclama :

— Ah ! voilà ! — Cette terreur imbécile des femmes !… Cette puérilité d’attacher une importance capitale à un geste !…

Madame Féraud riposta avec chaleur :

— Comment pouvez-vous leur reprocher ce sentiment, puisque c’est justement celui qui vous les livre, qui fait qu’elles se donnent complètemet, qu’elles s’annihilent en vous !… Est-ce qu’elle vous aimera vraiment de cœur et de sens, la femme qui admettra le partage ?… qui estimera « geste », ainsi que vous dites odieusement, cet acte immonde, si on le réfléchit, s’il n’est pas enveloppé de la suprême illusion que la femme tisse autour de lui ! Suzanne voulait son mari tout à elle, et pour le garder, pour le ramener, il était fatal qu’elle commettrait toutes les imprudences ! — Il était coupable, criminel à vous, chirugien, qui étiez aussi l’ami, le confident de ces jeunes gens, de ne pas envisager la situation aussi bien au point de vue moral que physique !… Il fallait être aveugle pour ne pas prévoir l’impossibilité pour ces deux amants de réaliser l’état de calme, d’observer l’hygiène raisonnable que vous disiez indispensable à la guérison de celle que vous blessiez !…

Un peu ému par la véhémence et la conviction de l’apostrophe de madame Féraud, Julien répondit avec hésitation :

— Vous exagérez… et le mal, et ma faute… En définitive, le chirurgien ne peut pas être un psychologue aux aguels… Son rôle est matériel et restreint… C’est aux malades et à ceux qui les entourent qu’il appartient de faciliter, de compléter sa mission… En cette occasion, je crois avoir fait mon devoir, tout mon devoir envers Robert et Suzanne, que j’aime sincèrement, je vous le jure !

Henriette s’adoucit.

— Hé, mon pauvre ami, je le sais bien !… Vous avez agi en toute inconscience… Mais c’est ce que je déplore !… C’est ce qui me fait frémir, car vous êtes toute une école de jeunes chirurgiens, tout une foule de ménages d’époux-amants qui vous élancez avec une confiance orgueilleuse en une voie effrayante, néfaste, semée de terribles obstacles !…

Julien se leva, et se mit à marcher avec agitation dans la pièce.

— Vous avez raison jusqu’à un certain point, et en ce sens que l’éducation de la plupart des chirurgiens ainsi que de leurs clients est à faire, reconnut-il. Il est évident que beaucoup de mes confrères outrepassent ce que le simple bon sens indique… Accepter, par exemple, comme Victorin Vincent, de pratiquer sept avortements chez la même femme, en l’espace de trois années, c’est de la folie… Et il est irritant de voir que, dans le public, il n’y a pas de milieu entre une horreur irréfléchie, une terreur saugrenue de l’acte chirurgical, et une tendance funeste à oublier que celui-ci oblige à des précautions rigoureuses et soutenues… Telle femme qui, nouvellement accouchée, ou ayant éprouvé une fausse couche accidentelle, restera sans murmurer trois semaines au lit, éloignera son mari pendant des mois, se refuse à observer la même prudence lors d’une mesure provoquée…

— Mais, si cette opération apporte à la femme les mêmes malaises ; au ménage, le même trouble que la venue d’un enfant, pourquoi ne pas accepter celui-ci ?…

Julien se récria :

— Allons, comptez-vous pour rien les sept ou huit mois de souffrance que devra subir la femme allant jusqu’au bout de la grossesse ?… Et ensuite, la présence de cet enfant qu’on ne désire pas, dont on ne peut assurer la vie !… Vous dites que Suzanne se désolait de sa séparation d’avec son mari… Eh bien ! qu’eût-elle souffert pendant une grossesse normale, et après, durant les longs mois où la femme, récemment accouchée, convalescente, nourrice, vit d’une existence à part… forcément objet du respect dégoûté disons le mot — de son mari !…

Madame Féraud hocha la tête.

— Elle aurait eu au moins son enfant pour la distraire de son chagrin. — Écoutez, mon cher ami, quelque effort que vous tentiez, vous ne changerez pas une loi immuable… L’amour, en tant que désir sensuel et émotion sentimentale, est une chose essentiellement éphémère… Il est rare ; pourtant, il se rencontre chez certain… Robert et Suzanne en sont la preuve ; mais, pas plus que d’autres, ils ne peuvent éviter la loi commune… leur amour exclusif, parfait, devait sombrer… Je vous accorde que la venue d’un enfant dans un ménage détruit l’état de liaison amoureuse qui y régnait… Un mari ne peut plus être un amant après les détails poignants et vulgaires qui accompagnent la maternité… Mais lorsque celle-ci apparaît comme il ne peut manquer d’arriver un jour ou l’autre entre des époux, même usant de toutes les supercheries imaginables même si on l’élude, l’amour est touché… une fêlure s’est faite, qui se propagera inévitablement… et l’on n’arrivera seulement à ce résultat, que la passion sensuelle s’envolera et ne laissera même pas à sa place cette affection qui doit normalement succéder à l’amour dans l’union de deux êtres… Vous êtes persuadé d’avoir sauvé le ménage de vos amis en entravant la marche naturelle de leur existence conjugale… moi je suis convaincue que vous l’avez perdu…

Dolle se récria :

— Vous êtes cruellement injuste !…

Elle insista :

— Si, vous avez perdu l’avenir de ces enfants, et c’est vous le véritable, le seul coupable, car ce sont vos théories qui ont entraîné Robert et soumis Suzanne. L’acte qui a été commis vous appartient tout entier, et vous êtes responsable de ce qui suivra.

Il s’écria avec irritation :

— En somme, que voulez-vous qu’il arrive de si néfaste ?… Vous faites du roman, ma chère amie !… D’ailleurs, je ne devrais pas m’étonner… Vous suivez votre toquade… votre conception impossible d’une humanité bridée, châtrée !… Je devrais ne rappeler que vous niez l’amour, que vous prétendez que l’homme et la femme peuvent vivre dans un état de chasteté complète, éternellement !…

Madame Féraud eut une dénégation calme :

— Je n’ai jamais dit cela…

Le jeune homme se rebiffa, avec une amertume où un trouble vague se faisait jour.

— Ah ! pardon ! vous avez peut-être oublié, mais moi, je ne perdrai jamais le souvenir de certaine conversation qui eut lieu ici même, sur ce divan, entre vous et moi ! Si vous tirez quelque orgueil de penser que vous m’avez abasourdi, je vous le confesse volontiers !… Et j’avoue en surplus que, malgré que six mois se soient écoulés et que j’y aie souvent pensé, je ne m’explique encore ni vos paroles, ni votre conduite, ni votre pensée… Je ne me doute pas de la femme que vous êtes réellement !… Il vous a plu de jouer au sphinx avec moi, et je reconnais que vous y avez pleinement réussi !

Madame Féraud eut un mouvement des épaules indulgent.

— Vous êtes le dernier qui ayez le droit de parler ainsi, car justement j’ai fait pour vous ce que je n’ai fait pour aucun autre… Je vous ai dit toute ma vie, révélé mes idées, donné les raisons réelles qui me commandaient de vous repousser.

Le jeune homme eut un rire un peu forcé.

— Soyez franche ! Avouez que je ne vous plaisais pas !… Si vous aviez eu pour moi la vingtième partie de ce que je ressentais pour vous, toutes vos théories se seraient bellement envolées.

Sans le regarder, Henriette dit avec une douceur in- finie :

— Vous pouvez croire ce que vous voudrez…

Il eut un imperceptible frémissement et ses yeux s’arrêtèrent à la silhouette de la jeune femme.

Grande et mince, naturellement élégante, son peignoir en étoffe claire de forme Louis XV, l’habillait délicieusement. Et, dans la grâce de son cou nu, de ses bras découverts, de ses cheveux bruns légers, noués à la hâte sur sa tête, il y avait quelque chose d’intime, de voluptueux de très inusité en elle qui, d’ordinaire, ne se laissait jamais apercevoir autrement que dans l’austérité de robes de ville sombres et correctes.

— Quelle coquetterie raffinée vous avez ! s’écria-t-il, plein de rancune et de sensuel émoi.

Elle tressaillit, péniblement touchée par cette accusation.

— Que vous êtes injuste !…

Et Julien eut la stupeur de voir subitement briller deux larmes dans les yeux de son amie.

D’un geste fougueux, il se précipita à ses côtés, l’enlaça avec un cri de triomphe ému.

— Ah ! je savais bien qu’au fond, vous m’aimiez !…

Ses lèvres couvraient le visage de la jeune femme, interdite, d’une caresse chaste infiniment tendre, car il la croyait domptée, vraiment conquise, et un attendrissement montait en lui.

Mais elle ne tarda pas à reprendre son sang-froid et elle le repoussa, échappa à son étreinte avec une douceur pleine de cette fermeté à laquelle on ne résiste pas.

— Laissez-moi, Julien !… Encore une fois, il y a malentendu entre nous !

Une sensation pénible, un désappointement aigu s’épandirent en le jeune homme.

— Henriette ! s’écria-t-il, soudain pâli par une colère et une douleur naissantes.

Elle fit un geste de supplication.

— Non !… Ne soyez pas violent et cruel ! Ne devenez pas cette brute méchante et vindicative qu’est l’homme croyant qu’une femme se joue de lui !…

Il s’apaisait, par un énergique effort.

— Ah ! vous êtes inexplicable ! murmura-t-il avec plus de lassitude que de dépit.

Et, une vivacité lui revenant :

— Mais, ces larmes ?… Pourquoi, ces larmes ?… Car, enfin, je les ai vues !… J’en vois encore la trace !… Pourquoi pleuriez-vous, si vous n’avez vraiment pas pour moi l’ombre d’une affection… si vous ne ressentez pas un sourd regret de votre obstination à me repousser !…

Elle se leva, très pâle, elle aussi, avec une altération dans sa voix si harmonieuse, si posée d’habitude.

— Pourquoi faut-il que je vous répète ce que je vous ai déjà dit ?… ce que je vous ai expliqué un jour avec calme et que vous voulez que je recommence ce soir avec le trouble, l’énervement où m’ont jetée les angoisses et les fatigues de cette nuit !… Quel plaisir trouvez- vous à me faire souffrir et à me regarder souffrir !…

Il la contemplait avidement.

— Tout ce que vous dites, c’est reconnaître que vous m’aimez. Alors, pourquoi vous refuser ?… Soyez à moi… ma femme,’ma maîtresse, ce que vous voudrez ! Vous savez bien que vous n’avez qu’à me commander… Je vous obéirai…

Elle avait recouvré son énergie habituelle, bien qu’une douleur, un trouble sonnassent toujours dans son accent.

— Ce soir, comme autrefois, comme plus tard, je vous répéterai exactement les mêmes paroles, Julien… Si j’étais libre, je serais votre femme…

Il s’écria :

— Vous l’êtes, libre !

Elle riposta avec une pareille vivacité :

— Selon la loi, oui, mais non pas selon ma conscience !…

— Vous vous créez des devoirs absurdes !…

Elle répondit âprement.

— Appréciez mes idées comme vous l’entendrez, je n’en changerai pas !…

Julien fit un grand geste, se jeta sur le divan et reprit d’un ton plus calme, avec une obstination :

— Vous savez parfaitement que je serais un père dévoué pour vos filles ?

Elle sourit avec une ironie énervée :

— Ne prononcez pas de ces lieux communs !… Vous leur enlèveriez leur mère, voilà tout !…

Il eut une révolte rageuse :

— Et, après tout ?… N’avez-vous pas le droit d’être heureuse, de vivre ?… Est-ce à votre âge que l’on se sèvre des joies d’amour, pour se faire la gardienne, l’esclave de deux gamines !… Et croyez-vous qu’elles vous en sauront gré, plus tard, pauvre dupe ?…

Henriette jeta avec un tendre fanatisme :

— Mais, je ne leur demande aucune reconnaissance, maintenant, ni jamais, pauvres enfants !… Comme vous et la plupart des hommes et des femmes, vous avez de fausses idées sur vos devoirs !… Que de droits iniques vous revendiquez ! Je vous ai dit l’histoire de mon mariage… J’ai épousé M. de la Ferronnays à dix-huit ans, n’étant jamais sortie de mon milieu familial provincial, l’aimant de tout mon cœur, ignorante, innocente autant qu’on peut l’être. J’ai eu mes deux fillettes en un espace de temps très rapproché, et presque tout de suite, une épouvantable douleur est venue fondre sur moi… L’aînée de mes enfants, quoique délicate, avait échappé à un terrible mal héréditaire provenant de la famille de mon mari, mais la seconde, à peine née, présentait d’indéniables symptômes de la coxalgie qui en a fait une petite martyre, malgré l’amélioration que lui apportent les années et les soins énergiques. J’avais acquis la certitude, que tous les enfants que me donnerait mon mari devaient être plus ou moins marqués de l’épouvantable tare qu’il avait dans le sang… J’avais alors vingt-deux ans. Je ne me crus pas le droit de risquer de redevenir mère… Et, à la suite d’une séparation dans laquelle je m’entêtai, m’efforçant de faire partager à mon mari des idées que je crois encore saines, une lutte sans trive se leva entre nous, devenant de plus en plus âpre, jusqu’au jour où meurtris, suprêmement las, nous nous résolûmes au divorce…

Julien l’interrompit :

— J’admets tout ceci, mais où je ne peux plus vous approuver, c’est dans votre sacrifice exagéré, inutile, d’aujourd’hui.

— Mon dévouement, mon attention tendue de toutes les minutes est, au contraire, nécessaire à ces pauvres petites !… et il n’est que bien juste que je leur donne… moi, qui ai commis la faute de les mettre au monde !

Il protesta :

Vous avez été victime !

— J’étais inconsciente, mais, si c’est une excuse, ce n’est pas une raison pour me dérober à mon devoir.

— Eh ! qui vous empêche de l’accomplir en devenant ma femme ?

Le regard d’Henriette se voila ; une rougeur envahit son visage qu’elle rajeunit exquisement.

— Oh ! non, murmura-t-elle, je ne serais plus à elles, si j’étais aussi à vous !…

Il tressaillit, orgueilleusement remué par l’aveu caché de cet accent. Il se fit tendre et persuasif.

— Quelle folie de se refuser au bonheur auquel on a droit ! dit-il très bas, ses regards rivés sur elle avec passion.

Elle secoua la tête.

— Je suis persuadée, au contraire, que je n’ai plus droit au bonheur dont vous parlez.

— Quelle absurdité !…

Elle affirma :

— Non. J’ai tant réfléchi durant mes heures de travail solitaire… Je crois que le temps de l’amour insouciant, égoïste, doit être infiniment court pour l’homme comme pour la femme… Il cesse dès qu’ils ont donné la vie… Alors, leur destinée s’oriente dans une voie de dévouement naturel qu’ils ne quitteront plus, sinon au moment de la vieillesse et de la mort… J’ai eu ma saison… Tant pis pour moi si les circonstances n’ont pas permis qu’elle fût plus heureuse et plus longue.

Julien haussait les épaules.

— Alors, selon vous, la vie amoureuse d’une femme tient entre vingt et vingt-cinq ans ?… Plus tard, pour elle et son mari, il n’y a plus de bonheur permis, plus de joies à espérer ?…

Elle protesta :

— Vous dénaturez ma pensée !… Certes si, il y a des joies, mais pas les mêmes…

Il eut une violence.

— Et si je ne veux pas de celles-là ?… Oui, oui, je vous devine à peu près… Une tiède affection… des relations quasi fraternelles, voilà ce que vous supposez qui peut exister entre époux, après de trop courtes ivresses… Allons donc, est-ce que cela suffit ?… Si je veux l’amour, la passion, les bonheurs des sens auprès d’une femme qui m’aime comme je l’aime !…

Henriette riposta courageusement :

— Eh bien, cherchez une femme qui n’ait pas de devoirs, ou qui n’ait pas conscience de ceux qu’elle devrait remplir !

Il s’affaissa subitement à ses genoux, l’enlaçant avec passion :

— C’est vous que j’aime, que je désire uniquement, Henriette !…

Elle se dégagea encore une fois :

— Vous m’oublierez aisément, fit-elle avec un rien d’amertume… Vous n’êtes pas homme à vous éterniser en des chagrins d’amour.

Il se redressa, d’un geste souple.

— Me le reprochez-vous ? fit-il agressif.

— Certes non !

Il y eut un silence ; puis, le jeune homme reprit, avec dépit :

Au fond de toutes les belles choses que vous m’avez dites, il n’y a peut-être que ceci. — Vous ne m’aimez pas assez pour sacrifier votre indépendance à mon existence encore précaire… et vous éprouvez à mon égard la légère méfiance de la femme qui a de la fortune envers le pauvre diable qui la recherche… d’autant plus que, jadis, j’ai eu la maladresse de vous dire mes ambitions et de vous avouer que je serais heureux de profiter de vos relations pour me lancer.

Madame Féraud nia avec chaleur :

— Vous vous trompez complètement !… D’abord, mon aisance est plutôt modeste, et je la dois en partie à mon travail ; ensuite, j’aurais été heureuse de vous être utile si j’avais cru pouvoir devenir votre femme.

Il soupira, sincère :

— Ah ! Henriette, comme nous aurions été heureux !…

Les paupières de la jeune femme s’abaissèrent.

— Je le crois, dit-elle gravement.

Puis, comme il avait un geste pour se rapprocher, elle se leva vivement et gagna la porte.

— Nous sommes absurdes ! prononça-t-elle avec fermeté. Nous devrions reposer depuis une heure !

Il n’essaya pas de la rejoindre, et se jeta sur le divan, sombre et déçu, avec tout à coup la perception pénible de la fatigue corporelle immense qui brisait ses membres et alourdissait sa tête.

Et sa pensée sombra, dans un sentiment de rancune, presque de haine, envers tout ce qui l’entourait.