L’Avare (Molière)/Édition Louandre, 1910/Acte I
ACTE PREMIER
Scène I
Hé quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du regret, dites-moi, de m’avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ?
Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m’y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n’ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès me donne de l’inquiétude ; et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrais.
Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi ?
Hélas ! cent choses à la fois : l’emportement d’un père, les reproches d’une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valère, le changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d’un innocent amour.
Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera autant que ma vie.
Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont semblables par les paroles ; et ce n’est que les actions qui les découvrent différents.
Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez donc, au moins, à juger de mon cœur par elles, et ne me cherchez point des crimes dans les injustes craintes d’une fâcheuse prévoyance. Ne m’assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d’un soupçon outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l’honnêteté de mes feux.
Hélas ! qu’avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l’on aime ! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser. Je crois que vous m’aimez d’un véritable amour, et que vous me serez fidèle : je n’en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner.
Mais pourquoi cette inquiétude ?
Je n’aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d’une reconnaissance où le ciel m’engage envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui commença de nous offrir aux regards l’un de l’autre ; cette générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes éclater après m’avoir tirée de l’eau, et les hommages assidus de cet ardent amour que ni le temps ni les difficultés n’ont rebuté, et qui, vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l’emploi de domestique de mon père. Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c’en est assez, à mes yeux, pour me justifier l’engagement où j’ai pu consentir ; mais ce n’est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu’on entre dans mes sentiments.
De tout ce que vous avez dit, ce n’est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et quant aux scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde, et l’excès de son avarice, et la manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j’en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n’en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l’espère, retrouver mes parents, nous n’aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre favorables. J’en attends des nouvelles avec impatience, et j’en irai chercher moi-même, si elles tardent à venir.
Ah ! Valère, ne bougez d’ici, je vous prie, et songez seulement à vous bien mettre dans l’esprit de mon père.
Vous voyez comme je m’y prends, et les adroites complaisances qu’il m’a fallu mettre en usage pour m’introduire à son service ; sous quel masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d’acquérir sa tendresse. J’y fais des progrès admirables ; et j’éprouve que, pour gagner les hommes, il n’est point de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu’ils font. On n’a que faire d’avoir peur de trop charger la complaisance ; et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes du côté de la flatterie, et il n’y a rien de si impertinent et de si ridicule qu’on ne fasse avaler, lorsqu’on l’assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux, et puisqu’on ne saurait les gagner que par là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.
Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l’appui de mon frère, en cas que la servante s’avisât de révéler notre secret ?
On ne peut pas ménager l’un et l’autre ; et l’esprit du père et celui du fils sont des choses si opposées, qu’il est difficile d’accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de votre frère, et servez-vous de l’amitié qui est entre vous deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous jugerez à propos.
Je ne sais si j’aurai la force de lui faire cette confidence.
Scène II
Je suis bien aise de vous trouver seule, ma sœur ; et je brûlais de vous parler, pour m’ouvrir à vous d’un secret.
Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu’avez-vous à me dire ?
Bien des choses, ma sœur, enveloppées dans un mot. J’aime.
Vous aimez ?
Oui, j’aime. Mais, avant que d’aller plus loin, je sais que je dépends d’un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos vœux, et qu’il nous est enjoint de n’en disposer que par leur conduite ; que, n’étant prévenus d’aucune folle ardeur, ils sont en état de se tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce qui nous est propre ; qu’il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence que l’aveuglement de notre passion ; et que l’emportement de la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela, ma sœur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire ; car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances.
Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez ?
Suis-je, mon frère, une si étrange personne ?
Non, ma sœur ; mais vous n’aimez pas ; vous ignorez la douce violence qu’un tendre amour fait sur nos cœurs, et j’appréhende votre sagesse.
Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse : il n’est personne qui n’en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.
Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne… !
Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.
Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l’amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n’a rien formé de plus aimable ; et je me sentis transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane et vit sous la conduite d’une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d’amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console avec une tendresse qui vous toucherait l’âme. Elle se prend d’un air le plus charmant du monde aux choses qu’elle fait ; et l’on voit briller mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d’attraits, une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une… Ah ! ma sœur, je voudrais que vous l’eussiez vue.[1]
J’ai découvert sous main qu’elles ne sont pas fort accommodées[2], et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu’elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d’une personne que l’on aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d’une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce m’est de voir que, par l’avarice d’un père, je sois dans l’impuissance de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour.
Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.
Ah ! ma sœur, il est plus grand qu’on ne peut croire. Car, enfin, peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu’on exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l’on nous fait languir ? Hé ! que nous servira d’avoir du bien, s’il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d’en jouir, et si, pour m’entretenir même, il faut que maintenant je m’engage de tous côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables ? Enfin, j’ai voulu vous parler pour m’aider à sonder mon père sur les sentiments où je suis ; et, si je l’y trouve contraire, j’ai résolu d’aller en d’autres lieux, avec cette aimable personne, jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout pour ce dessein de l’argent à emprunter ; et, si vos affaires, ma sœur, sont semblables aux miennes, et qu’il faille que notre père s’oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable.
Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère, et que…
J’entends sa voix ; éloignons-nous un peu pour achever notre confidence ; et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.
Scène III
Hors d’ici tout à l’heure, et qu’on ne réplique pas. Allons, que l’on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence !
Je n’ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction, qu’il a le diable au corps.
Tu murmures entre tes dents ?
Pourquoi me chassez-vous ?
C’est bien à toi, pendard, à me demander des raisons ! Sors vite, que je ne t’assomme[4].
Qu’est-ce que je vous ai fait ?
Tu m’as fait que je veux que tu sortes.
Mon maître, votre fils, m’a donné ordre de l’attendre.
Va-t’en l’attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous côtés pour voir s’il n’y a rien à voler[5].
Comment diantre voulez-vous qu’on fasse pour vous voler ? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit ?
Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu’on fait ? (Bas, à part.) Je tremble qu’il n’ait soupçonné quelque chose de mon argent. (Haut.) Ne serois-tu point homme à[6] aller faire courir le bruit que j’ai chez moi de l’argent caché ?
Vous avez de l’argent caché ?
Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J’enrage ! (Haut.) Je demande si, malicieusement, tu n’irois point faire courir le bruit que j’en ai.
Hé ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n’en ayez pas, si c’est pour nous la même chose ?
Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. Sors d’ici, encore une fois.
Eh bien ! je sors.
Attends : ne m’emportes-tu rien ?
La Flèche Que vous emporterois-je ?
Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains[7].
Les autres[8].
Les autres ?
Oui.
Les voilà.
N’as-tu rien mis ici dedans[9] ?
Voyez vous-même.
Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu’on dérobe ; et je voudrais qu’on en eût fait pendre quelqu’un.
Ah ! qu’un homme comme cela mériterait bien ce qu’il craint ! Et que j’aurais de joie à le voler !
Euh ?
Quoi ?
Qu’est-ce que tu parles de voler ?
Je vous dis que vous fouillez bien partout, pour voir si je vous ai volé.
C’est ce que je veux faire.
La peste soit de l’avarice et des avaricieux !
Comment ? que dis-tu ?
Ce que je dis ?
Oui ; qu’est-ce que tu dis d’avarice et d’avaricieux ?
Je dis que la peste soit de l’avarice et des avaricieux.
De qui veux-tu parler ?
Des avaricieux.
Et qui sont-ils, ces avaricieux ?
Des vilains et des ladres.
Mais qui est-ce que tu entends par là ?
De quoi vous mettez-vous en peine ?
Je me mets en peine de ce qu’il faut.
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ?
Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.
Je parle… je parle à mon bonnet.
Et moi, je pourrois bien parler à ta barrette[10].
M’empêcherez-vous de maudire les avaricieux ?
Non ; mais je t’empêcherai de jaser et d’être insolent. Tais-toi.
Je ne nomme personne.
Je te rosserai si tu parles.
Qui se sent morveux, qu’il se mouche.
Te tairas-tu ?
Oui, malgré moi.
Ah ! ah !
Tenez, voilà encore une poche : êtes-vous satisfait ?
Allons, rends-le-moi sans te fouiller[11].
Quoi ?
Ce que tu m’as pris.
Je ne vous ai rien pris du tout.
Assurément ?
Assurément.
Adieu. Va-t-en à tous les diables !
Je te mets sur ta conscience, au moins.
Scène IV
Voilà un pendard de valet qui m’incommode fort ; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent ; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense ! On n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car pour moi, les coffres-forts me sont suspects et je ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleurs, et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.
Scène V
Cependant, je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez soi, est une somme assez… (À part, apercevant Élise et Cléante.) Ô ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m’aura emporté, et je crois que j’ai parlé haut en raisonnant tout seul. (À Cléante et Élise.) Qu’est-ce ?
Rien, mon père.
Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?
Nous ne venons que d’arriver.
Vous avez entendu…
Quoi, mon père ?
Là…
Ce que je viens de dire ?
Non.
Si fait, si fait.
Pardonnez-moi.
Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C’est que je m’entretenois en moi-même de la peine qu’il y a aujourd’hui à trouver de l’argent, et je disais qu’il est bien heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.
Nous feignions[13] à vous aborder, de peur de vous interrompre.
Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n’alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c’est moi qui ai dix mille écus[14].
Nous n’entrons point dans vos affaires.
Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !
Je ne crois pas…
Ces sont des choses…
J’en aurois bon besoin.
Je pense que…
Cela m’accommoderait fort.
Vous êtes…
Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est misérable#1.
Mon Dieu ! mon père, vous n’avez pas lieu de vous plaindre et l’on sait que vous avez assez de bien.
Comment, j’ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n’y a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là.
Ne vous mettez point en colère.
Cela est étrange, que mes propres enfants me trahissent, et deviennent mes ennemis.
Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ?
Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause qu’un de ces jours on me viendra chez moi me couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.
Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville ? Je querellois hier votre sœur ; mais c’est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous prendre depuis les pieds jusqu’à la tête, il y auroit là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.
Hé ! comment vous dérober ?
Que sais-je, moi[16] ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez ?
Moi, mon père ? C’est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent que je gagne.
C’est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l’argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrois bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze[17].
Vous avez raison.
Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier ; et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.
Et moi, j’ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.
C’est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.
Et c’est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
Ah ! mon père !
Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait peur ?
Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l’entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas d’accord avec votre choix.
Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu’il faut à tous deux, et vous n’aurez, ni l’un ni l’autre, aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un bout, (À Cléante.) avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d’ici ?
Oui, mon père.
Et vous ?
J’en ai ouï parler.
Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?
Une fort charmante personne.
Sa physionomie ?
Tout honnête et pleine d’esprit.
Admirables, sans doute.
Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériteroit assez que l’on songeât à elle ?
Oui, mon père.
Que ce serait un parti souhaitable ?
Très souhaitable.
Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage ?
Sans doute.
Et qu’un mari auroit satisfaction avec elle ?
Assurément.
Il y a une petite difficulté : c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas, avec elle, tout le bien qu’on pourrait prétendre.
Ah ! mon père, le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que, si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.
Cela s’entend.
Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.
Euh ?
Vous êtes résolu, dites-vous… ?
D’épouser Mariane.
Qui ? Vous, vous ?
Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?
Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.
Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire[18].
Scène VI.
Voilà de mes damoiseaux flouets[19], qui n’ont non plus de vigueur que des poules. C’est là, ma fille, ce que j’ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m’est venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.
Au seigneur Anselme ?
Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.
Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.
Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.
Je vous demande pardon, mon père.
Je vous demande pardon, ma fille.
Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais (Faisant encore la révérence.) avec votre permission, je ne l’épouserai point[20].
Je suis votre très humble valet ; mais, (Contrefaisant Élise.) avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.
Dès ce soir ?
Dès ce soir.
Cela ne sera pas, mon père.
Cela sera, ma fille.
Non.
Si.
Non, vous dis-je.
Si, vous dis-je.
C’est une chose où vous ne me réduirez point.
C’est une chose où je te réduirai.
Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari.
Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace ! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?
Et moi, je gage qu’il ne sauroit être approuvé d’aucune personne raisonnable.
Voilà Valère. Veux-tu qu’entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire ?
J’y consens.
Te rendras-tu à son jugement ?
Oui. J’en passerai par ce qu’il dira.
Voilà qui est fait.
Scène VII.
Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille ou de moi.
C’est vous, monsieur, sans contredit.
Sais-tu bien de quoi nous parlons ?
Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et la coquine me dit au nez qu’elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ?
Ce que j’en dis ?
Oui.
Hé ! hé !
Quoi !
Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne pouvez pas que vous n’ayez raison[21]. Mais aussi n’a-t-elle pas tort tout à fait, et…
Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c’est un gentilhomme qui est noble[22], doux, posé, sage et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Sauroit-elle mieux rencontrer ?
Cela est vrai. Mais elle pourroit vous dire que c’est un peu précipiter les choses, et qu’il faudrait au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s’accommoder avec.
C’est une occasion qu’il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu’ailleurs je ne trouverois pas ; et il s’engage à la prendre sans dot.
Sans dot ?
Oui.
Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait convaincante ; il se faut rendre à cela.
C’est pour moi une épargne considérable.
Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu’on ne peut croire ; qu’il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie ; et qu’un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions.
Vous avez raison : voilà qui décide tout ; cela s’entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose, sans doute, où l’on doit avoir de l’égard ; et que cette grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents fâcheux.
Sans dot !
Ah ! il n’y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre peut aller là contre ? Ce n’est pas qu’il n’y ait quantité de pères qui aimeroient mieux ménager la satisfaction de leurs filles, que l’argent qu’ils pourroient donner ; qui ne les voudroient point sacrifier à l’intérêt, et chercheroient, plus que toute autre chose, à mettre dans un mariage cette douce conformité qui, sans cesse, y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie ; et que…
Sans dot[23] !
Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de résister à une raison comme celle-là ?
Ouais ! Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudroit à mon argent ? (À Valère.) Ne bougez ; je reviens tout à l’heure.
Scène VIII.
Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?
C’est pour ne point l’aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gater ; et il y a de certains esprits qu’il ne faut prendre qu’en biaisant ; des tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu’on ne mène qu’en tournant où l’on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu’il veut, vous en viendrez mieux à vos fins ; et…
Mais ce mariage, Valère !
On cherchera des biais pour le rompre.
Mais quelle invention trouver, s’il se doit conclure ce soir ?
Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
Mais on découvrira la feinte, si l’on appelle des médecins.
Vous moquez-vous ? Y connoissent-ils quelque chose ? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d’où cela vient.
Scène IX.
Ce n’est rien, Dieu merci.
Enfin notre dernier recours, c’est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d’une fermeté… (Apercevant Harpagon.) Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de sans dot s’y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu’on lui donne.
Bon : voilà bien parlé, cela !
Monsieur, je vous demande pardon si je m’emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.
Comment ! j’en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu. (À Élise.) Oui, tu as beau fuir, je lui donne l’autorité que le ciel me donne sur toi, et j’entends que tu fasses tout ce qu’il te dira.
Après cela, résistez à mes remontrances.
Scène X.
Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui faisois.
Oui, tu m’obligeras. Certes…
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
Cela est vrai. Il faut…
Ne vous mettez pas en peine, je crois que j’en viendrai à bout.
Fais, fais. Je m’en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout à l’heure.
Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâce au ciel, de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans ; et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse, et de probité.
Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte !
- ↑ Molière, toujours attentif à rendre ses amants intéressants, ne fonde pas uniquement l’amour de Cléante pour Mariane sur les charmes dont cette jeune personne est ornée, il y ajoute l’attrait non moins puissant et plus universel, de la vertu, de la bonté. C’est ainsi que dans les Fourberies de Scapin, suivant les traces de Térence, il rend Octave amoureux d’Hyacinthe, à la seule vue des larmes si touchantes que lui fait verser la mort de sa mère. (Auger.)
- ↑ Pour à l’aise, opulentes. Voir F. Génin, Lexique, aux mots Accommodé et Incommodé.
- ↑ Le personnage de l’avare, chez Plaute, s’appelle Euclio. C’est le supplément de cette pièce, par Codrus Urceus, qui a fourni à Molière le nom d’Harpagon. Les maitres de ce temps-ci sont avares, dit Strobile, scène ii de l’acte V ; nous les appelons des Harpagons, des Harpies :
- Tenaces nimium dominos nostra ætas tulit,
- Quos Harpagones, Harpigias et Tautalos
- Vocare soleo (Bret.)
- ↑ « Sors d’ici, sors, te dis-je ; oui, tu sortiras, avec ces regards curieux qui cherchent tout autour de toi. — Pourquoi me chassez-vous de la maison ? — C’est bien à toi à me demander des raisons ! Quitte à l’instant le seuil de cette porte ; va-t-en ! Mais voyez si elle bougera !… Tu murmures entre tes dents, etc. » (Plaute)
- ↑ Dans Plaute, l’Avare dit à une vieille esclave,
- Circomspectarix cum oculis emissitiis ?
- ↑ Var. Ne serois-tu point homme à aller faire courir le bruit, etc.
- ↑ Var. Tiens, viens ça, que je voie, etc.
- ↑ Cette scène est imitée de la scène iv de l'acte IV l’Aululaire. Ici Molière n’a pas été plus heureux que l’auteur latin, qui fait demander la troisième main : Ostende etiam tertiam. Harpagon, qui demande les autres, blesse également la vérité du dialogue. Chappuzeau, dans sa comédie du Riche vilain, imprimée en 1663, avoit trouvé un tempérament ingénieux à ce trait de Plaute, en ne demandant que l’autre, parceque le Riche vilain peut avoir oublié qu’il a déjà vu la main qu’il veut revoir. Voici la scène : Crispin soupçonne philipin, valet de son neveu, de lui avoir dérobé quelque chose.
Crispin.
Ça, montre ta main.
Philipin.Tenez.
Crispin.L’autre.
Philipin.Tenez ; voyez jusqu’à demain.
Crispin.L’autre.
Philipin.Allez la chercher. En ai-je une douzaine ?Il faut bien convenir que Chappuzeau a mieux fait que Plaute et que Molière.
- ↑ Dans Plaute : Euclion. Allons, secoue ton manteau. — Strobile. J’y consens. — Eucl. N’as-tu rien sous ta tunique ? — Stro. Cherchez partout où il vous plaira. (Aululaire, acte IV, scène iv.)
- ↑ Dans le moyen âge, on appelait barrette le devant du chaperon à cause des pansements dont il était orné, et qui y formaient des barres ; parler à la barrette, en langage vulgaire, signifie laver la tête à quelqu’un, et même le frapper.
- ↑ Dans Plaute : Je ne veux pas te fouiller davantage, rends-le-moi.
- ↑ Dans Plaute, Strobile est congédié de la même manière : « Va-t-en où tu voudras, et que Jupiter et tous les dieux puissent te confondre ! ‑ Il me remercie bien poliment. »
- ↑ Feindre dans le sens d’hésiter.
- ↑ On trouve dans une facétie du quinzième siècle une tirade qui offre quelque analogie avec la scène ci-dessus :
- « Premier tu te mets en danger
- » De perdre le boire et manger,
- » D’avarice qui te tiendra ;
- » Puis le grand diable viendra
- » Qui te dira qu’on te dérobe…
- » Un rische a toujours doubte et tremble
- » De paour qu’on lui emble le sien ;
- » Mais un poure homme qui n’a rien
- » Jamais il ne craint le deschet ;
- » Car qui n’a rien, rien ne lui chet. »
- ↑ Dans Plaute, Euclion répète sans cesse qu’il est pauvre, ce qui est fort bien ; mais Harpagon dit la même chose, ce qui est encore mieux, parce qu’on sait le contraire. Euclion est pauvre, et est à peu près dans le cas du savetier de La Fontaine, à qui ses cent écus tournent la tête : il a trouvé dans sa maison un trésor dans un pot de terre que son grand-père avait enfoui. Dans l’Avare de Molière, ce trésor n’a pas été trouvé ; il a été amassé, ce qui vaut beaucoup mieux ; de plus, Harpagon est riche et connu pour tel, ce qui rend son avarice plus odieuse et moins excusable. (La Harpe.)
- ↑ Var. Que sais-je ? Où pouvez-vous donc, etc.
- ↑ Un denier d’intérêt pour douze prêtés, c’est-à-dire un peu plus de huit pour cent.
- ↑ Var. Allez vite boire dans la cuisine un verre d’eau claire.
- ↑ Fluet
- ↑ Dans presque toutes les comédies de Molières il y a une jeune fille qu’on veut marier contre son gré. Le talent du poëte est d’avoir varié cette situation uniforme par le seul effet du caractère et du ton des personnages. Élise n’a point appris à respecter son père. Ce seul trait suffit pour donner de la nouveauté à une situation qui est cependant la même que celle de Mariane dans le Tartufe, et d’Henriette dans les Femmes Savantes. (Aimé Martin.)
- ↑ Vous ne pouvez pas que, latinisme non possum quid. Boileau a dit aussi, dans la Satire sur les femmes :
- Je ne puis cette fois que je ne les excuse !
- ↑ Ce gentilhomme qui est noble est certainement un trait de satire contre les faux nobles, dont le nombre étoit fort considérable. Molière y revient plus loin, acte V, scène v : « Le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent avantage de leur obscurité, et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils s’avisent de prendre. (Auger.)
- ↑ Dans la pièce latine, Mégadore fait ses propositions de mariage : Euclion y consent, mais à une condition : Je veux bien, dit-il que cet Hymen s’accomplisse ; mais n’oubliez pas que vous vous êtes engagé à prendre ma fille sans dot.
……… Faxint ; illud facito ut memineris
Convenisse ut ne quid dotis mea ad te afferret filia. (Petitot.)