L’Avare (Molière)/Édition Louandre, 1910/Acte II

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Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 30-46).
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ACTE SECOND.


Scène I.

CLÉANTE, LA FLÈCHE.
Cléante.

Ah ! traître que tu es ! où t’es-tu donc allé fourrer ? Ne t’avois-je pas donné ordre…

La Flèche

Oui, Monsieur ; et je m’étois rendu ici pour vous attendre de pied ferme ; mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m’a chassé dehors malgré moi, et j’ai couru le risque d’être battu.

Cléante

Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, depuis que je t’ai vu, j’ai découvert que mon père est mon rival.

La Flèche

Votre père amoureux ?

Cléante

Oui ; et j’ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m’a mis.

La Flèche

Lui, se mêler d’aimer ! De quoi diable s’avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l’amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?

Cléante

Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.

La Flèche

Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?

Cléante

Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t’a-t-on faite ?

La Flèche
Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d’étranges choses lorsqu’on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-matthieux.
Cléante.

L’affaire ne se fera point ?

La Flèche

Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu’on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu’il a fait rage pour vous, et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le cœur.

Cléante

J’aurai les quinze mille francs que je demande ?

La Flèche

Oui ; mais à quelques petites conditions qu’il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.

Cléante

T’a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l’argent ?

La Flèche

Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l’on doit aujourd’hui l’aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.

Cléante

Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m’ôter le bien[1].

La Flèche

Voici quelques articles qu’il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien faire.

« Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l’emprunteur soit majeur, et d’une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu’il se pourra, et qui, pour cet effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé. »

Cléante
Il n’y a rien à dire à cela.
La Flèche.

« Le prêteur, pour ne charger sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit[2].  »

Cléante

Au denier dix-huit ? Parbleu ! voilà qui est honnête. Il n’y a pas lieu de se plaindre.

La Flèche

Cela est vrai.

« Mais, comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question, et que, pour faire plaisir à l’emprunteur, il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre sur le pied du denier cinq[3], il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt. »

Cléante

Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C’est plus qu’au denier quatre[4].

La Flèche

Il est vrai ; c’est ce que j’ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

Cléante

Que veux-tu que je voie ? J’ai besoin d’argent, et il faut bien que je consente à tout.

La Flèche

C’est la réponse que j’ai faite.

Cléante

Il y a encore quelque chose ?

La Flèche

Ce n’est plus qu’un petit article.

« Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible. »
Cléante.

Que veut dire cela ?

La Flèche

Ecoutez le mémoire

« Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises et la courte-pointe de même : le tout bien conditionné, et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu.

» Plus, un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumale rose sèche, avec le mollet et les franges de soie. »

Cléante

Que veut-il que je fasse de cela ?

La Flèche

Attendez.

« Plus une tenture de tapisserie des amours de Gombaud et de Macée.

» Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie, par le dessous, de ses six escabelles[5]. »

Cléante

Qu’ai-je affaire, morbleu… ?

La Flèche

Donnez-vous patience.

« Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes assortissantes[6].

» Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller. »

Cléante

J’enrage !

La Flèche

Doucement.

« Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut.

» Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l’oie, renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire. « Plus, une peau d’un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin : curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre.

» Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur[7]. »

Cléante

Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il est ! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable ? et n’est-il pas content du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu’il ramasse ? Je n’aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu’il veut ; car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.

La Flèche

Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe[8].

Cléante.

Que veux-tu que j’y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s’étonne, après cela, que les fils souhaitent qu’ils meurent !

La Flèche

Il faut convenir que le vôtre animeroit contre sa vilenie le plus posé homme du monde. Je n’ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l’échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donneroit, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le volant, faire une action méritoire.

Cléante

Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.



Scène II.

HARPAGON, MAÎTRE SIMON ; CLÉANTE et LA FLÈCHE, dans le fond du théâtre.
Maître Simon

Oui, Monsieur, c’est un jeune homme qui a besoin d’argent ; ses affaires le pressent d’en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.

Harpagon

Mais croyez-vous, maître Simon, qu’il n’y ait rien à péricliter ? et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous parlez ?

Maître Simon

Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond ; et ce n’est que par aventure que l’on m’a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même, et son homme m’a assuré que vous serez content quand vous le connoîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c’est que sa famille est fort riche, qu’il n’a plus de mère déjà, et qu’il s’obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu’il soit huit mois.

Harpagon
C’est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.
Maître Simon.

Cela s’entend.

La Flèche, bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon.

Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père !

Cléante, bas, à La Flèche.

Lui auroit-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ?

Maître Simon, à Cléante et à La Flèche.

Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c’était céans ? (À Harpagon.) Ce n’est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon avis, il n’y a pas grand mal à cela ; ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.

Harpagon

Comment ?

Maître Simon, montrant Cléante.

Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.

Harpagon

Comment, pendard ! c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables extrémités !

Cléante

Comment, mon père ! c’est vous qui vous portez à ces honteuses actions[9] !

Maître Simon s’enfuit, et La Flèche va se cacher.

Scène III

HARPAGON, CLÉANTE.
Harpagon

C’est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables !

Cléante

C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles !

Harpagon

Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi ?

Cléante

Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?

Harpagon

N’as-tu point de honte, dis-moi, d’en venir à ces débauches-là, de te précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t’ont amassé avec tant de sueurs ?

Cléante

Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d’entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d’intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu’aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?

Harpagon

Ôte-toi de mes yeux, coquin ; ôte-toi de mes yeux !

Cléante

Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?

Harpagon.

Retire-toi, te dis-je, et ne m’échauffe pas les oreilles. (Seul.) Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m’est un avis de tenir l’œil plus que jamais sur toutes ses actions.


Scène IV

FROSINE, HARPAGON.
Frosine

Monsieur…

Harpagon

Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler. (À part.) Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent[10].


Scène V

LA FLÈCHE, FROSINE.
La Flèche, sans voir Frosine.

L’aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu’il ait quelque part un ample magasin de hardes ; car nous n’avons rien reconnu au mémoire que nous avons.

Frosine

Hé ! c’est toi, mon pauvre la Flèche ! D’où vient cette rencontre ?

La Flèche

Ah ! ah ! c’est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ?

Frosine

Ce que je fais partout ailleurs : m’entremettre d’affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter, du mieux qu’il m’est possible, des petits talents que je puis avoir. Tu sais que, dans ce monde, il faut vivre d’adresse, et qu’aux personnes comme moi le ciel n’a donné d’autres rentes que l’intrigue et que l’industrie.

La Flèche

As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?

Frosine

Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j’espère récompense.

La Flèche

De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine, si tu en tires quelque chose ; et je te donne avis que l’argent céans est fort cher.

Frosine

Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.

La Flèche

Je suis votre valet ; et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est, de tous les humains, l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n’est point de service qui pousse sa reconnoissance jusqu’à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles, et de l’amitié, tant qu’il vous plaira ; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais, Je vous donne, mais Je vous prête le bonjour.

Frosine

Mon Dieu ! je sais l’art de traire les hommes ; j’ai le secret de m’ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs cœurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.

La Flèche

Bagatelles ici. Je te défie d’attendrir du côté de l’argent l’homme, dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie à désespérer tout le monde ; et l’on pourroit crever, qu’il n’en branleroit pas. En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur, et que vertu ; et la vue d’un demandeur lui donne des convulsions : c’est le frapper par son endroit mortel, c’est lui percer le cœur, c’est lui arracher les entrailles ; et si… Mais il revient : je me retire.


Scène VI

HARPAGON, FROSINE.
Harpagon, bas.

Tout va comme il faut. (Haut.) Hé bien ! qu’est-ce, Frosine ?

Frosine

Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un vrai visage de santé !

Harpagon

Qui ? moi ?

Frosine

Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

Harpagon

Tout de bon ?

Frosine.

Comment ! vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

Harpagon.

Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés.

Frosine.

Eh bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C’est la fleur de l’âge, cela ; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme.

Harpagon.

Il est vrai ; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient point de mal, que je crois.

Frosine.

Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une pâte à vivre jusques à cent ans.

Harpagon.

Tu le crois ?

Frosine.

Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !

Harpagon.

Tu te connois à cela ?

Frosine.

Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie !

Harpagon.

Comment !

Frosine.

Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne-là[11] ?

Harpagon.

Eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Frosine

Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.

Harpagon

Est-il possible ?

Frosine

Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.

Harpagon

Tant mieux ! Comment va notre affaire ?

Frosine

Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout ? J’ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il n’est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler ; et je crois, si je me l’étois mis en tête, que je marierois le Grand Turc avec la République de Venise. Il n’y avoit pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j’ai commerce chez elles, je les ai à fond l’une et l’autre entretenues de vous ; et j’ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l’air à sa fenêtre.

Harpagon

Qui a fait réponse…

Frosine

Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l’a confiée pour cela.

Harpagon

C’est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme ; et je serai bien aise qu’elle soit du régal.

Frosine

Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, d’où elle fait son compte d’aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

Harpagon

Eh bien ! elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

Frosine

Voilà justement son affaire.

Harpagon.

Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu’elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu’il falloit qu’elle s’aidât un peu, qu’elle fît quelque effort, qu’elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore n’épouse-t-on point une fille sans qu’elle apporte quelque chose.

Frosine

Comment ! C’est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente[12].

Harpagon

Douze mille livres de rente ?

Frosine

Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche. C’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudroit pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose, qu’il ne monte bien tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture : ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

Harpagon

Oui ; cela n’est pas mal ; mais ce compte-là n’est rien de réel.

Frosine

Pardonnez-moi. N’est-ce pas quelque chose de réel, que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l’héritage d’un grand amour de simplicité de parure, et l’acquisition d’un grand fonds de haine pour le jeu ?

Harpagon.

C’est une raillerie que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu’elle ne fera point. Je n’irai point donner quittance de ce que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.

Frosine

Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m’ont parlé d’un certain pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître.

Harpagon

Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui m’inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens, d’ordinaire, n’aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie : j’ai peur qu’un homme de mon âge ne soit pas de son goût, et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m’accommoderaient pas.

Frosine

Ah ! que vous la connaissez mal ! C’est encore une particularité que j’avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n’a de l’amour que pour les vieillards.

Harpagon

Elle ?

Frosine

Oui, elle. Je voudrois que vous l’eussiez entendue parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d’un jeune homme ; mais elle n’est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu’elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants ; et je vous avertis de n’aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu’on soit sexagénaire ; et il n’y a pas quatre mois encore, qu’étant prête d’être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu’il n’avait que cinquante-six ans, et qu’il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

Harpagon

Sur cela seulement ?

Frosine

Oui. Elle dit que ce n’est pas contentement pour elle que cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des lunettes.

Harpagon

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

Frosine

Cela va plus loin qu’on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non : de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise, sur les épaules de son fils.

Harpagon

Cela est admirable. Voilà ce que je n’aurois jamais pensé, et je suis bien aise d’apprendre qu’elle est de cette humeur. En effet, si j’avois été femme, je n’aurois point aimé les jeunes hommes.

Frosine

Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau ! et je voudrois bien savoir quel ragoût il y a à eux !

Harpagon

Pour moi, je n’y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

Frosine

Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on s’attacher à ces animaux-là ?

Harpagon

C’est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitée, et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d’étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants, et leurs estomacs débraillés !

Frosine

Hé ! cela est bien bâti, auprès d’une personne comme vous ! Voilà un homme, cela ; il y a là de quoi satisfaire à la vue ; et c’est ainsi qu’il faut être fait et vêtu pour donner de l’amour.

Harpagon

Tu me trouves bien ?

Frosine.

Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.

Harpagon

Je n’en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n’y a que ma fluxion qui me prend de temps en temps.

Frosine

Cela n’est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.

Harpagon

Dis-moi un peu : Mariane ne m’a-t-elle point encore vu ? N’a-t-elle point pris garde à moi en passant ?

Frosine

Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne, et je n’ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l’avantage que ce lui seroit d’avoir un mari comme vous.

Harpagon

Tu as bien fait, et je t’en remercie.

Frosine

J’aurois, monsieur, une petite prière à vous faire. J’ai un procès que je suis sûr le point de perdre, faute d’un peu d’argent (Harpagon prend un air sérieux.) et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir qu’elle aura de vous voir. (Harpagon reprend un air gai.) Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l’antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes. C’est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût merveilleux.

Harpagon

Certes, tu me ravis de me dire cela.

Frosine

En vérité, Monsieur, ce procès m’est d’une conséquence tout à fait grande. (Harpagon reprend son air sérieux.) Je suis ruinée si je le perds ; et quelque petite assistance me rétabliroit mes affaires… Je voudrais que vous eussiez vu le ravissement où elle étoit à m’entendre parler de vous. (Harpagon reprend son air gai.) La joie éclatoit dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l’ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.

Harpagon

Tu m’as fait grand plaisir, Frosine ; et je t’en ai, je te l’avoue, toutes les obligations du monde.

Frosine

Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. (Harpagon reprend encore un air sérieux.) Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.

Harpagon

Adieu. Je vais achever mes dépêches.

Frosine

Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.

Harpagon

Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.

Frosine

Je ne vous importunerois pas si je ne m’y voyois forcée par la nécessité.

Harpagon

Et j’aurai soin qu’on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

Frosine

Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que…

Harpagon

Je m’en vais. Voilà qu’on m’appelle. Jusqu’à tantôt.

Frosine, seule.

Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation ; et j’ai l’autre côté, en tout cas, d’où je suis assurée de tirer bonne récompense.

FIN DU SECOND ACTE.

  1. Var. Et principalement notre mère étant morte, etc.
  2. C’est-à-dire un denier d’intérêt pour dix-huit prêtés ; ce qui équivaut à un peu plus de cinq et demie pour cent.
  3. À vingt pour cent.
  4. À vingt-cinq pour cent.
  5. Var. Et garnie, par le dessous, de ses excabelles.
  6. Bâton terminé d’un bout par une pointe qu’on enfonçoit en terre, et de l’autre, par un fer fourchu sur lequel on appuyoit le mousquet.
  7. La Belle Plaideuse, comédie de Boisrobert, jouée l’an 1654, paraît avoir fourni à Molière l’idée de cet inventaire.

    …À votre père il feroit des leçons.
    Têtebleu, qu’il en sait, et qu’il fait de façons !
    C’est le fesse-matthieu le plus franc que je sache.
    J’ai pensé lui donner deux fois sur la moustache.
    Il veut bien nous fournir les quinze mille francs ;
    Mais, monsieur, les deniers ne sont pas tous comptants.
    Admirez le caprice injuste de cet homme :
    Encor qu’au denier douze il prête ce somme
    Sur bonne caution, il n’a que mille écus
    Qu’il donne argent comptant.

    ERGASTE.

    Qu’il donne argent comptant.Où donc est le surplus ?

    PHILIPIN.

    Je ne sais si je puis vous le conter sans rire ;
    Il dit que du cap Vert il lui vient un navire ;
    Et fournit le surplus de la somme en guenons,
    En fort beaux perroquets, en douze gros canons,
    Moitié fer, moitié fonte, et qu’on vend à la livre.
    Si vous voulez ainsi la somme, on vous la livre, etc…

  8. C’est le texte même de Rabelais »Abattant bois, bruslant les grosses souches pour la vente des cendres, prenant argent d’avance, acheptant cher, vendant à bon marché, et mangeant son bled en herbe. » (Liv. III, ch. ii)
  9. Molière doit encore à Boisrobert l’idée de cette admirable scène. Ergaste, amoureux de la belle Plaideuse, a fait chercher pour elle l’argent nécessaire à la poursuite de son procès ; un notaire lui annonce l’usurier qui doit faire le prêt. Il sort de mon étude, dit-il, parlez-lui.
    ERGASTE.

    …Quoi ! c’est là celui qui fait le prêt ?

    BARQUET.

    Oui, monsieur.

    AMINOR.

    Oui, monsieur.Quoi ! c’est là ce payeur d’intérêt ?
    Quoi ! c’est dont toi, méchat filou, traîne-potence ?
    C’est en vain que ton œil évite ma présence.
    Je t’ai vue.

    ERGASTE.

    Je t’ai vue.Qui doit être enfin le plus honteux,
    Mon père ? Et qui paroît le plus sot de nous deux ?

    PHILIPIN.

    Nous voilà bien chanceux !

    BARQUET.

    Nous voilà bien chanceux !La plaisante aventure !

    ERGASTE.

    Quoi ! jusques à son sang étendre son usure ?

    BARQUET.

    Laissons-les.

    AMIDOR.

    Laissons-les.Débauché, traitre, infâmen vaurien ! Je me retranche tout pour t’amasser du bien, J’épargne, je ménage, et mon fonds que j’augmente, Tous les ans, pour le moins, de mille francs de rente, N’est que pour t’élever sur ta condition, etc. (Aimé Martin)</poem>

  10. Dans Plaute, Euclion va, comme Harpagon, faire des visites continuelles à son argent.
  11. Ce dialogue est traduit d’une comédie de l’Arioste, qui a pour titre à Suppositi. Voici le passage : pasiphile. N’êtes-vous pas jeune ? — cléandre. J’ai cinquante ans. — pas. Il en laisse dix pour le moins. — clé. Que dis-tu dix ans moins ? — pas. Je dis que je vous estimois âgé de dix ans de moins. Vous montrez trente-six à trente-huit ans au plus. — clé. Je touche cependant à la cinquantaine. — pas. Vous êtes en très bon âge, et, à vous voir, on jugeroit que vous vivrez au moins cent ans ; montrez-moi votre main. — clé. Es-tu habile en chiromancie ? — pas. Personne ne peut me le disputer. Montrez-moi votre main, de grâce. Oh ! quelle belle ligne de vie, je n’en ai jamais vu une si longue ! (Acte I, scène ii, traduction de Mesmes) (Bret.)
  12. Var. Comment ! c’est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.