L’Avare (Molière)/Édition Louandre, 1910/Acte IV
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n’y a plus autour de nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.
Oui, Madame, mon frère m’a fait confidence de la passion qu’il a pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de causer de pareilles traverses ; et c’est, je vous assure, avec une tendresse extrême, que je m’intéresse à votre aventure.
C’est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette généreuse amitié, si capable de m’adoucir les cruautés de la fortune.
Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l’un et l’autre, de ne m’avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous aurois, sans doute, détourné cette inquiétude, et n’aurois point amené les choses où l’on voit qu’elles sont.
Que veux-tu ? c’est ma mauvaise destinée qui l’a voulu ainsi. Mais, belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ?
Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? et, dans la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ?
Point d’autre appui pour moi dans votre cœur que de simples souhaits ? Point de pitié officieuse ? Point de secourable bonté ? Point d’affection agissante ?
Que saurois-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m’en remets à vous ; et je vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut m’être permis par l’honneur et la bienséance.
Hélas ! où me réduisez-vous que de me renvoyer à ce que voudront me permettre les fâcheux sentiments d’un rigoureux honneur et d’une scrupuleuse bienséance ?
Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrois passer sur quantité d’égards où notre sexe est obligé, j’ai de la considération pour ma mère. Elle m’a toujours élevée avec une tendresse extrême, et je ne saurois me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez auprès d’elle ; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la licence ; et, s’il ne tient qu’à me déclarer en votre faveur, je veux bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens pour vous.
Frosine, ma pauvre Frosine, voudrois-tu nous servir ?
Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrois de tout mon cœur. Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m’a point fait l’âme de bronze, et je n’ai que trop de tendresse à rendre de petits services, quand je vois des gens qui s’entr’aiment en tout bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?
Songe un peu, je te prie.
Ouvre-nous des lumières.
Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.
Ceci est assez difficile. (À Mariane.) Pour votre mère, elle n’est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourroit-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don qu’elle veut faire au père. (À Cléante.) Mais le mal que j’y trouve, c’est que votre père est votre père.
Cela s’entend.
Je veux dire qu’il conservera du dépit si l’on montre qu’on le refuse, et qu’il ne sera point d’humeur ensuite à donner son consentement à votre mariage. Il faudroit, pour bien faire, que le refus vînt de lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne.
Tu as raison.
Oui, j’ai raison, je le sais bien. C’est là ce qu’il faudroit, mais le diantre[1] est d’en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si nous avions quelque femme un peu sur l’âge qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d’un train fait à la hâte et d’un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse, que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j’aurois assez d’adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ; qu’elle seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiterait de se voir sa femme, jusqu’à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et je ne doute point qu’il ne prêtât l’oreille à la proposition. Car, enfin, il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l’argent ; et quand, ébloui de ce leurre, il auroit une fois consenti à ce qui vous touche, il importeroit peu ensuite qu’il se désabusât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.
Tout cela est fort bien pensé.
Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d’une de mes amies qui sera notre fait.
Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner votre mère ; c’est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu’il vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur elle cette amitié qu’elle a pour vous. Déployez sans réserve les grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a placés dans vos yeux et dans votre bouche ; et n’oubliez rien, s’il vous plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières, et de ces caresses touchantes à qui je suis persuadé qu’on ne sauroit rien refuser.
J’y ferai tout ce que je puis, et n’oublierai aucune chose.
Scène II.
Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère ; et sa prétendue belle-mère ne s’en défend pas fort ! Y aurait-il quelque mystère là-dessous ?
Voilà mon père.
Le carrosse est tout prêt ; vous pouvez partir quand il vous plaira.
Puisque vous n’y allez pas, mon père, je m’en vais les conduire.
Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j’ai besoin de vous.
Scène III.
Oh çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette personne ?
Ce qui m’en semble ?
Oui, de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit ?
Là, là.
Mais encore ?
À vous en parler franchement, je ne l’ai pas trouvée ici ce que je l’avois crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car, belle-mère pour belle-mère, j’aime autant celle-là qu’une autre.
Tu lui disais tantôt pourtant…
Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c’était pour vous plaire.
Si bien donc que tu n’aurois pas d’inclination pour elle ?
Moi ? point du tout.
J’en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m’étoit venue dans l’esprit. J’ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j’ai songé qu’on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune personne. Cette considération m’en faisoit quitter le dessein ; et comme je l’ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole, je te l’aurois donnée, sans l’aversion que tu témoignes.
À moi ?
À toi.
En mariage ?
En mariage.
Écoutez. Il est vrai qu’elle n’est pas fort à mon goût ; mais, pour vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l’épouser, si vous voulez.
Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point forcer ton inclination.
Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l’amour de vous.
Non, non. Un mariage ne sauroit être heureux où l’inclination n’est pas.
C’est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l’on dit que l’amour est souvent un fruit du mariage.
Non. Du côté de l’homme, on ne doit point risquer l’affaire ; et ce sont des suites fâcheuses, où je n’ai garde de me commettre. Si tu avois senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure ; je te l’aurois fait épouser, au lieu de moi ; mais, cela n’étant pas, je suivrai mon premier dessein, et je l’épouserai moi-même.
Eh bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous découvrir mon cœur ; il faut vous révéler notre secret. La vérité est que je l’aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon dessein étoit tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne m’a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous déplaire.
Lui avez-vous rendu visite ?
Oui, mon père.
Beaucoup de fois ?
Assez pour le temps qu’il y a.
Vous a-t-on bien reçu ?
Fort bien, mais sans savoir qui j’étois ; et c’est ce qui a fait tantôt la surprise de Mariane.
Lui avez-vous déclaré votre passion, et le dessein où vous étiez de l’épouser ?
Sans doute, et même j’en avois fait à sa mère quelque peu d’ouverture.
A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ?
Oui, fort civilement.
Et la fille correspond-elle fort à votre amour ?
Si j’en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu’elle a quelque bonté pour moi.
Je suis bien aise d’avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce que je demandois. (Haut.) Or sus, mon fils, savez-vous ce qu’il y a ? C’est qu’il faut songer, s’il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos poursuites auprès d’une personne que je prétends pour moi, et à vous marier dans peu avec celle qu’on vous destine[2].
Oui, mon père ; c’est ainsi que vous me jouez ! Eh bien ! puisque les choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai point la passion que j’ai pour Mariane ; qu’il n’y a point d’extrémité où je ne m’abandonne pour vous disputer sa conquête ; et que, si vous avez pour vous le consentement d’une mère, j’aurai d’autres secours, peut-être, qui combattront pour moi.
Comment, pendard ! tu as l’audace d’aller sur mes brisées !
C’est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date.
Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect ?
Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de déférer aux pères, et l’amour ne connoît personne.
Je te ferai bien me connoître avec de bons coups de bâton.
Toutes vos menaces ne feront rien.
Tu renonceras à Mariane.
Point du tout.
Donnez-moi un bâton tout à l’heure.
Scène IV.
Hé ! hé ! hé ! Messieurs, qu’est-ce ci ? à quoi songez-vous ?
Je me moque de cela.
Ah ! Monsieur, doucement.
Me parler avec cette impudence !
Ah ! monsieur, de grâce !
Cléante Je n’en démordrai point.
Hé quoi ! à votre père ?
Laisse-moi faire.
Hé quoi ! à votre fils ? Encore passe pour moi.
Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour montrer comme j’ai raison[3].
J’y consens. (À Cléante.) Éloignez-vous un peu.
J’aime une fille que je veux épouser ; et le pendard a l’insolence de l’aimer avec moi, et d’y prétendre malgré mes ordres.
Ah ! il a tort.
N’est-ce pas une chose épouvantable, qu’un fils qui veut entrer en concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s’abstenir de toucher à mes inclinations ?
Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.
Eh bien ! oui, puisqu’il veut te choisir pour juge, je n’y recule point ; il ne m’importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi, maître Jacques, de notre différend.
C’est beaucoup d’honneur que vous me faites.
Je suis épris d’une jeune personne qui répond à mes vœux, et reçoit tendrement les offres de ma foi ; et mon père s’avise de venir troubler notre amour, par la demande qu’il en fait faire.
Il a tort assurément.
N’a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? Lui sied-il bien d’être encore amoureux ? et ne devroit-il pas laisser cette occupation aux jeunes gens ?
Vous avez raison. Il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. (À Harpagon.) Eh bien ! votre fils n’est pas si étrange que vous le dites, et il se met à la raison. Il dit qu’il sait le respect qu’il vous doit ; qu’il ne s’est emporté que dans la première chaleur, et qu’il ne fera point refus de se soumettre à ce qu’il vous plaira, pourvu que vous vouliez le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en mariage, dont il ait lieu d’être content.
Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté de choisir celle qu’il voudra.
Laissez-moi faire. (À Cléante.) Eh bien ! votre père n’est pas si déraisonnable que vous le faites, et il m’a témoigné que ce sont vos emportements qui l’ont mis en colère ; qu’il n’en veut seulement qu’à votre manière d’agir, et qu’il sera fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences, les respects et les soumissions qu’un fils doit à son père.
Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s’il m’accorde Mariane, il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais je ne ferai aucune chose que par ses volontés.
Cela est fait. Il consent ce que vous dites.
Voilà qui va le mieux du monde.
Tout est conclu ; il est content de vos promesses.
Le ciel en soit loué !
Messieurs, vous n’avez qu’à parler ensemble ; vous voilà d’accord maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.
Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.
Il n’y a pas de quoi, monsieur.
Tu m’as fait plaisir, maître Jacques ; et cela mérite une récompense. (Harpagon fouille dans sa poche ; maître Jacques tend la main ; mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant :) Va, je m’en souviendrai, je t’assure.
Je vous baise les mains.
Scène V.
Je vous demande pardon, mon père, de l’emportement que j’ai fait paroître.
Cela n’est rien.
Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.
Et moi, j’ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.
Quelle bonté à vous d’oublier si vite ma faute !
On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu’ils rentrent dans leur devoir.
Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ?
C’est une chose où tu m’obliges, par la soumission et le respect où tu te ranges.
Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau, je conserverai dans mon cœur le souvenir de vos bontés.
Et moi, je te promets qu’il n’y aura aucune chose que tu n’obtiennes de moi.
Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c’est m’avoir assez donné que de me donner Mariane.
Comment ?
Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de m’accorder Mariane.
Qui est-ce qui parle de t’accorder Mariane ?
Vous, mon père.
Moi ?
Sans doute.
Comment ! c’est toi qui as promis d’y renoncer.
Moi, y renoncer ?
Oui.
Point du tout.
Tu ne t’es pas départi d’y prétendre ?
Au contraire, j’y suis porté plus que jamais.
Quoi, pendard, derechef ?
Rien ne peut me changer.
Laisse-moi faire, traître.
Faites tout ce qu’il vous plaira.
Je te défends de me jamais voir.
À la bonne heure.
Je t’abandonne.
Abandonnez.
Je te renonce pour mon fils.
Soit.
Je te déshérite.
Tout ce que vous voudrez.
Et je te donne ma malédiction.
Je n’ai que faire de vos dons[4].
Scène VI.
Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! Suivez-moi vite.
Qu’y a-t-il ?
Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien.
Comment ?
Voici votre affaire.
Quoi ?
J’ai guigné ceci tout le jour.
Qu’est-ce que c’est ?
Le trésor de votre père, que j’ai attrapé.
Comment as-tu fait ?
Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l’entends crier.
Scène VII.
Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris? Euh ! que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.
- ↑ Diantre, pour diable. Rabelais a dit : Créature du grand vilain diantre d’enfer.
- ↑ L’épreuve de l’Avare sur le cœur de son fils est la même que celle de Mithridate dans la tragédie de Racine. Harpagon et le roi de Pont sont deux vieillards amoureux ; l’un et l’autre ont leur fils pour rival, l’un et l’autre se servent du même artifice pour découvrir l’intelligence qui est entre leur fils et leur maitresse, et les deux pièces finissent par le mariage du jeune homme. (Voltaire.)
- ↑ Cette scène rappelle la scène septième du premier acte, où Harpagon a pris Valère pour juge entre sa fille et lui.
- ↑ Cette scène, on l’a vu dans l’avertissement, a été blamée par Rousseau, qui a trouvé dans Champfort et La Harpe des contradicteurs très-sensés. Voici ce que dit Chamfort : « Si Molière a peint des mœurs vicieuses, c’est qu’elles existent, et quand l’esprit général de sa pièce emporte leur condamnation, il a rempli sa tâche, il est un vrai philosophe et un homme vertueux. Si le jeune Cléante à qui sont père donne sa malédiction, sort en disant : Je n’ai que faire de vos dons, a-t-on pu se méprendre à l’intention du poëte ? Il eût pu sans doute représenter ce fils toujours respectueux envers un père barbare ; il eût edifié davantage en associant un tyran et une victime ; mais la vérité, mais la force de la leçon que le poëte veut donner aux pères avares, que devenoient-elles ? » M. Saint-Marc Girardin a transporté la situation dans le drame moderne, pour en mieux faire ressortir la vérité par la différence du ton. Cette façon tout à fait neuve de défendre est trop piquante pour ne point trouver place ici. « Je suppose, dit M. Saint-Marc, que, de nos jours un auteur ait à traiter la situation que Molière a inventée dans l’Avare. Un père veut épouser une jeune femme qui est aimée de son fils ; il soupçonne l’amour de ce fils, et par une ruse il lui en arrache l’aveu ; cet aveu fait, il lui ordonne de renoncer à son amour. La situation est vive et dramatique ; elle peut devenir terrible. L’auteur moderne ne manquerait pas, dans un pareil sujet, de viser au sérieux et à l’émotion ; il ne manquerait pas de déclamer à grands cris contre la tyrannie paternelle. « L’autorité paternelle ! s’écrierait le Cléante du drame moderne ; mais croyez-vous donc qu’elle doive étouffer les droits de l’amour et de la nature ? Ah ! mon père, je vous en supplie, ne me forcez pas de vous désobéir : je le ferais ! » — À quoi j’imagine que le père répondrait par une tirade romanesque et sentimentale, ne voulant peut-être pas se trop targuer de l’autorité paternelle, cd qui est de mauvais ton dans nos idées : « Eh ! pourquoi, dirait-il n’aimerais-je pas cette jeune fille ? Le cœur vieillit-il ? Mon âme rajeunit quand mes yeux la voient, etc.
CLÉANTE, se promenant à grands pas sur la scène*.
Mon père !… mon père !… prenez garde ! je répète encore ces syllables sacrées, mais je commence à n’en plus comprendre le sens.
LE PÈRE.Et moi, que signifie pour moi ce nom de fils ?… Fils ! qu’est-ce que cela veut dire ? Ah ! rival plutôt ! voilà le mot que je comprends et que je hais.
LE FILS.Eh bien donc, rival ! je le suis et je veux l’être ! Je prends cette jeune fille pour ma femme, vous présent, mon père, entendez-vous ? Oh ! il ne sera pas dit que mon père n’aura point assisté à mon mariage !
LE PÈRE.Malheureux ! je te maudis !
LE FILS, gravement.Vous n’en avez plus le droit. Maudire, cela est d’un père : vous êtes mon rival. Maudire, cela est d’un prêtre ; mais où sont en vous les signes du prêtre, les passions vaincues et la colère domptée ? Vous n’êtes ni père ni prêtre. (Avec solennité et intention) Je n’accepte pas votre malédiction ! »
Voilà, dans le style du drame moderne, la traduction du mot : Je n’ai que faire de vos dons. Quel est, de ces deux mots, le plus corrupteur ? quel est celui qui met le plus en discussion le mystère de l’autorité paternelle ? Le sérieux du drame est d’autant plus dangereux, qu’il corrompt la raison par le sophisme et le cœur par l’émotion. La comédie plaisante, le drame argumente ; la comédie touche, en passant, l’idée délicate des bornes du pouvoir paternel et des droits toujours spécieux de l’amour ; le drame s’y arrête avec intention ; il aime à développer cette thèse qui touche à toutes les passions, car toutes aiment la révolte. Ne dites donc plus avec J. J. Rousseau, que la comédie de Molière est une école de dépravation. C’est la mauvaise comédie et le drame qui dépravent le cœur, parce qu’ils ont la prétention de prêcher et d’instruire, parce qu’ils énervent les âmes par la sentimentalité et corrompnet les esprits par le sophisme. La bonne comédie amuse aux dépends des vices qu’elle oppose les uns aux autres ; mais elle n’en recommande et n’en préconise aucun. »
*. Un de mes amis, romancier et dramaturge célèbre, a bien voulu, à ma prière écrire la scène dans le ton du drame moderne. (Saint-Marc Girardin.) - ↑ Dans Plaute, l’Avare, après le vol de son trésor, s’écrie : « Je suis perdu ! je suis assassiné ! je suis mort ! où irai-je ? où n’irai-je pas ? Arrêtez, arrêtez. Qui ? je ne sais. Je ne vois rien. Je cherche en aveugle. Je perds la raison. Sais-je où je vais, où je suis, qui je suis ? Au secours ! mes chers amis, decouvrez-moi, oh ! découvrez-moi celui qui m’a dérobé… Que dis-tu, toi ? Je peux me fier à toi ; tu m’as l’air d’un homme de bien. Vous riez : je vous connois tous, et je n’ignore pas qu’il y a ici beaucoup de voleurs. Quoi ! personne ne veux me la rendre ! je vais mourir, je meurs. Qu’est-ce ? dis, dis qui me l’a dérobée. Tu ne le sais pas ! Ah ! je suis ruiné ! Malheureux ? malheureux ! me voilà sans ressources sur la terre ! la faim, la misère, vont m’accabler… Fatale journée qu’ai-je besoin de vivre, après la perte de tant d’or ? je le gardois avec un si grand soin ! Hélas ! je me suis trahi moi-même ! j’étois aveuglé, et maintenant on se réjouit de mon malheur !… » (Aululaire, acte IV, scène x).