L’Avare (Molière)/Édition Louandre, 1910/Acte V
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me mêle de découvrir des vols ; et je voudrois avoir autant de sacs de mille francs que j’ai fait pendre de personnes.
Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ; et, si l’on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.
Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu’il y avait dans cette cassette… ?
Dix mille écus bien comptés.
Dix mille écus !
Dix mille écus.
Le vol est considérable.
Il n’y a point de supplice assez grand pour l’énormité de ce crime ; et, s’il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.
En quelles espèces était cette somme ?
En bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes.
Qui soupçonnez-vous de ce vol ?
Tout le monde ; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.
Il faut, si vous m’en croyez, n’effaroucher personne et tâcher doucement d’attraper quelques preuves afin de procéder après, par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.
Scène II.
Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds ; qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher.
Qui ? celui qui m’a dérobé ?
Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.
Il n’est pas question de cela ; et voilà Monsieur, à qui il faut parler d’autre chose.
Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser, et les choses iront dans la douceur.
Monsieur est de votre souper ?
Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.
Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous traiterai du mieux qu’il me sera possible.
Ce n’est pas là l’affaire.
Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrois, c’est la faute de monsieur votre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.
Traître ! il s’agit d’autre chose que de souper ; et je veux que tu me dises des nouvelles de l’argent qu’on m’a pris.
On vous a pris de l’argent ?
Oui, coquin ; et je m’en vais te faire pendre, si tu ne me le rends.
Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu’il est honnête homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre maître. On lui a pris aujourd’hui son argent ; et il n’est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.
Voici justement ce qu’il me faut pour me venger de notre intendant. Depuis qu’il est entré céans, il est le favori, on n’écoute que ses conseils ; et j’ai aussi sur le cœur les coups de bâton de tantôt.
Qu’as-tu à ruminer ?
Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien dit qu’il était honnête homme.
Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c’est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.
Valère !
Oui.
Lui ! qui me paroît si fidèle ?
Lui-même. Je crois que c’est lui qui vous a dérobé.
Et sur quoi le crois-tu ?
Sur quoi ?
Oui.
Je le crois… sur ce que je le crois.
Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.
L’as-tu vu rôder autour du lieu où j’avais mis mon argent ?
Oui, vraiment. Où étoit-il votre argent ?
Dans le jardin.
Justement ; je l’ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet argent étoit ?
Dans une cassette.
Voilà l’affaire. Je lui ai vu une cassette.
Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c’est la mienne.
Comment elle est faite ?
Oui.
Elle est faite… elle est faite comme une cassette.
Cela s’entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.
C’est une grande cassette.
Celle qu’on m’a volée est petite.
Hé ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je l’appelle grande pour ce qu’elle contient.
Et de quelle couleur est-elle ?
De quelle couleur ?
Oui.
Elle est de couleur… là, d’une certaine couleur… Ne sauriez-vous m’aider à dire ?
Euh !
N’est-elle pas rouge ?
Non, grise.
Hé ! oui, gris-rouge ; c’est ce que je voulois dire.
Il n’y a point de doute ; c’est elle assurément. Écrivez, Monsieur, écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut plus jurer de rien ; et je crois, après cela, que je suis homme à me voler moi-même.
Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que c’est moi qui vous ai découvert cela.
Scène III.
Approche, viens confesser l’action la plus noire, l’attentat le plus horrible qui jamais ait été commis.
Que voulez-vous, monsieur ?
Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ?
De quel crime voulez-vous donc parler ?
De quel crime je veux parler, infâme ? comme si tu ne savais pas ce que je veux dire ! C’est en vain que tu prétendrais de le déguiser ; l’affaire est découverte, et l’on vient de m’apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma bonté, et s’introduire exprès chez moi pour me trahir, pour me jouer un tour de cette nature ?
Monsieur, puisqu’on vous a découvert tout, je ne veux point chercher de détours, et vous nier la chose.
Oh ! oh ! Aurais-je deviné sans y penser ?
C’était mon dessein de vous en parler, et je voulois attendre, pour cela, des conjonctures favorables[1] ; mais puisqu’il est ainsi, je vous conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons.
Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ?
Ah ! Monsieur, je n’ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j’ai commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est pardonnable.
Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte !
De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m’aurez ouï, vous verrez que le mal n’est pas si grand que vous le faites.
Le mal n’est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes entrailles, pendard !
Votre sang, Monsieur, n’est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis d’une condition à ne lui point faire de tort ; et il n’y a rien, en tout ceci, que je ne puisse bien réparer.
C’est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m’as ravi.
Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait.
Il n’est pas question d’honneur là-dedans. Mais, dis-moi, qui t’a porté à cette action ?
Hélas ! me le demandez-vous ?
Oui, vraiment, je te le demande.
Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu’il fait faire, l’Amour[2].
L’Amour ?
Oui.
Bel amour, bel amour, ma foi ! l’amour de mes louis d’or !
Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m’ont tenté ; ce n’est pas cela qui m’a ébloui ; et je proteste de ne prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j’ai.
Non ferai, de par tous les diables ; je ne te le laisserai pas. Mais voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu’il m’a fait !
Appelez-vous cela un vol ?
Si je l’appelle un vol ? un trésor comme celui-là !
C’est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et, pour bien faire, il faut que vous me l’accordiez.
Je n’en ferai rien. Qu’est-ce à dire cela ?
Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne nous point abandonner.
Le serment est admirable, et la promesse plaisante !
Oui, nous nous sommes engagés d’être l’un à l’autre à jamais.
Je vous en empêcherai bien, je vous assure.
Rien que la mort ne nous peut séparer.
C’est être bien endiablé après mon argent !
Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n’étoit point l’intérêt qui m’avoit poussé à faire ce que j’ai fait. Mon cœur n’a point agi par les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m’a inspiré cette résolution.
Vous verrez que c’est par charité chrétienne qu’il veut avoir mon bien ! Mais j’y donnerai bon ordre ; et la justice, pendard effronté, me va faire raison de tout.
Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu’il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins que, s’il y a du mal, ce n’est que moi qu’il en faut accuser, et que votre fille, en tout ceci, n’est aucunement coupable.
Je le crois bien, vraiment ! Il seroit fort étrange que ma fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l’as enlevée.
Moi ? Je ne l’ai point enlevée ; et elle est encore chez vous.
Ô ma chère cassette ! (Haut.) Elle n’est point sortie de ma maison ?
Non, Monsieur.
Hé ! dis-moi donc un peu : tu n’y as point touché ?
Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu’à moi ; et c’est d’une ardeur toute pure et respectueuse que j’ai brûlé pour elle.
Brûlé pour ma cassette !
J’aimerois mieux mourir que de lui avoir fait paroître aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela.
Ma cassette trop honnête !
Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée.
Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d’elle comme un amant d’une maîtresse[3].
Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure ; et elle vous peut rendre témoignage.
Quoi ! ma servante est complice de l’affaire ?
Oui, Monsieur : elle a été témoin de notre engagement ; et c’est après avoir connu l’honnêteté de ma flamme, qu’elle m’a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.
Hé ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ? (À Valère.) Que nous brouilles-tu ici de ma fille ?
Je dis, Monsieur, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.
La pudeur de qui ?
De votre fille ; et c’est seulement depuis hier qu’elle a pu se résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.
Ma fille t’a signé une promesse de mariage ?
Oui, Monsieur, comme, de ma part, je lui en ai signé une.
Ô ciel ! autre disgrâce[4] !
Écrivez, Monsieur, écrivez.
Rengrègement de mal ! surcroît de désespoir ! (au commissaire.) Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge ; et dressez-lui-moi son procès comme larron et comme suborneur.
Comme larron et comme suborneur.
Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura qui je suis…
Scène IV.
Ah ! fille scélérate ! fille indigne d’un père comme moi ! c’est ainsi que tu pratiques les leçons que je t’ai données ? Tu te laisses prendre d’amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement ! Mais vous serez trompés l’un et l’autre. (À Élise.) Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ; (à Valère) et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace[5].
Ce ne sera point votre passion qui jugera l’affaire, et l’on m’écoutera, au moins, avant que de me condamner.
Je me suis abusé de dire une potence ; et tu seras roué tout vif.
Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous prie, et n’allez point pousser les choses dans les dernières violences du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous vous offensez[6] ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent ; et vous trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous saurez que, sans lui, vous ne m’auriez plus il y a longtemps. Oui, mon père, c’est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je courus dans l’eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille dont…
Tout cela n’est rien ; et il valoit bien mieux pour moi qu’il te laissât noyer que de faire ce qu’il a fait.
Mon père, je vous conjure par l’amour paternel, de me…
Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse son devoir.
Tu me paieras mes coups de bâton !
Voici un étrange embarras !
Scène V.
Qu’est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému.
Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous venez faire ! On m’assassine dans le bien, on m’assassine dans l’honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les droits les plus saints, qui s’est coulé chez moi sous le titre de domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille.
Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ?
Oui, ils se sont donné l’un à l’autre une promesse de mariage. Cet affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c’est vous qui devez vous rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice à vos dépends, pour vous venger de son insolence[7].
Ce n’est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien prétendre à un cœur qui se seroit donné ; mais, pour vos intérêts, je suis prêt à les embrasser, ainsi que les miens propres.
Voilà monsieur qui est un honnête commissaire, qui n’oubliera rien, à ce qu’il m’a dit, de la fonction de son office. (Au commissaire, montrant Valère.) Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien criminelles.
Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j’ai pour votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné pour notre engagement, lorsqu’on saura ce que je suis…
Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent avantage de leur obscurité, et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils s’avisent de prendre.
Sachez que j’ai le cœur trop bon pour me parer de quelque chose qui ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma naissance.
Tout beau ! Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici plus que vous ne pensez ; vous parlez devant un homme à qui tout Naples est connu et qui peut aisément voir clair dans l’histoire que vous ferez.
Je ne suis point homme à rien craindre ; et si Naples vous est connu, vous savez qui était don Thomas d’Alburci.
Sans doute, je le sais ; et peu de gens l’ont connu mieux que moi.
Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin.
De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu’il en veut dire.
Je veux dire que c’est lui qui m’a donné jour.
Lui ?
Oui.
Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette imposture.
Songez à mieux parler. Ce n’est point une imposture, et je n’avance rien qu’il ne me soit aisé de justifier.
Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d’Alburci ?
Oui, je l’ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit.
L’audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu’il y a seize ans, pour le moins, que l’homme dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et qui en firent exiler plusieurs nobles familles.
Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau espagnol ; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour moi ; qu’il me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent mon emploi dès que je m’en trouvai capable ; que j’ai su depuis peu que mon père n’étoit point mort, comme je l’avais toujours cru ; que, passant ici pour l’aller chercher, une aventure, par le ciel concertée, me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les sévérités de son père me firent prendre la résolution de m’introduire dans son logis, et d’envoyer un autre à la quête de mes parents.
Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité ?
Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui étoit à mon père ; un bracelet d’agate que ma mère m’avoit mis au bras ; le vieux Pedro, ce domestique qui se sauva avec moi du naufrage.
Hélas ! à vos paroles, je puis ici répondre, moi, que vous n’imposez point ; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que vous êtes mon frère.
Vous, ma sœur ?
Oui, mon cœur s’est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ; et notre mère, que vous allez ravir, m’a mille fois entretenue des disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage, mais il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté ; et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d’esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté, et nous retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d’une succession qu’on avait déchirée ; et de là, fuyant la barbare injustice de ses parents, elle vint en ces lieux, où elle n’a presque vécu que d’une vie languissante.
Ô ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles ! Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux de votre père.
Vous êtes notre père ?
C’est vous que ma mère a tant pleuré ?
Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis don Thomas d’Alburci, que le ciel garantit des ondes avec tout l’argent qu’il portoit, et qui, vous ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de longs voyages, à chercher, dans l’hymen d’une douce et sage personne, la consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j’ai vu pour ma vie à retourner à Naples m’a fait y renoncer pour toujours ; et ayant su trouver moyen d’y faire vendre ce que j’y avois, je me suis habitué ici, où, sous le nom d’Anselme, j’ai voulu m’éloigner des chagrins de cet autre nom qui m’a causé tant de traverses.
C’est là votre fils ?
Oui.
Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu’il m’a volés.
Lui, vous avoir volé ?
Lui-même.
Qui vous dit cela ?
Maître Jacques.
C’est toi qui le dis ?
Vous voyez que je ne dis rien.
Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition.
Pouvez-vous me croire capable d’une action si lâche ?
Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent.
Scène VI.
Ne vous tourmentez point, mon père, et n’accusez personne. J’ai découvert des nouvelles de votre affaire ; et je viens ici pour vous dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, votre argent vous sera rendu[8].
Où est-il ?
Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds ; et tout ne dépend que de moi. C’est à vous de me dire à quoi vous vous déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de perdre votre cassette.
N’en a-t-on rien ôté ?
Rien du tout. Voyez si c’est votre dessein de souscrire à ce mariage, et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la liberté de faire un choix entre nous deux.
Mais vous ne savez pas que ce n’est pas assez que ce consentement ; et que le ciel, (montrant Valère.) avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père (montrant Anselme.) dont vous avez à m’obtenir.
Le ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à vos vœux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d’une jeune personne tombera sur le fils plutôt que sur le père : allons, ne vous faites point dire ce qu’il n’est pas nécessaire d’entendre ; et consentez, ainsi que moi, à ce double hyménée.
Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.
Vous la verrez saine et entière.
Je n’ai point d’argent à donner en mariage à mes enfants.
Eh bien ! j’en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point.
Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ?
Oui, je m’y oblige. Êtes-vous satisfait ?
Oui, pourvu que, pour les noces, vous me fassiez faire un habit.
D’accord. Allons jouir de l’allégresse que cet heureux jour nous présente.
Holà ! messieurs, holà ! Tout doucement, s’il vous plaît. Qui me payera mes écritures ?
Nous n’avons que faire de vos écritures.
Oui ! Mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien.
Pour votre paiement, voilà un homme que je vous donne à pendre.
Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir !
Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture.
Vous payerez donc le commissaire ?
Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.
Et moi, voir ma chère cassette.
- ↑ Var. Des conjectures favorables, etc.
- ↑ EUCLION.
Quel mal vous ai-je fait, jeune homme, pour en agir ainsi ? vous causez mon malheur et celui de mes enfants.
LYCONIDAS.J’ai cédé à l’impulsion d’un dieu ; c’est un dieu qui m’a entraîné vers elle.
EUCLION.Comment… c’est l’Amour, le vin, qui en ont été cause ?
(Plaute, l’Aululaire, acte IV, scène x.) - ↑ Comparer ce passage avec la scène x de l’acte IV de l’Aululaire.
- ↑ Le plus grand malheur pour un avare n’est pas de perdre sa fille, mais son trésor. C’est ce que Plaute n’a pas senti, lui qui fait dire à Euclion, dans une situation à peu près semblable : « Ainsi à mon malheur vient se joindre un malheur plus grand encore : Ita mihi ad malum malæ res plurima se agglutinant. » Molière ne fait jamais de pareilles fautes, parce qu’il n’oublie jamais le caractère de ses personnages. (Aimé Martin.)
- ↑ Var. Et une bonne potence me fera raison de ton audace.
- ↑ C’est-à-dire, celui dont vous avez à vous plaindre.
- ↑ Var. Et faire toutes les poursuites de la justice pour vous venger de son insolence.
- ↑ Ainsi le vol de la cassette n’est qu’un moyen d’obtenir le consentement d’Harpagon au mariage des deux amants. Voilà ce que n’a pas vu Rivarol lorqu’il a dit : Le voleur n’est pas assez bien défini dans l’Harpagon de Molière, et le vol n’y est pas assez mis au rang des crimes. C’est qu’en vérité il n’y a pas vol réel dans la pièce, mais seulement simulation de vol. Dans la comédie des Esprits, de Larivey, le vol des deux mille écus n’est aussi qu’un vol simulé pour déterminer le vieux Séverin à consentir à un mariage. (Aimé Martin.)