L’Avenir de l’intelligence/II/IV

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 72-100).

ASSERVISSEMENT


17. Conditions de l’indépendance.


Non contentes, en effet, de vaincre l’Intelligence par la masse supérieure des richesses qu’elles procréent, les autres Forces industrielles ont dû songer à l’employer. C’est le fait de toutes les forces. Impossible de les rapprocher sans qu’elles cherchent à s’asservir l’une l’autre.

Une sollicitation permanente s’établit donc, comme une garde, aux approches de l’écrivain, en vue de le contraindre à échanger un peu de son franc-parler contre de l’argent. Et l’écrivain ne peut manquer d’y céder en quelque mesure, soit qu’il se borne à grever légèrement l’avenir par des engagements outrés, soit qu’il laisse fléchir son goût, ses opinions devant la puissance financière de son journal, de sa revue ou de sa librairie : mais, qu’il sacrifie les exigences et la fantaisie de son art ou qu’il aliène une parcelle de sa foi, l’orgueilleux qui se proposait de mettre le monde à ses pieds se trouve aussitôt prosterné aux pieds du monde. L’Argent vient de le traiter comme une valeur et de le payer ; mais il vient, lui, de négocier comme une valeur ce qui ne saurait se chiffrer en valeurs de cette nature ; il est donc en train de perdre sa raison d’être, le secret de sa force et de son pouvoir, qui consistent à n’être déterminés que par des considérations du seul ordre intellectuel. Sa pensée cessera d’être le pur miroir du monde et participera de ces simples échanges d’action et de passion, qui forment la vie du vulgaire. La seule liberté qui soit sera donc menacée en lui ; en lui, l’esprit humain court un grand risque d’être pris.

Il peut même lui arriver de se faire prendre par un fallacieux espoir de se délivrer : les sommes qu’on lui offre ne sont-elles point le nerf de sa liberté ? Riche, il sera indépendant. Il ne voit pas que ce qu’il nomme la richesse sera toujours senti par lui, en comparaison avec son milieu, comme étroite indigence et dure pauvreté. Il peut être conduit, par ce procédé, d’aliénation en aliénation nouvelle, à l’entière vente de soi.

L’indépendance littéraire n’est bien réalisée, si l’on y réfléchit, que dans le type extrême du grand seigneur placé par la naissance ou par un coup de la fortune au-dessus des influences et du besoin (un La Rochefoucauld, un Lavoisier, si l’on veut), et dans le type correspondant du gueux soutenu de pain noir, désaltéré d’eau pure, couchant sur un grabat, chien comme Diogène ou ange comme saint François, mais trop occupé de son rêve, et se répétant trop son unum necessarium pour entrevoir qu’il manque des commodités de la vie. Pour des raisons diverses, ils sont libres, étant sans besoins, tous les deux. Ils pensent pour penser et écrivent pour leur plaisir. Ils ne connaissent aucune autre joie profonde. Pour ceux-là, les seuls dans le vrai, écrire est peut-être un métier. Ce ne sera jamais une profession.

Ces âmes vraiment affranchies comprennent assez mal ce qu’on veut entendre par les mots de traité, de marché ou de convention en littérature. Qu’on échange un livre contre de l’or, la commune mesure qui préside à ce troc n’apparaît guère à leur jugement. Elles ont, une fois pour toutes, distingué de la vie pratique l’existence spéculative, celle-ci à son point parfait.

Belles vies, qui sont menacées de plus en plus ! Moins encore par cette faiblesse des caractères qu’on ne saurait être étonné de trouver chez des hommes qui font profession de rêver, que par la souple activité des industriels qui battent leur monnaie avec du talent. Du moment que l’intelligence est devenue un capital et qu’on peut l’exploiter avec beaucoup de fruit, des races d’hommes devaient naître pour lui faire la chasse, car on y a le plus magnifique intérêt.


18. L’autre marché.


Bien des lettrés ressentent un charme vaniteux à se dire qu’ils sont l’objet d’aussi vives poursuites. Ces profondes coquettes s’imaginent triompher de nos pronostics.

— Comment nierez-vous sans gageure l’importance d’une profession si courue ? Comment oser parler de la décadence d’un titre qui est « demandé » au plus haut cours ? Certes nous valons mieux que tous les chiffres alignés ; mais, même de ce point de vue, notre valeur marchande ne laisse pas de nous rassurer contre l’avenir.

… Ce qui revient à dire :

— Valant très cher, nous sommes à l’abri de la vente ; étant fort recherchés, n’étant exposés à nous vendre qu’à des prix fous, nous sommes défendus du soupçon de vénalité…

Eh ! c’est cette recherche de la denrée intellectuelle sur un marché économique qui fait le vrai péril de l’Intelligence contemporaine. Péril qui paraît plus pressant quand on observe qu’elle est aussi demandée de plus en plus et répandue de mieux en mieux sur un autre marché : le marché de la politique.


19. Ancilla ploutocratiæ.


En effet, par suite de cent ans de Révolution, la masse décorée du titre de public s’estime revêtue de la souveraineté en France. Le public étant roi de nom, quiconque dirige l’opinion du public est le roi de fait. C’est l’orateur, c’est l’écrivain, dira-t-on au premier abord. Partout où les institutions sont devenues démocratiques, une plus-value s’est produite en faveur de ces directeurs de l’opinion. Avant l’imprimerie, et dans les États d’étendue médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque seuls. Depuis l’imprimerie et dans les grands États, les orateurs ont partagé leur privilège avec les publicistes. Leur opinion privée fait l’opinion publique. Mais, cette opinion privée, reste à savoir qui la fait.

La conviction, la compétence, le patriotisme, répondra-t-on, pour un certain nombre de cas. Pour d’autres, plus nombreux encore, l’ambition personnelle, l’esprit de parti, la discipline du parti. En d’autres enfin, moins nombreux qu’on ne le dit et plus nombreux qu’on ne le croit, la cupidité. Dans tous les cas sans exception, ce dernier facteur est possible, il peut être évoqué ou insinué. Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu’on la suppose, n’est absolument défendue contre le soupçon de céder, directement ou non, à des influences d’argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se découvrent conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l’orateur et de l’écrivain comme un reflet des puissances matérielles. Le désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne rendra à l’intelligence et, par suite, à l’Opinion l’apparence de liberté et de sincérité qui permettrait à l’une et à l’autre de redevenir les reines du monde. On doute de leur désintéressement, c’est un fait, et, dès lors, l’Intelligence et l’Opinion peuvent ensemble procéder à la contrefaçon des actes royaux : c’en est fait pour toujours de leur royauté intellectuelle et morale.

Elles seront toujours exposées à paraître ce qu’elles ont été, sont et seront souvent, les organes de l’Industrie, du Commerce, de la Finance, dont le concours est exigé de plus en plus pour toute œuvre de publicité, de librairie, ou de presse. Plus donc leur influence nominale sera accrue par les progrès de la démocratie, plus elles perdront d’ascendant réel, d’autorité et de respect. Un écrivain, un publiciste donnera de moins en moins son avis, dont personne ne ferait cas : il procédera par insinuation, notation de rumeurs « tendancieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On l’écoutera par curiosité. On se laissera persuader machinalement, mais sans lui accorder l’estime. On soupçonnera trop qu’il n’est pas libre dans son action et qu’elle est « agie » par des ressorts inférieurs. Le représentant de l’Intelligence sera tenu pour serf, et de maîtres infâmes. Un pénétrant critique notait, au milieu du siècle écoulé, que la tête semblait perdre de plus en plus le gouvernement des choses. Il dirait aujourd’hui que les hommes sont de plus en plus tirés par leurs pieds.


20. Vénalité ou trahison.


Un fanatisme intempéré pose vite ses conclusions. Tout ce qui lui échappe ou lui déplaît s’explique avec limpidité par les présents du roi de Perse. L’étude des faits donne souvent raison à cette formule simpliste, qui a le malheur de s’appliquer à tort et à travers. Lors même qu’elle est juste, cette explication n’est pas toujours suffisante.

Deux exemples, choisis dans une même période historique, peuvent éclaircir cette distinction. Il est certain que les campagnes de presse faites en France pour l’unité italienne furent stimulées par de larges distributions d’or anglais ; mais, si caractéristique que soit le fait au point de vue de la politique européenne, il mérite à peine un regard de l’historien philosophe, qui se demandera simplement quel intérêt avait l’Angleterre à ceci. Tout ce que nous savons de la direction de l’esprit public en France, de 1852 à 1859, et des dispositions personnelles de Napoléon iii, montre bien que, même sans or anglais, l’opinion nationale se serait agitée en faveur de « la pauvre Italie ». Les germes de l’erreur étaient en suspension dans l’atmosphère du temps ; le problème, une fois posé, ne pouvait être résolu que d’une façon par la France du milieu du siècle. On peut aller jusqu’à penser que la finance anglaise faillit commettre un gaspillage : cette distribution accomplie au moment propice, appliquée aux meilleurs endroits, n’eut d’autre effet que de faciliter leur expression aux idées, aux sentiments, aux passions qui s’offraient de tous les côtés. Peut-être aussi la cavalerie de Saint-Georges servit-elle à mieux étouffer la noble voix des Veuillot et des Proudhon, traités d’ennemis du progrès. L’opinion marchant toute seule, on n’avait qu’à la soutenir.

Elle fut bien moins spontanée, lors de la guerre austro-prussienne. Certes, la presse libérale gardait encore de puissants motifs de réserver toute sa faveur à la Prusse, puissance protestante en qui revivaient, disait-on, les principes de Voltaire et de Frédéric. Le germanisme romantique admirait avec complaisance les efforts du développement berlinois. Cependant le mauvais calcul politique commençait d’apparaître : il apparaissait un peu trop. Plusieurs libéraux dissidents, qu’il était difficile de faire appeler visionnaires, sentaient le péril, le nommaient clairement à la tribune et dans les grands journaux. Ici, le fonds reptilien formé par M. de Bismarck s’épancha. La Prusse eut la paix tant qu’elle paya, et, quand elle voulut la guerre, elle supprima les subsides. Rien n’est mieux établi que cette participation de publicistes français, nombreux et influents, au budget des Affaires étrangères prussiennes.

Fût-ce un crime absolument ? Ne forçons rien et, pour comprendre ce qu’on put allier de sottise à ce crime, souvenons-nous de ce qu’était la Prusse, surtout de ce qu’elle semblait être, entre 1860 et 1870. Le publiciste français qui en ce moment toucherait (c’est le mot propre) à l’ambassade d’Allemagne ou d’Angleterre se jugerait lui-même un traître. Mais une mensualité portugaise ou hollandaise ou, comme naguère encore, transvaalienne, serait-elle affectée du même caractère dans une conscience qu’il faut bien établir au niveau moyen de la moralité d’aujourd’hui ? Peut-être enfin que recevoir une mensualité du tsar ou du pape lui paraîtrait, je parle toujours suivant la même moyenne, œuvre pie ou patriotique. Et le Japon ? Doit-on recevoir du Japon ? Cela pouvait se discuter l’année dernière. La Prusse de 1860 était une sorte de Japon, de Hollande, en voie de grandir. Beaucoup acceptèrent ses présents avec plus de légèreté, d’irréflexion, de cupidité naturelle que de scélératesse.

C’est un fait qu’ils les acceptèrent ; si le moraliste incline à l’excuse, le politique constate avec épouvante que de simples faits de cupidité privée retentirent cruellement sur les destinées nationales. On peut dire : la vénalité de notre presse fut un élément de nos désastres. L’étranger pesa sur l’Opinion française par l’intermédiaire de l’Intelligence française. Si cette Opinion ne réagit point avant Sadowa, si, après Sadowa, elle n’imposa point une politique énergique à l’empereur, c’est à l’Intelligence mue par l’argent, parce qu’elle était sensible à l’argent, qu’en remonte toute la faute. Non seulement l’Intelligence ne fit pas son métier d’éclairer et d’orienter les masses obscures : elle fit le contraire de son métier, elle les trompa.


21. Responsabilités divisées.


On se demande seulement jusqu’à quel point l’Intelligence d’un pays est capable de discerner, par elle-même, en quoi consistent son métier et ses devoirs. On peut déclamer contre la Presse sans Patrie. Mais c’est à la Patrie de se faire une Presse, nullement à la Presse, simple entreprise industrielle, de se vouer au service de la Patrie. Ou plutôt, Patrie, Presse, tout cela est de la pure mythologie ! Il n’y a pas de Presse, mais des hommes qui ont de l’influence par la Presse, et nous venons de voir que, étant hommes et simples particuliers, ils sont menés en général par des intérêts privés et immédiats.

Beaucoup d’entre eux purent traiter avec les amis de Bismarck, comme ils traiteraient aujourd’hui avec les envoyés du roi de Roumanie ou de la reine de Hollande. L’étourderie, le manque de sens politique suffisait à les retourner presque à leur insu contre leur pays. Si l’on dit que le patriotisme les obligeait à ne pas faire les étourdis et à se garder vigilants, je répondrai que le patriotisme ne se fait pas également sentir à tous les membres d’une même Patrie. Pour quelques-uns, il est le centre même de la vie physique et morale ; pour d’autres, c’en est un accessoire à peine sensible : il faut des maux publics immenses pour en avertir ces derniers.

Le devoir patriotique ne s’impose à tous et toujours que dans les manuels ; il s’y impose en théorie, et non pas comme sentiment, comme fait. Dès que nous parlons fait, nous touchons à de grands mystères. Une patrie destinée à vivre est organisée de manière que ses obscures nécessités de fait soient senties promptement dans un organe approprié, cet organe étant mis en mesure d’exécuter les actes qu’elles appellent ; si vous enlevez cet organe, les peuples n’ont plus qu’à périr.

L’illusion de la politique française est de croire que de bons sentiments puissent se maintenir, se perpétuer par eux-mêmes et soutenir ainsi d’une façon constante l’accablant souci de l’État. Les bons sentiments, ce sont de bons accidents. Ils ne valent guère que dans le temps qu’ils sont sentis : à moins de procéder d’organes et d’institutions, leur source vive qu’il faut alors défendre et maintenir à tout prix, ils sont des fruits d’occasion, ils naissent de circonstances et de conjonctures heureuses. Il faut se hâter de saisir conjonctures, circonstances, occasions, pour tâcher d’en tirer quelque chose de plus durable. C’est quand les simples citoyens se sont fait, pour quelques instants, une âme royale, qu’ils sont bons à faire des rois. L’invasion normande au ixe siècle, l’invasion anglaise au xve n’auraient rien fait du tout si elles s’étaient bornées à susciter ou à consacrer le sentiment national en France : leur œuvre utile aura été, pour la première, de susciter et, pour la seconde, de consacrer la dynastie des rois capétiens. Les revers de l’Allemagne en 1806 lui donnèrent le sentiment de sa vigueur. Ce sentiment n’eût servi de rien sans les deux fortes Maisons qui l’utilisèrent, l’une avec Metternich, et l’autre avec Bismarck.

Nous ne manquions pas de patriotisme. Il nous manquait un État bien constitué. Un véritable État français aurait su faire la police de sa Presse et lui imprimer une direction convenable ; mais, en sa qualité d’État plébiscitaire, l’Empire dépendait d’elle à quelque degré. Il ne pouvait ni la surveiller ni la tempérer véritablement. Elle était devenue force industrielle, machine à gagner de l’argent et à en dévorer, mécanisme sans moralité, sans patrie et sans cœur. Les hommes engagés dans un tel mécanisme sont des salariés, c’est-à-dire des serfs, ou des financiers, c’est-à-dire des cosmopolites. Mais les serfs sont toujours suffisamment habiles pour se tromper ou se rassurer en conscience quand l’intérêt leur a parlé ; les financiers n’ont pas à discuter sur des scrupules qu’ils n’ont plus. Ce n’est pas moi, c’est M. Bergeret qui en a fait la remarque : « les traitants de jadis » différaient en un point de ceux d’aujourd’hui ; « ces effrontés pillards dépouillaient leur patrie et leur prince sans du moins être d’intelligence avec les ennemis du royaume » ; « au contraire », leurs successeurs vendent la France à « une puissance étrangère » : « car il est vrai que la Finance est aujourd’hui une puissance et qu’on peut dire d’elle ce qu’on disait autrefois de l’Église, qu’elle est parmi les nations une illustre étrangère[1] ».


22. À l’Étranger.


Force aveugle et flottante, pouvoir indifférent, également capable de détruire l’État et de le servir, vers le milieu du siècle, l’Intelligence nationale pouvait être tournée contre l’Intérêt national, quand l’or étranger le voulait.

Il n’en fut pas tout à fait de même dans les pays où l’Opinion publique ne dispose pas d’une autorité sans bornes précises. Ces gouvernements militaires nommés royautés ou empires et renouvelés par la seule hérédité échappent en leur point central aux prises de l’Argent. En Allemagne ou en Angleterre, l’Argent ne peut pas constituer le chef de l’État, puisque c’est la naissance et non l’opinion qui le crée. Quelles que soient les influences financières, voilà un cercle étroit et fort qu’elles ne pénétreront pas. Ce cercle a sa loi propre, irréductible aux forces de l’Argent, inaccessible aux mouvements de l’opinion : la loi naturelle du Sang. La différence d’origine est radicale. Les pouvoirs ainsi nés fonctionnent parallèlement aux pouvoirs de l’Argent ; ils peuvent traiter et composer avec eux, mais ils peuvent leur résister. Ils peuvent, eux aussi, diriger l’Opinion, s’assurer le concours de l’Intelligence et la disputer aux sollicitations de l’Argent.

Changeons ici notre point de vue. Regardons chez nous du dehors, avec des yeux d’Allemand ou d’Anglais : si la France du second empire, gouvernement d’opinion, eut un rôle passif vis-à-vis de l’Argent et se laissa tromper par lui, l’Angleterre et l’Allemagne, gouvernements héréditaires, exercèrent sur lui un rôle actif et l’intéressèrent au succès de leur politique. Elles se servirent de lui, elles ne le servirent pas. En le contraignant à peser sur l’Intelligence française, qui pesa à son tour sur l’Opinion française, elles le firent l’avant-garde de leur diplomatie et de leur force militaire. Avant-garde masquée, ne jetant point l’alarme, et d’autant plus à redouter.

Même à l’intérieur de l’Allemagne ou de l’Angleterre, l’argent guidé par la puissance politique héréditaire obtint la même heureuse influence sur l’Opinion. M. de Bismarck eut ses journalistes, sans lesquels il eût pu douter du succès de ses coups les mieux assénés. Le coup de la dépêche d’Ems suppose la complicité enthousiaste d’une presse nombreuse et docile : il donna ainsi le modèle de la haute fiction d’État jetée au moment favorable, et calculée pour éclater au point sensible du public à soulever.

Les journalistes démocrates qui répètent d’un ton vainqueur qu’on n’achète pas l’Opinion, devraient étudier chez Bismarck comment on la trompe.


23. L’État esclave, mais tyran.


Heureux donc les peuples modernes qui sont pourvus d’une puissance politique distincte de l’Argent et de l’Opinion ! Ailleurs, le problème n’est peut-être que d’en retrouver un équivalent. Mais ceci n’est pas très facile en France, et l’on voit bien pourquoi :

Avant que notre État se fût fait collectif et anonyme, sans autres maîtres que l’Opinion et l’Argent, tous deux plus ou moins déguisés aux couleurs de l’Intelligence, il était investi de pouvoirs très étendus sur la masse des citoyens. Or, ces pouvoirs anciens, l’État nouveau ne les a pas déposés, bien au contraire. Les maîtres invisibles avaient intérêt à étendre et à redoubler des pouvoirs qui ont été étendus et redoublés en effet. Plus l’État s’accroissait aux dépens des particuliers, plus l’Argent, maître de l’État, voyait s’étendre ainsi le champ de sa propre influence ; ce grand mécanisme central lui servait d’intermédiaire : par là, il gouvernait, il dirigeait, il modifiait une multitude d’activités dont la liberté ou l’extrême délicatesse échappent à l’Argent, mais n’échappent point à l’État. Exemple : une fois maître de l’État, et l’État ayant mis la main sur le personnel et sur le matériel de la religion, l’Argent pouvait agir par des moyens d’État sur la conscience des ministres des cultes et, de là, se débarrasser de redoutables censures. La religion est, en effet, le premier des pouvoirs qui se puisse opposer aux ploutocraties, et surtout une religion aussi fortement organisée que le catholicisme : érigée en fonction d’État, elle perd une grande partie de son indépendance et, si l’Argent est maître de l’État, elle y perd son franc-parler contre l’Argent. Le pouvoir matériel triomphe sans contrôle de son principal antagoniste spirituel.

Si l’État vient à bout d’une masse de plusieurs centaines de milliers de prêtres, moines, religieux et autres bataillons ecclésiastiques, que deviendront devant l’État les petites congrégations flottantes de la pensée dite libre ou autonome ? Le nombre et l’importance de celles-ci sont d’ailleurs bien diminués, grâce à l’Université, qui est d’État. Avec les moyens dont l’État dispose, une obstruction immense se crée dans le domaine scientifique, philosophique, littéraire. Notre Université entend accaparer la littérature, la philosophie, la science. Bons et mauvais, ses produits administratifs étouffent donc, en fait, tous les autres, mauvais et bons. Nouveau monopole indirect au profit de l’État. Par ses subventions, l’État régente ou du moins surveille nos différents corps et compagnies littéraires ou artistiques ; il les relie ainsi à son propre maître, l’Argent ; il tient de la même manière plusieurs des mécanismes par lesquels se publie, se distribue et se propage toute pensée. En dernier lieu, ses missions, ses honneurs, ses décorations lui permettent de dispenser également des primes à la parole et au silence, au service rendu et au coup retenu. Les partis opposants, pour peu qu’ils soient sincères, restent seuls en dehors de cet arrosage systématique et continuel. Mais ils sont peu nombreux, ou singulièrement modérés, respectueux, diplomates : ce sont des adversaires qui ont des raisons de craindre de se nuire à eux-mêmes en causant au pouvoir quelque préjudice trop grave. L’État français est uniforme et centralisé : sa bureaucratie atteignant jusqu’aux derniers pupitres d’école du dernier hameau, un tel État se trouve parfaitement muni pour empêcher la constitution de tout adversaire sérieux, non seulement contre lui-même, mais contre la ploutocratie dont il est l’expression.

L’État-Argent administre, dore et décore l’Intelligence ; mais il la musèle et l’endort. Il peut, s’il le veut, l’empêcher de connaître une vérité politique et, si elle voit cette vérité, de la dire, et, si elle la dit, d’être écoutée et entendue. Comment un pays connaîtrait-il ses besoins, si ceux qui les connaissent peuvent être contraints au silence, au mensonge ou à l’isolement ?


24. L’esprit révolutionnaire et l’Argent.


Je sais la réponse des anarchistes :

— Eh bien, on le saura, et on le dira ; l’Opinion libre fournira des armes contre l’Opinion achetée. L’Intelligence se ressaisira. Elle va flétrir cet Argent qu’elle vient de subir. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la ploutocratie aura tremblé devant les tribuns.

Nouvelle illusion d’une qualité bien facile !

Si des hommes d’esprit ne prévoient aucune autre revanche contre l’Argent que la prédication de quelque Savonarole laïque, les gens d’affaires ont pressenti l’événement et l’ont prévenu. Il se sont assuré la complicité révolutionnaire. En ouvrant la plupart des feuilles socialistes et anarchistes et en nous informant du nom de leurs bailleurs de fonds[2], nous vérifions que les plus violentes tirades contre les riches sont soldées par la ploutocratie des deux mondes. À la littérature officielle, marquée des timbres et des contre-seings d’un État qui est le prête-nom de l’Argent, répond une autre littérature, qui n’est qu’officieuse encore et que le même Argent commandite et fait circuler. Il préside ainsi aux attaques et peut les diriger. Il les dirige en effet contre ce genre de richesses qui, étant engagé dans le sol ou dans une industrie définie, garde quelque chose de personnel, de national et n’est point la Finance pure. La propriété foncière, le patronat industriel offrent un caractère plus visible et plus offensant pour une masse prolétaire que l’amas invisible de millions et de milliards en papier. Les détenteurs des biens de la dernière sorte en profitent pour détourner contre les premiers les fières impatiences qui tourmentent tant de lettrés.

Mais le principal avantage que trouve l’Argent à subventionner ses ennemis déclarés provient de ce que l’Intelligence révolutionnaire sort merveilleusement avilie de ce marché. Elle y perd sa seule source d’autorité, son honneur : du même coup, ses vertueuses protestations retombent à plat.

La Presse est devenue une dépendance de la finance. Un révolutionnaire, M. Paul Brulat, a parlé récemment de sauver l’indépendance de la Pensée humaine. Il la voyait donc en danger. « La combinaison financière a tué l’idée, la réclame a tué la critique. » Le rédacteur devient un « salarié ». « Son rôle est de divertir le lecteur pour l’amener jusqu’aux annonces de la quatrième page. » « On n’a que faire de ses convictions. Qu’il se soumette ou se démette. La plupart, dont la plume est l’unique gagne-pain, se résignent, deviennent des valets. » Aussi, partout « le chantage sous toutes ses formes, les éloges vendus, le silence acheté… Les éditeurs traitent ; les théâtres feront bientôt de même. La critique dramatique tombera comme la critique littéraire. »

M. Paul Brulat ne croit pas à la liberté de la Presse, qui n’existe même point pour les bailleurs de fonds des journaux : « Non, même pour ceux-ci, elle est un leurre. Un journal, n’étant entre leurs mains qu’une affaire, ne saurait avoir d’autre souci que de plaire au public, de retenir l’abonné[3]. » Sainte-Beuve, en observant, dès 1839, que la littérature industrielle tuerait la critique, commençait à sentir germer en lui le même scepticisme que M. Paul Brulat. Une même loi « libérale », disait-il, la loi Martignac, allégea la Presse « à l’endroit de la police et de la politique », « accrut la charge industrielle des journaux ».

Ce curieux pronostic va plus loin que la pensée de celui qui le formulait. Il explique la triste histoire de la déconsidération de la Presse en ce siècle-ci. En même temps que la liberté politique, chose toute verbale, elle a reçu la servitude économique, dure réalité, en vertu de laquelle toute foi dans son indépendance s’efface, ou s’effacera avant peu. Cela à droite comme à gauche. On représentait à un personnage important du monde conservateur que le candidat proposé pour la direction d’un grand journal cumulait la réputation de pédéraste, d’escroc et de maître-chanteur : « Oh ! » murmura ce personnage en haussant les épaules, « vous savez bien qu’il ne faut pas être trop difficile en fait de journalistes ! » L’auteur de ce mot n’est cependant pas duc et pair ! Il peignait la situation. On discuta jadis de la conviction et de l’honorabilité des directeurs de journaux. On discute de leur surface, de leur solvabilité et de leur crédit. Une seule réalité énergique importe donc en journalisme, l’Argent, avec l’ensemble des intérêts brutaux qu’il exprime. Le temps paraît nous revenir où l’homme sera livré à la Force pure, et c’est dans le pays où cette force a été tempérée le plus tôt et le plus longtemps, que se rétablit tout d’abord, et le plus rudement, cette domination.


25. L’âge de fer.


Une certaine grossièreté passe dans la vie. La situation morale du lettré français en 1905 n’est plus du tout ce qu’elle était en 1850. La réputation de l’écrivain est perdue. Écrire partout, tout signer, n’assumer que la responsabilité de ce que l’on signe, s’appliquer à donner l’impression qu’on n’est pas l’organe d’un journal mais l’organe de sa propre pensée, cela défend à peine du discrédit commun. Si l’on ne cesse pas d’honorer en particulier quelques personnes, la profession de journaliste est disqualifiée. Journalistes, poètes, romanciers, gens de théâtre font un monde où l’ont vit entre soi ; mais c’est un enfer. Les hautes classes, de beaucoup moins fermées qu’elles ne l’étaient autrefois, beaucoup moins difficiles à tous les égards, ouvertes notamment à l’aventurier et à l’enrichi, se montrent froides envers la supériorité de l’esprit. Tout échappe à une influence dont la sincérité et le sérieux font le sujet d’un doute diffamateur.

Mais l’écrivain est plus diffamé par sa condition réelle que par tous les propos dont il est l’objet. Ou trop haut ou trop bas, c’est le plus déclassé des êtres : les meilleurs d’entre nous se demandent si le salut ne serait point de ne nous souvenir que de notre origine et de notre rang naturel, sans frayer avec des confrères, ni avoir souci des mondains. L’expédient n’est pas toujours pratique. Renan disait que les femmes modernes, « au lieu de demander aux hommes des grandes choses, des entreprises hardies, des travaux héroïques », leur demandent « de la richesse afin de satisfaire un luxe vulgaire ». Luxe vulgaire ou bien désir, plus vulgaire encore, de relations.

L’ancien préjugé favorable au mandarinat intellectuel conserve sa force dans la masse obscure et profonde du public lisant. Il ne peut le garder longtemps. La bourgeoisie, où l’amateur foisonne presque autant que dans l’aristocratie, s’affranchit de toute illusion favorable et de toute vénération préconçue. Son esprit positif observe qu’il y a bien quatre ou cinq mille artistes ou gens de lettres à battre le pavé de Paris en mourant de faim. Elle calcule que, des deux grandes associations professionnelles de journalistes parisiens, l’une comptait en 1896 plus du quart, et l’autre plus du tiers de ses membres sans occupation[4]. Elle prévoit un déchet de deux ou trois mille malheureux voués à l’hospice ou au cabanon. Les beaux enthousiasmes des lecteurs de Hugo et de Vacquerie paraissent donc devoir également fléchir dans la classe moyenne.

Ils se perpétuent au-dessous, dans cette partie du gros peuple où la lecture, l’écriture et ce qui y ressemble, paraît un instrument surnaturel d’élévation et de fortune. Par les moyens scolaires qui lui appartiennent, l’État s’applique à prolonger une situation qui maintient le crédit de cette Intelligence, derrière laquelle il se dissimule, pour mieux dissimuler cet Argent par lequel il est gouverné. Mais il provoque le déclassement, par cela même qu’il continue à le revêtir de teintes flatteuses. Encombré de son prolétariat intellectuel, l’État démocratique ne peut en arrêter la crue, il est dans la nécessité de la stimuler[5]. Les places manquent, et l’État continue à manœuvrer sa vieille pompe élévatoire. Les finances en souffrent quand il veut tenir parole, et le mal financier aboutit aux révolutions. Mais, s’il retire sa parole, c’est encore à des révolutions qu’il est acculé : la société ploutocratique s’est assurée tant bien que mal contre ce malheur ; elle espère le canaliser, le détourner d’elle ; mais l’État s’effraie pour lui-même, et ses premières inquiétudes se font sentir.


26. Défaite de l’Intelligence.


Il faut bien se garder de croire que ces turbulences puissent ruiner de fond en comble les intérêts fondamentaux, les forces organiques de la vie civilisée. La Finance, l’activité qu’elle symbolise, doit vaincre, associant peut-être à son triomphe les meilleurs éléments du prolétariat manuel, ces ouvriers d’état qui se forment en véritable aristocratie du travail, sans doute aussi des représentants de l’ancienne aristocratie, dégradée ou régénérée par cette alliance. Le Sang et l’Or seront recombinés dans une proportion inconnue. Mais l’Intelligence, elle, sera avilie pour longtemps ; notre monde lettré, qui paraît si haut aujourd’hui, aura fait la chute complète, et, devant la puissante oligarchie qui syndiquera les énergies de l’ordre matériel, un immense prolétariat intellectuel, une classe de mendiants lettrés, comme en a vu le moyen âge, traînera sur les routes de malheureux lambeaux de ce qu’auront été notre pensée, nos littératures, nos arts.

Le peuple en qui l’on met une confiance insensée se sera détaché de tout cela, avec une facilité qu’on ne peut calculer mais qu’il faut prévoir. C’est sur un bruit qui court que le peuple croit à la vertu de l’intelligence ; ceux qui ont fait cette opinion ne seront pas en peine de la défaire.

Quand on disait aux petites gens qu’un petit homme, simple et d’allures modestes, faisait merveille avec sa plume et obtenait ainsi une gloire immortelle, ce n’était pas toujours compris littéralement, mais le grave son des paroles faisait entendre et concevoir une destinée digne de respect, et ce respect tout instinctif, ce sentiment presque religieux étaient accordés volontiers. L’éloge est devenu plus net quand, par littérature, esthétique ou philosophie, on a signifié gagne-pain, hautes positions, influence, fortune. Ce sens clair a été trouvé admirable, et il est encore admiré. Patience, et attendez la fin. Attendez que Menier et Géraudel aient un jour intérêt à faire entendre au peuple que leur esprit d’invention passe celui de Victor Hugo, puisqu’ils ont l’art d’en retirer de plus abondants bénéfices ! Le peuple ne manque pas de générosité naturelle. Il n’est pas disposé à tout évaluer en argent. Mais lui a-t-on dit de le faire, il compte et compte bien. Vous verrez comme il saura vous évaluer. Le meilleur, le moins bon, et le pire de nos collègues sera classé exactement selon la cote de rapport. Jusqu’où pourra descendre, pour regagner l’estime de la dernière lie du peuple, ce qu’on veut bien nommer « l’aristocratie littéraire », il est aisé de l’imaginer. Le lucre conjugué à la basse ambition donnera ses fruits naturels.

Littérature deviendra synonyme d’ignominie. On entendra par là un jeu qui peut être plaisant, mais dénué de gravité, comme de noblesse. Endurci par la tâche, par la vie au grand air et le mélange du travail mécanique et des exercices physiques, l’homme d’action rencontrera dans cette commune bassesse des lettres et des arts de quoi justifier son dédain, né de l’ignorance. S’il a de la vertu, il nommera aisément des dépravations les raffinements du goût et de la pensée. Il conclura à la grossièreté et à l’impolitesse, sous prétexte d’austérité. C’en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l’esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l’érudition. Un sot moralisme jugera tout. Le bon parti aura ses Vallès, ses Mirbeau, hypnotisés sur une idée du bien et du mal conçue sans aucune nuance, appliquée fanatiquement. Des têtes d’iconoclastes à la Tolstoï se dessinent sur cette hypothèse sinistre, plus qu’à demi réalisée autour de nous… Mais, si l’homme d’action brutale qu’il faut prévoir n’est point vertueux, il sera plus grossier encore : l’art, les artistes se plieront à ses divertissements les plus vils, dont la basse littérature des trente ou quarante dernières années, avec ses priapées sans goût ni passion, éveille l’image précise. Cet homme avilira tous les êtres que l’autre n’aura pas abrutis.

Le patriciat dans l’ordre des faits, mais une barbarie vraiment démocratique dans la pensée, voilà le partage des temps prochains ; le rêveur, le spéculatif pourront s’y maintenir au prix de leur dignité ou de leur bien-être ; les places, le succès ou la gloire récompenseront la souplesse de l’histrion : plus que jamais, dans une mesure inconnue aux âges de fer, la pauvreté, la solitude, expieront la fierté du héros et du saint : jeûner, les bras croisés au-dessus du banquet, ou, pour ronger les os, se rouler au niveau des chiens.

  1. Le Mannequin d’osier, par Anatole France, p. 240. — Anno 1897. — (Paris, Calmann-Lévy).
  2. L’Humanité, de M. Jean Jaurès ; l’Action, de M. Henri Bérenger, etc. Dans un autre ordre d’idées, qui confine à celui-ci, le « Château du peuple », propriété du groupe « anarchiste » la Coopération d’idées, est dû à la générosité d’un riche capitaliste, demi-juif lyonnais, M. V…
  3. Cet article de M. Brulat a paru dans l’Aurore du 9 janv. 1903.
  4. J’emprunte cette donnée au livre de M. Henry Bérenger, la Conscience nationale (Paris, Colin).
  5. M. Henry Bérenger, qui a les doctrines de l’État, semble convenir tout à la fois que ce mouvement d’ascension est funeste et que l’on n’a pas le « droit » de le ralentir.