L’Aventure de Jacqueline/1/10

La bibliothèque libre.
L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 49-52).



X


Dans les premiers jours de décembre, les Fischer annoncèrent qu’ils quittaient Montluçon. De retour à Paris, ils n’y passèrent que quarante-huit heures, afin d’attendre Schwartzmann qui rentrait à Berlin avec eux.

Le soir de leur départ, les trois Allemands furent invités à dîner par Aimé Bertin.

Chaque convive accueillit ce repas d’adieu suivant les pensées qui le préoccupaient.

Jacqueline contemplait rêveusement son couvert intact.

Hans gardait une attitude sévère, absorbé dans une songerie taciturne.

René réfléchissait ; on le sentait détaché de tout ce qui l’entourait.

Pour la première fois, Michel Bertin souriait en regardant les hôtes de son petit-fils. Le grand-père était si joyeux de penser que, demain, ces gens-là ne seraient plus à Paris, qu’il se montrait presque aimable envers eux.

Seuls, Hermann, Caroline et M. Bertin conservaient leurs sentiments habituels. Fischer manifestait autant de plaisir à l’idée de revoir son pays, qu’il avait éprouvé de contentement à venir en France. La bonne humeur perpétuelle du métallurgiste était celle des êtres fortunés qui traversent la vie sur un pont d’or, tandis que les autres humains se débattent au fond du torrent. Hermann prenait tout bien, parce que tout se présentait bien pour lui : il se sentait partout chez lui, parce qu’il y a partout des établissements de crédit et des banques. Il rendait grâce à sa richesse sans philosopher sur l’inanité de l’argent.

Après le dîner, Jacqueline et René décidèrent d’accompagner leurs amis à la gare.

Rencognée au fond de l’auto du Continental, Jacqueline collait obstinément son visage à la vitre afin d’éviter de rencontrer les yeux de Schwartzmann, qu’elle ne verrait plus avant de longs mois. Le cœur serré, l’âme angoissée, la jeune fille fuyait instinctivement l’écrivain ; — car il est pénible de se sentir tout près de ceux qui vous quittent, à la minute suprême où ils s’en vont si loin.

Jacqueline déplorait son rêve : c’était sa belle aventure qui s’envolait sous les traits de Hans. Finies, les promenades sentimentales ; finis, les entretiens où cette intelligence illustre s’efforçait de briller pour lui plaire. Demain, ce serait l’existence ancienne : la boutique, les clientes revêches, les relations sans gloire et sans attrait. Ce doux songe de deux mois recommencerait-il, l’été prochain ? Qui sait ? Cela ne serait plus cela. Elle aurait peut-être changé ou trouverait Hans différent. En tout cas, ils se reverraient sans surprise et le charme de l’inconnu serait rompu : les deux mois qu’ils venaient de savourer ne reviendraient plus… Leur bonheur aurait vieilli.

Sur les quais de la gare, tandis que René s’éloignait pour rendre aux voyageurs les multiples services relatifs au départ, Jacqueline se rapprocha d’Hermann — obéissant au sentiment de regret cuisant qui lui faisait craindre un douloureux tête-à-tête avec Hans.

Fischer jasait gaiement, enchanté à l’idée de regagner ses pénates ; Jacqueline entendait confusément cette voix sonore qu’elle n’écoutait point.

Devant eux, à quelques pas, marchaient Schwartzmann et Caroline.

Tous deux de haute taille, avec les mêmes épaules larges, la même démarche lourdement cadencée, l’Allemand et l’Allemande s’appariaient si parfaitement, que l’harmonie qui se dégageait de cette ressemblance physique parait leurs silhouettes assorties d’une beauté de race qui leur eût manqué, vues séparément.

Hermann les contemplait orgueilleusement ; puis il reportait ses regards sur Jacqueline et semblait évaluer la faiblesse de sa grâce affinée, de sa musculature délicate et de ses poignets frêles.

Désignant sa sœur et son ami, Fischer dit soudain : Ils formeront un beau couple, n’est-ce pas ?

Jacqueline dévisagea Hermann qui souriait bonassement. Elle questionna brièvement : Fiancés ?

— Oui. Ils reviendront à Paris en voyage de noces…

Tandis qu’Hermann, ému à l’évocation de cet avenir, promenait des prunelles d’extase sur le décor enfumé de la gare bruyante, Jacqueline, le plantant là, brusquement, alla saisir Schwartzmann par le bras et l’entraîna à l’écart.

— Qu’est-ce que me raconte M. Fischer ?… Vous épousez sa sœur ?… Et alors, moi !

La jeune fille avait articulé ces mots d’une voix sifflante que Hans ne lui connaissait pas ; ses yeux luisaient de fièvre ; elle avait pâli, et ses mains frémissaient nerveusement.

Schwartzmann marmonna de vagues grognements à l’adresse de Fischer. Mais l’écrivain était un homme de sang-froid ; il ne broncha point à cette attaque imprévue ; jetant un coup d’œil rapide vers Hermann et Caroline qui se rejoignaient à quelques pas, il emmena Jacqueline d’un autre côté ; puis, lorsqu’il fut certain de n’être environné que de figures inconnues, il commença doucement :

— Chère Jacqueline, avant de vous rencontrer, je n’avais que l’amour de mon art ; et le souci de ma carrière ne m’avait pas laissé le loisir de m’occuper des femmes. Mon ami Fischer souhaitait instamment de me marier avec Caroline, quoique sa fortune lui permît de prétendre à un meilleur parti… Mais, dans notre pays, on ne songe pas à faire des mariages d’argent, comme c’est la coutume en France… Je me suis fiancé, pour être agréable à Fischer ; parce qu’il était temps de me créer un foyer et qu’aucune femme ne m’avait encore subjugué. Aujourd’hui, je vous aime… au point de manquer à ma parole envers Mlle Fischer. Je m’expliquerai avec Hermann… je me dégagerai…

— Allez le lui dire tout de suite : cria impétueusement Jacqueline.

— Ici !

Schwartzmann montrait, d’un geste large, la gare animée, le flot des voyageurs ; un convoi de jeunes soldats en permission qui se dépêchaient, avec un terrible bruit de godillots ; et, dominant cette rumeur, les locomotives alignées le long des quais et crachant leurs sifflements aigus.

En effet, l’endroit était peu propice pour une telle explication. Hans reprit :

— Dès que nous serons rentrés à Berlin…

Jacqueline l’interrompit violemment :

— Je ne veux plus que vous partiez avec eux, maintenant ! Restez.

— Vous n’êtes pas raisonnable. Que signifient ces exigences ?… Vous savez que des affaires urgentes nécessitent impérieusement mon retour. Votre jalousie est absurde : je n’aime pas Caroline.

Jacqueline évoqua la grosse fille molle au profil de brebis ; non, il ne pouvait pas l’aimer.

Schwartzmann insistait tendrement, insidieusement :

— C’est vous que j’aime… pour toujours. Vous n’avez donc pas confiance en moi ?

Soudain, Jacqueline aperçut son image dans la glace d’un distributeur automatique : cette blonde exquise dont les yeux gris brillaient comme deux gouttes d’eau claire, dont les lèvres s’entr’ouvraient spirituellement sous un petit nez de Célimène ; cette blonde-là était de celles qui triomphent, et qui peuvent affronter l’absence sans redouter l’oubli. D’ailleurs, pour quelle raison Hans l’eût-il abusée ? À quel propos eût-il joué la comédie de l’amour ?

Schwartzmann répétait :

— Vous n’avez donc pas confiance en votre ami ?

Alors, lançant un dernier regard à son image victorieuse, Jacqueline déclara — avec une fermeté orgueilleuse :

— Partez… J’ai confiance en moi !

Le train s’ébranla lentement.

— Au revoir !… Bon voyage.

René et Jacqueline, serrés l’un contre l’autre, adressaient leurs adieux à Hans, dont la figure souriante se penchait à la portière.

— Au revoir… À l’année prochaine ! disait Schwartzmann.

Il regardait le frère et la sœur qui semblaient s’éloigner de lui, emportés en arrière avec le quai, les voyageurs, le hall de la gare, grâce à l’effet d’optique du train en marche.

Il parut à Hans que c’était Paris tout entier qui se reculait ainsi, ramenant à soi ses maisons, ses habitants, ses biens, — tel le flot se retire à l’heure du reflux.

Tout à coup, changeant de physionomie, Hans Schwartzmann eut une expression de gaîté gouailleuse qui lui était inhabituelle ; et il cria moqueusement, en agitant sa main vers la masse indistincte des gens restés sur les quais de la gare :

— Adieu… adieu… Stock Franzos !