L’Aventure de Jacqueline/1/9

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 46-49).



IX


Ce jour-là, Jacqueline et Hans avaient passé leur après-midi dans un concert symphonique.

Schwartzmann adorait la musique. Il l’aimait scientifiquement, en érudit. Cet homme — qui ne jouait d’aucun instrument, qui ne composait point et qui n’avait jamais écrit la critique d’une œuvre lyrique quelconque — avait étudié l’art musical patiemment, copieusement, avec la conscience d’un professionnel, bien que son savoir ne lui rapportât nul profit. Il obéissait à son penchant d’approfondir sans but, pour le plaisir.

Lorsqu’ils sortirent du concert, Schwartzmann passa son bras sous celui de Jacqueline avec la familiarité insouciante d’un voyageur en pays inconnu. La jeune fille, un peu gênée, guignait en dessous les passants qui les croisaient sous les arcades de la rue de Rivoli : tout en craignant d’être rencontrée, elle s’enorgueillissait pourtant d’être vue avec Hans Schwartzmann.

— Voulez-vous prendre le thé à mon hôtel ? proposa tout à coup l’écrivain.

Ils entrèrent au Continental et s’installèrent dans la salle ornée de plantes.

Jacqueline regarda ses voisins, tandis que Hans appelait un garçon : à côté d’elle, à sa droite, une nurse vêtue de gris faisait goûter une ribambelle de petits Anglais blonds et roses. À sa gauche, un individu brun comme un cigare, aux longues paupières de Levantin, entretenait avec animation un homme commun, rougeaud, cossu, au type de commerçant ; — et répétait constamment, d’une voix câline, roucoulant les r :

— Réfléchissez… C’est oune affaire splendide !

Jacqueline eut l’avant-goût de ce que seraient ses impressions de jeune mariée en voyage de noces : un jour, si elle épousait Hans, elle traverserait ainsi divers hôtels cosmopolites, isolée au milieu de ces étrangers, avec la seule compagnie d’un autre étranger qui serait son mari. Elle prit le vague malaise qui l’envahit, à cette pensée, pour une espèce de mélancolie amoureuse. Elle murmura intérieurement : « Jacqueline Schwartzmann… Madame Hans Schwartzmann… » et fut baignée de fierté en songeant à la notoriété de ce nom. Hans lui souriait, assis vis-à-vis d’elle ; sa figure large, au grand front, au regard pénétrant, avait une expression de profonde intelligence.

Jacqueline dit brusquement :

— Je voudrais vous demander quelque chose… mais je n’ose pas : j’ai peur de vous sembler puérile…

— Pourquoi ?… Expliquez-vous.

— Voici… Je serais heureuse d’avoir quelques mots écrits de votre main sur votre dernier livre, que je commençais précisément le soir de votre arrivée : La Gloire… Ce serait pour moi un souvenir tout particulièrement précieux.

Schwartzmann parut touché ; mais il ne saisit pas la délicatesse de l’idée de Jacqueline et ne comprit point que c’était au bouquin lu et relu qu’elle s’était attachée ; car il répondit, croyant lui être plus agréable :

— Je ferai mieux. J’ai là-haut quelques exemplaires de La Gloire, sur papier de luxe, qu’on m’a envoyés de Leipzig… Je vous en offrirai un ; et sur celui-là, j’écrirai la dédicace… Venez.

Il se levait, se dirigeait vers l’ascenseur. Jacqueline s’étonna in petto qu’il lui enjoignît si naturellement de l’accompagner dans son appartement : l’âme étrangère la heurtait une fois de plus, avec ses sentiments ignorés, ses mœurs inaccoutumées, son mystère impénétrable.

La jeune fille suivit Hans ; d’abord, parce qu’elle redoutait de blesser sa susceptibilité en refusant une chose proposée si simplement ; ensuite, par curiosité : Jacqueline grillait d’envie de contempler l’installation de Schwartzmann ; malgré la banalité probable de la chambre d’hôtel, c’était un peu de la vie intime du grand homme qu’elle allait connaître là.

Le décor était celui de la chambre traditionnelle du grand hôtel, en effet : cette vaste pièce, au second étage, était impersonnelle et confortable. Tandis que Hans cherchait ses volumes, Jacqueline avisa tout de suite la cheminée où Hans avait placé quelques portraits : plusieurs photographies le représentant dans des poses différentes et révélant un amour immodéré pour sa propre effigie ; puis, le portrait d’Hermann ; et, enfin, figée dans une gauche attitude de villageoise endimanchée, la robuste personne de Caroline accoudée contre un balcon enguirlandé de roses. Jacqueline, agitée d’une confuse irritation, s’écria d’une voix agressive :

— Ah ça, vous les fréquentez donc depuis bien longtemps, ces Fischer, que vous êtes si intime avec eux ?

Du fond de la chambre, Hans répliqua d’un ton paisible :

— Non. Je les connais depuis l’année dernière. J’ai rencontré Hermann dans une partie de chasse. Nous nous sommes liés parce qu’il admire les artistes et que j’aime les hommes simples comme lui. Il a une fortune colossale.

Jacqueline se retourna, pour ne plus voir la niaise photographie de Caroline ; elle remarqua, devant la fenêtre, une table chargée de papiers, de livres, de brochures. Sur des feuilles volantes, la jeune fille reconnut l’écriture de Hans. Elle s’approcha, en s’exclamant :

— Comment !… Vous travaillez aussi, en voyage ?

Schwartzmann bondit ; il se précipita, bouscula rudement Jacqueline pour l’écarter de la table ; et, se jetant sur les papiers étalés, il les ramassa et les enferma à l’intérieur d’un tiroir, d’un geste sec.

Puis, il balbutia d’une voix rauque :

— Oui, je travaille… C’est le plan… le plan d’un roman… Mais je ne veux pas qu’on voie le travail en train.

Jacqueline restait interdite, abasourdie par la brutalité soudaine de Hans. L’écrivain parut honteux de son emportement devant le désarroi de la jeune fille ; il lui fit ses excuses avec des phrases caressantes, qu’il murmurait en litanies berceuses. Jacqueline, muette d’effarement, le considérait d’un air stupide. Alors, Hans redoubla de douceur, s’efforçant de calmer cette petite effrayée comme on cajole une bête prise au piège.

Le crépitement d’un appel électrique les sépara : on téléphonait de l’hôtel.

Hans se dirigea vers la cheminée, sur laquelle était posé l’appareil, et il saisit le récepteur. Son visage exprima une vive contrariété, dès les premières répliques. Il dit sèchement :

— Oui… Bien… Faites monter ce Monsieur.

— On vous annonce une visite ? questionna Jacqueline.

Hans riposta d’un ton bref :

— C’est votre frère.

Jacqueline s’inquiéta :

— Il va trouver ma présence incorrecte… Il aurait mieux valu me laisser partir avant de le recevoir !

Schwartzmann rétorqua immédiatement, avec une netteté qui prouvait qu’il venait de peser tous les partis :

— Pourquoi ?… Nous ne faisons rien de répréhensible, ici ; alors, à quel propos vous dérober ?… René ne soupçonne pas ses amis, j’imagine… Tandis qu’il peut savoir déjà qu’une dame est chez moi : les garçons nous ont vus. Je l’aurais bien reçu en bas, mais il a insisté pour monter. Dans ce cas, si vous avez l’air de vous sauver, c’est là que votre fuite permet les suppositions fâcheuses, pour peu qu’il vous rencontre dans un couloir ou vous reconnaisse de l’ascenseur. — René entrait.

Le jeune homme s’immobilisa, cloué de surprise à l’aspect de Jacqueline. Puis, la première impression dissipée, René fut plutôt soulagé de la tournure que prenaient les événements : il ne doutait pas une minute de la conduite irréprochable de Schwartzmann ; l’écrivain était de mœurs rigides, il n’avait jamais eu la réputation d’un Lovelace. La présence de Jacqueline dans la chambre de ce célibataire n’offusquait donc point René outre mesure ; et elle lui fournissait une entrée en matière pour l’entretien difficile où il se proposait de vérifier les insinuations de Luce.

S’adressant à sa sœur, le jeune homme observa d’un air de reproche :

— Jacqueline, tu es vraiment inconséquente… Tu ne songeais pas, en accompagnant notre ami chez lui, que vingt personnes pouvaient t’apercevoir et interpréter cela… Père te gronderait, s’il savait…

Hans comprit que la remontrance fraternelle le visait d’une façon détournée. Il intervint délibérément :

— Mon cher, c’est moi qui ai prié Mlle Jacqueline de venir avec moi. J’avais quelque chose à prendre dans mon appartement. Il m’a semblé aussi convenable de garder votre sœur sous ma protection que de la laisser dans un hall d’hôtel, parmi des rastaquouères…

René déclara, enchanté du tour de la conversation :

— Mon cher Hans, on ne discute pas les absurdités : on les subit ; or, la plupart des convenances reposent sur des bases absurdes. Vos raisons sont très plausibles : mais nos usages vous donnent tort… La même morale est appliquée d’une façon en deçà des Pyrénées, et d’une autre, en delà… Et l’on supprime plus facilement les Pyrénées que les préjugés. La rue de la Paix est à côté : vous pouviez ramener ma sœur au magasin, avant de remonter chez vous.

Il ajouta, avec une nuance d’embarras : Je me comporte en frère prévoyant lorsque je rappelle à Jacqueline nos coutumes plus ou moins logiques… Car, je vous assure que les imprudences auxquelles ma sœur — forcément négligée par notre père — s’est risquée, feraient supposer, à n’importe qui, que vous êtes… son amoureux ?

À dessein. René avait terminé sa phrase sur un ton presque interrogatif.

Instinctivement, Jacqueline jeta les yeux sur Hans : leurs regards se croisèrent, se fixèrent intensément ; puis, l’écrivain baissa lentement ses paupières et murmura d’une voix sourde :

— Il est exact que j’aime votre sœur.

L’émotion de René éclata à la manière d’un feu d’artifice mal réglé dont toutes les pièces partent en même temps : ce fut un mélange de sentiments désordonnés ; surprise, orgueil, saisissement, qui le terrassaient par leur brusquerie et l’empêchaient de réfléchir.

Il balbutia :

— Je suis profondément heureux… à cette nouvelle imprévue… qui va cimenter notre amitié…

Il alla embrasser Jacqueline.

Hans Schwartzmann considérait d’un air affectueux Jacqueline et son frère. Il réfléchit un moment ; puis, dit à René :

— Mon cher, l’aveu que les circonstances m’ont forcé de faire vous explique mes fréquents entretiens avec votre sœur, le plaisir que j’éprouve auprès d’elle : il est passionnant pour moi d’étudier son caractère et sa nature. Je vous ai dissimulé mon inclination jusqu’ici parce que le projet qu’elle nécessite me paraît difficilement réalisable, pour l’instant. Votre père me semble un homme faible et bienveillant : il approuverait peut-être le mariage de sa fille avec moi : saurait-il l’imposer ?… J’en doute. J’ai senti dès le premier jour que je possède un ennemi dans votre famille. Puis-je me déclarer ouvertement, sans craindre une résistance redoutable de la part de votre aïeul ? Il a l’air de souffrir physiquement quand il me voit ; ses yeux me reprochent de prendre une place à son foyer. Je ne veux pas être le sujet de dissensions familiales, toujours si pénibles… Et voici quelles sont mes intentions : je suis obligé de retourner à Berlin dans quelques jours ; j’ai là-bas une pièce en répétitions ; un procès contre un imprésario, diverses affaires qui exigent instamment ma présence… Je repartirai en même temps que mes amis Fischer. Je compte passer l’hiver et le printemps dans mon pays. L’année prochaine, je reviendrai parmi vous : votre sœur ne sera plus une enfant contrainte de s’incliner devant la volonté d’un père ou d’un grand-père… Elle aura vingt et un ans. Sa majorité lui donnera le droit d’exprimer librement son choix et sa volonté. Ce jour-là, nous parlerons sans crainte, parce que notre résolution sera inattaquable… En attendant, je juge préférable de garder le secret sur nos désirs… Votre sœur ne peut se marier sans le consentement de sa famille avant un an : alors, à quoi bon passer ces quelques mois d’attente en discussions, en peines, en guerre intime ?… Il vaut bien mieux frapper le grand coup une seule fois. C’est ainsi que les stratèges enlèvent les places réputées inexpugnables. Ne trouvez-vous pas que mon dessein est très raisonnable… ? N’est-ce pas, René ?… N’est-ce pas, Jacqueline ?…