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L’Aventure de Jacqueline/1/8

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 43-45).



VIII


Après le départ des Fischer, Schwartzmann fut plus assidu que jamais chez les Bertin, ce qui resserra son intimité avec Jacqueline : car le modiste, absorbé par la saison d’hiver, ne quittait pas le magasin où la jeune fille ne se montrait guère depuis qu’elle fréquentait l’Allemand.

Tout d’abord, Michel Bertin avait pris un malin plaisir à gâter les visites de Schwartzmann, en lui imposant sa présence réfrigérante : son mutisme hostile — plus gênant qu’une parole maussade — arrivait à glacer l’entretien, par la contagion du silence. Mais le grand-père ne pouvait résister longtemps à l’antipathie que lui inspirait Hans ; et il cédait la place à l’ennemi, fuyant du salon dès qu’on annonçait Schwartzmann.

René était rarement là dans l’après-midi, retenu à l’atelier ; appelé au dehors par ses rendez-vous d’affaires.

Jacqueline se trouvait seule, la plupart du temps, lorsque venait Schwartzmann. Elle sortait même avec lui, jouissant de cette liberté d’éducation des filles dont la mère est morte, et le père très occupé. Aimé Bertin ne lui avait pas fait subir la protection plus ou moins efficace d’une gouvernante.

Jacqueline était flattée et troublée par les assiduités de Schwartzmann. Il la courtisait résolument, lui jetant en pleine figure ces louanges brutales, ces compliments grossiers (propres aux étrangers) qui vous frappent ainsi qu’un bouquet jeté trop violemment dans une fête de fleurs.

Il la caressait aussi de ces déclarations lyriques et sentimentales qui séduisaient la jeune fille par leur nouveauté : aux yeux de cette Parisienne, l’Amour était bien l’enfant malicieux des sanguines du dix-huitième siècle, le gamin qui décoche ses flèches comme une pichenette et creuse les blessures profondes d’un geste léger. Mais Hans considérait l’Amour avec la gravité empesée qu’il manifestait en toute circonstance : il l’alourdissait de pensées philosophiques ou de dissertations poétiques ; ses effusions littéraires avaient le ton d’un cours de psychologie. Et cette rhétorique redondante évoquait un Cupidon déguisé, engoncé dans un uniforme, coiffé d’un casque prussien, et faisant tristement l’exercice sous la discipline sévère de Schwartzmann.

Jacqueline était impressionnée par ces façons inusitées : elle pensait que la passion de Hans était vraiment sérieuse pour s’exprimer si sérieusement. Car les Français n’osent jamais appeler l’ennui par son nom ; ils ont tellement peur de passer pour des gens frivoles qu’afin de se réhabiliter d’aimer le rire, ils marquent un respect infini à tout ce qui les fait bâiller.

Michel Bertin était loin de soupçonner l’intrigue de sa petite-fille. Nous sommes enclins à prêter notre âme aux êtres de notre chair, sans admettre que l’enfant conçu à notre ressemblance ait hérité de nos yeux et regarde la vie d’un autre œil. Le vieillard éprouvait à l’égard des Allemands une aversion si sincère et si instinctive — une haine de chat qui hérisse son dos à l’aspect d’un roquet — qu’il croyait Jacqueline incapable de s’éprendre de Hans. Il attribuait la prédilection de sa petite-fille à la réputation de Schwartzmann. Elle sortait avec lui parce qu’elle était flattée d’exhiber l’homme célèbre devant ses amies, ses relations ; et les personnalités de Tout Paris, qui reconnaissaient la fille de Bertin, « modes et fourrures », paradant au bras d’un écrivain dont les lettrés de l’Europe entière commençaient à prononcer le nom.

— Ah ! Snobisme !… Snobisme ! répétait souvent le grand-père. Cette gamine ne doit regretter qu’une chose : c’est que son homme illustre ne soit pas Anglais… L’Anglais aurait encore plus de prestige auprès de la galerie ; car le chic britannique est toujours à la mode, chez nous, entre deux entr’actes de danse argentine ou de musique russe… À quand la saison du goût français ? Depuis le temps que nous l’avons oublié, il nous paraîtrait assez exotique s’il revenait s’acclimater à Paris…

Si Michel Bertin avait pu se douter de l’espérance qui germait dans la tête de Jacqueline, il eût été capable de fermer brutalement sa porte à Schwartzmann, reconquérant pour un jour cette autorité paternelle qu’il avait abdiquée en faveur de son fils.

Le vieillard possédait une auxiliaire ignorée : Luce Février.

La jeune actrice témoignait un intérêt ardent à ces privilégiés dont on lui parlait souvent et qu’elle connaissait à peine ; qui occupaient, à son point de vue, une situation sociale trop élevée ; et qu’elle réunissait sous cette appellation prononcée avec componction : « la famille de René » !

Elle se préoccupait toujours de la santé du grand-père, bien qu’elle ne l’eût jamais rencontré. Chaque fois qu’elle passait rue de la Paix, elle considérait la boutique d’Aimé Bertin avec un demi-sourire, songeait : « Dire que je n’oserais pas entrer, même sous le prétexte d’essayer un chapeau — et que je serai peut-être sa bru, un jour… C’est drôle, la vie ! »

Mais l’attention de Luce se portait surtout vers Jacqueline, cette Jacqueline amicale et charmante qui la traitait déjà en belle-sœur.

Et comme René la tenait au courant de leur vie quotidienne, Luce finit par lui demander :

— Ah ! ça… Vous aimez donc tant ce Schwartzmann que vous envisagez sans déplaisir l’hypothèse de son mariage avec Jacqueline ?

— Mais vous rêvez ! protestait René. Hans ne songe guère à ma sœur…

— Ils sont toujours ensemble — et seuls… C’est un flirt sérieux.

— Cela ne prouve rien… Étant données les mœurs allemandes… Les jeunes gens des deux sexes vont même jusqu’à faire des voyages en tête-à-tête, sans aucun marivaudage… yankee. Et puis, voyons, Luce… Schwartzmann est vieux par rapport à Jacqueline ; il a quarante ans ! Elle ne peut pas le considérer comme un amoureux possible.

Luce toisait les vingt-cinq ans ingénus de René ; et elle murmurait, avec une tendre ironie :

— Grand gosse !

Elle poursuivait :

— Mon cher René, je crois fermement que l’intimité d’un homme et d’une femme — si la femme est jeune et jolie et si l’homme possède quelque attrait — ne peut aboutir qu’à l’amour, sous l’une des trois formes que ce mot présente : passion, passade ou pariade. De quelle manière a commencé notre liaison d’Aix : par des entrevues journalières répétées, recherchées, suscitées… Pensez-vous que nous fussions demeurés amis, si l’amour ne s’en était pas mêlé ?… Lorsqu’un monsieur se plaît en compagnie d’une dame, c’est d’abord par sympathie ; c’est ensuite par un besoin plus tendre ou plus vif : sentimentalité ou désir… Quand ce besoin tarde à paraître, la fatuité de l’un et le dépit de l’autre amènent me rupture amiable… L’amitié entre les deux sexes n’est qu’une coquetterie du cœur : nous avons l’air de jouer aux jeux innocents, mais nous sommes fâchés qu’on nous prenne au mot… Or, il y a plus de deux semaines que Schwartzmann et Jacqueline vivent dans une camaraderie quasi-compromettante, et ils semblent loin de s’en déclarer blasés… Concluez.

René restait rêveur ; les paroles de Luce l’avaient frappé. Il murmura :

— Oui, vous avez raison… Les prévenances de Hans sont plus qu’affectueuses… J’irai le voir bientôt… aujourd’hui même… Et je tâcherai de savoir s’il agit sans arrière-pensée, ou s’il aime véritablement ma sœur.