L’Aventure de Jacqueline/2/3

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 58-62).



III


Devant la villa de Mme Lafaille, René s’arrêta, aspirant largement l’air avec un battement voluptueux des narines : l’atmosphère embaumait comme une cassolette d’essences rares.

Le jeune homme se trouvait à l’entrée d’un grand jardin qui surplombait d’autres jardins, entourant des villas situées en contre-bas. Autour de lui, c’étaient des allées de palmiers, d’aréquiers, de bananiers ; des enchevêtrements touffus de plantes grasses ; un échevellement de bouquets, de ronces, d’herbes géantes, de fleurs inconnues et mystérieuses, aux dards menaçants, aux pétales baroques ; la dégringolade d’une flore exotique, bizarre et vénéneuse, qui, commençant au sommet du Mont-Boron, descendait jusqu’à la grève et s’allait perdre au bord de l’eau.

La grille imposante était ouverte. René pénétra dans la propriété.

Il était sur une terrasse qui dominait un panorama merveilleux : l’étendue lumineuse de la baie des Anges ; la tache verte de Nice fleurie enserrée entre ses montagnes ; et la pointe grise d’Antibes, à l’horizon.

Le sculpteur se sentit impressionné par une émotion presque douloureuse au spectacle de cette incomparable beauté. Il eut honte de lui-même, se jugea indigne du décor prestigieux, et souffrit étrangement d’être un homme moderne aux cheveux coupés, à la moustache bête, ridiculement vêtu d’un veston mesquin, dans ce paysage antique et sous ce ciel d’églogue qui évoquaient les jeunes Grecs au profil pur, à la tête bouclée, laissant deviner la gloire de leur nudité sous les plis de la chlamyde blanche.

Et soudain — par un rapprochement inattendu qui révélait une vraie nature d’artiste — René se prit à douter de son œuvre devant la perfection des choses.

Il gronda : « Elle est ignoble, ma petite bonne femme… Elle eût été supportable à Paris, dans un cimetière triste, où il pleut souvent… Mais ici ! Au milieu de ces verdures ensoleillées, sur cette terre luxuriante et magique où tout chante la sensualité et le puissant amour de vivre, il fallait figurer le souvenir des morts d’une manière magistrale ; et La Muse de Lafaille devait être une nymphe impeccable, éternisant son académie dans la splendeur du marbre… Dieu ! qu’elle va paraître piteuse, mon Arpète des faubourgs ; et que sa joliesse miséreuse détonnera dans ce coin de Méditerranée où règne la beauté classique !… »

René était mélancolique et maussade lorsqu’il arriva au perron de la villa.

Un domestique vint au-devant de lui.

— Madame Lafaille ?

— Madame est sortie.

— Bien. Je repasserai demain, dit vivement René, soulagé de n’avoir pas à parler immédiatement de son œuvre : il lui semblait que, s’il s’était trouvé en face de sa cliente à cet instant de dépression, il lui eût crié malgré lui : « Vous savez, Madame, adressez-vous à un autre… Ça ne vaut, rien du tout, ce que j’ai fait ! »

Il remit sa carte au domestique et s’informa des heures où recevait Mme Lafaille.

Puis il dégringola la côte de Mont-Boron avec une joie de délivrance. Il pourrait chasser jusqu’à demain l’obsession de cette Arpète maudite qui l’humiliait comme une mauvaise action. Qu’elles sont pénibles, ces périodes de dégoût où se désespèrent les créateurs !

Mais lorsqu’il fut rentré à Nice, quand il aperçut Luce assise dans le jardin de l’hôtel, René fut pénétré d’un certain réconfort : les traits, les formes de la jeune fille lui rappelaient l’esquisse qu’elle avait posée ; sa grâce fine restait victorieuse, malgré la concurrence du décor magnifique : c’était une statuette de Sèvres sous un ciel d’Arcadie, et l’anachronisme ne manquait point de charme. René, un peu consolé, murmura en considérant son modèle : « Après tout, elle n’est pas si mal que ça, mon Arpète ! »

Il rejoignit son amie ; et lui annonça tout de suite :

— Mme Lafaille n’était pas chez elle… J’y retournerai demain.

— Tant pis, fit Luce.

René continuait d’admirer son amie : elle portait une blouse légère de soie jaune, dont le reflet ambrait sa figure mate où se détachaient le dessin minutieux des fins sourcils noirs et le bourrelet rouge des lèvres sinueuses. Sa nuque s’appuyait mollement au dossier du rocking-chair ; et les petites boucles serrées de son chignon bas s’écrasaient contre le rebord d’osier, comme une grappe de raisin noir.

René questionna machinalement :

— Qu’avez-vous fait depuis mon départ ?

— J’ai pensé à vous.

— Menteuse ! badina René.

— Voilà un mot dont vous vous repentirez, car je vais vous donner la preuve de ce que je dis.

Et lui tendant le livre qu’elle avait dissimulé jusque-là derrière son fauteuil, Luce cria, triomphante :

— Voyez ce que j’ai acheté à votre intention… Vous ne prétendrez pas que ce soit pour moi : je ne sais pas un mot d’allemand !

René saisit vivement le volume. Il s’exclama, dès qu’il l’eut regardé :

— Oh ! comme vous êtes gentille !

Évidemment, l’offre d’un roman de Schwartzmann n’était pas extrêmement agréable au sculpteur dans les circonstances actuelles, mais Luce l’ignorait ; et René — qui connaissait l’aversion que la jeune fille avait vouée à l’écrivain — était touché que, pour ménager un plaisir à son fiancé, elle eût surmonté la répugnance que lui inspirait le nom de Hans.

Luce l’interrogeait :

— Que veut dire le titre ?

— « Une famille Française », répondit rêveusement René.

Le soir, après le dîner, il commença de parcourir le livre de son ami ; et, soudain, Luce le vit blêmir.

Prenant le mode autobiographique, si cher aux romanciers, Hans Schwartzmann narrait l’odyssée d’un grand écrivain allemand, de séjour en France.

Son héros — dans une sorte d’avant-propos — avertissait le lecteur que son voyage n’était point d’agrément, mais d’utilité : jusqu’à présent, les Allemands, admirablement documentés sur la France en général, sa situation, sa politique, ses erreurs et sa faiblesse, ignoraient encore ce qu’est réellement une vraie famille française dans sa vie privée ; — trompés par les tableaux inexacts, exagérés ou satiriques, qu’en ont pu tracer quelques auteurs.

Se défendant de parti-pris ou d’idées préconçues, le héros de Hans se proposait de combler cette lacune.

Et il contait son arrivée à Paris, — non sans talent, avec un style pur et coloré qui animait le récit d’un charme attachant. Une rencontre de hasard le plaçait en face d’un jeune Français connu jadis en Allemagne ; ici, l’auteur ouvrait une parenthèse : qu’on ne parle plus du patriotisme des voisins ; en France, le peuple seul affiche une certaine haine des étrangers, parce qu’il aime à insulter tout le monde et que son chauvinisme est un moyen d’injurier les passants inoffensifs ; quant à la classe bourgeoise, indolente et cupide, elle accueille quiconque lui semble propre à servir ses intérêts.

Ainsi l’Allemand décrivait-il la réception chaleureuse de son ami français qui l’attirait insidieusement à son foyer, — ayant une petite sœur à marier et sachant l’écrivain fort riche.

Et René, atterré, voyait défiler sous ses yeux chaque scène du voyage de Schwartzmann, comme déformée par l’illusion grotesque d’un miroir concave.

C’était d’abord la présentation de la famille Bertin : le grand-père imbécile et grossier ; le père efféminé au point d’exercer un métier de femme ; la fille intrigante et provocante ; le frère artificieux, assez cynique pour favoriser des relations clandestines entre sa sœur et sa maîtresse — on ne sait par quel caprice de dépravé.

Des observations déconcertantes émaillaient tous les chapitres : les Parisiennes, dont le goût est si renommé, font preuve d’une étrange coquetterie : quand elles ont les cheveux épais, elles s’en coupent la moitié. — Les femmes lisent plus que les hommes (le héros de Hans a rencontré deux Français assez ignares pour ne point connaître son nom) ; elles sont très romanesques et s’éprennent toutes de lui, parce qu’il est écrivain. — Mais leur instruction est superficielle, car elles ne possèdent aucune notion d’histoire : elles ignorent qu’un empereur d’Allemagne fut couronné à Versailles.

Puis, c’était le récit de la promenade à Buc. Hans négligeait de s’y dépeindre défendu contre des voyous par son ami français. Mais il s’attardait complaisamment à analyser l’inconscience et l’égoïsme de deux jeunes gens légers qui continuaient de s’occuper de leurs affaires personnelles et restaient très indifférents à cette manifestation du progrès. Il moralisait copieusement, d’ailleurs, sur cette question : notant que les journaux se plaisent à constater que, le dimanche, les spectacles d’aviation font concurrence aux courses d’Auteuil ou de Longchamp : le pesage est déserté pour l’Aérodrome. Ainsi, les Parisiens s’intéressent aux aviateurs de même qu’aux chevaux de courses : leur esprit futile se divertit à un nouveau jeu — sans plus. Et Hans se demandait ironiquement si l’on instituerait un jour un Pari Mutuel pour aéroplanes, où les prix de vol plané et de looping remplaceraient ceux de steeple-chase ou de handicap.

Il insistait sur le sadisme particulier que les Parisiens apportent en leurs plaisirs ; et n’en citait qu’un exemple : la nuit, les viveurs ne se contentent pas de s’amuser en mauvaise compagnie ; afin de corser leur jouissance, ils ont le raffinement d’aller regarder les typographes dans les imprimeries, les boulangers, les travailleurs des Halles qui alimentent la ville ; — car le bonheur de ces fêtards est d’insulter à la pauvreté des miséreux qui s’usent au labeur nocturne ; et d’offrir à la détresse des gueux ce supplice de Tantale qu’est la contemplation du luxe des désœuvrés.

Enfin, Hans terminait son roman en contant comment le jeune Français et sa sœur combinaient un guet-apens consistant à faire surprendre la jeune fille dans la chambre de l’étranger, afin de contraindre le riche écrivain allemand à épouser la rusée Parisienne.

Mais le héros de Hans déjouait leur astuce ; il repartait pour son pays où l’attendait une fiancée, sage, bonne et sentimentale, ignorant les coquetteries pernicieuses. Et il se mettait vaillamment au travail, relatant, à l’intention de ses compatriotes, ses impressions sur une véritable famille française.

René lut toute la nuit.

D’abord il avait dévoré âprement les premiers chapitres de ce pamphlet, sans vouloir s’interrompre ; écartant, d’un geste nerveux, Luce qui l’interrogeait anxieusement, intriquée et apeurée en voyant quel effet lui produisait cette lecture.

La jeune fille considérait avec rancune ces caractères inconnus qui lui rappelaient l’écriture gothique ; elle avait beau se pencher sur l’épaule de son ami, elle ne pouvait découvrir ce qui le bouleversait si violemment dans ce livre ; eût-elle examiné indéfiniment ces pages mystérieuses qui semblaient la défier, en étalant sous ses yeux le secret de leur texte indéchiffrable.

À un moment, levant la tête, René surprit le regard désolé de Luce ; alors, il n’y tint plus, et, laissant tomber le volume, il commença de tout lui révéler.

Ensuite, il reprit sa lecture, lui traduisant au fur et à mesure les infamies qui le faisaient frémir d’indignation. Et ce fut un soulagement partiel pour René que d’exhaler à haute voix sa colère, de commenter devant un témoin cette œuvre de calomnie.

À l’aube, lorsque les deux jeunes gens se regardèrent — les paupières gonflées, la figure défaite, après cette nuit blanche et cette émotion — chacun ne songea qu’à plaindre l’autre, et oublia son propre mal.

— Ma pauvre Luce ! se dit René, Il est écrit que je ne pourrai jamais jouir de ta présence et de notre amour, sans qu’un obstacle vienne se jeter à la traverse.

— Si je n’avais pas acheté ce livre ! pensait Luce. Il serait encore heureux… Eh bien ! non : il vaut mieux qu’il sache. Et c’est grâce à moi qu’il est averti à temps.

La nature combative de la jeune actrice réagissait déjà. Elle refoulait courageusement les tentations de lâcheté le cri de son égoïsme déplorant le bonheur perdu. Gâchée, la belle semaine de tête-à-tête dans cet éden ; compromise, la commande de Mme Lafaille : cette cliente impatiente et malade n’admettrait point de contretemps à son projet… Qu’importe ! Il est quelque chose d’instinctif et de plus puissant que l’intérêt du moment : c’est le besoin d’agir avec dignité ; et ceux-là qui l’éprouvent sont ses nobles esclaves.

Luce dit spontanément à René, en osant le regarder sans faiblir :

— Comme ça va vous sembler bon d’aller gifler ce mufle, hein !… Ce sera le baume de votre blessure.

Le jeune homme la considéra avec gratitude. Il murmura :

— Merci… Vous êtes une petite amie brave et généreuse… Vous m’avez deviné et vous m’approuvez, au lieu de me navrer par des regrets superflus…

— J’ai l’habitude de regarder la vie en face…

— N’est-ce pas que j’ai raison de vouloir repartir tout de suite ? J’ai hâte de châtier ce goujat et j’ai la chance de savoir où le trouver, grâce à ce journal qui annonçait son arrivée…

— Oui. Allez prévenir Mme Lafaille et présentez-lui vos excuses… Moi, je bouclerai nos valises, en vous attendant.

Luce profita de l’absence de son ami pour sangloter à son aise, hoquetant les cris de révolte et de désespoir qu’elle avait dû réprimer tout à l’heure. Elle pleurait sur sa joie anéantie, sur la malchance persistante qui ajournait leurs projets ; car elle n’avait aucune appréhension, à la pensée d’un duel probable : elle aimait trop profondément René pour douter une seconde de sa supériorité. Elle avait la conviction naïve qu’il serait toujours victorieux des hommes, parce qu’il était l’homme le plus accompli et le plus valeureux qu’elle eût rencontré.

Tandis que Luce se livrait à ses réflexions, René reprenait le chemin parcouru la veille.

Devant la gaîté des choses, René sentit l’indifférence absolue qui entourait son malheur. Il perçut l’inanité de sa démarche : apprendre à Mme Lafaille l’événement qui effondrait le plan qu’il avait conçu ? Elle l’écouterait distraitement, en étrangère qui se souciait peu de lui ; puis, éclaterait en reproches, furieuse contre ce jeune homme, qui, à peine arrivé, sollicitait déjà un délai.

Alors, à quoi bon ?… Étreint d’une détresse immense à l’idée d’échouer à deux pas du port, René eut peur de renoncer à la vengeance immédiate, s’il était influencé à cette minute par ses préoccupations d’artiste. Il ne fallait plus songer à l’Arpète, s’il voulait se résigner au dur sacrifice de son ambition. Et, tournant le dos à Mont-Boron, par crainte d’une défaillance, il courut vers Nice en balbutiant d’une voix tremblante :

— Allons-nous-en… Allons-nous-en… Ça vaudra mieux !