L’Aventure de Jacqueline/2/6

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L’Aventure de Jacqueline (ré-édition d’Amitié allemande) (1914)
M. Vermot (p. 71-75).



VI


Il était plus de sept heures du soir lorsque René, revenant d’Enghien, sonna à la porte de son ami Paul Dupuis.

Le jeune architecte habitait avec ses parents, boulevard Raspail. Son père, le sculpteur animalier Marc Dupuis, aimait beaucoup René Bertin, lui ayant voué cette sympathie émue des vieux artistes pour les jeunes talents — qui console parfois des attaques maladroites où s’entre-déchirent les hommes d’une même génération.

Lorsqu’on annonça l’ami de son fils, Marc Dupuis ordonna qu’on fît entrer René, sans cérémonie, dans la salle à manger où ils commençaient de dîner.

Brusquement, le jeune homme bouleversé — qui venait de subir une de ces heures pénibles où il faut vivre, malgré soi, un événement inaccoutumé — se trouva introduit dans une atmosphère d’intimité bourgeoise dont la quiétude formait un contraste trop violent avec les affres qui le troublaient.

L’argenterie étincelait, les verres brillaient, les plats avaient un aspect engageant sur la table bien servie que les corolles électriques du lustre illuminaient de lumière gaie.

Mme Dupuis — une agréable quinquagénaire dont les paupières fardées et les cheveux acajou décelaient une recherche esthétique de femme d’artiste — proposait sans façon :

— Vous allez dîner avec nous, mon petit Bertin !

René se sentit faiblir ; il fallait qu’il se forçât à sourire et il avait un mal immense à mouvoir ses lèvres desséchées. Il contempla avec envie le bonheur de ces gens tranquilles.

Mais Paul Dupuis le délivrait — disant à ses parents quelques mots que René n’écoutait point — et l’emmenait au dehors.

— Eh bien ! questionna l’architecte. C’est arrangé ? Tu l’as vu ?

René lui raconta brièvement ce qui s’était passé. Tout en parlant, le jeune homme observait Paul Dupuis avec cette lucidité particulière dont nous jouissons durant les périodes de fièvre où notre intelligence semble décuplée. L’architecte était son intime. René le savait discret, sûr et dévoué. Cependant, Paul écoutait ce récit avec une sorte de désinvolture qui choquait presque son interlocuteur. L’intérêt que nous témoignent nos amis ne nous paraît jamais égal à celui qu’ils devraient nous porter.

L’attitude flegmatique de l’architecte fut profitable à René : au contact de cette amicale indifférence, il reconquit tout son sang-froid — alors qu’une assistance trop chaleureuse l’eût déplorablement attendri.

Les deux jeunes gens sautèrent dans une voiture et se rendirent chez Maurice Simon.

René Bertin, redevenu très maître de lui, exposa ses désirs à ses témoins : la rencontre fixée dans le plus bref délai, le duel au pistolet, les conditions les plus rigoureuses.

Il ajouta :

— Schwartzmann les acceptera… Je le présume… Il en a regardé d’une manière si singulière, presque repentante… Je pressens que ses témoins auront mandat de se conformer à vos exigences.

Maurice Simon — que son amour enragé de la réclame avait poussé jusqu’aux mystifications de la peinture cubiste — remarqua :

— Dame ! Ça va lui faire une publicité monstre, à ton Schwartzmann, ce duel à propos d’un livre… Il risquera volontiers sa peau pour vendre son bouquin.

René fronça le sourcil. La réflexion du peintre lui rappelait ses propres appréhensions : étant donnée la vogue de Hans Schwartzmann, cette affaire aurait un retentissement énorme. Il songea aux milliers d’individus que la malice d’un artiste cloua au pilori — personnages trop ressemblants d’un tableau de maître ; politiciens que harcela un roman à clé ; victimes d’un caricaturiste ; — et qui n’osèrent protester, ni poursuivre, ni se venger ; trop lâches, trop sages ou trop couards ; craignant l’opinion publique, injuste et redoutable, qui les eût couverts de ridicule et mis les rieurs du côté du coupable.

Il cherchait un expédient qui atténuât l’esclandre. Il déclara enfin :

— Il dépend seulement de la bonne volonté de Schwartzmann qu’il ne soit fait aucune allusion au livre, quand le bruit de notre rencontre se répandra… Je pense avoir un moyen de le contraindre au silence… Pendant son séjour à Paris, Schwartzmann avait fréquemment accompagné ma sœur dans ses sorties : son assiduité pouvait exciter la malveillance de notre entourage. Un jour, je lui en parlai, à mots couverts ; et Hans me répondit d’une façon bien inattendue, en sollicitant la main de Jacqueline — mais secrètement, de lui à moi, — et il invoquait, pour prétexte à ce mystère, l’opposition violente qu’un membre de ma famille apporterait à ses projets. Or, à cette époque, il était déjà fiancé : il avait l’intention de se marier ailleurs ; et il se jouait de moi, de ma confiance, afin de continuer d’étudier librement cette âme féminine et le milieu où Jacqueline vivait, pour s’efforcer de dérober ce cachet « très parisien » qu’il voulait donner à son futur roman. Mes amis, je vous demande d’invoquer cette unique raison, en l’abordant : il a manqué à sa parole envers moi… C’est une cause amplement suffisante. Vous ne mentionnerez pas son livre… affectez de l’ignorer.

René conclut pensivement :

— Il comprendra… Le rappel d’une indélicatesse qui, cette fois, si elle était connue, ne lui vaudrait aucun profit et l’entacherait de quelque honte, incitera Schwartzmann à se taire. Ce sera la classique formule des rencontres pour des motifs d’ordre privé.

Les trois jeunes gens se séparèrent, après avoir convenu que Paul Dupuis et Maurice Simon se présenteraient le lendemain, à midi, chez Schwartzmann.

René Bertin rentra boulevard Haussmann. Tandis que la voiture le ramenait à son domicile, il éprouva un léger malaise ; des tiraillements d’estomac : il constata qu’il avait faim, tout bêtement. L’heure du dîner était passée depuis longtemps ; et les émotions n’avaient pu influencer cet appétit de vingt-cinq ans. René en rougit, saisi de la honte stupide qui nous vient de ce préjugé que les nécessités naturelles sont des opprobres. Il lui sembla monstrueusement comique d’avoir envie de manger dans un tel moment.

Lorsqu’il fut arrivé devant sa porte, il aperçut de la lumière dans la salle à manger, dont les fenêtres donnaient sur le boulevard. Il maugréa :

— Allons bon !… Ils m’ont attendu.

La perspective de répondre aux multiples questions des siens, alors que des crampes l’angoisseraient à la vue d’un potage fumant qu’il devrait laisser, par décence, affola René.

Enragé contre cette chair exigeante qu’il nous faut toujours servir la première, aux dépens du reste, René se précipita dans une boulangerie comme on entre dans un mauvais lieu, et il dévora voluptueusement trois petits pains de gruau.

Puis, il remonta chez lui, tout confus de sa faiblesse, une fois sa fringale apaisée.

On l’accueillit silencieusement ; les visages exprimaient l’inquiétude et la consternation. Jacqueline se forçait à se taire, sachant que la plus grande preuve d’affection qu’elle pût donner à son frère était de le laisser en repos. Elle sentait qu’une chose terrible était malheureusement nécessaire : alors, à quoi bon déprimer, démoraliser René par des supplications et des plaintes superflues ? Elle songeait à Luce, qui se désolait toute seule en quelque coin, n’ayant pas même le droit de se mêler ouvertement à la tristesse commune, et qui, pourtant, avait vaillamment applaudi la résolution du jeune homme. Jacqueline voulut prouver à son frère qu’elle l’aimait aussi intelligemment que Luce.

René comprit. Il se félicita, à cette minute, de n’avoir plus sa mère. Les deux femmes qui le chérissaient actuellement — une sœur et une amoureuse — considéraient avant tout sa dignité d’homme. La mère ne voit que l’enfant, n’attache aucune importance à ses actes, et se croit le droit absolu de protéger à outrance cette vie qu’elle a créée.

Aimé Bertin salua son fils de cette exclamation : Ah ! Enfin…

La présence de René qu’il retrouvait le même en apparence, sans blessure, sans mal visible, suffisait à rassurer momentanément ce père optimiste et superficiel.

Le sculpteur murmura :

— Je vous demande pardon… Vous auriez mieux fait de dîner sans moi…

Il épia furtivement son grand-père, craignant ses questions douloureuses… Mais Michel Bertin, impassible, lui dit simplement : Mange, mon petit : tu dois avoir faim.

René eut les larmes aux yeux, sentant combien cette attitude révélait la subtilité et la compréhension du vieillard. Il enveloppa Michel d’un regard de gratitude : l’émotion que trahissait le tremblement imperceptible des lèvres et des mains de son grand-père rendait cette réserve encore plus méritoire.

Comme ils étaient proches l’un de l’autre, ce soir, et que cette impression était réconfortante…

Après un dîner morne, ils passèrent au salon, machinalement, pour obéir au rite familier.

René alluma la cigarette que lui tendait son père.

Alors, Jacqueline ne put se maîtriser plus longtemps ; et, s’approchant de son frère, elle chuchota anxieusement :

— Quand ?

Le jeune homme affecta d’examiner le cylindre bagué d’or qu’il allait porter à sa bouche ; puis, répondit d’un air détaché : Demain… ou après-demain matin, probablement.

Jacqueline gémit à voix basse :

— Ah ! mon Dieu !… Je voudrais déjà avoir passé ces deux jours… Ça va être horrible d’attendre, maintenant.

Michel et Aimé Bertin la regardèrent avec approbation : c’était leur sentiment même qu’elle venait d’exprimer. Attendre l’inévitable, dans l’inaction : la torture suprême !

Et ne pas pouvoir parler ; sentir qu’on eût supplicié ce garçon en prononçant des phrases inutiles et désolantes. On savait qu’il allait se battre le surlendemain. Que dire ? Chacun l’approuvait et l’enviait tout bas, celui qui avait le bonheur de courir le danger en personne, sans avoir à trembler pour la vie d’un autre.

Aimé Bertin considérait tour à tour ces visages navrés, ravagés de douleur contenue. La petite âme frivole du modiste tournoyait sous cette tourmente comme une feuille balayée par le vent ; elle s’agitait et s’affolait, toute désorientée, l’esprit en ébullition.

Aimé souffrait de voir son fils s’exposer à un péril imminent, car il l’affectionnait profondément ; mais il souffrait presque autant de subir la tristesse de cette soirée morose.

Le modiste éprouvait à la manière des enfants — dont il possédait la nature ingénue et primesautière ; — ses impressions se percevaient très vives et très ardentes, sans qu’il pût les mettre au point : un grand chagrin ou un petit bobo lui faisaient pousser des cris semblables.

Soudain, l’effervescence de ses sentiments lui suggéra une injustice d’homme faible.

Il s’écria, avec véhémence :

— Ah ça ! René, tu pourrais bien nous dire quelque chose… Ne comprends-tu pas que cela nous soulagerait ? Tu as vu Schwartzmann, tu l’as provoqué… Nous n’aurions pas osé te persécuter de questions, mais ton rôle est de nous raconter les détails…

— Plus tard, papa… Demain… Laisse-le se reposer, murmura Jacqueline.

Les nerfs crispés, le modiste répliqua d’un ton irrité :

— Dans tout cela, moi, je n’ai rien fait ; et c’est moi qu’on rend malheureux. Car, vraiment, mes enfants, ce qui arrive est de votre faute… En parliez-vous, de votre Schwartzmann !… En jouiez-vous, du grand homme !… Moi, je m’étais toujours défié : tu te rappelles, Jacqueline ?… Quand il est venu pour la première fois au magasin. J’ai été très froid… Je lui ai dit : « Bonjour, Monsieur : je suis ravi… Vous m’excusez : je suis forcé de vous quitter… On me réclame de tous côtés… Eh bien ! Était-ce engageant cela ?… Je vous en fais juges. Seulement, ensuite, vous attirez ce monsieur chez moi, vous imposez sa présence ; et je laisse aller les choses, par indulgence : je n’aime pas à contrarier mes enfants. Résultat : ce monsieur écrit un roman sur moi, tourne ma profession en dérision, invente des calomnies sur notre compte… Rien ne serait arrivé si René s’était contenté de le fréquenter au dehors, si Jacqueline ne s’était pas jetée à sa tête… Car tu t’es jetée à sa tête, tu as été coquette avec lui. Vous sortiez toujours ensemble : tu étais si glorieuse de l’exhiber… Naturellement, il t’a courtisée : était-il momentanément subjugué par ta beauté, céda-t-il à un élan passager ; ou bien, se souciait-il uniquement d’étudier ton caractère, se figurant voir ce qu’est le masque d’une Parisienne à travers son lorgnon teuton ? Lui seul le sait… Toujours est-il que ton inconséquence nous a tous compromis. C’est toi qui l’a introduit dans notre intimité, qui as encouragé ses desseins secrets en répondant à ses avances… Et s’il arrive quelque chose à ton frère, tu pourras te dire que tu…

— Aimé !

Michel Bertin interrompit violemment son fils. Il lui désigna Jacqueline et René qui, enlacés l’un à l’autre, écoutaient leur père avec la même détresse silencieuse, le même geste des mâchoires contractées pour retenir les sanglots, le même regard de reproche vers le vieil enfant terrible qui les martyrisait inconsciemment.

Alors, Michel Bertin déclara lentement :

— Tu n’as pas le droit de parler ainsi. Moi seul aurais pu les blâmer, et tu sais bien pourquoi, Aimé… Et ton fils l’a senti également : son premier regard a été pour moi, tout à l’heure… Eh bien !… Qu’ai-je fait ? Je me suis tu… Imite mon exemple. J’ai l’horreur des Kassandras qui rappellent leurs prédictions, lorsque l’augure s’est réalisé. L’expérience est une conquête que nous faisons à l’aide de nos yeux, de nos bras et de nos gestes… ce ne sont jamais nos oreilles qui l’acquièrent. Nous ne l’apprenons pas : nous la prenons… À quoi servaient mes avertissements ? À quoi serviraient mes doléances ?… Mon impuissance s’est efforcée de prévenir les événements… Aujourd’hui qu’ils se sont produits, je ne les déplore point : je me réjouis… Regarde ton fils : est-ce le galopin de naguère qui nous débitait de belles tirades creuses sur la fraternité des races ?… Il est sombre, il a vécu ; il sait souffrir avec dignité ; il ne bavarde plus, mais il agit bien… Et tu as le cœur de te lamenter quand, au contraire, il faut lui crier : « Bravo, mon petit gosse ! Tu prouves que tu es d’un bon sang, que tu appartiens à cette élite de braves gens dont les bêtises mêmes finissent en beauté… » Ton fils a grandi, Aimé.

Le modiste considéra son père sans comprendre ; sa nervosité s’exaspéra. Il clama :

— Je m’en fiche, moi, de tout ça !… J’ai du chagrin, papa…

Et, saisissant la tête de son fils entre ses mains, Aimé Bertin l’étreignit en gémissant avec désespoir :

— Mon petit René… Mon petit René… J’ai peur qu’on ne te fasse du mal !…

— Eh bien ! et moi… Crois-tu que je n’en aie pas, du chagrin ? murmura doucement le grand-père.