L’Aventure du colonel Fournier et la mystérieuse affaire Donnadieu/03

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L’Aventure du colonel Fournier et la mystérieuse affaire Donnadieu
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 518-562).
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CONSPIRATEURS ET GENS DE POLICE

L’AVENTURE DU COLONEL FOURNIER
ET LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DONNADIEU

TROISIÈME PARTIE[1]


I. — UN TROP HABILE HOMME

Parmi les maisons de jeu, « parties de société » ou simples « étouffoirs » qui, en 1802, abondaient au Palais-Royal, le Salon des Arcades était un des tripots les mieux achalandés. Moins bruyante que le fameux numéro 113, moins publique, moins encanaillée, cette académie du pair et de l’impair s’était acquis un certain renom d’élégance. Le passé nobiliaire de son tenancier, ancien garde d’Artois, les belles manières de ses croupiers, presque tous nés gentilshommes, y attiraient de préférence les jeunes et les vieux messieurs de l’ex-noblesse. Rentrés depuis peu à Paris et s’y ruant vers le plaisir, ces porteurs de perruques et de catogans s’attablaient volontiers sous les bougies de l’attrayant salon. Ils y venaient quérir des émotions plus vives qu’en un bégueule hôtel du faubourg Saint-Germain : la roulette ou le trente-et-quarante, l’amour sans madrigal et sa conclusion immédiate. Jour et nuit, en effet, autour des tapis verts déambulaient d’engageantes citoyennes, Paméla court vêtues ou Cydalise très retroussées, toujours en mal d’argent, toujours en quête de banquiers bénévoles. Aussi, maison des plus folâtres, avec ses coins et recoins galans, ses cabinets privés et ses discrets boudoirs, le Salon des Arcades avait une clientèle de choix... La Fortune et l’Amour ! C’était le paradis des pontes.

Chaque soir, on voyait entrer dans ce brelan modèle un homme d’assez haute taille, quadragénaire aux cheveux châtains, à la face rasée, rougeaude et brûlée par le hâle, à l’air paterne, à la tournure vulgaire, mais à l’œil futé, curieux, observateur. Musardant d’habitude et vaguant par les salles, rarement ce personnage risquait sur un tableau son écu de cent sous ; de préférence, il regardait. Il regardait en sage les amusantes physionomies de tant de brusqueurs de fortune, connu d’eux et les connaissant, échangeant d’amicaux sourires, et souvent, tout aimable, s’en allant consoler quelque joueur malheureux. Alors, au buffet du tripot, devant le guéridon de marbre on dégustait ensemble le moka, la bière allemande, ou la « glace au beurre, » et l’on conversait. La causerie politique semblait être une des manies de ce flâneur. Il bavardait avec esprit, jovial, caustique, toujours très au courant des mille pati-pata qui circulaient en ville. Du reste, admirant peu le gouvernement consulaire, il exprimait avec franchise son aversion pour Bonaparte. Sa verve triviale, son amusant bagout, s’épandait bruyamment sans souci des mouchards, et même, en son dédain pour les cachots de Pélagie, il osait se permettre d’enthousiastes dithyrambes célébrant les Bourbons : un partisan du Roi, assurément !... Les royalistes, habitués du Salon, lui faisaient donc d’affables risettes : Dossonville, ce bon, cet excellent Dossonville ! » ou bien encore : « le vaillant, le chevaleresque monsieur d’Ossonville ! » Et volontiers, le cher homme se laissait ainsi anoblir.

Issu, pourtant, de la plus infime roture, croquant beauceron, fils d’un villageois d’Auneau, ce monsieur tant cajolé par les ci-devant avait exercé jadis de peu nobles métiers. Sa vie passée n’était qu’une extravagante aventure, qu’un bizarre, pittoresque, voire picaresque roman. Laquais d’abord, plus tard limonadier, puis devenu policier de la République, Jean-Baptiste avait naguère été un personnage parmi les citoyens à « souliers pointus, » un agent d’importance dirigeant les exploits de la Rousse, Sa police, toutefois, s’était pratiquée de fantasque manière, — perfide, fraudeuse, félone au gouvernement qui la salariait. Fonctionnaire de la Nation, mais la desservant sans vergogne, travaillant de préférence avec les conspirateurs monarchiens, l’inspecteur général Dossonville avait su empocher à la fois les assignats de la République et l’argent clandestin du Roi : c’était une âme indépendante, un irrégulier dans son art, un pur romantique, un esthète. Fin limier, néanmoins, ayant du flair, osant braver les mauvais coups et s’étant acquis du renom par maintes périlleuses prouesses !... Mais, dit un vieux dicton, « tel cuide engeigner les autres qui s’engeigne soi-même ! » A force de biaiser et de ruser, de mentir et de trahir, ce malin s’était fait briser par un autre malin : au Dix-huit Fructidor, on l’avait arrêté. Barras, beau connaisseur en gredineries, avait donc déporté Dossonville dans les marais de la Guyane, expédié l’aigrefin aux moustiques de la fièvre jaune, fabriquant ainsi un martyr...

Le martyr toutefois n’avait pas été d’humeur à coloniser les cimetières : certain soir il s’était échappé. Oh ! une évasion mémorable, une fuite héroïque, tout un drame traversé par d’effarantes péripéties, sur un frêle canot, dans les immensités de l’Océan, en compagnie de Pichegru et d’autres gens d’audace. Et voici qu’après une longue absence, la victime de Barras venait soudain de reparaître à Paris, Maintenant, puissance déchue, épave des tourmentes politiques, sans fortune, sans fonctions de l’Etat, le héros, le martyr, vivotait pauvrement au quartier du Mail, traînant ses jours d’ennui de café en café, s’asseyant chaque soir au Salon des Arcades. Il affichait, d’ailleurs, d’exaltés sentimens royalistes, et devenu disert, verbeux, grand discoureur, pérorait sans aucune retenue. Ses amis d’autrefois l’avaient aussitôt fréquenté, lui prêtant de l’honneur, croyant à son génie. Or, trop fertile cerveau, cœur sans gênans scrupules, l’inventif Dossonville faisait en ce moment l’odieux métier d’agent provocateur...

Il arrivait d’Autriche, sorti récemment de la prison d’Olmutz, et reparti en guerre pour de nouveaux exploits. La malchance, en effet, semblait s’être, un instant, attachée à ses grègues : accusé d’escroquerie, convaincu de chantage, il avait subi dans une citadelle un déplaisant séjour. Le cabanon d’une forteresse, succédant à la paillotte d’un marigot, aurait dû, ce semble, assagir l’effronté chercheur d’aventures ; mais maniaque de l’intrigue, il était né incorrigible... A Vienne, Dossonville s’était donc entendu offrir un séduisant emploi de ses talens. L’ambassadeur anglais, Minto, diplomate coutumier de savantes roueries, avait chèrement acheté le savoir-faire de ce maître-gonin. Détestant Bonaparte et pratiquant la haine à la façon de Pitt, le noble lord s’était promis d’envelopper Boney dans le réseau d’un subtil espionnage, de pénétrer le mystère du Cabinet des Tuileries, et d’en soutirer les secrets politiques. Aussi, d’affriolantes propositions à Dossonville : « Parlez pour Paris, et là organisez-moi une agence ; machinez une contre-police, achetez les rapports destinés au Consul, prenez-en des copies et envoyez-les-moi. Mandat de confiance et superbe mission ! Je vous ouvre un large crédit... »,

Accepté !... Mais à peine installé dans la rue des Petits-Carreaux, le missionnaire s’était pris à réfléchir : « Pourquoi ne pas dépenser les guinées du milord au seul profit de Bonaparte ? Un double gain, ma foi !... l’argent d’Albion et la faveur du Corse !... » Idée vraiment sublime ! — et le mandataire de confiance était allé se dénoncer soi-même à l’un de ses anciens amis, le consul Cambacérès. Ce gros homme qui, moins voluptueux, aurait pu devenir un grand homme, avait l’esprit délié, le cœur sceptique et la morale accommodante : il comprit et voulut présenter aussitôt Dossonville à Bonaparte...

Conscience à vendre, l’agent de lord Minto n’avait pas déplu. En son cruel mépris de l’âme humaine. Napoléon récompensa souvent les vilenies, quand elles étaient utiles à sa personne, profitables à son ambition. Mais rémunérant un coquin, il le voulait d’une coquinerie parfaite, sans défaillance dans ses pratiques, ni répugnances pour son métier. Il crut avoir trouvé chez le personnage que patronnait Cambacérès l’âme damnée dont il avait besoin. Duper l’insidieux Minto et, en échange de ses pounds, lui fournir force balivernes parut à Bonaparte une amusante combinaison. Et puis, ce Dossonville pouvait lui être utile d’une autre manière...

Depuis quelque temps l’ombrageux Consul avait en suspicion son ministre de la Police. Il se méfiait, — non sans raison d’ailleurs, — de l’homme au teint blême, aux yeux sanglans, aux lèvres menues, au sourire bridé, à la tournure chafouine d’un frère Cordon sans froc, et d’où s’exhalaient d’étranges relens d’astuce, toute une puanteur d’hypocrisie. Il le voulait tenir en surveillance occulte, sous un regard « insoupçonné, » pour employer l’effrayante expression qu’affectionnait Fouché. Faire espionner la vie du grand maître de l’espionnage, lancer à ses trousses un mouchard qu’il ne connaissait pas, servir à ce menteur un plus menteur que lui, sembla encore à Bonaparte une ingénieuse machination : il avait donc pris Dossonville à l’essai… Glorieux d’un pareil rôle, l’« observateur » s’était mis en besogne. Il avait recruté une remuante cohorte d’auxiliaires, d’amateurs faméliques : ci-devant marquis, croupiers de maison de jeu, ex-comtesses tombées dans la galanterie, prêtres sans presbytère et devenus escrocs, — royalistes de choix que secondaient d’ailleurs des jacobins d’élite. Et tout en fréquentant le Salon des Arcades, le zélé citoyen travaillait à rage. Inlassable épistolier, il prodiguait sans fatigue sa prose délatrice ; conseils, avis, dénonciations allaient s’entasser, chaque matin, dans les cartons verts de Davout : deux cents rapports en quatre mois !…

Cette ferveur de néophyte commençait, toutefois, à s’attiédir. Dossonville avait espéré beaucoup plus qu’il ne recevait, et la faveur de Bonaparte se faisait trop attendre. Il devinait du reste que ses brillans rapports agrémentés d’histoire, de politique et de philosophie, étaient jalousement étouffés par Davout. Sa gloriole en souffrait. Maintenant, dans l’horizon borné de son modeste logis, l’infortuné se sentait mal à l’aise. Ne recevant du Palais consulaire que d’assez rares gratifications, l’agent double éprouvait déjà une fâcheuse disette d’argent ; ses amateurs lui coûtaient cher, et le banquier Minto ménageait ses largesses. D’âpres concupiscences faisaient, de plus, souffrir ce besogneux. Très infatué de son mérite, il caressait les longs espoirs et les vastes pensées ; d’absurdes convoitises, de folles visions hantaient cette ambitieuse cervelle : habit de conseiller d’État, uniforme de préfet de police, voire hôtel de ministre !… Et pourquoi non ? se disait-il. Le préfet Dubois, jadis vulgaire chicaneau au Châtelet, le ministre Fouché, autrefois petit pion chez les Oratoriens, avaient-ils plus de sang, de naissance, de noblesse que Jean-Baptiste Dossonville ? Et quant au génie… La correspondance de ce personnage est un bien curieux document de psychologie policière. Jamais la vanité humaine ne s’étala aussi naïve qu’en les pédantes délations fignolées par ce fourbe, et jamais barigel ou inquisiteur de la foi ne crut plus candidement avoir, par son astuce, bien mérité de son prince, de son Dieu.


Tel était le grand homme de police à qui La Chevardière venait de faire visite. Ils se connaissaient. En des camps opposés, ils s’étaient, sous le Directoire, férocement combattus, malmenés cruellement. Mais, au dire des philosophes, les haines politiques désarment très vite ; seules, affirment-ils, les rancœurs littéraires ne pardonnent jamais. Policiers, autrefois, tous deux, et tous deux, à présent, fruits secs du même panier, ayant consciences pareilles comme appétits semblables, Dossonville et La Chevardière s’étaient réconciliés... Or, l’affaire qu’apportait le nouvel ami paraissait vraiment magnifique. Complot, projet d’assassinat, menaçant triomphe de l’anarchie, — le tout sous les regards aveugles de Dubois, encouragé peut-être par le félon Fouché, quelle aubaine !... Il fallait néanmoins grossir encore L’affaire, l’ « engraisser, » puis la transformer en quelque chose d’énorme : opération aisée dont se chargeait l’inventif Dossonville. Au reste, il se flattait d’en tirer pour lui seul gloire et profit. Part à deux ? Oh ! non pas : le jacobin avait pelé la figue ; le royaliste prétendait la manger. Mais il avait compté sans le camarade : l’homme à l’habit gris perle n’était pas citoyen à se laisser ainsi duper.

Ce même jour, 13 floréal, Dossonville s’en allait sonner à la porte du général Davout : il n’avait pas amené La Chevardière.


II. — « ENGRAISSEMENT » DE L’AFFAIRE

Le pavillon qu’occupait aux Tuileries le commandant des grenadiers de la Garde était situé sur le terre-plein qui domine encore aujourd’hui la terrasse des Feuillans. Il s’élevait, isolé, au-dessus des ondulantes ramures de l’humide jardin, et seul un tortueux escalier descendant vers la Place de la Concorde rattachait au mouvement de la Ville la solitude d’un tel réduit. Encadrée d’odorans parterres, blottie dans les branchages de vieux filleuls, cette maison ressemblait plutôt à une aimable gloriette, discret abri de rendez-vous galans, qu’à un bureau de police politique toujours ouvert aux délateurs. Mais la riante chartreuse était fort bien située pour son odieuse destination. Chaque soir, dès qu’une ombre propice estompait les Tuileries, quelque furtive silhouette se glissait dans le pavillon de mystère : c’était celle d’un dénonciateur. Des civils et des militaires, des gens de la finance, des lettres ou de la robe, fournissaient d’habitude l’abjecte clientèle de l’officine à trahison, dilettantes pour le plus grand nombre, et travaillant surtout par seul amour de l’art. Le Directoire avait pourri la France, et sous le Consulat, comme un restant d’ulcère, le goût de l’espionnage infectait encore les consciences.

La journée du 13 floréal devait être déjà fort avancée quand Dossonville pénétra dans la mignonne maison policière ; son chef le reçut aussitôt, et l’entretien commença.

Sec et dur, concis et cassant d’ordinaire, Davout devenait parfois abondant discoureur, et son langage imagé ressemblait peu, alors, à la rhétorique d’un Fontanes. Lorsqu’il parlait de Bonaparte, son admiration s’exaltait. Un amateur de belles-lettres, son contemporain et d’ailleurs l’un de ses « confidens, » le bon jeune homme Année, nous a transmis un spécimen de cette pittoresque éloquence : « Bonaparte !... jour et nuit, ses pensées n’appartiennent qu’à la France. Jeune encore, il a renoncé aux plaisirs de son âge, aux douceurs de cette vie privée qui a tant de charmes pour lui, et se consacre tout entier à des labeurs sans fin et sans mesure ! Il ne se contente pas de donner à tous l’exemple de travaux assidus, il leur donne également celui des bonnes mœurs. Aucune femme ne fait avec plus de grâce et d’affabilité que Mme Bonaparte les honneurs d’un palais ; mais ni vous ni moi ne convoiterions l’honneur de sa couche : chaque soir Bonaparte y repose... »

Davout gratifia-t-il d’un aussi beau lyrisme le sceptique et narquois Dossonville ? La chose est improbable. En son culte pour la discipline et son horreur des importans, l’altier personnage avait toujours tenu ce sous-ordre à distance. Il le jugeait insubordonné, trop fantaisiste, grand faiseur d’embarras, voulant profiter à lui seul de ses trouvailles, et devinait un ambitieux qui désirait le supplanter. La manie qu’éprouvait cet informateur à ratiociner comme un monsieur d’Académie, à disserter, dans ses rapports, sur les monarchies et les républiques, le « despotisme des palais » ou « la tyrannie de la rue, » lui semblait ridicule, et volontiers il jetait au rebut tout ce fatras philosophique... Il écouta donc avec méfiance le récit d’un gaillard qu’il savait forgeur de mensonges. Au nom de Donnadieu, le général se rebiffa,.. « Conspirateur et assassin, son protégé ? Invraisemblable ! Accusation absurde, même déplaisante pour le protecteur ! Un brave garçon, un cœur loyal, son Donnadieu ! Davout le connaissait ; Davout en répondait ! Au surplus, l’homme incriminé avait, depuis longtemps, quitté Paris. »

Déçu dans son espoir, mortifié en son amour-propre, l’informateur sortit, dépité. Mais à peine se fut-il éloigné que soudain son intraitable chef ressentit de vagues inquiétudes... « Après tout, ce cher Donnadieu n’était pas toujours un modèle de sagesse ! Peut-être avait-il commis force sottises nouvelles, peut-être aussi connaissait-il quelque vilaine histoire qu’il avait perfidement celée à son protecteur ! En tout cas, mieux valait avertir Desmarest... » Davout envoya donc d’urgence un pressant avis au chef du « Bureau particulier, » directeur des « Affaires secrètes, » et l’alter ego du ministre Fouché. Il s’adressait à un fort habile homme. Nul artiste de police, — nous le verrons bientôt, — n’avait plus de maîtrise que cet ancien curé pour pressentir et confesser, mettre à nu et bien « cuisiner » une conscience pécheresse.

Mais le hautain Davout avait eu grand tort d’humilier ainsi Dossonville. Il dédaignait par trop l’astucieuse assistance d’un pareil aigrefin, et n’en soupçonnait pas la belle science de gibecière. Bien qu’assez brutalement éconduit, le madré citoyen ne pouvait renoncer au jeu d’une attrayante partie. Il sentait qu’à cette heure la volage Fortune lui faisait d’agaçans sourires, et le galant la voulait posséder. D’ailleurs, les injurieuses méfiances du général Davout laissaient indifférente son âme philosophique...

Tout en regagnant sa rue des Petits-Carreaux, cet homme d’esprit délié raisonnait... Et d’abord Donnadieu avait-il réellement quitté Paris ? Non ! il avait dû conter une bourde à son général. Le dragon, au dire de La Chevardière, logeait dans la maison meublée que dirigeait Sergent-Marceau. Eh bien ! on irait prendre l’air de la gargote politiquante, on y demanderait à voir Donnadieu, on causerait avec l’officier, on saurait bien, — que diable ! — lui soutirer ses grands et ses petits secrets ! Un jeu d’enfant pour un causeur habile, et mordieu ! l’on était habile !

Rentré chez lui, Dossonville se déguisa. Habitué à ces sortes d’expéditions, il ne répugnait pas aux savans « camouflages, » aux ingénieux costumes de cache-museau. C’était un psychologue, et nous connaissons le détail de son subtil accoutrement : bicorne, polonaise, bottes hongroises, cravache de maquignon : à officier de cavalerie, marchand de chevaux pour visiteur !... Attifé de la sorte, il se mit en campagne.

Le soleil déclinait, et le crépuscule embrumait déjà le quartier du Mail, quand l’explorateur pénétra dans la rue du Sentier. La venelle, si tranquille d’ordinaire, était animée, ce soir-là : sur les cailloux de son pavage et devant la maison meublée stationnaient des citadines, des fiacres, des cabriolets... « Tiens, tiens ! qu’était cela ? » Cela, c’étaient les locatis, voitures de citoyens en visite chez Sergent, les sapins des amis, assidus aux réceptions de la divine Emira. Mais Dossonville s’était forgé bien vite une autre hypothèse, et, soupçonneux, il se glissa dans la cour de la pension bourgeoise...

Assise devant le perron de l’hôtel, la concierge avait l’air d’en défendre l’entrée : le maquignon l’interpella ;

— Le commandant Donnadieu ?

— Il ne loge plus ici.

— Bah !... Aurait-il quitté Paris ?

— Je l’ignore.

— Donnez-moi donc sa nouvelle adresse.

Cette fois pour seule réponse un haussement d’épaules... Vraiment trop peu bavarde, la citoyenne, dressée par son propriétaire à se méfier des questionneurs : maison évidemment suspecte !

— Vous demandez le commandant ? interrogea soudain un jeune monsieur qui avait entendu le colloque... C’était un citoyen d’assez pauvre apparence, mais dont la mise prétentieuse et la voyante toilette rappelaient les belles façons du séducteur La Chevardière. Même élégance en son habit gris perle, fatigué pourtant par un long usage ; pareille coiffure adonisée ; semblables « nageoires » assassines : un singe assurément du Brummel jacobin... Désireux de connaître le nom d’un tel olibrius, Dossonville fit semblant de s’être mépris... « La Chevardière ?... » Mais l’autre aussitôt rectifia : « Non : Brière, Alexandre Brière ! ami de Sergent-Marceau et secrétaire de Donnadieu... »

Il paraissait fort ennuyé, ce secrétaire de Donnadieu. La vue de l’homme à polonaise avait effarouché le candide garçon ; il voyait en ce faiseur d’enquêtes un créancier donnant la chasse à son ami ; peut-être un garde de commerce, un recors déguisé qu’il devait à tout prix éconduire. Le trouble de ce naïf intrigua Dossonville :

— Puisque vous connaissez le commandant, apprenez-moi sa nouvelle adresse ; j’ai besoin de lui parler à l’instant.

L’autre eut comme un geste d’effroi :

— Impossible !... Il ne pourrait vous recevoir !... Son temps est pris !... Besogne urgente ; affaire de la plus haute importance !...

Brière faisait le mystérieux, avait l’air de tenir un secret d’Etat, et son langage embarrassé ressemblait fort à un aveu. Dossonville n’avait plus maintenant aucun doute... Oui, Donnadieu se cachait ici, dans cette maison trop bien gardée, et conférait, en ce moment, avec d’autres conspirateurs, ses complices !...

— Votre nom, citoyen ? interrogea brusquement Brière.

— Mon nom ?... Je suis un camarade de Donnadieu, l’un de ses compagnons à l’armée d’Italie.

— Oui, oui... Mais votre nom ?

— Eh bien !... Turgot, ancien officier d’ordonnance du général Augereau.

— Du général Augereau ?... Oh ! alors, je devine !

Il avait deviné sans doute quelque message aimable pour Donnadieu : invitation joyeuse, repas d’amis, punch à la hussarde, peut-être déjeuner où daignerait s’asseoir ce bon vivant d’Augereau. Mais Dossonville avait compris tout autre chose. En prononçant le nom du général, l’agent provocateur avait tendu un piège, et l’ingénu Brière s’y était, croyait-il, laissé prendre... Ah bah ! Augereau, l’espoir des Jacobins, jouait un rôle dans la conspiration ! Quelle découverte !...

Au surplus, porte fermée ; visage de bois !.. Satisfait, cependant, de son expédition, Dossonville allait quitter la place, quand soudain un cabriolet pénétra sous la porte cochère, puis tourna dans la cour. Un homme en descendit qui, habitué de la maison, entra sans se faire annoncer.

— Un tribun !... dit aussitôt Brière à la concierge... Et plantant là son maquignon, le secrétaire de Donnadieu courut rejoindre ce visiteur.

Ils étaient mal notés dans les bureaux de la police consulaire, ces inutiles bavards, membres du Tribunat. Bonaparte, — il ne s’en cachait guère, — supportait mal l’opposition mesquine de ces énervans discoureurs, leurs sournoises ou hargneuses critiques, les voltairiennes espiègleries de « papa » Andrieux, les épigrammes de pince-sans-rire, à l’usage de Benjamin Constant, ou les ronflantes périodes du toujours sublime Marie-Joseph Chénier. Exclus depuis deux mois de leur Tribunat, et remplacés par des gens moins frondeurs, les plus agités d’entre ces opposans continuaient toutefois leur agaçant manège, — censurant, brocardant, dénigrant le Consul, se posant en victimes et criant au martyre. Or Bonaparte prêtait trop d’importance à des importans sans audace, et s’imaginait, bien à tort, qu’ils travaillaient dans l’ombre à machiner quelque révolte...

Voilà ce que n’ignorait pas Dossonville, et le mot « tribun » l’avait de nouveau mis en joie... Peste ! un tribun parmi les conjurés ! Mais alors ces voitures qui stationnaient devant la maison y avaient dû amener force et force tribuns !... Quelle autre superbe trouvaille, et quel rapport à rédiger !... C’était, nous l’avons dit, un psychologue, cerveau fertile en inductions osées, et qui de l’analyse savait s’élever jusqu’à la synthèse.


Le soir même, il se dépêcha de libeller un avis menaçant Donnadieu se cachait à Paris ; Sergent-Marceau recelait ce complice ; le général Augereau avait connaissance de la conspiration, et plusieurs des anciens tribuns s’y trouvaient compromis... L’affaire ainsi corsée prenait vraiment une fort belle apparence. Dossonville savait, d’ailleurs, en quelles mains déposer son rapport. A défaut du malveillant Davout, il comptait parmi ses protecteurs un puissant personnage : le citoyen « secrétaire du Conseil d’État des Consuls. » Dévot adorateur de Bonaparte, son familier et son confident, ce secrétaire d’Etat, Hugues B. Maret, passait pour être un fin lettré, noble amateur du beau langage, Mécène recevant à sa table maints nourrissons des Muses, digne, au surplus, grâce à de tels dîners, de s’asseoir dans un fauteuil académique. Le Mécène aimait du reste avec ferveur les choses de la police, tenait sa porte ouverte aux informateurs du grand monde, et ancien diplomate, faisait souriant accueil à tous les indiscrets de bonne volonté... Ce fut donc à cet aimable citoyen qu’en la matinée du 14 floréal, Dossonville remit son rapport. Sûr désormais d’être lu, compris, apprécié par le Premier Consul, il attendit avec confiance les résultats de son habile enquête...

Mais déjà La Chevardière avait pris les devans, et jouait un tour pendable à son compère et camarade. Un troisième personnage, frais débarqué d’Egypte, s’occupait à présent du complot : l’affaire, par deux fois « engraissée, » prenait une envergure énorme.


III. — ABDALLAH MENOU

Depuis quelques jours, les garçons boutiquiers de la rue Céruti et cette nombreuse valetaille, — laquais, chambrières, heiduques, chasseurs, — qui pullulaient dans les somptueuses maisons d’un quartier à la mode, étaient en liesse et s’émerveillaient. Ils se croyaient à la Courtille, un soir de mascarade. Postés sous les fenêtres d’une auberge en renom, l’élégant Hôtel de l’Empire, ces curieux et ces « gobe-mouches » échangeaient des lazzis, se contaient des calembredaines. Un spectacle les attirait, parade assurément joyeuse : l’hôtellerie parisienne recelait une princesse des Mille et une Nuits ! Dans sa cour ou devant sa porte, on pouvait reluquer des négrillons nubiens, aux clinquans oripeaux, à la mine ahurie, et leur falote tournure divertissait Lisette, faisait bouffonner Frontin. Mais le pacha, maître et seigneur de ces gens à tarbouch, le sérasker Abdallah Jakoub était, ainsi que sa famille, curiosité plus rare encore...

Ghiaour devenu musulman, aucunement circoncis, il est vrai, mais ayant à l’appel des muezzins adoré l’Allah du Prophète, — ce croyant au « Dieu qui est Dieu » s’appelait, de son nom d’infidèle, le citoyen Menou, général de la République. Il arrivait d’Egypte, amenant à Paris une funambulesque smala. Sa femme, gentille Mauresque, achetée dans un hammamât de Rosette, et fille d’un maître de bains, amasseur de bakchichs, avait conservé la toilette en usage au harem maternel. Madame la générale portait encore les culottes bouffantes, la veste soutachée d’or, le voile rabattu, coupé par une œillère. Des enfans, progéniture bistrée, étaient nés de cette étrange union, et Sidi Abdallah leur père avait choisi pour gouvernante une esclave, négresse du Soudan. Aussi, l’amusant étalage de cette turquerie ébahissait la badaudaille qui demandait, goguenarde, à voir la mystérieuse sultane du trop naïf mamamouchi.

Il était pourtant peu naïf, cet Abdallah Menou, enfanté à Boussay-lès-Preuilly, au pays rabelaisien de Touraine. Roué de l’ancien régime, mais transmué en un malin de la République, il avait de la naissance ; baron très authentique, naguère député de la Noblesse aux États généraux, et maréchal de camp dans les armées du Roi. La grande Faucheuse, toutefois, s’était montrée accorte avec l’impur aristocrate, car elle ne lui avait « raccourci » que le nom. Plus chanceux qu’un Custine, qu’un Biron ou qu’un Beauharnais, Menou, malgré sa « particule, » n’avait donc pas courbé la nuque sous la « machine à égalité. » Un prudent étalage de sans-culottisme, d’effrontées professions de foi : « Capet m’a toujours fait horreur... ; pour moi l’insurrection est un dogme !... » surtout de puissantes amitiés montagnardes l’avaient préservé de la guillotine ; même, fanfaron de jacobinisme, il était devenu l’un de ces favoris qu’avantageait la Convention. Etoiles de divisionnaire, fonctions de général en chef, commandement de l’Armée de Paris, mentions flatteuses, sabres d’honneur, « armure complète, » elle avait tout prodigué à ce renégat de son Roi, renieur aussi de son blason...

Agé, en 1802, d’environ cinquante ans, mais portant beau encore, — avec sa face rasée, ses joues grassouillettes, ses lèvres sensuelles, son nez busqué, son front fuyant, ses cheveux poudrés à frimas, Jacques-François de Menou, baron encanaillé, ressemblait à quelque pastel de La tour. L’aisance de ses nobles manières, son parler ironique et choisi, sa hautaine affabilité, sa religion à la d’Holbach, le débraillé de ses mœurs et le libertinage de sa conduite, ses amours excentriques, son goût pour les comédiennes aussi vif que pour les Mauresques, le chiffre élégant de ses dettes que, du reste, il ne payait pas, et aussi son impétueux courage, son mépris du danger, ses coups de sabre à la façon d’un La Tulipe lui eussent acquis un superbe renom au temps des Châteauroux et des Pompadour. Mais il en était autrement dans la France de l’an X, parmi des camarades, fils de pacans et gagneurs de batailles. Le ci-devant, aux airs d’aristocrate, offusquait leur rusticité, et ils se gaussaient d’un soldat qui ne savait pas vaincre. Jamais, depuis les jours des Clermont et des Soubise, plus incapable militaire n’avait porté l’uniforme français. Tous les combats qu’avait livrés Menou s’étaient pour lui terminés en défaites ; battu en Vendée, et battu encore en Afrique, il était le fuyard des Ponts-de-Cé, de Vihier et de Saumur, le vaincu d’Aboukir, du Camp des Romains, d’Héliopolis, d’Alexandrie. Successeur en Égypte de Bonaparte et de Kléber, il venait de capituler, de livrer aux Anglais tous les grognards de l’épopée fabuleuse : grenadiers, abatteurs de mameloucks dans les sables des Pyramides ; dragons, sabreurs de janissaires sur les pentes du Mont-Thabor ; hussards ayant gravé leurs noms dans les temples de la Thébaïde. Un désastre ! La terre par elle tant convoitée était désormais perdue pour la France ; « les palmes de Mesraïm ne devaient plus jamais couronner la patrie... »

Aussi de douloureuses colères grondaient au cœur de nombreux officiers. Rapatriés par les frégates anglaises, les survivans de cette armée d’Egypte avaient été prudemment dispersés en Provence. Hâves, déguenillés, rongés par la vermine, les troupiers s’en allaient riblant le pavé de Marseille, étalant avec jactance leur misère comme leur indiscipline, effarant les bourgeois par des plaintes furibondes, et dans les chambrées, les cantines, les cabarets, clamant des invectives ou des menaces. Les officiers imitaient leur exemple : soldat de malheur et d’opprobre, « Menou le Pacha, » « Menou le niais, » « Menou le traître, » « Menou acheté par l’Anglais, » était cruellement outragé. Mais lui prenait la chose en fataliste, indifférent à la critique, insensible à l’insulte, s’abandonnant avec terreur à la merci de Bonaparte...


Donc, à l’Hôtel de l’Empire, Abdallah attendait. Il attendait l’instant de comparaître devant le Premier Consul, le jour et l’heure où son terrible justicier daignerait prononcer son arrêt. Que voudrait décider cette inexorable conscience ? Entrevue redoutée, moment d’angoisse, cruelle et prochaine épreuve : Menou se sentait fort anxieux. Allait-il, tancé et malmené, subir, dans les Tuileries, une arrogante objurgation ? Courbant l’échine et se mordant la lèvre, devrait-il sortir du Palais, déshonoré ? Hélas ! les pires opprobres lui paraissaient à craindre...

Pourtant, en dépit de pareilles inquiétudes, il recevait de fréquentes visites. Or, dans l’après-midi du 14 floréal, Menou vit entrer dans son cabinet un citoyen dont la venue le réjouit aussitôt... C’était un vieil ami qu’il avait connu durant les guerres de la Vendée, un ancien compagnon de déroute et de fuite, autrefois farouche sans-culottes, porteur du bonnet rouge et de la carmagnole, mais ayant aujourd’hui recouvré « le suprême bon ton » du grand monde, ajusté comme un petit-maître et courtois comme un quémandeur : le tout aimable La Chevardière...

Quel plaisir de se retrouver après si longue absence ! On causa : entre ces deux finauds l’entretien dut se prolonger longtemps. Au cours de la conversation, La Chevardière parla de Bonaparte et, sans doute, exalta son génie... « Un nouveau Charlemagne, bientôt empereur de l’Occident : la France enthousiasmée acclamerait son héros ! Et cependant, la haine de ses ennemis s’acharnait sur cet homme ; chaque jour, le complot succédait au complot. Mais aussi, quelle police ! Vraiment, ni Fouché, ni Dubois ne savaient leur métier, ne faisaient leur devoir ! Quoi, une troupe d’enragés sicaires, de soudards en réforme, se proposaient d’attaquer le Consul demain, 15 floréal, durant la revue décadaire, — et l’imbécile police ignorait leurs desseins. Incroyable ! Ignorait-elle aussi, — La Chevardière fabriquait, ici, du roman, — qu’un danger plus pressant encore menaçait Bonaparte ? Oui, plus pressant encore, cet autre péril ! Aujourd’hui même, ce soir, dans quelques heures, on allait peut-être assaillir le Consul, à l’Opéra !...

« Ce soir ?... A l’Opéra ?... » Menou s’était levé tout ému. Bien vite, il donna l’ordre qu’on attelât sa voiture... Oh ! pas de temps à perdre ! Il fallait, au plus tôt, prévenir l’attentat, avertir le Consul, lui sauver la vie !... Cet ingénieux La Chevardière venait d’apporter le salut à cet angoissé Abdallah.


Quelques momens plus tard, le général arrivait en hâte au Palais du Gouvernement : son digne ami l’accompagnait.


IV. — AFFAIRE ÉNORME

Le mensonge de La Chevardière était, vraiment, bien imaginé. Ce soir-là, le Premier Consul devait aller à l’Opéra, et l’on y prévoyait de tumultueuses manifestations.

Depuis une semaine, en effet, affiches et gazettes annonçaient bruyamment une œuvre nouvelle où devait se faire entendre un débutant. Cette œuvre, Sémiramis, — du Voltaire trituré par un certain Desriaux, — avait pour musicien le professeur Catel, et le chanteur, ténor grand premier rôle, se nommait le citoyen Roland. Habilement préparés par de pompeuses réclames, tous les amateurs de « premières « attendaient, curieux, l’événement parisien... Sémiramis, l’épouse empoisonneuse, la mère éprise de son propre fils, mais sauvée de l’inceste par le spectre vengeur d’un mari, — quelle situation affriolante et quelle régalade ! En outre, au dire des nouvellistes, le directeur de l’Opéra, cet acariâtre Cellerier, avait bien fait les choses. Les journaux promettaient au public des splendeurs de costumes, de décors, de figurations : Babylone, la ville aux cent portes, reconstruite, avec ses jardins suspendus, ses bocages où fourmillaient les courtisanes sacrées, ses temples s’ allongeant dans le mystère des palmeraies, ses griffons ailés, ses taureaux de granit à figure humaine, et sous la pure turquoise d’un ciel de Chaldée, des mages, des prêtres, des guerriers, des princesses, des ballerines, chantant, mimant ou dansant, — bref, un spectacle à mettre en pâmoison les peintres, les poètes, les archéologues et autres habits verts de l’Institut ! Mais on parlait aussi d’une menaçante cabale organisée contre l’ouvrage ; on annonçait, pour le débutant, des murmures, des sifflets, du vacarme, tout un charivari où voulaient donner de la voix les jolis « merles de parterre... »

Ils étaient nombreux dans les théâtres de l’an X, ces merles moqueurs et siffleurs, effroi du comédien, désespoir de l’auteur dramatique. Mais les concerts que prodiguaient leurs clefs forées ne se faisaient pas entendre sans riposte ; les bons Romains du lustre y répliquaient par des applaudissemens, et aussitôt s’engageaient de furibondes bagarres. En vain, le génie du Premier Consul avait-il « pacifié la Terre, » — une phrase alors très à la mode, — le Parisien né batailleur n’en bataillait pas moins. Il livrait à présent ses combats sous les quinquets et les argans : on se gourmait à la Comédie-Française, chez Feydeau, à Louvois, dans les théâtres, dans les goguettes. Des injures, des soufflets, des coups de canne commençaient d’ordinaire la fête ; puis c’étaient des clameurs, le bombardement de la scène à coups de petits bancs, sa prise d’assaut par escalade, et la fuite éperdue des acteurs. Mais le Consul entendait la guerre d’une tout autre façon, et sévissait contre ces vaillans. Sa police était brutale. Dans les salles de spectacle, de nombreux agens se tenaient assis au parterre, armés de longs gourdins, assommoirs peints en blanc ; ils se jetaient dans la mêlée, échinaient ceux-ci, empoignaient ceux-là, conduisaient au dépôt les séditieux, parfois même les expédiaient à Bicêtre... « La paix dans toutes les consciences ! » avait proclamé Bonaparte.

Oui, — les gens bien informés l’assuraient, — cette première de Sémiramis n’allait point se passer sans tapage. D’abord, cabale contre l’auteur : la musique du professeur Catel n’avait jamais plu. On la trouvait savante, germanique, « hyperboréenne, » dépourvue de tendres ariettes, aidant mal à la digestion d’un plantureux repas. Du reste, avec leurs harmonies qu’on déclarait abstruses, ces messieurs du Conservatoire, Méhul, Gossec, Chérubini, Catel, fatiguaient un public amoureux des flonflons. Ils ennuyaient ; on les ennuierait. Premier grief !... Mais le ténor Roland était surtout visé par les menaces de bacchanale. Manifestation politique, celle-là ! Pourquoi donc un pareil freluquet, encore élève au Conservatoire, faisait-il ses débuts dans un grand premier rôle ? Pourquoi charger de « créations, » à l’Opéra, cet écolier, un inconnu ? Savait-il cadencer les trilles aussi bien que Laïs, le Béarnais sonore ? Clamer, et pousser la note mieux que Layné, favori du parterre ? Non ; mais petite voix, petit talent, petit jeune homme, ce monsieur roucoulait dans les salons de Mme Hortense Bonaparte ! Favoritisme indécent, et qui méritait une leçon ! Aussi, merles siffleurs ou donneurs de rossignolades, tous ceux qui criaient au scandale se proposaient d’offrir un charivari aux protecteurs de ce clampin... Proscrite du Sénat et chassée du Forum, la Liberté, aurait pu s’écrier l’amphigourique Garât, avait trouvé son refuge dans les temples d’Euterpe !


De bonne heure, la « Consulesse » Joséphine était partie pour l’Opéra, mais le Consul ne devait quitter les Tuileries que longtemps après elle. Il était, ce soir-là, absorbé, maussade, très irritable : Ninus avec Ninias l’intéressaient fort peu, et d’avance il jugeait fastidieuses les mélodies du professeur Catel. D’ailleurs, d’assommantes corvées, ces représentations de l’Opéra français !... La musique ! Eh ! oui, il aimait la musique ; mais il la voulait de fabrique italienne, bouffonnante et divertissante, avec des andante faciles pour son oreille, des allegri commodes à sa voix blanche et sans justesse : alors il comprenait, fredonnait, sifflotait. Ah ! si la Grassini avait pu chanter ce soir-là, sans doute la corvée eût paru moins dure ! Mais la diva vocalisait, en ce moment, à Londres, et la criarde Maillart ne la remplaçait pas dans les désirs de Bonaparte. Au surplus, il avait en tête d’autres soucis que la babylonienne Sémiramis.

L’affaire du Consulat à vie le préoccupait. Grosse, très grosse aventure, cette suprême et décisive bataille contre les jacobins ! Son plan de campagne semblait, à l’habile stratégiste, heureusement combiné ; d’exécution facile, de réussite certaine... Le 16 floréal, — dans deux jours ! — des conseillers d’État, orateurs du gouvernement, iraient porter au Tribunat le traité d’Amiens, et, tout aussitôt, se jouerait une magistrale comédie. On verrait, quittant son fauteuil, le président Chabot monter à la tribune, prononcer un discours et demander pour le héros pacificateur « un gage de la reconnaissance nationale. » Aucune voix d’opposant ne s’élèverait dans l’assemblée : un grand silence d’approbation, peut-être des applaudissemens, puis le vœu des Tribuns serait sur-le-champ envoyé au Sénat. Là non plus, — Bonaparte croyait en avoir l’assurance, — de sournoises intrigues, fâcheuses contre-manœuvres, n’étaient à redouter. En dépit des Garat, des Lambrecht, des Grégoire, des Lanjuinais, le Sénat voterait avec enthousiasme : avant la fin de la semaine, Napoléon Bonaparte serait proclamé Consul à vie ! Paris, alors, la France entière allumerait des lampions. Dans les cent-deux départemens de la République, le populaire entrerait en liesse, — joie bien disciplinée, frairies, bombances à la romaine, panem et circenses : rigodons patriotiques, cantates confectionnées par les Pindare de la police, bouteilles, jambons, volailles, lancés à la gloutonnerie du bon peuple, et touchans hyménées sachant unir la Gloire à la Vertu, des vétérans à des rosières ; bref, le bonheur partout, partout le cri de : « Vive le Grand Consul ! »... Fort bien ! mais qu’allaient décider ces généraux, les jaloux de sa gloire : Moreau, Masséna, Bernadotte, Brune, Macdonald, Augereau ? Voudraient-ils accepter pour dictateur un jeune homme, leur cadet d’âge et d’ancienneté ? Et les aboyeurs de l’armée du Rhin, surtout ces odieux officiers en réforme ? Quel coup de rage n’oseraient-ils pas risquer ? Ces gens-là préparaient, à n’en pas douter, quelque attentat prochain ! Bonaparte soupçonnait, devinait, redoutait un complot ; il se sentait guetté, suivi pas à pas par des assassins. Aux Tuileries, les lettres anonymes arrivaient de plus en plus nombreuses, insolentes tantôt, et tantôt éplorées. Mais injures de la haine ou conseils de l’amour, toutes répétaient le même avis : « Prends garde à toi. Consul : tes jours sont en danger... » Et dans ce cœur étrange où, sauf l’ambition et l’orgueil, ne palpitait aucune passion humaine, — le mystère d’un péril trop certain faisait passer comme un frisson d’angoisse...

Il ignorait encore l’audacieuse histoire forgée par Dossonville ; mais un autre rapport retenait sa pensée, avivait ses colères...

Une délation venait de lui apprendre ce qui s’était passé chez Oudinot, à Polangis. L’informateur, toutefois, cafard d’un trop beau zèle, avait grossi l’affaire, dénaturé les faits, et dramatisé son récit : le dîner entre camarades était devenu une « orgie » militaire, un crapuleux banquet de conspirateurs avinés. Bonaparte savait maintenant que d’injurieux lazzi avaient égayé une table trop joyeuse : « Ce petit bougre-là, s’était écrié Delmas, prétend nous écraser de son poids : il n’est pas encore assez lourd ! Moi, je pourrais le prendre par la botte, et le faire passer sous le ventre de son cheval ! » Puis, Fournier de répondre : « Moi, à vingt pas, d’un coup de pistolet, je me charge de le faire descendre ! » Il savait encore... Mais qui donc avait si perfidement renseigné le Consul ? Son dévoué et peu scrupuleux Marmont, un des convives du balthazar, ou bien vous, citoyenne Hamelin, la confidente de l’oreiller ?... Il savait encore qu’en dégustant son punch, Delmas avait proféré des menaces : « M’envoyer à Cayenne ? Lui ? Bonaparte ? Ah ! qu’il prenne garde : il pourrait, lui-même, accomplir, avant peu, un plus long voyage !... » Un plus long voyage ? Où ça ? Au cimetière, sans doute ?... Misérable !...

D’aussi macabres plaisanteries avaient donc excité les soupçons d’un cerveau toujours en éveil. Il analysait. Propos d’ivresse ? Non pas ; mais tout autre chose : l’aveu, par trois fois répété, de quelque infâme projet d’assassinat !... Stupéfiant amalgame de grandeurs et de petitesses, étrange déité dominant une France étrange, Napoléon unissait en son être formidable la divination créatrice qui est le propre du génie à cette ombrageuse Imaginative qui en est comme le déshonneur : « Plus grand que César même ! » le proclama souvent l’admiration de ses contemporains ; « trop pareil à Tibère, » murmura aussi leur crainte injurieuse.

Irrité contre ses insulteurs, il avait ordonné une enquête : malheur aux deux « loustics, » s’ils étaient convaincus de félonie ! En tout cas, de pareilles indécences de langage méritaient un châtiment. Delmas allait être expulsé de Paris pour être placé en surveillance dans son département de la Corrèze : loin de Moreau et laissé sans traitement, le « Sauvage » apprendrait à ménager ses paroles ! Quant à Fournier... Mais le hussard de la 12e roulait en ce moment sur les chemins de l’Italie, vers les Abruzzes et Lanciano, sa garnison lointaine. Pour l’instant, il ne pouvait nuire : on sévirait, plus tard !… Tout cela néanmoins était fort inquiétant. Et menacé sans trêve par des poignards, des coups de pistolet, des machines infernales, Bonaparte s’énervait.

Soudain, l’aide de camp de service lui annonça une surprenante visite :… « Le général Menou et un nommé La Chevardière demandaient instamment à parler au Premier Consul. Affaire urgente ! Un guet-apens à l’Opéra ! »


Que se passa-t-il alors entre les deux soldats revenus d’Egypte, le gagneur de batailles et le faiseur de capitulations ? Aucun document d’histoire ne l’a raconté ; mais les événemens qui suivirent l’entrevue permettent de la reconstituer aisément.

Personnage d’importance, Menou fut introduit, le premier, dans le cabinet consulaire. Des paroles aigres-douces, d’ironiques complimens donnèrent sans doute la bienvenue à cet inhabile Abdallah, le vaincu des Anglais et leur prisonnier. Le Consul toutefois ne l’accabla pas de reproches : il ne pouvait, assurément, rudoyer un homme qui accourait lui sauver la vie. Bonaparte d’ailleurs, en sévissant contre cet incapable, se fût, devant la France, condamné soi-même. « Déserteur de l’Armée d’Egypte, » — ainsi le qualifiait la haine de ses ennemis, — ayant abandonné à leur détresse tous ses compagnons de combats, et durant vingt-deux mois les ayant laissés sans nouvelles, sans direction, sans secours, sans espoir, il était, plus encore que Menou, responsable de la défaite, du désastre, de la capitulation ! Aussi, le maître se montra-t-il indulgent pour son dévoué séide : « Vous n’en restez pas moins un homme de cœur et d’expérience : le sort des batailles est toujours incertain… » La bourrasque apaisée, Menou put expliquer les impérieux motifs qui l’avaient amené aux Tuileries : « Garde à vous, mon général ! Ne passez pas, demain, de revue décadaire, et n’allez point, ce soir, à l’Opéra ! »

À son tour, La Chevardière fut entendu.

Jadis créature de Barras, il n’était pas un inconnu pour le Consul. Bonaparte avait pu voir à l’œuvre ce potentat de la police ; il l’appréciait donc à sa juste valeur, et même si complètement qu’il l’avait voulu déporter. Mais, âme sans vaine rancune, La Chevardière protesta de son dévouement, puis révéla, — d’abord ce qu’il croyait savoir, ensuite ce qu’il avait imaginé... — « Les noms des misérables ?... » Le délateur connaissait deux compagnons de La Patience : le capitaine Bernard, — ce pauvre « grand Marius, » — et le chef d’escadrons Donnadieu ; il les dénonça. Le nom de Donnadieu faisait trop vraisemblable l’atroce accusation... Encore ce personnage, le protégé d’Augereau, l’ami de Masséna ! Pourquoi donc Davout s’intéressait-il à un pareil homme ? Bien peu de clairvoyance pour un chef de police !... Et l’ombrageux Consul songea dès lors à lui donner un successeur.


Resté seul, Bonaparte dut se consulter. Irait-il à l’Opéra ?... L’Opéra, théâtre de malheur où, l’année précédents, des jacobins avaient voulu l’assassiner ! D’audacieux chevaliers du stylet, les Arena, les Cerucchi, les Demerville, les Topino-Lebrun : Brutus de l’anarchie, gibier de la place de Grève ! Peut-être sa mémoire évoqua-t-elle un instant la vision de leur complot ; peut-être revit-il en pensée la représentation des Horaces et l’angoissante soirée du 18 vendémiaire de l’an IX. Un plan bien machiné : pièce nouvelle et spectateurs nombreux ; siffleurs répandus dans la salle et faisant du tapage ; pétards éclatant soudain, et soudain le cri : « Au feu, sauvons-nous ! » Alors, une fuite affolée du public ; alors, les meurtriers se ruant sur le Consul et le poignardant ! Belle invention vraiment, mais qui n’avait pu réussir ! On les avait trahis ; on les avait guillotinés... Oserait-il s’exposer, ce soir, aux coups d’autres égorgeurs ? Ne serait-ce pas folie de vouloir risquer pareille aventure ? Sur sa loge consulaire si largement ouverte, un coup de pistolet pouvait être tiré, une balle y atteindre en plein cœur Bonaparte !... « Moi, avait dit Fournier, à vingt pas, je me charge de l’abattre... » N’importe ! Il irait à l’Opéra ! Coûte que coûte, il braverait, braverait encore les sicaires du sans-culottisme ! Trop souvent les pamphlets publiés à Londres brocardaient la « couardise du petit Corse. » Un lâche ? lui, lui le porte-drapeau d’Arcole !... Ah ! on voulait l’assassiner ? Eh bien ! on allait voir s’il avait peur !

Dans la cour des Tuileries, son équipage à livrée vert et or attendait le Premier Consul ; il monta en voiture ; les cavaliers de son escorte, trente chasseurs de la Garde, mirent sabre au clair et partirent au galop ; ils s’arrêtèrent à l’entrée de la rue Neuve-Lepelletier, formèrent le demi-cercle autour d’une porte interdite au public, et bientôt Bonaparte entrait à l’Opéra.


V. — UNE « PREMIÈRE, » A L’OPÉRA EN 1802

L’Opéra, — en langue administrative : le « Théâtre des Arts, » — était, en ces temps-là, situé dans la rue de la Loi, jadis la rue de Richelieu. Construit en 1793 par la citoyenne Montansier, ayant servi d’abord à exhiber Franconi et ses cavalcades, puis confisqué par la Nation, il abritait, depuis neuf années, « Euterpe la plaintive, et la joyeuse Terpsichore. » Mais la déesse des cavatines et la muse des entrechats s’y trouvaient piteusement logées : le temple où chantait la Branchu et où Gardel Ier exécutait ses pirouettes n’était qu’une bâtisse d’architecture vulgaire, qu’une maçonnerie pesante à l’extérieur balourd. Onze arcades trapues lui tenaient lieu de péristyle ; une terrasse à balcon surplombait ces arcades, et trois étages de fenêtres montaient vers le triangle d’un énorme fronton. D’ailleurs, nulle prétention à la beauté monumentale : façade à l’alignement, et bas-côté donnant sur des ruelles. Deux voies latérales, courtes, et sans largeur, les rues de Louvois et Neuve-Lepelletier, enserraient étroitement ce disgracieux amas de pierres et de moellons, puis commençaient, au-delà, les premières déclivités de la Butte des Moulins. C’était alors un sordide enchevêtrement de venelles, d’allées, de culs-de-sac où pullulaient les tapis-francs, les cabarets coupe-gorge, les piolles à malandrins, et les maisons de prostituées. Ayant une si piètre tournure, le Théâtre des Arts était, de plus, dangereusement situé. Il étalait sa maussade laideur en face de la Bibliothèque Nationale, et chaque soir, ses quinquets, lampions, girandoles, flammes de Bengale ou feux d’apothéose menaçaient d’incendie les livres et les estampes de sa voisine. Maintes fois, grands et petits journaux avaient signalé ce péril ; mais ils avaient admonesté en vain. Dans notre plaisant pays de France où rois, empereurs, républiques, tout lasse et tout passe si vite, les sottises qu’ont pu commettre ceux qui ont lassé ne passent pas toujours avec eux : elles demeurent, elles durent, elles ont la survie, parfois même la pérennité.

De style aussi banal que sa façade, la vaste salle de l’Opéra avait, toutefois, l’aspect plus clinquetant et la tournure moins jacobine. Colonnes, cartouches, festons, toute une voyante parure lui avait été prodiguée, et sur les criardes blancheurs de ses boiseries se détachait en relief un motif à la grecque : deux griffons affrontés caressant une lyre. Les étrangers de passage à Paris admiraient l’ampleur, l’apparat, l’éclairage du spacieux hémicycle ; même l’enthousiaste John Carr, en décrivant le lustre aux fumeux quinquets, l’a comparé à un soleil : « Il resplendit ! Lorsqu’il verse son feu sur les spectateurs, l’effet en est céleste !...» Au milieu de pareilles magnificences, la loge du Premier Consul s’ouvrait, toute rutilante. Deux portières la décoraient, de velours cramoisi avec embrasses, franges et crépines brochées d’or, tandis que des draperies ondulaient, écarlates, autour de son balcon. Tendue de rouge, étincelante de glaces, elle était située entre deux colonnes, presque en face de la scène, un peu à gauche de l’amphithéâtre. De l’or partout, partout de la pourpre ; déjà la loge d’un empereur et d’un roi !... Bonaparte pourtant n’y faisait que d’assez rares apparitions ; mais ces soirs-là. César ressemblait beaucoup trop à Tibère....


Les précautions qu’il prenait alors, bizarres et menaçantes, semblaient être inventions de tyran épeuré. A voir ce magistrat d’une République française mettre en réquisition, pour se rendre au théâtre, fantassins, cavaliers, gendarmes, agens de police, on eût dit plutôt d’un despote impérial quittant avec effroi l’abri de son palais. Chaque fois que Bonaparte devait aller à l’Opéra, la rue Neuve-Lepelletier était, dès sept heures du soir, interdite aux passans. Là, derrière un double barrage de gendarmes d’élite, les poignards, les coups de pistolet, les charrettes à machine infernale, n’étaient pas à redouter : le commissaire Comminges veillait, flanqué de nombreux inspecteurs, et ils avaient l’œil clairvoyant, la poigne vigoureuse. Jamais, du reste, on ne pouvait savoir à quel moment précis arriverait le Premier Consul : l’exactitude ne fut jamais une de ses politesses, et bien souvent on l’avait attendu sans qu’il eût trouvé bon de se déranger. Mais s’il daignait subir le gros ennui de l’Opéra, sa voiture le déposait toujours devant la porte prohibée. Alors se jouait une comédie, pantomime étrange et sinistre, à la mise en scène pittoresque, aux effets terrifians...

A peine les hauts laquais à livrée vert et or avaient-ils abaissé le marchepied de la calèche qu’aussitôt quinze chasseurs de l’escorte descendaient de cheval pour protéger leur cher « petit Tondu. » Encadré par ces vieilles moustaches, précédé et suivi d’aides de camp, Bonaparte entrait dans le théâtre, maussade, silencieux, déjà fatigué de musique. Des grenadiers formaient la haie sur son passage, et les curieux, refoulés au loin, ne pouvaient qu’entrevoir la forme chétive et courbée d’un homme qui s’avançait à pas rapides. Enveloppé ainsi de sabres et de baïonnettes, le Consul suivait, à gauche, le couloir du rez-de-chaussée, pour pénétrer enfin dans l’antichambre de la baignoire numéro 1. Cette pièce avait été aménagée comme un décor de mélodrame : on y trouvait un escalier secret conduisant à l’étage supérieur, et qui permettait à Bonaparte de gagner sans être aperçu sa loge officielle. Dès qu’il était monté, la baignoire se transformait en corps de garde : des officiers de la gendarmerie d’élite s’installaient dans les fauteuils, tandis que dans le vestibule, autour d’un poêle allumé, les chasseurs, sommeillant ou jouant à la drogue, attendaient la fin du spectacle...

Au premier étage, la loge consulaire était tout aussi bien gardée : des factionnaires stationnaient devant la porte, et deux cordons de soldats en défendaient les approches. Très vaste, pouvant contenir jusqu’à seize places, recevant, d’ailleurs, maints invités de choix, cette loge était, — nous l’avons dit, — située entre deux colonnes. Or, le décorateur en avait, à la base, évidé les cannelures pour pratiquer une sorte de judas. C’était là, derrière cet observatoire, que Bonaparte s’asseyait d’habitude, voulant voir, mais sans être vu, s’ennuyant, mais sachant écourter son ennui. Venu tard, il s’en allait tôt, — impatient de rentrer aux Tuileries, d’y retrouver le religieux silence de son cabinet, la sainte ivresse de son labeur... Un tel excès de précautions faisait sourire les Parisiens, tout en les intriguant. Pourquoi donc, aujourd’hui, pareille ostentation de craintes, si farouche étalage de terreurs, chez un soldat, naguère insensible au danger, l’homme de Lodi, d’Arcole et de Jaffa ? Ils ne savaient qu’imaginer, et beaucoup, — non sans raison, peut-être, — croyaient à une comédie, destinée à émouvoir le populaire... « France, semblait ainsi vouloir dire Bonaparte, apprends qu’à cause de toi, d’incessans périls menacent ton sauveur, ton héros, ton ami ! »


Depuis longtemps déjà, la représentation de Sémiramis était commencée ; le rideau venait de se relever sur le décor du second acte : dans son palais babylonien la veuve du grand Ninus exprimait à tue-tête ses douloureux remords. La salle était brillamment composée. Toutes les « élégances de la première classe » s’y étaient donné rendez-vous, et du parterre aux bonnets d’évêque s’étageaient, en chatoyante diaprure, de pimpantes et printanières toilettes. Pour cette soirée de floréal, les merveilleuses avaient inauguré une mode nouvelle. Plus de turbans sur les têtes de ces Malvina, mais des réseaux à mailles pailletées d’or ou d’argent. Leurs robes, à tailles courtes et longues traînes, étaient de purs chefs-d’œuvre de couturières. Sur le satin laiteux de ces tissus, de savans pinceaux avaient « appliqué » soit des fleurs tombant en guirlandes, soit des « rosaces, » de « bleu anglais, » nuancées d’argent. Une profusion, un dévergondage de bijoux : colliers, diadèmes, bracelets, pendans d’oreilles, — à la grecque, à la romaine, à l’étrusque, à l’égyptienne ! Ajustées de la sorte, ces déesses, pour la plupart d’anciennes gotons, étaient en outre maquillées. Plusieurs couches de fard blanc, — l’invention de Mme Récamier, — empâtaient leurs visages, et prêtaient à ces femmes sensibles le teint blafard d’une Atala déposée au tombeau. Ce beau monde avait, cependant, d’assez vilaines façons. Dans les loges, ni silence, ni tenue, aucun égard pour le plaisir des autres : on causait à voix haute, on recevait des visites, on prenait le thé, on s’offrait des collations. Parfois, les grincheux du parterre s’impatientaient et, pour faire cesser le tapage, tapageaient à leur tour : « Chut ! chut ! silence ! A la porte, Caquet bon-bec ! » Ailleurs, c’était une reine Gillette qui, redoutant un rhume, avait conservé, sur son décolletage, le cachemire brodé d’or, sa sortie d’Opéra. Des voix l’apostrophaient, gouailleuses : « Le châle ! Au vestiaire, le châle ! Nous aimons voir le nu !... » Au surplus, de pareilles joyeusetés égayaient chaque soir tous les théâtres parisiens, où grivois, moqueurs, et parfois spirituels, les spectateurs étaient plus amusans que le spectacle.

Malgré les pronostics des gens bien informés, aucun charivari n’avait troublé encore la représentation de Sémiramis : la cabale paraissait vaincue, sans même avoir livré combat. Tacticien avisé, le préfet de police Dubois avait, le matin même, pris ses mesures pour la victoire, requis deux cent cinquante billets de faveur, invité ses agens à trouver admirables la voix, le jeu, le galbe du petit protégé d’Hortense Bonaparte, et à clamer bien haut leur émerveillement. De féroces commissaires, assistés d’inspecteurs rabat-joie, se tenaient répartis dans la salle, prêts à dauber les cabaleurs, à s’emparer des merles, à les encager au dépôt. Nippés selon les élégances en usage rue de Jérusalem, appuyés sur leurs bâtons blancs, les citoyens cogne-dur attendaient avec impatience un signal de bataille ; mais la vue des gourdins avait épouvanté les meneurs, et ils gardaient en poche leurs folâtres sifflets. Tout allait bien ; à peine çà et là quelque protestation discrète, des « chut » ou des « holà » qu’étouffait bruyamment l’enthousiasme de la police...

Soudain aux fauteuils du parquet, les spectateurs se retournèrent ; lorgnettes, lorgnons, binocles à double branche furent braqués sur la loge du Premier Consul ; une rumeur courut dans la salle : « Il est là !... »


Il était là : son blême visage et son habit vert venaient brusquement d’apparaître. Debout et bien en vue, la main droite enfoncée dans l’ouverture de sa veste blanche, Bonaparte promenait sur la salle un regard soupçonneux... Où donc se cachait-il, celui qui prétendait l’assassiner ?...

Tout à coup, son front se plissa ; ses lèvres se contractèrent... Fournie !... Il avait aperçu le colonel Fournier...

Oui, c’était bien le colonel : malgré l’injonction du général-Consul, il n’était point parti pour les Abruzzes. Une chute de cabriolet, légère foulure, du reste, l’avait contraint à garder la chambre, durant quelques jours, et à subir dans un morose garni l’âpre torture de ses rancœurs. Mais le hussard de Montebello traitait ses courbatures tout autrement que n’eût fait un chanoine ; il avait dédaigné l’assistance du médecin, et le retard de sa mise en route avait pour seule raison une révolte de sa mauvaise tête. Admirable sur un champ de bataille, et, sabre en main, pareil à un Lasalle, non moins superbe de vaillance, plus fou encore de témérité, provoquant à plaisir et bafouant la mort, l’indomptable Fournier supportait assez mal la tyrannie de la discipline ; la patience n’était pas sa vertu dominante. Bonaparte l’avait malmené, en public ; en public, à son tour, il voulait morguer Bonaparte... « Ma foi, oui, petit Corse : affront pour affront, nasarde pour nasarde I » Et dans ce beau dessein, il était venu à l’Opéra...

Se carrant dans un fauteuil de la première galerie, à quelques toises de la loge consulaire, il brocardait la pièce, ricanait aux plus beaux passages, protestait violemment. Les fureurs amoureuses de la vieille reine de Babylone mettaient en joie ce fin connaisseur en amours ; il sifflait l’impudique Chaldéenne, et sa voix de basse-taille conspuait, sans pitié,, le ténorino. Fort élégant, d’ailleurs, dans son « costume paré : » l’habit bleu barbeau à ceffet de velours, le gilet blanc à transparent rose, la culotte noire, les bas de soie, les escarpins vernis, et fringant petit-maître, n’ayant pas l’apparence d’un Scévola féroce...

Et Bonaparte le regardait... Quoi ! cet homme encore à Paris !... Osant désobéir à un ordre formel !... Pourquoi une telle audace ?... La Chevardière n’avait donc rien exagéré !... Un guet-apens, à l’Opéra !... Des assassins répandus dans la salle, et Fournier attendant un signal de tuerie !... « Moi, à vingt pas, d’un coup de pistolet, je me charge de l’abattre... » Scélérat !...

Le colonel cependant avait retourné la tête, et narquois, accentuant ses bravades, lorgnait avec impertinence. Dans la loge officielle, chacun l’avait remarqué. Des ministres, des conseillers d’Etat, des militaires entouraient le Premier Consul, et parmi eux, un de ses familiers, le général commandant la place de Paris, son dévoué Junot... Soudain, se sentant observé, le hussard se leva ; il présenta le dos aux yeux inquiets de Bonaparte, puis retroussant les basques de son habit, courbant l’échiné, — lentement, trop lentement, se rassit dans son fauteuil... Pour un seul attentat, un dispetto à l’italienne !...

« Misérable !... » Une colère indignée fit aussitôt verdir la pâle figure de Bonaparte :

— Junot !... Vous allez, sur-le-champ, arrêter cet homme ; puis vous l’expédierez au ministère de la Police : j’y enverrai, tout à l’heure, mes instructions à Desmarest.

Quelques instans plus tard, le chef d’escadron Laborde, premier aide de camp de Junot, s’approchait de Fournier, et lui parlait à voix basse : le colonel sortit.

Dans le couloir, Junot l’attendait : deux capitaines des gendarmes d’élite, un commissaire et des inspecteurs de police lui prêtaient main-forte. Ancien officier de hussards, le général connaissait Fournier, mais n’aimait guère un homme que détestait son maître ; tous deux, pourtant, se tutoyaient.

— Tu m’as fait appeler, Junot, pour affaire de service, je suppose ?

— Non... Par ordre du Premier Consul, je vous arrête.

— M’arrêter !... Pourquoi ?

— Je vous arrête.

Alors, de sa voix gouailleuse, le révolté jetant la blague et la provocation :

— Mes complimens, mon cher !... Encore, toujours, de l’avancement ! Te voilà donc promu général en chef des mouchards !

Mais déjà commissaire et gendarmes avaient empoigné l’outrageant ricaneur. On le poussa dans un fiacre ; trois inspecteurs y montèrent après lui, et la voiture roula vers la rue des Saints-Pères.


VI. — L’AIMABLE P.-M. DESMAREST

Le ministère de la Police Générale, ou du moins la maison contenant ses bureaux, était situé dans la rue des Saints-Pères, à droite en allant vers la Seine, et presque en face de la rue de Lille. Le ministre, toutefois, n’y habitait pas. Abandonnant aux citoyens à cartons verts la bruyante et trop étroite bâtisse, Fouché avait sa résidence dans l’ancien Hôtel de Juigné, construit sur le quai Malaquais. C’était là, dans la quiétude et les senteurs de vastes jardins que l’homme à la figure blafarde menait sa vie d’ostentatrice simplicité ; là que, mari modèle, il partageait le lit conjugal de Bobonne Coiquaud, sa laide et féconde épouse ; là qu’il jouait au loto avec ses enfans, ou regardait, sans toucher les cartes, bostonner chaque soir quelques rares, mais dévoués amis. Une allée qui traversait son parc rattachait ses bureaux à l’hôtel du ministre ; les employés la parcouraient sans cesse, et l’on voyait ainsi un constant va-et-vient de hauts et puissans personnages, chefs, sous-chefs, commis principaux, secrétaires du cabinet, presque tous anciens prêtres ou ci-devant nobles : le bon Père défroqué Maillochau, l’exquis vicomte de Villiers du Terrage, l’amène chevalier Patrice de la Fuye, et autres malins exerçant leur métier dans la double maison de malice.

Mais le plus important de ces fonctionnaires était assurément le citoyen Desmarest, chef du « Bureau particulier, » et dirigeant la division des « Affaires secrètes. »

Inférieur à Fouché dont il n’avait en politique l’audace ni la maîtrise, mais l’égalant, au moins, dans la science des roueries policières, Pierre-Marie Desmarest était l’adroit imitateur d’un inimitable modèle. Homme de rien, produit de ses propres œuvres, fils d’un petit boutiquier de Compiègne, il avait porté la soutane ; prêtre au diocèse de Soissons, curé constitutionnel de Longueil-Sainte-Marie. De nos jours, les écrivains de l’Ultramontanisme se sont montrés impitoyables pour les prêtres assermentés, ces « curés patriotes » qui préférèrent jadis l’amour de la patrie au culte de la papauté. Pourtant, beaucoup de ces « jureurs, » chrétiens convaincus, voire fervens jansénistes, furent de nobles consciences, et le plus célèbre d’entre eux, l’évêque Grégoire, est demeuré, malgré les calomnies, une grande figure de grand honnête homme. Mais l’abbé Desmarest ne lui ressemblait pas. Sceptique, philosopheur, voltairien, et par surcroît indépendant, il dut être un assez mauvais prêtre. Il avait donc quitté son presbytère, prestement jeté la soutane aux orties, et chercheur d’aventures, — riz-pain-sel, commis d’hôpital, journaliste, — couru, en forcené, après la fortune. A la fin, cette insaisissable s’était laissé atteindre...

Certain jour, dans une maison de la rue Taranne, chez un munitionnaire, Desmarest avait rencontré une illustre vertu jacobine, — le citoyen Fouché qui déjà tripotait, s’enrichissait déjà. Ils s’étaient appréciés : même connaissance des cœurs, pareil mépris des hommes, et l’on était devenu bons amis. Un an plus tard, Fouché, ministre de la Police, installait près de lui ce sceptique, ce compère, l’ex-curé Pierre-Marie Desmarest. Un choix parfait, assurément ! Produit du séminaire, Desmarest savait l’orthographe, la grammaire, du latin, des belles-lettres et rédigeait un rapport avec élégance ; de plus, marié et chef de famille, il affectait d’avoir la tenue conjugale d’un Philémon adorant sa Baucis. Aussi, un avancement rapide pour ce savant, ce génie, ce parangon de moralité. Alter ego de son ministre et chef de son bureau particulier, l’ancien prêtre instruisait en 4802 les Affaires secrètes et, sous l’œil bienveillant d’un tel maître, dirigeait la Haute Police de la République.

Il la dirigeait à merveille. Ame compliquée, sinon perverse, Desmarest fut un type accompli de grand policier : ni violent, ni brutal, affable même et parfois compatissant, toujours bénin, toujours câlin, — mais retors, perfide, dupeur, sachant faire alterner l’espoir et la désespérance au cœur des malheureux qu’il avait sous la main, et, par le maniement de cette redoutable torture, ouvrant les lèvres trop serrées, arrachant les paroles, extorquant les aveux. Et puis, un madré psychologue ; ayant acquis dans le confessionnal l’attristante notion de la bête humaine, de sa sottise comme de ses turpitudes ! Fouilleur de vies privées, il connaissait bien des mystères, et tenait à sa discrétion les plus importans personnages. Un pareil fureteur excellait donc à éventer les complots. Pour plaire à Bonaparte, le préposé aux Affaires secrètes s’ingéniait à en découvrir, et quand il n’avait rien trouvé, inventait, fabriquait. D’ailleurs, des qualités, mais toutes négatives ; de l’honneur aussi, mais à sa manière : fidèle à un gouvernement qui le payait bien, nullement vénal, à peine cupide, aimant, — il est vrai, — les cadeaux, mais plus encore un sourire de son maître : de telles vertus lui suffisaient. Fonctionnaire sans conscience, ou plutôt simple conscience de fonctionnaire, ce haut potentat de bureau ne sut jamais comprendre, de la morale, que la morale de son métier : au demeurant une âme assez basse... Et cependant, en l’abjecte tourbe policière de cette époque, ministre, préfet, inspecteurs généraux, commissaires, agens provocateurs, mouchards de tous les mondes ; au milieu des Fouché, des, Dubois, des Joliclerc, des Méhée, des Perlet et des Montgaillard, Pierre-Marie Desmarest fut par comparaison presque un honnête homme.


La nuit était avancée, et depuis longtemps ce laborieux avait dû cesser tout travail ; mais sa chambre à coucher n’était pas loin de ses bureaux. Ne pouvant s’accorder ni repos, ni loisir, obligé par devoir de mener une vie sans cesse en alerte, il occupait avec sa jeune femme, petite bourgeoise de Neuchâtel, un appartement situé dans le ministère... Soudain, on l’y vint réveiller. Un officier d’ordonnance lui apportait des instructions du Premier Consul : affaire urgente, ordre d’interroger le colonel Fournier, d’obtenir des aveux, puis de le faire écrouer au Temple... Minuit bien sonné, pourtant ! Interroger, à pareille heure ! Mais l’injonction de Bonaparte ne comportait aucun retard ; avec un tel réveille-matin, dormir encore était impossible : Desmarest se leva donc, passa dans son cabinet, et se fit amener le prévenu.

Gardé par les trois inspecteurs, Fournier avait été conduit dans une chambre de dépôt. Une colère d’indignation agitait cette âme en révolte... Pourquoi l’avait-on arrêté ? Depuis dix ans qu’il exposait sa vie pour le salut de la République, jamais il n’avait eu à subir un pareil affront ! Arbitraire de tyran ; infamie du Corse !... Et furieux, exaspéré, résolu de ne répondre que des impertinences, il entra dans le cabinet du monsieur de la Police. Mais la violence de son courroux tomba presque aussitôt, tant ce monsieur lui apparut affable. L’aménité d’un philanthrope ; une onction sacerdotale ! Le parler était doux, la voix caressante ; elle déplorait plutôt qu’elle ne menaçait ; même d’amicales plaisanteries égayaient la mansuétude de ce plaintif langage. Bénin, bénin, bénin ! Dès l’abord, l’avisé Desmarest avait conquis le cœur de son hussard.

L’interrogatoire commença, entretien familier, cordiale conversation... « Pourquoi donc le colonel n’avait-il pas rejoint son régiment ? » — « Pourquoi ? Mais pour d’excellentes, de péremptoires raisons ! Le régiment allait rentrer en France : à quoi bon courir le chercher au fond des Abruzzes ? Et puis, une chute douloureuse, une culbute imbécile de cabriolet ! Moulu, meurtri, obligé de garder la chambre !... Voilà ! » — « Une chute de cabriolet ? Quel accident terrible ! Sans doute, après votre dîner de Polangis ?... A propos, parlez-moi donc de ce fameux dîner... »

Fournier alors raconta, bien qu’à sa manière, les divers incidens de la bruyante gogaille... « Eh oui, repas joyeux, trop joyeux ! Des plaisanteries, des quolibets, des badinages ; mais point de machinations, citoyen Desmarest, pas l’ombre d’un semblant de complot ! A vrai dire, le général Delmas avait égayé les convives : propos sans conséquences ! Un amuseur, un boute-en-train, le général, la fanfare de tous les festins ! Avait-il, en prenant le moka, prononcé de fâcheuses paroles ? Peut-être oui, peut-être non. En tout cas, Fournier n’avait rien entendu : il causait de tactique avec un camarade... »

Desmarest n’insista pas, et abordant d’autres sujets : « Un soldat aussi bien noté que le brillant hussard devait connaître à Paris plusieurs généraux ? « ...Oui, le brillant hussard les connaissait tous : Masséna, Augereau, Bernadotte, Mortier, Lefebvre, Oudinot, Davout. — « Vous leur avez évidemment rendu visite ? » — « Peuh ! des visites de politesse : j’ai souvent trouvé porte close. » — « Pas chez Delmas, sans doute. Vous fréquentez ce général ? »... Non : Fournier n’avait causé avec lui que chez Oudinot. — « Je sais : avant le dîner dans la cour du château ; une très longue conversation. » — « Très courte, au contraire ! Nous avons parlé de chevaux. » — « Rien que de chevaux ?... Vraiment ? » — « Vraiment !... Et c’est encore de chevaux que, rencontrant le général, nous... » — « Vous l’avez donc revu ? » — — « Hier, au Bois de Boulogne. Dialogue d’une minute à peine ; j’étais avec une dame. » — « Avec une dame ?... Son nom ? »... Mais soudain, l’imprudent Fournier devina un péril : la citoyenne du Bois de Boulogne n’était pas Fortunée Hamelin...

Voulant rompre les chiens et opérer une manœuvre divergente, il se mit à railler le complot... Grotesque en vérité, roman par trop grotesque ! L’accuser de conspiration, lui, le plus loyal de tous les militaires ! Bon Dieu, c’était à rire !...Par Vénus, il avait d’autres soucis en tête : les boudoirs, les alcôves, les cabinets particuliers !... Oui, certes, il avait comploté, mais contre les maris. Oh ! ces pauvres maris, s’ils savaient...

— Ils vont savoir, colonel ; ils connaîtront leur infortune : nous devons saisir vos papiers.

Saisir ses papiers ? Ah, non, non ! Sous le choc, Fournier demeura interdit... Ses papiers ! Que n’allait-on pas y découvrir ? D’abord des épigrammes, des chansons, des calotines persiflant le Premier Consul. Mauvais, cela, pour l’avancement ! Et puis, que d’autres choses encore ! Tout un paquet de lettres, poulets musqués écrits par Fortunée Hamelin ! Mais ces lettres n’étaient pas seules à parfumer les portefeuilles de ce collectionneur. Il y avait aussi entassé maints billets doux, prose amoureuse de plus récentes victimes. On allait donc rafler force épîtres galantes de Mme Adeline, l’impénitente cocote, la vieille sensitive de la rue Vivienne. Que penserait d’une pareille rivale la jalouse Fortunée ? Quelle fureur de créole, et quelle indignation d’épouse, dupée par un amant !... La rupture, à n’en pas douter ! Mais l’amant ne voulait pas rompre, car il aimait, volage et raffiné, il aimait sa maîtresse tout en la trompant... Et Fournier ne ricanait plus.

— Quel scandale, citoyen Desmarest ! Que de pleurs et combien de hontes !... Qui donc va dépouiller ma correspondance ?

— Moi, d’abord ; le ministre ensuite.

— Vous, d’abord ? Je me rassure !... Vous avez de l’honneur et de la délicatesse : vous brûlerez ces lettres de femmes.

— Je saurai remplir mon devoir.

— Vous les brûlerez !... Donnez-m’en la promesse.

— Je saurai ménager le repos des familles.

— Merci, j’ai votre parole !... Faites-moi donc conduire au plus vite à mon logis. J’y remettrai à vos agens tous mes papiers ; je ne crains plus qu’on les examine, et j’ai hâte de me disculper.

Il était devenu très calme : l’homme de police aurait dû se méfier... Mais dans la rue, déjà l’aube faisait pâlir les mourantes rougeurs des lanternes à potence ; Desmarest estima qu’il avait droit enfin au sommeil du lit conjugal ; il donna des instructions, rédigea un rapport sommaire, puis remonta dans son appartement.

L’aimable finassier était satisfait de l’interrogatoire, et jugeait amusante la candeur du hussard.


VII. — A LA HUSSARDE !

Et maintenant, le jour s’était levé. Un clair soleil de floréal épandait ses joyeux rayons sur la ville bientôt bruissante ; Paris avait secoué sa torpeur de la nuit : le travail commençait partout, criard et pittoresque. Depuis longtemps, le marchand de goutte avait ouvert son cabaret ; les boueurs, enfans de l’Alsace, emmenaient vers Montreuil leurs tombereaux d’immondes fumures ; de maison en maison, l’Auvergnat, traînant son tonneau, chariait « la belle eau claire, la bonne eau de Seine ; » le négociant en peaux de lapins, suivi du Savoyard, son minable acolyte, jetait en nasillant des mélopées plaintives ; l’acheteur d’« habits galons » barytonnait, annonçant son passage ; autour des verdâtres fontaines, les commères aux voyans madras jacassaient, médisaient, diffamaient, et les Perrette de la banlieue débitaient sous les portes cochères ce qu’elles osaient nommer effrontément du lait. De discordantes cacophonies montaient vers les mansardes ; ici l’appel bizarre : « A la barque !... A la moule ! » de l’ouvreuse de cancales, vendant aussi « du caillou de mer ; » là, le strident clairon du poseur de carreaux, ou la trompette enrouée du rempailleur de chaises. Sous le parasol rouge, Mme Angot, des Halles, donnait son dernier coup de gueule ; à la maison de Thémis, devant des Rhadamante à panache noir, les « citoyens jurisconsultes » commençaient leurs plaidoiries ; les Trissotin du « Prytanée français » révélaient aux jeunes néophytes les mystères des « humanités : « Paris bavardait, Paris discourait, Paris pérorait ; Paris s’était éveillé... Et par les rues tortueuses, sur les pavés pointus, à travers les cavées des ruisseaux, la lourde diligence roulait vers la province, le corbillard sinistre emportait dans l’éternité : les vivans s’agitaient, les morts leur faisaient place.


Or, en cette matinée du 15 floréal, au moment où l’horloge des Petits-Pères annonçait neuf heures, une voiture s’engagea dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. C’était un de ces fiacres du temps jadis, à la caisse de couleur jonquille, ventrue, pansue, trapue, — carrosserie monumentale que conduisait un cocher à carrick, chaussé de bottes hongroises, et coiffé du chapeau à cornes. Quatre hommes s’y trouvaient entassés : le brigadier Masson, les agens Dufrénoy et Schielten, le colonel Fournier. Serré de près par les trois inspecteurs, le prévenu portait encore son élégante toilette de l’Opéra, car l’ami Desmarest n’avait aucunement songé à lui ouvrir sa garde-robe. Le fiacre longea l’ancien couvent des Augustins, puis s’arrêta-au numéro 20, devant une maison d’apparence cossue. Assez vaste bâtisse, elle comprenait deux corps de logis bien distincts : sur la rue, plusieurs étages « d’appartemens bourgeois ; » dans la cour, des « garnis » et des chambres meublées. L’immeuble, de bon rapport évidemment, appartenait au citoyen Marie, médecin qui pratiquait la purge et la saignée, à la Plaine des Sablons. En ces temps-là déjà, le métier d’Esculape enrichissait son homme, et, même dans la banlieue, Hippocrate savait amasser des écus.

On descendit de voiture. Docile, jovial, très bon enfant, Fournier pilotait ses gardiens. Ils traversèrent la cour, gravirent un poudreux escalier et firent halte devant la garçonnière qu’avait louée le colonel. Les inspecteurs, roussins triés sur le volet, avaient reçu des instructions : s’emparer, quels qu’ils fussent, de tous papiers trouvés dans ce logis, pour les remettre ensuite aux mains de Desmarest. Ils se proposaient donc d’ouvrir ou de crocheter armoires et secrétaires, d’y fouiller, farfouiller, fourgonner ; puis, la rafle accomplie, de reconduire leur prisonnier au Ministère de la Police...

Petit et simplement meublé, le garni ne contenait que trois pièces : un vestibule, un salon-cabinet de travail, une chambre à coucher. Mais l’homme aux deux maîtresses, cet éclectique Fournier, n’y dormait pas souvent : il préférait trouver ailleurs lit moins étroit, couche plus moelleuse... La clef se trouvait sur la porte : on entra. Dans le salon, un soldat d’ordonnance, le hussard Gabriel, brossait, astiquait, fourbissait : il regarda, effaré, l’irruption des gens à gourdins. Masson, le plus matois de ce trio matois, dirigeait la perquisition ; on commença par la chambre à coucher.

— Livrez-nous vos papiers, citoyen.

— Volontiers, les voici !...

Le colonel leur désigna, placé sur une commode, un large portefeuille qu’emplissaient de volumineuses paperasses... Toute la correspondance du 12e hussards : des rapports concernant Dupont et Dumont. La Fleur et La Tulipe, leurs chevaux, leurs culottes, leurs sabre taches ; mais pas un seul billet qui sentît le complot ! Non ; ce n’étaient pas de tels chiffons qu’on demandait !

— Vous avez d’autres papiers, j’imagine ?

— Oui, certes, beaucoup d’autres : je vais vous les chercher.

Fournier s’élança hors de la chambre, traversa en courant le salon, arriva jusqu’au vestibule. Déjà, il mettait la main sur la porte d’entrée, quand Dufrénoy le rattrapa : « Là, là ! Pas si loin !... N’essayez pas de déguerpir ! » En même temps, il saisissait le bras d’un pareil farceur. Mais soudain, Fournier, se retournant, lui allongea un vigoureux coup de poing, et l’envoya rouler sur le carreau. Alors, poussant la porte restée entr’ouverte, il se jeta dehors, la ramena violemment, puis la ferma à double tour... Il avait coffré la police.

Furieux d’être ainsi pris au piège, les inspecteurs criaient, sacraient, tempêtaient : « Rentrez ! au nom de la Loi, rentrez !... » Bah ! l’encageur de recors s’éloignait prestement ; il redescendit l’escalier et regagna la cour. Deux charrons y travaillaient à réparer son tilbury : « Salut, mon officier ! » — « Bonjour, bonjour, mes amis ! »... Là-haut, le tapage continuait ; les agens avaient ouvert une fenêtre, criaient à la garde ! apostrophaient les ouvriers : « Arrêtez-le ! arrêtez-le... Venez nous délivrer ! » Mais les charrons faisaient la sourde oreille, jouaient du marteau et se gaudissaient... « Vite, vite ! Filez, mon colonel ! »

Ouf ! dans la rue, maintenant !... Le fugitif était sans chapeau, en bas de soie, escarpins, habit à queue de morue : impossible d’arpenter Paris en un tel costume ! D’ailleurs, si peu d’argent en poche ! Il devait se hâter, cependant : quelques minutes encore, et l’on se ruait à sa poursuite... Donc au large, vivement !...

Mais le salut n’était pas loin. A cinquante pas au plus, devant la Cour des Messageries, stationnaient plusieurs voitures de place. Il s’élança, atteignit les fiacres sauveurs, monta dans un cabriolet.

— Où faut-il vous conduire, bourgeois ?

Ah ! oui, chez qui chercher refuge ? Où trouver camarade assez courageux pour braver la police, assez loyal pour ne pas trahir ? Fournier n’eut pas d’hésitation... Parbleu ! chez la plus adorable de ces deux amies qui l’adoraient ; chez la femme aux ardeurs passionnées qui depuis six décades lui consacrait ses jours, lui prodiguait ses nuits !... Un cœur d’élite, la chère mignonne !

— Rue de Clichy, cocher, en face de Tivoli !

C’était là qu’habitait sa douce Fortunée, la toute aimante Mme Hamelin.


VIII. — LA BIEN-AIMÉE

Le populeux et bruyant quartier qui s’étage, aujourd’hui derrière le square de la Trinité, n’était guère, en 1802, qu’une montueuse solitude. Çà et là, pourtant, sur la déclivité du coteau, s’échelonnaient d’élégans hôtels ; mais, blottis en des ramures de marronniers, ils laissaient à peine entrevoir leur mignardise ou leur pretentaille. Ce faubourg de l’ancien Paris, — les fameux Porcherons d’autrefois, — avait été un paradis d’amour, aux temps où les Tuffière et les Turcaret mettaient en bonbonnière la danseuse ou la comédienne. De galans Messieurs à talons rouges, de fastueux fermiers généraux, y avaient édifié leurs petites maisons pour maîtresses, délicats brimborions qu’entouraient des parterres, des bosquets à rocailles, de romantiques profondeurs de charmilles. Mais ces temps étaient loin ; Tuffière ainsi que Turcaret avaient été guillotinés, et leur successeur de l’an X, bourgeois aux vices économes, ne logeait plus que son épouse en ces « folies » friponnes, dans ces vide-bouteilles libertins...

En 1802, toutefois, le bas de la rue de Clichy commençait à se peupler ; la gaieté parisienne se trémoussait déjà dans ces parages ; Tivoli, le bastringue idéal, s’y étalait, superbe, et ce lieu de délices attirait toute la badaudaille. Le jour, il exhibait de merveilleux spectacles : athlètes, magiciens, joueurs de gobelets, danseuses de corde, aéronautes, femmes invisibles, chèvres acrobates ; le soir, on y dansait, et, vaguant à travers les bocages, la dryade chercheuse, la raccrochante hamadryade, y lutinaient le faune parisien comme le satyre venu de Carpentras. Mais plus haut, le désert commençait, monotone et morose : des murs, des murs encore que surplombait l’épanouissement des arbres. Les pensionnats abondaient dans ces taciturnes contrées ; même une institution de jeunes filles s’était venue nicher dans les lilas qui avaient parfumé jadis la chartreuse de Mme Coupé, ingénue des coulisses, vertu de l’Opéra. De murailles en murailles, on arrivait ainsi aux portes d’une barrière que flanquait un temple dorique : le logis des gabelous, employés de l’octroi. Au delà, le boulevard extérieur, ses terrains vagues, ses enclos maraîchers. Aucune voie transversale n’interrompait l’ombreuse continuité de ce quartier désert, et son large triangle formait un vaste parc, découpé en de nombreux jardins... Apaisante solitude, les rumeurs de Paris n’y parvenaient qu’à peine. Le jour, de rares passans, parfois quelques voitures, gravissaient les raidillons de son escarpement ; mais la nuit, quand les trombones de Tivoli ne scandaient plus ! ès contredanses, c’était en ces pays perdus un grand silence de petite ville, un paisible et profond sommeil de cité provinciale.


L’hôtel qu’habitait Mme Hamelin était situé en face de Tivoli. Construite, au temps jadis, par un fervent de la passade, le maréchal de Richelieu, cette jolie maison à maîtresse s’élevait au milieu des parterres, discrète et enveloppée d’épais massifs. Son jardin, aux marronniers touffus, montait en pente rapide, et deux portes d’entrée y donnaient accès sur les rues Blanche et de Clichy. Rien n’existe plus, à présent, de cette chose menue et fragile ; mais on peut aisément en évoquer le gentil fantôme.

D’ordonnance néo-grecque, style en faveur à la fin du XVIIIe siècle, le pavillon de forme carrée se composait d’un seul étage, avec toiture à l’italienne, et une construction plus récente, simple rez-de-chaussée, joignait, le complétant, ce trop étroit logis. Au printemps, Mme Hamelin installait sa chambre à coucher dans la fraîcheur de cette annexe. Sa chambre, d’aspect bizarre, au dire de ceux qui la fréquentèrent, n’avait rien du gynécée antique, et devait par son exotisme choquer les regards d’un Jacob, le tapissier des merveilleuses. Ni grecque, ni étrusque, ni pompéienne, mais d’un baroque tout oriental ! Des tentures, étoffes de l’Asie, en garnissaient les murailles, et la structure de leurs panneaux donnait à ce réduit l’apparence d’une tente arabe, d’un harem au désert. Le lit, pourtant, était au goût du jour, à la Gérard, sans courtines, de forme classique ; pulvinar de déesse, couche à la Récamier, — moins virginale, toutefois, et plus large sans doute. Indolente, voluptueuse, aimant le far niente du pays natal, ses somnolences et leurs songeries, fatiguée d’ailleurs par tant de bals, de concerts, de réceptions mondaines, la créole passait entre deux draps ses grasses matinées. Une indiscrétion malveillante nous a décrit le déshabillé que revêtait alors cette nonchalante pour recevoir ses visites : veste à la turque, permettant d’entrevoir les formes graciles d’une si fluette petite personne, fanchon de soierie voyante, faisant valoir son teint doré, ses yeux noirs chargés d’étincelles, ses cheveux ondulans et quelque peu crépus. « Un bouledogue coiffé d’un madras ! » s’est écrié ce malappris de Bonneval ; mais les admirateurs de la dame, — et ils étaient nombreux, — jugeaient tout autrement l’affriolante laideur du « premier polisson de France. « 

Donc, le 15 floréal, au matin, bien avant l’heure de son lever, la languissante Mme Hamelin fut tirée brusquement de ses rêvasseries : son amant venait de faire irruption dans la chambre mauresque.

Fortunée ne l’attendait pas. Meurtri par sa chute de cabriolet, le colonel avait gardé le lit durant plusieurs jours, et son amie le supposait encore malade. Peut-être, pendant la fièvre qu’occasionnait sa courbature, avait-il espéré voir accourir, émue, toute palpitante, la bien-aimée ; mais la bien-aimée n’avait pu venir. Trop d’impérieuses obligations lui prenaient son temps, absorbaient ses journées : promenades aux Tuileries, cavalcades au Bois de Boulogne, collations de l’après-midi, dîners en ville, bals, concerts, spectacles nouveaux ; pas un seul moment de répit pour écouter la voix de son cœur ! Ce cœur, du reste, ce tendre cœur, commençait à se raisonner. Bel homme, assurément, le hussard, dans son dolman marron et sous la pelisse bleue ; élégant, distingué, spirituel, — mais si petit capitaliste ! Et puis, il allait partir, regagner sa garnison lointaine : séparation cruelle, adieux bientôt mouillés de larmes ! Fallait-il, cependant, dépérir de douleur, se transformer en plaintive Artémise ? Non, et une femme à la mode, sachant la vie, connaissant bien le monde, se devait à soi-même d’ignorer des tristesses de grisette : les bienséances exigeaient qu’elle se consolât, et Mme Hamelin n’ignorait rien des bienséances. Au surplus, un autre colonel, — gendarme, celui-ci, — se proposait déjà comme consolateur...

La subite arrivée de l’amant avait donc surpris la maîtresse... « François !... En toilette de bal, à dix heures du matin ? Et dans quel état : habit déchiré, chaussures souillées de boue, frisons à la Titus devenus tignasse de Gorgone !... Mon Dieu ! que se passe-t-il ? » Fournier, non sans émoi, conta son aventure : on lui donnait la chasse ; il cherchait un asile ! — « Un asile ? »... Elle avait écouté, contrainte et maussade : le rôle de génie tutélaire ne semblait pas l’enthousiasmer... « Ennuyeuse histoire, vraiment ! Ainsi, les aigrefins de la police avaient mis la main sur les papiers du colonel ? Ils allaient y trouver des lettres, — des lettres de femmes !... Ah çà, vous avez brûlé toutes les miennes, j’imagine ? »... Non, et l’imprudent dut faire l’aveu qu’il n’avait rien détruit. Alors elle éclata en reproches... « Malheureuse, malheureuse ! A la merci de Fouché, maintenant, — de ce Fouché qui la détestait ! Un si dangereux ennemi ! Il était fort capable de vouloir la perdre à jamais, d’avertir Hamelin, son mari, de l’engager à faire un effroyable esclandre ! Et ce haineux mari obéirait ! Pour se venger enfin de son long ridicule, ce monsieur était homme à intenter un procès d’adultère ! Ah ! l’imprévoyance de Fournier la mettait en jolie situation ! Demain un ignoble scandale, demain d’infamantes poursuites, demain peut-être les Madelonnettes ! »

L’acariâtre semonce dut se prolonger longtemps. A la fin, cependant, cette colère s’adoucit, et la charmeuse se retrouva !... « Eh bien, soit ! elle accordait l’asile. Son discret ermitage serait un sûr abri. Après tout, elle aimait ! »

La matinée s’acheva, plus tranquille ; on s’observa devant les domestiques, puis, à l’heure où toute merveilleuse exhibait ses toilettes, Mme Hamelin sortit.

Demeuré seul, Fournier se mit à réfléchir. Il se sentait perplexe, peu satisfait maintenant de son escapade ; l’accueil acrimonieux de la douce amie l’avait mortifié : vraiment il aurait cru à plus d’amour ! Il regrettait aussi, collectionneur se dégoûtant de ses richesses, d’avoir, dans son bureau, amassé tant de poulets d’amour. Fâcheuse idée, ma foi ! Desmarest allait tenir à sa discrétion la pauvre Fortunée !... Pourtant, l’homme de police n’avait point paru mauvais diable : il avait promis de détruire toutes les lettres de femmes ; mais voudrait-il les supprimer, à l’insu de son ministre ? La chose était douteuse. En tout cas, on pouvait encore lui adresser une instante prière. Fournier prit donc la plume et, fort anxieux, écrivit la curieuse épître que voici :

« Le citoyen Fournier, chef de brigade, au citoyen Desmarest, chef du bureau particulier du ministre.

« Les procédés gracieux avec lesquels vous m’avez accueilli lors de mon arrestation, citoyen, me commandent de vous en adresser mes bien sincères remerciemens et des excuses également vraies pour m’être soustrait aux agens de police qui m’avaient conduit chez moi. En grâce, ne trouvez pas dans cette démarche une chose désagréable pour vous. Mais il est si contrariant, si effroyable de se voir dans les prisons, qu’un colonel de hussards est bien excusable d’avoir cherché à s’y soustraire...

« Permettez-moi aussi de réclamer de votre honnêteté et de votre bon cœur l’exécution d’une promesse que vous eûtes la bonté de me faire au regard des lettres bien étrangères assurément aux affaires politiques, et dont la moindre publication ou connaissance entraînerait des malheurs pour des personnes dignes de ménagemens. La paix de familles honorables en serait troublée et un scandale affreux retomberait pour longtemps sur elles...

« Chargé spécialement de l’examen de mes papiers, vous avez vu que ma manière de vivre a toujours été conforme à celle que je vous avais annoncée. Je vous prie donc, à genoux, citoyen, et aux plus forts titres, de détruire jusqu’aux moindres traces des lettres dont je viens de vous parler. Brûlez, citoyen, ces lettres de femmes : je ne saurais trop insister sur cette prière. »

Supplique assurément, pleine de délicatesse, appel de l’honneur à l’honneur, — un peu bien naïf, cependant ! La requête, d’ailleurs, ne fournissait aucune piste aux limiers de la rue des Saints-Pères, pas la moindre indication du refuge où se cachait Fournier. Il ferma de cire rouge son mystérieux envoi, le scella d’une large et profonde intaille, camée creux qui sans doute ornait une de ses breloques, puis le fit porter à la poste. Mais il avait écrit beaucoup trop tard. Jetée, vers les quatre heures du soir, dans une boîte de quartier, la lettre ne fut remise à Desmarest que le jour suivant, au matin.

Quand le soir fut tombé. Mme Hamelin rentra. Elle apportait d’effarantes nouvelles. Tout Paris connaissait, à présent, l’histoire du joli tour à la hussarde, et tout Paris s’en amusait ; mais Bonaparte était furieux. Il avait ordonné qu’on reprît, coûte que coûte, l’effronté mystificateur. Le signalement du fugitif venait d’être envoyé dans les villes et dans les campagnes : généraux, préfets, commissaires, chefs de légion, capitaines, brigadiers de gendarmerie, — dans les cent deux départemens de la France Continentale, la force publique allait être mise en mouvement... « Ah ! l’affaire tournait au tragique, pauvre ami ; mais la bien-aimée était là qui veillait sur vous !... » Elle était redevenue très douce, la bien-aimée, — affectueuse, câline, caressante, pareille à ces bons génies d’autrefois qui charmaient les souffrances et réconfortaient les courages : « une fleur, ornement du désert de la vie ! » aurait pu dire le galant Legouvé... La soirée, sans doute, se passa en tendres propos d’amour, puis ils se retirèrent dans cette chambre mauresque où se trouvait une couche de forme grecque, un large lit à la Phryné.

Et la nuit, comme à l’ordinaire, s’écoula placide, en le profond et provincial silence du montueux quartier. Mais au matin du 16 floréal, dans les premières pâleurs de l’aube, les maraîchers descendant de Montmartre purent entrevoir un surprenant spectacle. Des fantassins, des cavaliers débouchaient de la Chaussée-d’Antin, et venaient se masser dans la rue Saint-Lazare. Ils étaient fort nombreux : un bataillon de grenadiers de la Garde et la légion entière des gendarmes d’élite. En tenue de campagne, coiffés du bonnet à poil, vêtus de la longue capote aux buffleteries blanches ou jaunes, ces militaires semblaient se rendre à quelque bataille...

Un ami de Mme Hamelin, le colonel des gendarmes d’élite, Savary, dirigeait l’expédition.


IX. — RÉVEIL ET DÉSESPOIR

Par file à droite, par file à gauche, fantassins et cavaliers gravissaient, maintenant, les raidillons de la rue Blanche et de la rue de Clichy ; bientôt leurs têtes de colonne se rejoignirent sur le Boulevard extérieur. Tout un quartier de Paris se trouvait ainsi enveloppé de sabres et de baïonnettes : un millier d’hommes était mis en ligne contre ce redoutable Fournier...

L’hôtel de Mme Hamelin paraissait encore assoupi ; mais, devant sa porte d’entrée, plusieurs fonctionnaires de la police attendaient : Beffara, commissaire de la division du Mont-Blanc, des officiers de paix, divers agens d’exécution, et parmi eux, colosse merveilleusement râblé, musclé superbement, l’illustre citoyen Pasques. Inspecteur général et chargé d’ordinaire des arrestations difficiles, le géant espérait, sans doute, venger de son poing formidable l’affront subi par les camarades... Une amusante figure, ce Pasques, le « gros papa, » échantillon parfait de la police consulaire, et qui mériterait un Virgile pour chanter ses prouesses ! Butor et distributeur de horions, plaisantin, toutefois, et joyeux drille, de plus propriétaire, possédant une maison dans la rue Saint-Denis, ce richard avait un haut renom parmi les casse-museaux, ses collègues. Il les festoyait fréquemment, et ses folâtres déjeuners qu’assaisonnaient maints coqs-à-l’âne étaient aussi fameux que ses exploits et ses caresses... Le ministre Fouché, en si grave occurrence, s’était fait représenter par un autre soi-même. Il avait délégué son secrétaire intime, jeune homme de bonne naissance, ci-devant aux manières exquises, M. le vicomte de Villiers du Terrage, — en police : Devilliers tout court. Savary vint bientôt les rejoindre. Ils sonnèrent à la grille : « Ouvrez au nom de la loi ! » On ouvrit ; ils entrèrent.

Réveillée par un tel tapage. Mme Hamelin accourut. Elle était tout en larmes, et non moins furieuse que gémissante : « Quoi ! traiter avec si peu d’égards une femme de son rang ! La perdre d’honneur à la face de Paris ! Abomination ! » Alors, la crise de nerfs qui accentue les grandes douleurs : sanglots, hoquets, éclats de rire. Les gens de police n’en faisaient pas moins leurs recherches. Dans le pavillon à l’italienne, pas de Fournier ; ils passèrent dans la chambre mauresque, et y trouvèrent leur conspirateur. Le galant les avait attendus, résigné et tranquille, allongé avec nonchalance sur un lit défait... Peut-être eût-il été d’un plus parfait amant de se faire découvrir, blotti dans une cave ou caché sous le toit ; mais Fournier, en homme d’esprit, avait préféré recevoir plus commodément son martyre. Il avait, d’ailleurs, ses raisons. Sa foi robuste en la passion de sa maîtresse venait, hélas ! de se dissiper : accueil glacé de cette amie, absence si longtemps prolongée, retour à la nuit close, protestations de dévouement, baisers, tendresses diverses, — il avait tout compris.

On l’empoigna, sans résistance.

Apercevant, toutefois, la bien-aimée qui continuait à se lamenter, pathétique, le donneur de nasardes se retrouva soudain. Il s’inclina devant ce désespoir ; puis narquois, élégamment railleur : « Je vous rends grâce, madame, de l’intérêt que vous avez bien voulu me témoigner. »

Une heure plus tard, on l’enfermait dans la morgue du Temple.


Dans l’après-midi de ce même jour, sa voiture déposait Mme Hamelin devant la porte de l’hôtel qu’occupait Fouché. Elle y entra, voilée sans doute, et le ministre la reçut aussitôt.

Toute caressante, la visiteuse confia d’abord à Fouché les intimes douleurs de son âme, et non moins cajolant, Fouché lui prodigua les plus douces paroles. Elle supplia : « Ah ! s’il daignait lui restituer les quelques lettres imprudentes qu’en sa candeur de femme sensible elle avait écrites à Fournier ! » — « Lettres fâcheuses, madame ; vous pouvez les reprendre. » Ils parlèrent ensuite du colonel conspirateur. Alors, nouveaux soupirs, larmes nouvelles que le bon confesseur sut prestement tarir : il étala devant cette éplorée l’amoureuse correspondance de Mlle Adeline... Trompée ! !.. Mais ces fureurs jalouses se calmèrent très vite : Hermione se rasséréna. Et soudain une ingénieuse idée lui traversa l’esprit : Adeline allait être la sauvegarde de Fortunée Hamelin... « Une requête, citoyen ministre !... Pourquoi donc, amant de cette demoiselle, Fournier n’aurait-il pas été découvert, arrêté chez elle ? » — « Quel avantage à un pareil mensonge ? » — « Très grand, en vérité ! L’expédition guerrière conduite par Savary ne serait plus qu’une lourde bévue : l’honneur d’une femme du monde resterait inviolé !... » Au fait, pourquoi non ? Et Fouché approuva. Nuire, auprès du public, à une police rivale, faire suspecter d’imbécile maladresse les agens officieux qu’employait le Consul parut au maître fourbe une fort heureuse combinaison. Ce fécond inventeur de tant de gabatines trouvait beaucoup d’esprit à cette Mme Hamelin... Eh bien, soit ! entendu ! On allait, jusqu’à nouvel ordre, coffrer la citoyenne Adeline : six mois passés aux Madelonnettes ne pourraient endommager son galant renom. Fouché exigeait, cependant, que Fournier reconnût exacte la menteuse version ; qu’il accusât Adeline, et devînt ainsi responsable de l’arrestation arbitraire... « Puisqu’il vous aime, madame, obtenez de lui qu’il songe enfin à votre réputation... »

Alors, dans le cabinet du ministre, et sur une feuille de papier à filigrane de la police. Mme Hamelin écrivit. Sa lettre existe encore, tout ingénue en sa perversité :

« Monsieur Fournier, le ministre, plein de bonté, a pitié de moi et des chagrins affreux que l’éclat qui vient d’avoir lieu doit me donner. Il est convenu de dire que vous avez été arrêté, rue Vivienne, chez la fille Adeline. Dites la même chose. »

Un exprès fut envoyé au Temple, porteur de la répugnante missive, et, en attendant la réponse. Mme Hamelin alla s’installer dans le bureau de Desmarest. Quelques heures s’écoulèrent, fiévreuses, pour elle, et angoissées. La réponse enfin arriva : elle était d’une amusante impertinence :

« J’éprouve une consolation dans mes infortunes ; c’est que vos chagrins sur mon arrestation chez vous soient un peu calmés. Je vous rends de nouveau grâce de l’intérêt que vous m’avez témoigné. Mais je ne veux point passer pour avoir été arrêté chez une fille. Arrangez-vous donc autrement... »

Réplique du berger à la bergère, Fournier l’avait écrite sur le billet même, envoi de Fortunée. C’était un dédaigneux refus, une rupture sans plainte, ni reproches, — les adieux du mépris : la bien-aimée n’avait plus, hélas ! qu’à souffrir ou qu’à se consoler...

Elle se consola.

Ainsi finirent les célèbres amours de François Fournier, colonel de hussards, et de Jeanne-Fortunée Hamelin, femme politique. Commencés en ventôse, à la fonte des neiges, ils s’achevaient en floréal, à la naissance des lilas : soixante jours de durée à peine. Mais en ces temps de liaisons éphémères, de « passades, » de baisers cueillis entre deux batailles, leur brutal dénouement n’étonna personne. Les cœurs étaient fragiles, à cette époque de sentimens rapides... « Amours qui ne sont qu’amourettes, dit plaisamment Brantôme, se terminent souvent en noisettes[2]. » Et un autre sceptique, ce désabusé de toute chose, sauf de soi-même. Benjamin Constant, a fait ce triste aveu : « Quand l’amour tourne à la satiété, l’enfer habite sur la terre. » Or, la passion de Mme Hamelin s’était prolongée durant six décades entières : prudente et avisée, peut-être voulut-elle n’avoir connu que le paradis.


Le 17 floréal. Fauconnier, concierge du Temple, reçut l’ordre de mettre Fournier au secret. Dépouillé de tout son argent, n’ayant encore d’autres habits que son costume de l’Opéra, le prisonnier se plaignait d’avoir froid. On le fit donc monter au sommet de la Tour, sous les chaleurs torrides que dégageaient les plombs ; on espérait le contraindre à parler.

Mais déjà, victime aussi d’une bien-aimée, Donnadieu subissait la torture dans une logette de ce donjon.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Voyez la Revue des 1er avril et 1er mai 1908.
  2. Noises, noisettes : discussions, querelles.